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Chapitre XXVII
La reine des Groenlandais

Comme on avait pu le comprendre pendant le dîner, et comme on pouvait le deviner par les divertissements que la duchesse du Maine avait l'habitude de donner à sa chartreuse de Sceaux, la fête, au commencement de laquelle nous avons fait assister nos lecteurs, allait déborder des salons dans les jardins, où de nouvelles surprises attendaient les convives. En effet, ces vastes jardins, dessinés par Le Nôtre pour Colbert, et que Colbert avait vendus à monsieur le duc du Maine, étaient devenus entre les mains de la duchesse une demeure véritablement féerique ; ces grands partis pris des jardins français avec leurs vertes charmilles, leurs longues allées de tilleuls, leurs ifs taillés en coupes, en spirales et en pyramides, se prêtaient bien mieux que les jardins anglais, à petits massifs, à allées tortueuses et à horizons exigus, aux fêtes mythologiques qui étaient de mode sous le grand roi. Ceux de Sceaux surtout, bornés seulement par une vaste pièce d'eau au milieu de laquelle s'élevait le pavillon de l'Aurore, ainsi nommé parce que c'était de ce pavillon que partait ordinairement le signal que la nuit allait finir et qu'il était temps de se retirer, avaient, avec leurs jeux de bagues et leurs jeux de paume et de ballon, un aspect d'un grandiose véritablement royal. Aussi chacun resta-t-il émerveillé lorsqu'en arrivant sur le perron on vit toutes ces hautes allées, tous ces beaux arbres, toutes ces gracieuses charmilles, liés l'un à l'autre par des guirlandes d'illuminations qui changeaient cette nuit obscure en un jour des plus splendides. En même temps une musique délicieuse se fit entendre sans que l'on pût voir d'où elle venait ; puis au son de cette musique on vit se mouvoir dans la grande allée et s'approcher quelque chose de si étrange et de si inattendu, que dès qu'on eut reconnu à quoi l'on avait affaire, les éclats de rire partirent de tous côtés. C'était un jeu de quilles gigantesques qui s'approchait gravement dans la grande allée du milieu, précédé par son neuf et escorté par sa boule, et qui, s'étant avancé à quelques pas du perron, se disposa gracieusement dans les règles ordonnées, et, après s'être incliné devant madame du Maine, tandis que la boule continuait de rouler jusqu'à ses pieds, commença de chanter une complainte fort triste sur ce que, jusqu'à ce jour, le malheureux jeu de quilles, moins fortuné que les jeux de bagues, de ballon et de paume, avait été exilé des jardins de Sceaux, demandant qu'on revînt sur cette injustice et que le droit de réjouir les nobles invités de la belle fée Ludovise lui fût accordé ainsi qu'à ses confrères. Cette complainte était une cantate à neuf voix, accompagnée par des violes et des flûtes entrecoupée par des solos de basse chantés par la boule, de l'effet le plus original ; aussi la demande qu'elle exprimait fut-elle appuyée par tous les convives et accordée par madame du Maine. Aussitôt et en signe d'allégresse, au signal donné, les neuf quilles commencèrent un ballet, accompagné de si singuliers hochements de tête et de si grotesques balancements de corps, que le succès des danseurs surpassa peut-être celui qu'avaient eu les chanteurs, et que madame du Maine, dans la satisfaction qu'elle ressentait de ce spectacle, exprima au jeu de quilles tout le regret qu'elle avait de l'avoir méconnu si longtemps, et toute la joie qu'elle éprouvait d'avoir fait sa connaissance, l'autorisant dès ce moment, et en vertu de sa puissance, comme reine des Abeilles, à s'appeler le noble jeu de quilles afin qu'il ne restât en rien au dessous de son rival le noble jeu de l'oie.
