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Chapitre XXXI
Contrepartie

De son côté, comme on le comprend bien, Bathilde n'avait pas fait un pareil effort sans que son coeur en souffrît : la pauvre enfant aimait d'Harmental de toutes les forces de son âme, comme on aime à dix-sept ans, comme on aime pour la première fois. Pendant le premier mois de son absence elle avait compté tous les jours ; pendant la cinquième semaine, elle avait compté les heures, pendant les huit derniers jours, elle avait compté les minutes. C'était alors que l'abbé de Chaulieu était venu la chercher pour la conduire à mademoiselle Delaunay, et comme il avait eu le soin, non seulement de parler de ses talents, mais encore de dire qui elle était, Bathilde avait été reçue avec toutes les prévenances qui lui étaient dues, et que la pauvre Delaunay lui rendait d'autant plus volontiers qu'on les avait longtemps oubliées à son propre égard. Au reste, ce déplacement, qui avait rendu momentanément Buvat si fier, avait été reçu par Bathilde comme une distraction qui devait lui aider à passer les derniers moments de l'attente ; mais lorsqu'elle vit que mademoiselle Delaunay comptait disposer d'elle le jour même où, d'après son calcul, Raoul devait arriver, elle maudit de grand coeur l'instant où l'abbé de Chaulieu l'avait conduite à Sceaux, et elle eût certes refusé quelles qu'eussent été ses instances, si madame du Maine n'était intervenue. Il n'y avait pas moyen de refuser à madame du Maine une chose qu'elle demandait à titre de service, elle qui, à la rigueur et avec l'idée qu'on se faisait à cette époque de la suprématie des rangs, aurait eu le droit d'ordonner. Bathilde, forcée dans ses derniers retranchements, avait donc accepté ; mais comme elle se serait fait un reproche éternel, si Raoul fût venu en son absence, et si en revenant il eût trouvé sa fenêtre fermée, elle avait, comme nous l'avons dit, demandé à revenir, pour étudier à son aise la cantate et pour rassurer Buvat. Pauvre Bathilde ! elle avait inventé deux faux prétextes pour cacher sous un double voile le véritable motif de son retour.
On devine que si Buvat avait été fier de ce que Bathilde avait été appelée pour dessiner les costumes de la fête, ce fut bien autre chose lorsqu'il apprit qu'elle était destinée à y jouer un rôle. Buvat avait constamment rêvé pour Bathilde un retour de fortune qui lui rendrait la position sociale que la mort d'Albert et de Clarice lui avait fait perdre, et tout ce qui pouvait la rapprocher du monde pour lequel elle était née lui paraissait un acheminement à cette heureuse et inévitable réhabilitation.
Cependant l'épreuve lui avait paru dure ; les trois jours qu'il avait passés sans voir Bathilde lui avaient semblé trois siècles. Pendant ces trois jours, le pauvre écrivain avait été comme un corps sans âme. A son bureau, la chose allait encore, quoiqu'il fût visible pour tous qu'il s'était opéré quelque grand cataclysme dans la vie du bonhomme ; cependant là il avait sa besogne indiquée, ses cartes à écrire, ses étiquettes à poser, le temps s'écoulait donc encore tant bien que mal. Mais c'était une fois rentré que le pauvre Buvat se trouvait tout à fait isolé. Aussi, le premier jour il n'avait pu manger en se trouvant seul à cette table où depuis treize ans, il avait l'habitude de voir en face de lui sa petite Bathilde. Le lendemain, comme Nanette lui faisait des reproches de s'abandonner ainsi, et prétendait qu'il se détériorait la santé par une diète si absolue, il fit un effort sur lui-même ; mais l'honnête écrivain, qui jusqu'à ce jour ne s'était jamais même aperçu qu'il eût un estomac, eut a peine achevé son repas, qu'il lui sembla avoir avalé du plomb, et qu'il lui fallut avoir recours aux digestifs les plus puissants pour précipiter vers les voies inférieures ce malencontreux dîner qui paraissait résolu à demeurer dans l'oesophage. Aussi le troisième jour, Buvat ne se mit-il pas à table, et Nanette eut-elle toutes les peines du monde à le déterminer à prendre un bouillon, dans lequel elle prétendit même toujours avoir vu rouler deux grosses larmes ; enfin, le troisième jour au soir, Bathilde était revenue et avait ramené à son pauvre tuteur son sommeil enlevé et son appétit absent. Buvat, qui depuis trois nuits dormait fort mal, et qui depuis trois jours mangeait plus mal encore, dormit comme une souche et mangea comme un ogre, certain qu'il était que l'absence de son enfant chéri touchait à son terme et que, la prochaine nuit passée, il allait rentrer en possession de celle sans laquelle il venait de s'apercevoir qu'il lui serait désormais impossible de vivre.
