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Chapitre XXVIII
Le duc de Richelieu

- Enfin, s'écria la duchesse en voyant entrer Richelieu, c'est vous, monsieur le duc ; serez-vous donc toujours le même, et vos amis ne pourront-ils donc jamais compter sur vous plus que vos maîtresses ?
- Au contraire, madame, dit Richelieu en s'approchant de la duchesse et en baisant sa main avec ce respect facile qui indiquait l'homme pour lequel les femmes n'avaient point de rang, au contraire, car aujourd'hui plus que jamais, je prouve à Votre Altesse que je sais tout concilier.
- Ainsi vous nous faites un sacrifice, duc ? dit en riant madame du Maine.
- Mille fois plus grand que vous ne pouvez vous en douter. Imaginez-vous qui je quitte ?
- Madame de Villars ? interrompit madame du Maine.
- Oh ! non. Mieux que cela.
- Madame de Duras ?
- Vous n'y êtes point.
- Madame de Nesle ?
- Bah !
- Madame de Polignac ? Ah ! pardon, cardinal.
- Allez toujours. Cela ne regarde pas Son Eminence.
- Madame de Soubise, madame de Gabriant, madame de Gacé ?
- Non, non, non.
- Mademoiselle de Charolais ?
- Je ne l'ai pas vue depuis mon dernier voyage à la Bastille.
- Madame de Berry ?
- Vous savez bien que depuis que Riom a eu l'idée de la battre, elle en est folle.
- Mademoiselle de Valois ?
- Je la ménage pour en faire ma femme, quand nous aurons réussi et que je serai prince espagnol. Non, madame ; je quitte pour Votre Altesse les deux plus charmantes grisettes !...
- Des grisettes ! ah ! fi donc ! s'écria la duchesse avec un mouvement de lèvres d'un indéfinissable dédain ; je ne croyais pas que vous descendissiez jusqu'à ces espèces.
- Comment des espèces ! Deux charmantes femmes, madame Michelin et madame Renaud. Vous ne les connaissez pas ? Madame Michelin, une délicieuse blonde, une véritable tête de Greuze ; son mari est tapissier. Je vous le recommande, duchesse. Madame Renaud, une brune adorable, des yeux bleus et des sourcils noirs.. et dont le mari est, ma foi ! je ne me rappelle plus bien...
- Ce qu'est monsieur Michelin probablement, dit en riant Pompadour.
- Pardon, monsieur le duc, reprit madame du Maine, qui avait perdu toute curiosité pour les aventures amoureuses de Richelieu du moment où ces aventures sortaient d'un certain monde, pardon, mais oserai-je vous rappeler que nous sommes rassemblés ici pour affaires sérieuses ?
- Ah ! oui, nous conspirons, n'est-ce pas ?
- Vous l'aviez oublié ?
- Ma foi ! comme une conspiration n'est pas, vous en conviendrez, madame la duchesse du Maine, une chose des plus gaies, toutes les fois que je le peux, je l'avoue, j'oublie que je conspire ; mais cela n'y fait rien. Toutes les fois aussi qu'il faut que je m'y remette, eh bien ! je m'y remets. Voyons, madame la duchesse, où en sommes-nous de la conspiration ?