Aussitôt cette faveur accordée, les quilles se rangèrent pour faire place à de nouveaux personnages, que depuis un instant on voyait s'avancer par la grande allée : ces personnages, au nombre de sept, étaient entièrement couverts de fourrures qui dissimulaient leur taille, et de bonnets poilus qui cachaient leur visage ; de plus, ils marchaient gravement, menant au milieu d'eux un traîneau conduit par deux rennes, ce qui indiquaient une députation polaire. En effet, c'était une ambassade que les peuples du Groenland adressaient à la fée Ludovise ; cette ambassade était conduite par un chef portant une longue simarre doublée de martre, et un bonnet de peau de renard auquel on avait laissé trois queues qui pendaient symétriquement une sur chaque épaule et l'autre par derrière. Arrivé en face de madame du Maine, ce chef s'inclina, et portant la parole au nom de tous :
- Madame, dit-il, les Groenlandais ayant délibéré dans une assemblée générale de la nation d'envoyer un des plus considérables d'entre eux vers Votre Altesse Sérénissime j'ai eu l'honneur d'être choisi pour me mettre à leur tête et vous offrir, de leur part, la souveraineté de leurs Etats.
L'allusion était si visible, et cependant, par la façon dont elle était amenée, offrait si peu de danger, qu'un murmure d'approbation courut par toute l'assemblée, et que, signe de sa future adhésion, un sourire des plus gracieux effleura les lèvres de la belle fée Ludovise ; aussi l'ambassadeur, visiblement encouragé par la manière dont était accueilli le commencement de ce discours, reprit aussitôt :
- La renommée, qui n'annonce chez nous que les merveilles les plus rares, nous a instruits, au milieu de nos neiges, au fond de nos glaces, dans notre pauvre petit coin du monde, des charmes, des vertus et des inclinations de Votre Altesse Sérénissime : nous savons qu'elle abhorre le soleil.
Cette nouvelle allusion fut saisie avec autant d'empressement et d'ardeur que la première ; en effet, le soleil était la devise du régent, et, comme nous l'avons dit madame du Maine était connue pour sa prédilection en faveur de la nuit.
- Il en résulte donc, madame, continua l'ambassadeur, que comme, vu notre position géographique, Dieu nous a, dans sa bonté, gratifiés de six mois de nuit et de six mois de crépuscule, nous venons vous proposer de fuir chez nous ce soleil que vous haïssez ; et, en dédommagement de ce que vous abandonnez ici, nous vous offrons le titre de reine des Groenlandais, certains que nous sommes que votre présence fera fleurir nos campagnes arides, que la sagesse de vos lois domptera nos esprits indociles, et que, grâce à la douceur de votre règne, nous renoncerons à une liberté moins aimable que votre royale domination.
- Mais, dit madame du Maine, il me semble que le royaume que vous m'offrez est un peu loin, et, je vous l'avoue, je crains les longs voyages.
- Nous avions prévu votre réponse, madame, reprit l'ambassadeur ; et, grâce aux enchantements d'un puissant magicien, de peur que, plus paresseuse que Mahomet, vous ne vouliez pas aller à la montagne, nous nous sommes arrangés de façon que la montagne vînt à vous.
- Holà ! génies du pôle, continua le chef de l'ambassade en décrivant en l'air des cercles cabalistiques avec sa baguette, découvrez à tous les yeux le palais de votre nouvelle souveraine.