De son côté, Bathilde était bien joyeuse ; si elle comptait bien, ce devrait être le dernier jour d'absence de Raoul. Raoul lui avait écrit qu'il partait pour six semaines. Elle avait compté, les unes après les autres, quarante-six longues journées ; les six semaines étaient donc parfaitement écoulées, et Bathilde, jugeant Raoul par elle n'admettait pas qu'il pût y avoir désormais un instant de retard. Aussi, Buvat parti pour son bureau, Bathilde avait-elle ouvert sa fenêtre, et, tout en étudiant sa cantate, n'avait-elle point perdu de vue un instant la fenêtre de son voisin. Les voitures étaient rares dans la rue du Temps-Perdu ; cependant, par un hasard inouï, il était passé trois voitures de dix heures à quatre, et à chacune, Bathilde avait couru regarder avec un tel bondissement de coeur qu'à chaque fois qu'elle s'était aperçue qu'elle se trompait et que la voiture ne ramenait point encore Raoul, elle était tombée sur une chaise, haletante et prête à étouffer. Enfin, quatre heures avaient sonné ; quelques minutes après, Bathilde avait entendu le pas de Buvat dans l'escalier. Elle avait alors fermé en soupirant sa fenêtre, et cette fois, c'était elle qui, quelque effort qu'elle fît pour tenir bonne compagnie à son tuteur n'avait pu avaler un seul morceau. L'heure de partir pour Sceaux était arrivée ; Bathilde avait été une dernière fois soulever le rideau : tout était fermé chez Raoul. L'idée que cette absence pouvait se prolonger au delà du terme fixé lui était venue pour la première fois, et elle était partie le coeur serré et maudissant plus que jamais cette fête qui l'empêchait de passer la nuit à attendre encore celui qu'elle attendait depuis si longtemps.
Cependant, lorsque Bathilde arriva à Sceaux, les illuminations, le bruit, la musique, et surtout la préoccupation de chanter pour la première fois devant tant et de si grand monde, éloignèrent un peu de la pensée de Bathilde le souvenir de Raoul. De temps en temps, une pensée triste lui traversait bien l'esprit et lui serrait bien le coeur lorsqu'elle songeait qu'à cette heure peut- être son beau voisin était arrivé, et, voyant sa fenêtre fermée, la croyait indifférente à son tour ; mais elle avait le lendemain devant elle. Elle avait fait promettre à mademoiselle Delaunay qu'on la reconduirait avant le jour, et avec ses premiers rayons elle serait à sa fenêtre, et la première chose que Raoul verrait en ouvrant la sienne, ce serait elle. Elle lui raconterait alors comment elle avait été forcée de s'éloigner pour une soirée ; elle lui laisserait soupçonner ce qu'elle a souffert, et, si elle en jugeait par elle même, Raoul serait si heureux qu'il lui pardonnerait.