- Tenez, duc, dit madame du Maine, prenez connaissance de ces lettres, et vous serez aussi avancé que nous.
- Oh ! que Votre Altesse m'excuse, madame, dit Richelieu. mais véritablement je ne lis pas même celles qui me sont adressées, et j'en ai sept ou huit cents des plus charmantes écritures du monde et que je garde pour le délassement de mes vieux jours. Tenez, Malezieux, vous qui êtes la lucidité même, faites-moi un rapport.
- Eh bien ! monsieur le duc, dit Malezieux, ces lettres sont les engagements des seigneurs bretons de soutenir les droits de Son Altesse.
- Très bien !
- Ce papier, c'est la protestation de la noblesse.
- Oh ! passez-moi ce papier. Je proteste.
- Mais vous ne savez pas contre quoi ?
- N'importe, je proteste toujours. Et prenant le papier, il écrivit son nom après celui de Guillaume-Antoine de Chastellux, qui était le dernier signataire.
- Laissez faire, madame, dit Cellamare à la duchesse, le nom de Richelieu est bon à avoir, partout où il se trouve.
- Et cette lettre ? demanda le duc, en indiquant la missive de Philippe V.
- Cette lettre, continua Malezieux, est une lettre de la main même du roi Philippe V.
- Et bien ! Sa Majesté Catholique écrit encore plus mal que moi, dit Richelieu ; cela me fait plaisir : Raffé qui dit toujours que c'est impossible !
- Si la lettre est d'une méchante écriture, les nouvelles qu'elle contient n'en sont pas moins bonnes, dit madame du Maine ; car c'est une lettre qui prie le roi de France de réunir les états généraux pour s'opposer à l'exécution du traité de la quadruple alliance.
- Ah ! ah ! fit Richelieu : Et Votre Altesse est-elle sûre des états généraux ?
- Voilà la protestation qui engage la noblesse. Le cardinal répond du clergé, et il ne reste plus que l'armée.
- L'armée, dit Laval, c'est mon affaire. J'ai le blanc-seing de vingt-deux colonels.
- D'abord, dit Richelieu, moi je réponds de mon régiment, qui est à Bayonne, et qui par conséquent se trouve en mesure de nous rendre de grands services.
- Oui, dit Cellamare, et nous comptons bien dessus, mais j'ai entendu dire qu'il était question de le changer de garnison.
- Sérieusement ?
- On ne peut plus sérieusement. Vous comprenez, duc, qu'il faut aller au devant de cette mesure.
- Comment donc ! à l'instant même. Du papier... de l'encre... Je vais écrire au duc de Berwick. Au moment d'entrer en campagne, on ne s'étonnera point que je sollicite pour lui la faveur de ne point s'éloigner du théâtre de la guerre.
La duchesse du Maine se hâta de passer elle-même à Richelieu ce qu'il demandait, et prenant une plume, elle la lui présenta.
Le duc s'inclina, prit la plume et écrivit la lettre suivante, que nous copions textuellement et sans y changer une syllabe :