Au même moment une musique fantastique se fit entendre, et le voile qui couvrait le pavillon de l'Aurore s'étant enlevé comme par magie, la vaste pièce d'eau, demeurée sombre jusque-là comme un miroir terni, refléta une lumière si habilement disposée, qu'on l'eût prise pour celle de la lune. A cette lumière on vit alors se dessiner, sur une île de glace et au pied d'un pic neigeux et transparent, le palais de la reine des Groenlandais, auquel conduisait un pont si léger, qu'il paraissait fait d'un nuage flottant. Aussitôt au milieu des acclamations générales, l'ambassadeur prit des mains d'un des personnages de sa suite une couronne qu'il posa sur la tête de la duchesse, et que la duchesse assura elle-même sur son front avec un geste si hautain, qu'on eût dit que c'était une couronne réelle qu'elle venait de recevoir ; puis, montant dans le traîneau, elle s'achemina vers le palais marin, et, tandis que les gardes empêchaient la foule de la suivre dans son nouveau domaine, elle traversa le pont et entra avec les sept ambassadeurs par une porte figurant une caverne. Au même instant le pont s'abîma, comme si, par une allusion non moins visible que les autres, l'habile machiniste eût voulu séparer le passé de l'avenir, et un feu d'artifice, éclatant au-dessus du pavillon de l'Aurore, exprima la joie qu'éprouvaient les Groenlandais à la vue de leur nouvelle reine.
Pendant ce temps, madame du Maine était introduite par un huissier dans la pièce la plus isolée de son nouveau palais, et les sept ambassadeurs ayant jeté bas bonnets et simarres, elle se trouva au milieu du prince de Cellamare, du cardinal de Polignac, du marquis de Pompadour, du comte de Laval, du baron de Valef, du chevalier d'Harmental, et de Malezieux. Quant à l'huissier qui l'attendait et qui, après avoir fermé avec soin toutes les portes, vint se mêler familièrement à cette noble assemblée, il n'était autre que notre vieil ami l'abbé Brigaud.
Comme on le voit, les choses apparaissaient enfin sous leur véritable forme, et la fête, comme venaient de le faire les ambassadeurs, jetait bas à son tour masque et costume, et tournait franchement à la conspiration.
- Messieurs, dit madame la duchesse du Maine avec sa vivacité habituelle, nous n'avons pas un instant à perdre, et une trop longue absence éveillerait des soupçons ; que chacun se hâte donc de raconter ce qu'il a fait, et que nous sachions enfin où nous en sommes.
- Pardon, madame, dit le prince, mais vous m'aviez parlé, comme devant être des nôtres, d'un homme que je ne vois point ici, et que je serais désolé de ne point compter dans nos rangs.
- Du duc de Richelieu, voulez-vous dire n'est-ce pas ? répondit madame du Maine. Eh bien ! oui c'est vrai, il s'était engagé à venir, mais il aura été retenu par quelque aventure, distrait par quelque rendez-vous : il faudra nous en passer.
- Oui, sans doute, madame, reprit le prince, oui, s'il ne vient pas, il faudra nous en passer ; mais je ne vous cache pas que je verrais son absence avec un grand regret. Le régiment qu'il commande est à Bayonne, et, grâce à cette résidence, qui le met à notre portée, il pourrait nous être parfaitement utile. Veuillez donc, je vous prie, madame la duchesse, donner l'ordre que s'il venait, il soit introduit.
- L'abbé, dit madame du Maine en se tournant vers Brigaud, vous avez entendu, prévenez d'Avranches.
Brigaud sortit pour exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir.
- Pardon, monsieur le chancelier, dit d'Harmental à monsieur Malezieux ; mais il me semblait qu'il y a six semaines, monsieur de Richelieu avait refusé positivement d'être des nôtres.
- Oui, répondit Malezieux, car il savait qu'il était désigné pour porter le cordon bleu au prince des Asturies, et il ne voulait pas se brouiller avec le régent au moment où, en récompense de cette ambassade, il allait probablement recevoir la Toison. Mais, depuis ce temps, le régent a changé d'avis ; et comme les cartes se brouillent avec l'Espagne, il a résolu d'ajourner l'envoi de l'ordre, de sorte que M. de Richelieu, voyant sa Toison renvoyée aux calendes grecques, s'est rallié à nous.