Bathilde se berçait de toutes ces pensées en attendant madame du Maine au bord du lac, et ce fut au milieu du discours qu'elle préparait pour Raoul, que l'approche de la petite galère la surprit. Au premier moment, Bathilde, toute à son émotion de chanter ainsi en si grande et si haute compagnie, crut que la voix allait lui manquer ; mais elle était trop artiste pour ne pas être encouragée par l'admirable instrumentation qui la soutenait, et qui se composait des meilleurs musiciens de l'Opéra. Elle résolut donc de ne regarder personne pour ne point se laisser intimider, et s'abandonnant à toute la puissance de l'inspiration, elle avait chanté avec une perfection qui avait fait qu'on avait parfaitement pu la prendre, grâce à son voile, pour la personne même qu'elle remplaçait, quoique cette personne fût le premier sujet de l'Opéra et passait pour n'avoir pas de rivale, comme étendue de voix et sûreté de méthode.
Mais l'étonnement de Bathilde fut grand lorsque, le solo fini, et soulagée par la reprise du choeur, elle baissa les yeux, et qu'en baissant les yeux, elle aperçut au milieu du groupe qui s'avançait vers elle, assis sur le même banc que madame la duchesse du Maine, un jeune seigneur qui ressemblait si fort à Raoul que, si cette apparition se fût présentée à elle au milieu de sa cantate, la voix lui eût certes manqué tout à coup. Un instant elle douta encore, mais plus la galère gagnait le rivage, moins il était permis à la pauvre Bathilde de conserver ses doutes ; deux ressemblances pareilles ne pouvaient se rencontrer, même chez deux frères, et il était trop visible que le beau seigneur de Sceaux et le jeune étudiant de la mansarde étaient un seul et même individu. Mais ce n'était point encore ce qui blessait Bathilde. Le degré auquel montait tout à coup Raoul, au lieu de l'éloigner de la fille d'Albert du Rocher, le rapprochait d'elle, et à la première vue elle avait reconnu Raoul pour être de la noblesse, comme il l'avait devinée lui-même pour être de race. Ce qui la blessait profondément, ce qui était une insulte à sa bonne foi, une trahison à son amour, c'était cette prétendue absence pendant laquelle Raoul, oubliant la rue du Temps-Perdu, laissait solitaire sa petite chambre pour venir se mêler aux fêtes de Sceaux. Ainsi Raoul avait eu un caprice d'un instant pour Bathilde, ce caprice avait été jusqu'à passer une semaine ou deux dans une mansarde ; mais Raoul s'était lassé bien vite de cette vie qui n'était pas la sienne. Pour ne pas trop humilier Bathilde, il avait prétexté un voyage ; pour ne pas trop la désoler, il avait feint que ce voyage était pour lui un malheur ; mais rien de tout cela n'était vrai. Raoul n'avait point quitté Paris sans doute, ou, s'il l'avait quitté, sa première visite à son retour avait été pour d'autres lieux que pour ceux qui devaient lui être si chers ! Il y avait dans cette accumulation de griefs de quoi blesser un amour moins susceptible que ne l'était celui de Bathilde. Aussi, lorsqu'au moment où Raoul descendit sur le rivage, la pauvre enfant se trouva à quatre pas de lui, lorsqu'il lui fut impossible de douter davantage que le jeune étudiant et le beau seigneur fussent le même homme, lorsqu'elle vit celui qu'elle avait pris jusque-là pour un jeune et naïf provincial offrir d'un air élégant et dégagé son bras à la fière madame du Maine, toute force l'abandonna, et sentant ses genoux fléchir sous elle, elle poussa un cri douloureux qui avait répondu jusqu'au fond du coeur de d'Harmental, et elle s'évanouit.
En rouvrant les yeux, elle trouva près d'elle mademoiselle Delaunay, qui lui prodiguait avec inquiétude les soins les plus empressés ; mais comme il était impossible de se douter de la véritable cause de l'évanouissement de Bathilde, et que d'ailleurs cet évanouissement n'avait duré qu'un instant, la jeune fille, en prétextant l'émotion qu'elle avait éprouvée, n'eut point de peine à faire prendre le change aux personnes qui l'entouraient. Mademoiselle Delaunay seulement insista un instant pour qu'au lieu de retourner à Paris, elle demeurât à Sceaux : mais Bathilde avait hâte de quitter ce palais où elle venait de tant souffrir, et où elle avait vu Raoul sans que Raoul la vît. Elle pria donc, avec cet accent qui ne permet pas de refuser, que toutes choses demeurassent dans le même état, et comme la voiture qui devait la ramener à Paris aussitôt qu'elle aurait chanté était prête, elle monta dedans et partit.