« Monsieur le duc de Berwick, pair et maréchal de France.
« Comme mon régiment, monsieur, est des plus à portée de marcher, et qu'il est après à faire an abillement, qu'il perdrait totalement sil, avant qu'il fût achevé, il était obligé de faire quelque mouvement.
« J'ai l'honneur de vous suplier, monsieur, de vouloir bien le laisser à Baionne jusqau comencement de mai que l'abilement sera fait, et je vous suplie de me croire, avec toute la considération possible, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
                    Duc de Richelieu. »

- Et maintenant, lisez, madame, continua le duc en passant le papier à madame du Maine ; moyennant cette précaution le régiment ne bougera point de Bayonne.
La duchesse prit la lettre, la lut et la passa à son voisin qui la passa lui- même à un autre, de sorte que la lettre fit le tour de la table. Heureusement pour le duc il avait affaire à de trop grands seigneurs pour qu'ils s'inquiétassent de si peu de chose que de quelques lettres de plus ou de moins. Malezieux seul, qui était le dernier, ne put réprimer un léger sourire.
- Ah ! ah ! monsieur le poète, dit Richelieu, qui se douta de la chose, vous riez. Il paraît que nous avons eu le malheur d'offenser cette prude ridicule qu'on appelle l'orthographe. Que voulez-vous ? je suis un gentilhomme et l'on a oublié de me faire apprendre le français, en pensant que je pourrais toujours, moyennant quinze cents livres par an, avoir un valet de chambre qui écrirait mes lettres et qui ferait mes vers. Ainsi est-il. Ce qui ne m'empêchera point, mon cher Malezieux, d'être de l'Académie, non seulement avant vous, mais avant Voltaire.
- Et le cas échéant, monsieur le duc, sera-ce votre valet de chambre qui fera votre discours de réception ?
- Il y travaille, monsieur le chancelier, et vous verrez qu'il ne sera pas plus mauvais que ceux que certains académiciens de ma connaissance ont faits eux-mêmes.
- Monsieur le duc, dit madame du Maine, ce sera sans doute une chose fort curieuse que votre réception dans l'illustre corps dont vous me parlez, et je vous promets de m'occuper, dès demain, de m'assurer une tribune pour ce grand jour. Mais, ce soir, nous nous occupons d'autre chose : revenons donc, comme madame Deshoulières, à nos moutons.
- Allons, belle princesse, dit Richelieu, puisque vous voulez vous faire absolument bergère, parlez, je vous écoute. Voyons, qu'avez-vous résolu ?
- Comme nous l'avons dit, d'obtenir du roi, au moyen de ces deux lettres, la convocation des états généraux ; puis, les états généraux assemblés, sûrs des trois ordres comme nous le sommes, nous faisons déposer le régent et nous faisons nommer Philippe V à sa place.
- Et comme Philippe V ne peut pas quitter Madrid, il nous donne ses pleins pouvoirs, et nous gouvernons la France à sa place... Eh bien, mais ! ce n'est point mal vu du tout, cela. Mais pour convoquer les états généraux, il faut un ordre du roi.
- Le roi signera cet ordre, répondit madame du Maine.
- Sans que le régent le sache ? reprit Richelieu.
- Sans que le régent le sache.
- Vous avez donc promis à l'évêque de Fréjus de le faire cardinal ?
- Non, mais je promettrai à Villeroy la grandesse et la Toison.
- J'ai bien peur, madame la duchesse, dit le prince de Cellamare, que tout cela ne détermine pas le maréchal à une démarche qui entraîne une si grave responsabilité que celle que nous espérons obtenir de lui.
- Ce n'est pas le maréchal qu'il faudrait avoir, c'est sa femme.
- Ah ! mais vous m'y faites songer, dit Richelieu. Je m'en charge, moi.
- Vous ? dit la duchesse avec étonnement.
- Oui, moi, madame, reprit Richelieu. Vous avez votre correspondance, j'ai la mienne. J'ai pris connaissance de sept ou huit lettres que Votre Altesse a reçues aujourd'hui. Votre Altesse veut-elle prendre connaissance d'une seule que j'ai reçue hier ?
- Cette lettre est-elle pour moi seule, ou peut-elle être lue tout haut ?
- Mais nous avons affaire à des gens discrets, n'est-ce pas ? dit Richelieu, regardant autour de lui avec un air d'indicible fatuité.
- Je le pense, reprit la duchesse ; d'ailleurs la gravité de la situation...
La duchesse prit la lettre et lut :

« Monsieur le duc,

« Je suis femme de parole : mon mari est enfin à la veille de partir pour le petit voyage que vous savez.
« Demain, à onze heures, je ne serai chez moi que pour vous. Ne croyez pas que je me décide à cette démarche sans avoir mis tous les torts du côté de monsieur de Villeroy. Je commence à craindre pour lui que vous ne soyez chargé de le punir. Venez donc à l'heure convenue me prouver que je ne suis pas trop à blâmer de vous préférer à mon légitime seigneur et maître. »

- Ah ! pardon ! pardon de mon étourderie, madame la duchesse, ce n'est point cela que je voulais vous montrer ; celle-là est celle d'avant-hier. Attendez voici celle d'hier.
La duchesse du Maine prit la seconde lettre que lui présentait M. de Richelieu et lut :

« Mon cher Armand. »

- Est-ce bien celle-ci, et ne vous trompez-vous point encore ? dit la duchesse en se retournant vers Richelieu.
- Non, Votre Altesse, cette fois c'est bien elle.
La duchesse reprit :