- L'ordre de Votre Altesse est transmis à qui de droit, madame, dit l'abbé Brigaud en rentrant, et si M. le duc de Richelieu apparaît à Sceaux, il sera immédiatement conduit ici.
- Bien, dit la duchesse ; maintenant asseyons-nous à cette table et procédons. Voyons, Laval, commencez.
- Moi, madame, dit Laval, j'ai, comme vous le savez, été en Suisse, où, au nom et avec l'argent du roi d'Espagne, j'ai levé un régiment dans les Grisons. Ce régiment est prêt à entrer en France quand le moment en sera venu, attendu qu'il est armé et équipé, et n'attend plus que l'ordre de marcher.
- Bien, mon cher comte, bien ! dit la duchesse, et si vous ne regardez pas comme au-dessous d'un Montmorency d'être colonel d'un régiment, en attendant mieux, vous prendrez le commandement de celui-là. C'est un moyen plus sûr d'avoir la Toison que de porter le Saint-Esprit en Espagne.
- Madame, dit Laval, c'est à vous qu'il convient de fixer à chacun la place que vous lui réservez, et celle que vous lui désignerez sera toujours acceptée avec reconnaissance par le plus humble de vos serviteurs.
- Et vous, Pompadour, dit madame du Maine, tout en remerciant d'un geste de la main le comte de Laval, et vous, qu'avez-vous fait ?
- Selon les instructions de Votre Altesse Sérénissime, répondit le marquis, je me suis rendu en Normandie, où j'ai fait signer la protestation de la noblesse ; je vous rapporte trente-huit signatures, et des meilleures.
Il tira un papier de sa poche.
- Voici la requête au roi ; puis, à la suite de la requête, les signatures. Voyez, madame.
La duchesse prit si vivement le papier des mains du marquis de Pompadour, qu'on eût dit qu'elle le lui arrachait. Puis, jetant rapidement les yeux dessus :
- Oui, oui, dit-elle, vous avez bien fait de mettre cela : signé sans distinction ni différence des rangs et des maisons, afin que personne n'y puisse trouver à redire. Oui, cela épargne toute contestation de préséance. Bien. Guillaume-Alexandre de Vieux-Pont, Pierre-Anne-Marie de la Pailleterie, de Beaufremont, de Latour-Dupin, de Châtillon. Oui, vous avez raison ; ce sont les plus beaux et les meilleurs, comme ce sont les plus fidèles noms de France. Merci, Pompadour ; vous êtes un digne messager, et, le cas échéant, on se souviendra de votre habileté, et l'on changera les messages en ambassade.
- Et vous, chevalier ? continua la duchesse en se tournant vers d'Harmental armée de ce charmant sourire contre lequel elle savait qu'il n'y avait pas de résistance possible.
- Moi, madame ; dit le chevalier selon les ordres de Votre Altesse, je suis parti pour la Bretagne, et, arrivé à Nantes, j'ai ouvert mes dépêches et pris connaissance de mes instructions.
- Eh bien ? demanda vivement la duchesse.
- Eh bien ! madame, reprit d'Harmental, j'ai été aussi heureux dans ma mission que messieurs de Laval et de Pompadour dans la leur. Voici l'engagement de messieurs de Mont-Louis, de Bonamour, de Pont-Callet et de Rohan-Soldue. Que l'Espagne fasse seulement paraître une escadre en vue de nos côtes, et toute la Bretagne se soulèvera.
- Vous voyez ! vous voyez, prince ! s'écria la duchesse en s'adressant à Cellamare avec un accent plein d'ambitieuse joie, tout nous seconde.
- Oui, répondit le prince. Mais ces quatre gentilshommes, tout influents qu'ils sont, ne sont point les seuls qu'il nous faudrait avoir ; il y a encore les Laguerche-Saint-Amant, les Bois-Davy, les Larochefoucault-Gondral, et que sais-je ? les Décourt, les d'Erée, qu'il serait important de gagner.
- Ils le sont, prince, dit d'Harmental, et voici leurs lettres... tenez...
Et tirant plusieurs lettres de sa poche, il en ouvrit deux ou trois et lut au hasard :