En arrivant, comme Nanette était prévenue de son retour, elle trouva Nanette qui l'attendait. Buvat aussi avait bien voulu veiller pour embrasser Bathilde à son retour et avoir des nouvelles de la grande fête. Mais Buvat était, comme on le sait, un homme de moeurs réglées : minuit était sa plus grande veille, et jamais il n'avait dépassé cette heure ; de sorte que lorsque minuit arriva il eut beau se pincer les mollets, se frotter le nez avec la barbe d'une plume et chanter sa chanson favorite, le sommeil l'emporta sur tous les réactifs, et force lui avait été d'aller se coucher, ce qu'il avait fait en recommandant à Nanette de le prévenir le lendemain aussitôt que Bathilde serait visible.
Comme on le pense bien, Bathilde fut fort aise de trouver Nanette seule : la présence de Buvat, dans la situation d'esprit où était la jeune fille, l'eût gênée au plus haut degré : il y a dans le coeur des femmes, à quelque âge que le coeur soit arrivé, une sympathie pour les chagrins amoureux qu'on ne trouve jamais dans le coeur d'un homme, si bon et si consolant que soit ce coeur. Devant Buvat, Bathilde n'eût point osé pleurer ; devant Nanette, Bathilde fondit en larmes.
Nanette fut bien désolée de voir sa jeune maîtresse, qu'elle s'attendait à retrouver toute fière et toute joyeuse du triomphe qu'elle ne pouvait manquer d'obtenir, dans l'état où elle était ; aussi hasarda-t-elle les questions les plus pressantes ; mais, à toutes ces questions, Bathilde se contenta de répondre, en secouant la tête, que ce n'était rien, absolument rien. Nanette vit bien que le mieux était de ne pas insister dans un moment où sa jeune maîtresse paraissait si bien décidée à se taire, et elle se retira dans sa chambre, qui, comme nous l'avons dit, était contigu à celle de Bathilde.
Mais là, la pauvre Nanette ne put résister à cette curiosité du coeur qui la poussait à voir ce qu'allait devenir sa maîtresse ; et, regardant par le trou de la serrure, elle la vit d'abord s'agenouiller en sanglotant devant le crucifix où elle l'avait trouvée si souvent en prières, puis se lever, et, comme cédant à une impulsion plus forte qu'elle, aller ouvrir sa fenêtre et regarder la fenêtre en face d'elle. Dès lors il n'y eut plus de doute pour Nanette. Le chagrin de Bathilde était un chagrin d'amour, et ce chagrin lui venait de la part du beau jeune homme qui habitait de l'autre côté de la rue.
Dès lors, Nanette fut un peu tranquillisée ; les femmes plaignent les chagrins d'amour au-dessus de tous les autres chagrins, mais aussi elles savent par expérience qu'ils peuvent tourner à bonne fin ; de sorte que tout chagrin de ce genre se compose de moitié douleur et de moitié espérance. Nanette se coucha donc plus tranquille qu'elle ne l'eût été si elle n'eût point pénétré la cause des larmes de Bathilde.
Bathilde dormit peu et dormit mal ; les premières douleurs et les premières joies de l'amour ont le même résultat. Elle se réveilla donc les yeux battus et toute brisée. Elle eût bien voulu se dispenser de voir Buvat, sous un prétexte quelconque ; mais déjà Buvat, inquiet avait fait demander deux fois par Nanette si Bathilde était visible. Bathilde rappela donc tout son courage et alla en souriant présenter son front à baiser à son bon tuteur.