« Mon cher Armand,

« Vous êtes un avocat dangereux quand vous plaidez contre monsieur de Villeroy. J'ai besoin du moins de m'exagérer vos talents pour diminuer ma faiblesse ; vous aviez dans mon coeur un juge intéressé à vous faire gagner votre procès. Venez demain pour plaider de nouveau, je vous donnerai audience sur mon tribunal, comme vous appeliez hier le malheureux sofa du cabinet. »

- Et y avez-vous été ?
- Certainement, madame.
- Ainsi, la duchesse ?...
- Fera, je l'espère, tout ce que nous voudrons, et comme elle fait faire à son mari tout ce qu'elle veut, nous aurons notre ordre de convocation des états généraux au retour du maréchal.
- Et quand revient-il ?
- Dans huit jours.
- Vous aurez le courage d'être fidèle tout ce temps-là, duc ?
- Madame, quand j'ai embrassé une cause, je suis capable des plus grands sacrifices pour la faire triompher.
- Ainsi, nous pouvons compter sur votre parole ?
- Je me dévoue.
- Messieurs, dit la duchesse du Maine, vous l'avez entendu ; continuons d'opérer chacun de notre côté. Vous, Laval, agissez sur l'armée. Vous, Pompadour, sur la noblesse. Vous, cardinal, sur le clergé. Et laissons monsieur le duc de Richelieu agir sur madame de Villeroy.
- Et à quel jour notre nouvelle réunion ? demanda Cellamare.
- Mais tout cela dépendra des circonstances, prince, répondit la duchesse. En tous cas, si je n'avais pas le temps de vous faire prévenir, je vous enverrais quérir par la même voiture et le même cocher qui vous ont amené à l'Arsenal la première fois que vous y êtes venu. Puis se retournant vers Richelieu :
- Nous donnez-vous le reste de votre nuit, duc ? continua madame du Maine en se levant.
- J'en demande pardon à Votre Altesse, répondit Richelieu ; mais c'est une chose absolument impossible, je suis attendu rue des Bons-Enfants.
- Comment ! mais vous avez donc renoué avec madame de Sabran ?
- Nous n'avons jamais rompu, madame, je vous prie de le croire.
- Mais, prenez-y garde, duc, c'est de la constance, cela.
- Non, madame, c'est du calcul.
- Allons, je vois que vous êtes en train de vous dévouer.
- Je ne fais jamais les choses à demi, madame la duchesse.
- Eh bien ! Dieu nous aide ! et nous prendrons exemple sur vous, monsieur le duc, nous vous le promettons. Allons, messieurs, continua la duchesse, il y a tantôt une heure et demie que nous sommes ici, et il serait temps, je crois, rentrer dans les jardins si nous ne voulons pas que l'on commente par trop notre absence. D'ailleurs, nous devons avoir sur le rivage une pauvre déesse de la Nuit qui nous attend pour nous remercier de la préférence que nous lui accordons sur le soleil, et il ne serait pas poli de la trop faire attendre.
- Avec la permission de Votre Altesse, madame, dit Laval, il faut cependant que je vous retienne encore un instant pour vous soumettre l'embarras où je me trouve.
- Parlez, comte, reprit la duchesse, de quoi s'agit-il ?
- Il s'agit de nos requêtes, de nos protestations, de nos mémoires ; il a été convenu, vous le savez, que nous ferions imprimer toutes ces pièces par des ouvriers qui ne sauraient pas lire.
- Après ?
- Eh bien ! j'ai acheté une presse, je l'ai établie dans la cave d'une maison, derrière le Val-de-Grâce. J'ai enrôlé les ouvriers nécessaires, et nous avons eu jusqu'à présent, comme Votre Altesse a pu le voir, un résultat satisfaisant. Mais ne voilà-t-il pas que le bruit de la machine a fait croire aux voisins que nos gens fabriquaient de la fausse monnaie, et qu'hier une descente de la police a eu lieu dans la maison. Heureusement, on a eu le temps d'arrêter le travail et de rouler un lit sur la trappe, de sorte que les alguazils de Voyer d'Argenson n'y ont rien vu. Mais comme pareille visite pourrait se renouveler et ne pas tourner si heureusement ; aussitôt leur départ j'ai congédié les ouvriers, enterré la presse, et fait porter chez moi toutes les épreuves.