« Je suis si flatté par le souvenir dont m'honore Votre Altesse Sérénissime, que dans une assemblée générale des Etats je joindrai ma voix à tous ceux du corps de la noblesse qui voudront lui prouver leur attachement.
                    Marquis Décourt. »

« Si j'ai quelque estime et quelque considération dans ma province, je n'en veux faire usage que pour y faire valoir la justice de la cause de Votre Altesse Sérénissime.
                    La Rochefoucault-Gondral. »

« Si le succès de votre affaire dépendait du suffrage de sept ou huit cents gentilshommes, j'ose vous assurer, madame, qu'il sera bientôt décidé en faveur de Votre Altesse Sérénissime. J'ai l'honneur de vous offrir de nouveau tout ce qui dépend de moi dans ces quartiers.
                    Comte d'Erée. »

- Eh bien ! prince, s'écria madame du Maine, vous rendrez-vous enfin ? Voyez, outre ces trois lettres, en voilà encore une de Lavauguyon, une de Bois-Davy, une de Fumée. Tenez, tenez, chevalier, voici notre main droite ; c'est celle qui tiendra la plume ; qu'elle vous soit un gage qu'au jour où sa signature sera une signature royale, elle n'aura rien à vous refuser.
- Merci, madame, dit d'Harmental en y posant respectueusement les lèvres, mais cette main m'a déjà donné plus que je ne mérite, et le succès lui-même me récompensera si grandement en mettant Votre Altesse à la place qu'elle doit occuper, que je n'aurai ce jour-là vraiment plus rien à désirer.
- Et maintenant, Valef, c'est votre tour, reprit la duchesse : nous vous avons gardé pour le dernier, parce que vous étiez le plus important. Si j'ai bien compris les signes que nous avons échangés pendant le dîner, vous n'êtes pas mécontent de Leurs Majestés Catholiques, n'est-ce pas ?
- Que dirait Votre Altesse Sérénissime d'une lettre écrite de la main même de Sa Majesté Philippe ?
- Ce que je dirais d'une lettre écrite de la main même de Sa Majesté ! s'écria madame du Maine ; je dirais que c'est plus que je n'ai jamais osé espérer.
- Prince, dit Valef en passant un papier à Cellamare vous connaissez l'écriture de Sa Majesté le roi Philippe V, assurez donc à Son Altesse Royale, qui n'ose pas le croire, que cette lettre est bien tout entière de sa main.
- Tout entière, dit Cellamare en inclinant la tête, tout entière, c'est la vérité.
- Et à qui est-elle adressée ? dit madame du Maine en la prenant aux mains du prince.
- Au roi Louis XV, madame, dit Valef.
- Bon, bon, dit la duchesse, nous la ferons mettre sous les yeux de Sa Majesté par le maréchal de Villeroy. Voyons ce qu'il dit ; et elle lut aussi rapidement que le lui permettait la difficulté de l'écriture :

« L'Escurial, 16 mars 1718.
« Depuis que la Providence m'a placé sur le trône d'Espagne, je n'ai pas perdu de vue pendant un seul instant les obligations de ma naissance : Louis XIV, d'éternelle mémoire, est toujours présent à mon esprit. Il me semble toujours entendre ce grand prince au moment de notre séparation me dire en m'embrassant : Il n'y a plus de Pyrénées ! Votre Majesté est le seul rejeton de mon frère aîné, dont je ressens tous les jours la perte : Dieu vous a appelé à la succession de cette grande monarchie, dont la gloire et les intérêts me seront précieux jusqu'à la mort. Enfin, je vous porte au fond de mon coeur, et je n'oublierai jamais, pour rien au monde, ce que je dois à Votre Majesté, à ma patrie et à la mémoire de mon aïeul.
« Mes chers Espagnols, qui m'aiment avec tendresse et qui sont bien assurés de celle que j'ai pour eux, ne sont point jaloux des sentiments que je vous témoigne, et sentent bien que notre union est la base de la tranquillité publique. Je me flatte que mes intérêts personnels sont encore chers à une nation qui m'a nourri dans son sein, et que cette généreuse noblesse qui a versé tant de sang pour les soutenir regardera toujours avec amour un roi qui se glorifie de lui avoir obligation et d'être né au milieu d'elle. ».