Mais Buvat avait trop l'instinct du coeur pour se laisser prendre à un sourire ; il vit ses yeux battus, il vit ce teint pâle, et le chagrin de Bathilde lui fut révélé. Comme on le comprend bien, Bathilde nia qu'elle ne fût point dans son état naturel ; Buvat fit semblant de la croire, car il vit qu'en ayant l'air de douter il la contrariait, mais il ne s'en alla pas moins à son bureau tout préoccupé de savoir ce qui avait ainsi attristé sa pauvre Bathilde.
Lorsqu'il fut parti, Nanette s'approcha de Bathilde, qui, une fois seule, s'était laissée tomber dans un fauteuil la tête appuyée sur une main et l'autre bras pendant tandis que Mirza, couchée à ses pieds et ne comprenant rien à cet abattement, gémissait tout doucement. La bonne femme resta un instant debout devant la jeune fille à la contempler avec un amour presque maternel, puis au bout d'un instant, voyant que Bathilde restait muette, elle rompit le silence.
- Mademoiselle souffre toujours ? dit-elle.
- Oui, ma bonne Nanette, toujours.
- Si mademoiselle voulait ouvrir la fenêtre, cela lui ferait peut-être du bien.
- Oh ! non, non, Nanette, merci ; cette fenêtre doit rester fermée.
- C'est que mademoiselle ignore peut-être...
- Non, Nanette, je le sais.
- Que le beau jeune homme d'en face est revenu depuis ce matin.
- Eh bien ! Nanette, dit Bathilde en relevant la tête et en regardant la bonne femme avec une légère nuance de sévérité, qu'a affaire ce beau jeune homme avec moi ?
- Pardon, mademoiselle, dit Nanette ; mais je croyais... je pensais...
- Que pensiez-vous ?... que croyiez-vous ?...
- Que vous regrettiez son absence et que vous seriez heureuse de son retour.
- Vous aviez tort.
- Pardon, mademoiselle ; mais c'est qu'il paraît si distingué !
- Trop, Nanette ; beaucoup trop pour la pauvre Bathilde.
- Trop, mademoiselle, trop distingué pour vous ! s'écria Nanette. Ah bien, par exemple, est-ce que vous ne valez pas tous les beaux seigneurs du monde ? et ailleurs, tiens, vous êtes noble.
- Je suis ce que je parais être Nanette, c'est-à-dire une pauvre fille, de la tranquillité, de l'amour et de l'honneur de laquelle tout grand seigneur croirait pouvoir impunément se jouer. Tu vois bien, Nanette, qu'il faut que cette fenêtre reste fermée et que je ne revoie pas ce jeune homme.
- Jour de Dieu ! mademoiselle Bathilde, mais vous voulez donc le faire mourir de chagrin, le pauvre garçon. Depuis ce matin il ne bouge pas de sa fenêtre, et avec un air triste, si triste, que c'est vraiment à fendre le coeur.
- Eh bien ! que m'importe son air triste, à moi ; que me fait ce jeune homme ! je ne le connais pas, je ne sais pas même son nom ; c'est un étranger, qui est venu demeurer là quelques jours seulement ; qui demain s'en ira peut-être, comme il s'en est allé déjà. Si j'y avais fait attention, j'aurais eu tort, Nanette, et au lieu de m'encourager dans un amour qui serait de la folie, tu devrais, au contraire, en supposant que cet amour existât, m'en faire comprendre tout le ridicule et surtout tout le danger.
- Mon Dieu ! mademoiselle, pourquoi donc cela ; il faudra toujours bien que vous aimiez un jour ou l'autre, les pauvres femmes sont condamnées à passer par là. Eh bien ! puisqu'il faut absolument aimer, au bout du compte, autant aimer un beau jeune homme qui a l'air noble comme le roi, et qui doit être riche, puisqu'il ne fait rien.
- Eh bien ! Nanette, qu'est-ce que tu dirais, si ce jeune homme qui te paraît si simple, si loyal et si bon n'était autre chose qu'un méchant, qu'un traître, qu'un menteur ?
- Ah ! bon Dieu ! mademoiselle, je dirais que c'est impossible.