- Et vous avez bien fait, comte ! s'écria le cardinal de Polignac.
- Oui, mais maintenant comment allons-nous faire ? demanda madame du Maine.
- Transportons la presse chez moi, dit Pompadour.
- Ou chez moi, dit Valef.
- Non, non, dit Malezieux, une presse est un moyen trop dangereux, un homme de la police peut se glisser parmi les ouvriers et tout perdre. D'ailleurs, nous devons avoir bien peu de choses à imprimer maintenant.
- Oui, dit Laval, le plus fort est fait.
- Eh bien ! continua Malezieux, mon avis serait de recourir tout simplement, comme je l'avais proposé d'abord, à un copiste intelligent, discret et sûr, à qui on donnerait assez d'argent pour acheter son silence.
- Oh ! de cette façon, ce serait bien plus sûr, s'écria monsieur de Polignac.
- Oui, mais où trouver un pareil homme ? dit le prince ; vous comprenez que, pour une affaire de cette importance, il serait dangereux de prendre le premier venu.
- Si j'osais... dit l'abbé Brigaud.
- Osez, l'abbé, osez, dit la duchesse du Maine.
- Je dirais, continua l'abbé, que j'ai votre affaire sous la main.
- Eh bien ! quand je vous le disais, s'écria Pompadour, que l'abbé est un homme précieux.
- Mais véritablement ce qu'il nous faut ? demanda Polignac.
- Oh ! Votre Eminence le ferait faire exprès qu'elle ne trouverait pas mieux. Une véritable machine, qui écrira tout sans rien lire.
- Puis, pour plus grande précaution, dit le prince, nous pourrions rédiger en espagnol les pièces les plus importantes, et comme ces pièces sont spécialement destinées à Sa Majesté Catholique, nous aurions le double avantage de procéder dans une langue inconnue à notre copiste, et comme naturellement cela lui donnera un peu plus de mal, ce sera une occasion de le payer plus cher, sans qu'il se doute lui-même de l'importance de ce qu'il copie.
- Alors, prince, dit Brigaud, j'aurai l'honneur de vous l'envoyer.
- Non pas non pas, dit Cellamare, il ne faut pas que ce drôle mette le pied à l'ambassade d'Espagne. Tout cela se fera par intermédiaire, s'il vous plaît.
- Oui, oui, nous arrangerons tout cela, dit madame du Maine ; l'homme est trouvé, c'est le principal ; vous en répondez, Brigaud ?
- Oui, madame, j'en réponds.
- C'est tout ce qu'il faut ; maintenant, rien ne nous retient plus, continua la duchesse. Monsieur d'Harmental, donnez-moi le bras, je vous prie.
Le chevalier s'empressa d'obéir à madame du Maine, qui, n'ayant pu jusque- là s'occuper de lui, ainsi qu'elle avait fait de tout le monde, saisissait cette occasion de lui exprimer, par cette faveur, sa reconnaissance pour le courage qu'il avait montré rue des Bons-Enfants et l'habileté dont il avait fait preuve en Bretagne.
A la porte du pavillon, les envoyés gronlandais, redevenus de simples invités de la fête de Sceaux, trouvèrent une petite galère pavoisée aux armes de France et d'Espagne, qui à défaut du pont qui avait disparu, les attendait pour les conduire à l'autre bord. Madame du Maine y entra la première, fit asseoir d'Harmental près d'elle, laissant Malezieux faire les honneurs à Cellamare et à Richelieu ; puis aussitôt, au signal donné par une musique cachée, la galère commença de voguer vers le rivage.