- Ceci s'adresse à vous, messieurs, dit madame la duchesse du Maine, s'interrompant et saluant gracieusement de la main et du regard ceux qui l'entouraient, puis elle continua, impatiente qu'elle était de connaître le reste de l'épître :

« De quel oeil donc vos fidèles sujets peuvent-ils regarder le traité qui se signe contre moi, ou pour mieux dire contre vous-même ? Depuis le temps que vos finances épuisées ne peuvent fournir aux dépenses courantes de la paix, on veut que Votre Majesté s'unisse à mon plus mortel ennemi et me fasse la guerre si je ne consens à livrer la Sicile à l'archiduc.
« Je ne souscrirai jamais à ces conditions, elles me sont insupportables.
« Je n'entre pas dans les conséquences funestes de cette alliance : je me renferme à prier instamment Votre Majesté de convoquer incessamment les états généraux de son royaume, pour délibérer sur une affaire de si grande conséquence. »

- Les états généraux ! murmura le cardinal de Polignac.
- Eh bien ! que dit Votre Eminence des états généraux ? interrompit avec impatience madame du Maine. Cette mesure a-t-elle le malheur de ne point obtenir votre approbation ?
- Je ne blâme ni n'approuve, madame, répondit le cardinal ; seulement je songe que même convocation a été faite pendant la Ligue, et que Philippe II s'en est assez mal trouvé.
- Les temps et les hommes sont changés, monsieur le cardinal, reprit vivement la duchesse du Maine. Nous ne sommes plus en 1594, mais en 1718 : Philippe II était Flamand et Philippe V est Français : les mêmes résultats ne peuvent donc se représenter, puisque les causes sont différentes. Pardon, messieurs. Et elle reprit sa lecture :

« Je vous fais cette prière au nom du sang qui nous unit, au nom de ce grand roi dont nous tirons notre origine, au nom de vos peuples et des miens ; s'il y eut jamais occasion d'écouter la voix de la nation française, c'est aujourd'hui. Il est indispensable d'apprendre d'elle-même ce qu'elle pense, de savoir si en effet elle veut nous déclarer la guerre. Dans le temps où je suis prêt à exposer ma vie pour maintenir sa gloire et ses intérêts, j'espère que vous répondrez au plus tôt à la proposition que je vous fais ; que l'assemblée que je vous demande préviendra les malheureux engagements où nous pourrions tomber, et que les forces de l'Espagne ne seront employées qu'à soutenir la grandeur de la France et à humilier ses ennemis, comme je ne les emploierai jamais que pour marquer à Votre Majesté la tendresse sincère et inexprimable que j'ai pour elle. »

- Eh bien ! que dites-vous de cela, messieurs ? Sa Majesté Catholique pouvait-elle plus faire pour nous ? demanda madame du Maine.
- Elle pouvait joindre à cette lettre une épître directement adressée aux états généraux, répondit le cardinal ; cette épître, si le roi eût daigné l'envoyer, aurait eu, j'en suis certain, une grande influence sur leur délibération.
- La voici, dit le prince de Cellamare en tirant à son tour un papier de sa poche.
- Comment, prince ! reprit le cardinal, que dites-vous ?
- Je dis que Sa Majesté Catholique a été de l'avis de Votre Eminence, et qu'elle m'a adressé cette épître, qui est le complément de la lettre qu'elle a remise au baron de Valef.
- Alors, rien ne nous manque plus ! s'écria madame du Maine.
- Il nous manque Bayonne, dit le prince de Cellamare en secouant la tête. Bayonne, la porte de la France !
En ce moment, d'Avranches entra annonçant monsieur le duc de Richelieu.
- Et maintenant, prince, il ne vous manque plus rien, dit en riant le marquis de Pompadour, car voilà celui qui en a la clef.

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