- Si je te disais que ce jeune homme qui habite une mansarde, qui se montre à la fenêtre, couvert d'habits si simples, était hier à Sceaux, et donnait le bras à madame du Maine en habit de colonel ?
- Ce que je dirais, mademoiselle, je dirais qu'enfin le bon Dieu est juste en vous envoyant quelqu'un digne de vous. Sainte Vierge ! un colonel, un ami de la duchesse du Maine ! oh ! mademoiselle Bathilde, vous serez comtesse, c'est moi qui vous le dis, et ce n'est pas trop pour vous, et c'est bien juste encore ce que vous méritez ; et si la Providence donnait à chacun son lot, ce n'est pas comtesse que vous seriez, c'est duchesse, c'est princesse, c'est reine ; oui, reine de France. Tiens ! madame de Maintenon l'a bien été.
- Je ne voudrais pas l'être comme elle, ma bonne Nanette.
- Comme elle, je ne dis pas. D'ailleurs, ce n'est pas le roi que vous aimez, n'est-ce pas, notre demoiselle ?
- Je n'aime personne, Nanette.
- Je suis trop honnête pour vous démentir, mademoiselle. Mais n'importe, voyez-vous, vous avez l'air malade et le premier remède pour une jeunesse qui souffre c'est l'air, c'est le soleil. Voyez les pauvres fleurs, quand on les enferme, elles font comme vous, elles pâlissent. Laissez-moi ouvrir la fenêtre, mademoiselle.
- Nanette, je vous le défends. Allez à vos affaires, et laissez-moi.
- Je m'en vais, mademoiselle, je m'en vais, puisque vous me chassez, dit Nanette en portant le coin de son tablier au coin de son oeil. Mais à la place de ce jeune homme, je sais bien ce que je ferais.
- Et que feriez-vous ?
- Je viendrais m'expliquer moi-même, et je suis bien sûre que, quand même il aurait un tort, vous l'excuseriez.
- Nanette, dit Bathilde en tressaillant, s'il vient, je vous défends de le recevoir, entendez-vous ?
- C'est bien, mademoiselle, on ne le recevra point, quoique ce ne soit pas très poli de mettre les gens à la porte.
- Poli ou non, vous ferez ce que j'ai ordonné, dit Bathilde, à qui la contradiction donnait les forces qui lui eussent manqué si l'on eût abondé dans son sens, et maintenant, je veux rester seule, allez.
Nanette sortit.
Restée seule, Bathilde fondit en larmes ; sa force n'était que de l'orgueil, mais elle était blessée au coeur, et la fenêtre resta fermée.
Nous ne suivrons pas ce pauvre coeur dans tous ses tressaillements, dans toutes ses angoisses, dans toutes ses souffrances. Bathilde se croyait la femme la plus malheureuse de la terre, comme d'Harmental se trouvait l'homme le plus infortuné du monde.
A quatre heures quelques minutes, Buvat rentra ; comme nous l'avons dit : Bathilde reconnut les traces que l'inquiétude avait laissées sur sa bonne grosse figure, et fit tout ce qu'elle put pour le tranquilliser. Elle sourit, elle plaisanta, elle lui tint compagnie à table, mais tout cela ne tranquillisa point Buvat ; aussi après dîner proposa-t-il à sa pupille, comme une distraction à laquelle rien ne devait résister, une promenade sur sa terrasse. Bathilde, pensant que, si elle refusait, Buvat resterait près d'elle, fit semblant d'accepter, et monta avec Buvat dans sa chambre, mais là elle prétexta une lettre de remerciement à écrire à monsieur de Chaulieu, pour l'obligeance qu'il avait mise à la présenter à madame du Maine, et laissant son tuteur aux prises avec Mirza, elle redescendit.
Dix minutes après, elle entendit Mirza qui grattait à la porte, et elle alla ouvrir.