Comme l'avait dit la duchesse, la déesse de la Nuit, vêtue d'une longue robe de gaze noire, semée d'étoiles d'or, l'attendait de l'autre côté du petit lac, accompagnée des douze Heures qui se partagent son empire ; la galère se dirigea vers ce groupe, qui, aussitôt qu'il vit la duchesse à portée de l'entendre, commença à chanter une cantate appropriée au sujet. Cette cantate s'ouvrait par un choeur de quatre vers, auquel succédait un solo, suivi lui-même d'une seconde reprise en choeur, le tout d'un goût si exquis, que chacun se retourna vers Malezieux, le grand ordonnateur des fêtes, pour le féliciter sur ce divertissement. Seul au milieu de tous, et aux premières notes du solo, d'Harmental avait tressailli d'étrange façon, car la voix de la chanteuse avait, avec une autre voix bien connue de lui et bien chère à son souvenir, une affinité telle que, quelque improbable que fût à Sceaux la présence de Bathilde, le chevalier s'était levé tout debout, par un mouvement plus fort que lui-même, pour regarder la personne dont l'accent lui avait fait éprouver une si singulière émotion. Malheureusement, malgré les flambeaux que les Heures, ses sujettes, tenaient à la main, il ne pouvait apercevoir le visage de la déesse, couvert qu'il était par un voile pareil à la robe dont elle était revêtue. Il entendait seulement cette voix pure, flexible, sonore, monter et redescendre, avec cette large, savante et facile méthode qu'il avait tant admirée lorsque la première fois cette voix l'avait frappé rue du Temps-Perdu, et chaque accent de cette voix, plus distincte à mesure qu'il approchait du rivage, retentissait jusqu'au fond de son coeur et le faisait frissonner de la tête aux pieds. Enfin, la galère aborda, le solo cessa et le choeur reprit. Mais d'Harmental, toujours debout et insensible à toute autre pensée qu'à celle qui l'occupait, continuait de suivre, dans son souvenir, la voix éteinte et les notes envolées.
- Eh bien ! monsieur d'Harmental, dit la duchesse du Maine, êtes-vous si accessible aux charmes de la musique qu'elle vous fasse oublier que vous êtes mon cavalier ?
- Oh ! pardon, pardon, madame, dit d'Harmental en sautant sur le rivage et en tendant la main à la duchesse ; mais il m'avait semblé reconnaître cette voix, et cette voix, je dois l'avouer, me rappelle des souvenirs si puissants...
- Cela prouve que vous êtes un habitué de l'Opéra, mon cher chevalier, dit la duchesse du Maine, et que vous appréciez comme il convient le talent de mademoiselle Bury.
- Comment ! cette voix que je viens d'entendre est celle de mademoiselle Bury ? demanda d'Harmental avec étonnement.
- Elle-même, monsieur, et si vous n'en croyez point ma parole, reprit la duchesse d'un ton où perçait une légère nuance de dépit, permettez-moi de prendre le bras de Laval ou de Pompadour, et allez vous en assurer vous même.
- Oh ! madame, dit d'Harmental en retenant respectueusement la main que la duchesse avait fait un mouvement pour retirer, que Votre Altesse m'excuse. Nous sommes dans les jardins d'Armide, et un moment d'erreur est permis au milieu de pareils enchantements.
Et présentant de nouveau son bras à la duchesse, il s'éloigna avec elle dans la direction du château.
En cet instant, un faible cri se fit entendre, et, si faible qu'il fût, arriva au coeur de d'Harmental, qui se retourna presque malgré lui.
- Qu'y a-t-il ? demanda la duchesse du Maine, avec une inquiétude mêlée d'impatience.
- Rien, rien, dit Richelieu, c'est la petite Bury qui a ses vapeurs ; mais rassurez-vous, madame la duchesse, je connais la maladie : elle n'est point dangereuse... et même, si vous le désirez bien fort, j'irai prendre demain de ses nouvelles.
Deux heures après ce petit accident, qui du reste était trop peu de chose pour troubler en rien la fête, le chevalier d'Harmental ramené à Paris par l'abbé Brigaud, rentrait dans sa petite mansarde de la rue du Temps-Perdu, de laquelle il était absent depuis six semaines.

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