Mirza entra en bondissant, avec des démonstrations de si folle joie, que Bathilde comprit qu'il venait de lui arriver quelque chose d'extraordinaire ; elle regarda alors avec plus d'attention, et elle vit la lettre attachée à son collier. Comme c'était la seconde qu'elle apportait, Bathilde n'eut point besoin de chercher d'où elle venait et de qui était la lettre.
La tentation était trop forte pour que Bathilde essayât même d'y résister. A la vue de ce papier, qui lui semblait renfermer le destin de sa vie, la jeune fille crut qu'elle allait se trouver mal. Elle le détacha en tremblant, le froissant d'une main, tandis que de l'autre elle caressait Mirza, qui, debout sur ses pattes de derrière, dansait toute joyeuse d'être devenue un personnage si important.
Bathilde ouvrit la lettre et la regarda deux fois, sans pouvoir en déchiffrer une seule ligne ; elle avait comme un nuage sur les yeux.
La lettre, tout en disant beaucoup, ne disait point assez encore. La lettre protestait de l'innocence, et demandait pardon. La lettre parlait de circonstances étranges qui demandaient le secret. Mais la lettre sur toutes choses disait que celui qui l'avait écrite était amoureux fou. Il en résulta que, sans rassurer complètement Bathilde, la lettre lui fit un grand bien.
Bathilde cependant, par un reste de fierté toute féminine, n'en résolut pas moins de tenir rigueur jusqu'au lendemain. Puisque Raoul s'avouait coupable, il fallait bien qu'il fût puni. La pauvre Bathilde ne songeait pas que la moitié de la punition qu'elle infligeait à son voisin retombait sur elle même.
Néanmoins l'effet de la lettre, tout incomplet qu'il était encore, avait déjà une telle efficacité que, lorsque Buvat descendit de la terrasse, il trouva Bathilde infiniment mieux que lorsqu'il l'avait quittée une heure auparavant : ses couleurs étaient revenues, sa gaîté était plus franche, et ses paroles avaient cessé d'être saccadées et fiévreuses comme elles l'étaient depuis la veille. Buvat alors commença à croire ce que lui avait assuré sa pupille le matin même, c'est-à-dire que l'état d'agitation où elle se trouvait venait de l'émotion de la veille. En conséquence, le soir, comme il allait travailler, il remonta chez lui à huit heures, et laissa Bathilde, qui se plaignait de s'être couchée la veille à trois heures du matin, libre de se coucher ce soir-là à l'heure qui lui conviendrait.
Bathilde veilla ; car, malgré son insomnie de la veille elle n'avait pas la moindre envie de dormir. Bathilde veilla tranquille, contente et heureuse, car elle savait que la fenêtre de son voisin était ouverte, et à sa persistance elle devinait son anxiété. Deux ou trois fois elle eut bien envie de la faire cesser, en allant annoncer au coupable que, moyennant une explication quelconque, son pardon lui serait accordé ; mais il lui sembla qu'aller ainsi d'elle-même en quelque sorte au-devant de Raoul, c'était plus que ne devait faire une jeune fille de son âge et dans sa position ; elle remit donc la chose au lendemain.
Le soir, Bathilde fit sa prière comme d'habitude, et comme d'habitude Raoul se retrouva de moitié dans sa prière.
La nuit, Bathilde rêva que Raoul était à ses genoux, et qu'il lui donnait de si bonnes raisons, que c'était elle qui lui avouait qu'elle était coupable, et qui lui demandait pardon.
Aussi le matin se réveilla-t-elle bien convaincue qu'elle avait été d'une sévérité affreuse, et ne comprenant pas comment elle avait eu le courage de faire souffrir ainsi le pauvre Raoul.
Il en résulta que son premier mouvement fut d'aller à la fenêtre et de l'ouvrir ; mais en y allant, elle aperçut, à travers une imperceptible trouée, le beau jeune homme à la sienne. Cette vue l'arrêta tout court. Ne serait-ce pas un aveu bien complet que cette fenêtre ouverte par elle-même ? Mieux valait attendre l'arrivée de Nanette.
Nanette ouvrirait la fenêtre tout naturellement, et de cette façon le voisin n'aurait pas trop à se prévaloir de son influence.
Nanette arriva ; mais Nanette avait été trop vivement grondée la veille à l'endroit de la malheureuse fenêtre pour qu'elle risquât une seconde représentation de la même scène. Il en résulta qu'elle n'eut garde d'en approcher, et qu'elle tourna et vira dans la chambre sans parler le moins du monde de lui donner de l'air. Au bout d'une heure à peu près employée à faire le petit ménage, Nanette sortit sans avoir touché même les rideaux. – Bathilde était prête à pleurer.
Buvat descendit prendre son café avec Bathilde, ainsi que c'était son habitude Bathilde espérait qu'en entrant Buvat lui demanderait pourquoi elle se tenait ainsi enfermée chez elle, et que ce serait pour elle une occasion de lui dire d'ouvrir la fenêtre ; mais Buvat avait reçu la veille du conservateur de la Bibliothèque un nouvel ordre de classement pour les manuscrits, et Buvat était si préoccupé de ses étiquettes, qu'il ne fit attention à rien qu'à la bonne mine de Bathilde, mangea son café tout en chantonnant sa petite chanson, et sortit sans faire la plus petite remarque sur ces rideaux si tristement fermés. Pour la première fois, Bathilde eut contre Buvat un mouvement d'impatience qui ressemblait presque à de la colère, et il lui sembla que son tuteur avait bien peu d'attention pour elle, de ne pas s'apercevoir qu'elle devait étouffer dans une chambre ainsi calfeutrée.
Restée seule, Bathilde tomba sur une chaise ; elle s'était mise elle-même dans une impasse dont il lui devenait impossible de sortir. Il lui fallait ordonner à Nanette d'ouvrir la fenêtre ; elle ne le voulait pas ;– il lui fallait ouvrir la fenêtre elle-même : elle ne le pouvait pas.
Il lui fallait donc attendre ; mais jusqu'à quand ? Attendre jusqu'au lendemain, jusqu'au surlendemain peut-être et jusque-là qu'allait penser Raoul ? Raoul ne s'impatienterait-il pas de cette sévérité exagérée ? Si Raoul allait quitter cette chambre de nouveau pour quinze jours, pour un mois, pour six semaines... pour toujours... peut-être... Bathilde mourrait. Bathilde ne pouvait plus se passer de Raoul.
Deux heures s'écoulèrent ainsi, – deux siècles ! Bathilde essaya de tout : elle se mit à sa broderie, à son clavecin, à ses pastels ; elle ne put rien faire. Nanette entra alors, et un peu d'espoir lui revint. Mais Nanette ne fit qu'entrouvrir la porte : elle venait demander la permission de faire une course indispensable. Bathilde lui fit signe de la main qu'elle pouvait s'en aller.
Nanette allait dans le faubourg Saint-Antoine : son absence devait donc durer deux heures au moins. Que faire pendant ces deux heures ? Il eût été si doux de les passer à la fenêtre : il faisait un si beau soleil, à en juger du moins par les rayons qui pénétraient à travers les rideaux. Bathilde s'assit, tira sa lettre de son corset ; elle la savait par coeur, mais n'importe, elle la relut. Comment, en recevant une pareille lettre, ne s'était-elle pas rendue à l'instant même ? Elle était si tendre, si passionnée ; on sentait si bien que celui qui l'avait écrite l'avait écrite avec les paroles de son coeur. Oh ! si elle pouvait seulement recevoir une seconde lettre.
C'était une idée. Bathilde jeta les yeux sur Mirza, Mirza la gentille messagère ! elle la prit dans ses bras, baisa tendrement sa petite tête fine et spirituelle ; puis, toute tremblante, la pauvre enfant, comme si elle commettait un crime, alla ouvrir la porte du carré.
Un jeune homme était debout devant cette porte, allongeant la main vers la sonnette.
Bathilde jeta un cri de joie, et le jeune homme un cri d'amour.
Ce jeune homme, c'était Raoul.

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