Le Chevalier d'Harmental Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXIV
La conjuration se renoue

D'Harmental, après avoir posé son feutre et son manteau sur une chaise, après avoir posé ses pistolets sur sa table de nuit et glissé son épée sous son chevet, s'était jeté tout habillé sur son lit, et, telle est la puissance d'une vigoureuse organisation, que, plus heureux que Damoclès, il s'était endormi, quoique, comme Damoclès, une épée fût suspendue sur sa tête par un fil.
Lorsqu'il se réveilla, il faisait grand jour, et comme la veille il avait oublié, dans sa préoccupation, de fermer ses volets, la première chose qu'il vit fut un rayon de soleil qui se jouait joyeusement à travers sa chambre traçant de la fenêtre à la porte une brillante ligne de lumière dans laquelle voltigeaient mille atomes. D'Harmental crut avoir fait un rêve en se retrouvant calme et tranquille dans sa petite chambre si blanche et si propre tandis que, selon toute probabilité, il aurait dû être, à la même heure, dans quelque sombre et triste prison. Un instant il douta de la réalité, ramenant toutes ses pensées sur ce qui s'était passé la veille au soir ; mais tout était encore là, le ruban ponceau sur la commode, le feutre et le manteau sur la chaise, les pistolets sur la table de nuit, et l'épée sous le chevet ; et lui-même, d'Harmental, comme une dernière preuve, dans le cas où toutes les autres se seraient trouvées insuffisantes, se revoyait avec son costume de la veille qu'il n'avait point quitté de peur d'être réveillé en sursaut, au milieu de la nuit, par quelque mauvaise visite.
D'Harmental sauta en bas de son lit ; son premier regard fut pour la fenêtre de sa voisine ; elle était déjà ouverte, et l'on voyait Bathilde aller et venir dans sa chambre. Le second fut pour sa glace, et sa glace lui dit que la conspiration lui allait à merveille. En effet, son visage était plus pâle que d'habitude, et, par conséquent, plus intéressant ; ses yeux un peu fiévreux, et, par conséquent, plus expressifs ; de sorte qu'il était évident que lorsqu'il aurait donné un coup à ses cheveux et remplacé sa cravate froissée par une autre cravate, il deviendrait incontestablement pour Bathilde, vu l'avis qu'elle avait reçu la veille, un personnage des plus intéressants. D'Harmental ne se dit pas cela tout haut, il ne se le dit même pas tout bas, mais le mauvais instinct qui pousse nos pauvres âmes à leur perte lui souffla ces pensées à l'esprit, indistinctes, vagues, inachevées, il est vrai, mais assez précises cependant pour qu'il se mît à sa toilette avec l'intention d'assortir sa mise à l'air de son visage c'est-à-dire qu'un costume entièrement noir succéda à son costume sombre, que ses cheveux froissés furent renoués avec une négligence charmante, et que son gilet s'entrouvrit de deux boutons de plus que d'habitude pour faire place à son jabot, qui retomba sur sa poitrine avec un laisser-aller plein de coquetterie.
Tout cela s'était fait sans intention et de l'air le plus insouciant et le plus préoccupé du monde, car d'Harmental, tout brave qu'il était, n'oubliait point que d'un moment à l'autre on pouvait venir l'arrêter ; mais tout cela s'était fait d'instinct, de sorte que lorsque le chevalier sortit de la petite chambre qui lui servait de cabinet de toilette et jeta un coup d'oeil sur sa glace, il se sourit à lui-même avec une mélancolie qui doublait le charme déjà si réel de sa physionomie. Il n'y avait point à se tromper à ce sourire, car il alla aussitôt à sa fenêtre et l'ouvrit.
Peut-être Bathilde avait-elle fait aussi bien des projets pour le moment où elle reverrait son voisin ; peut-être avait-elle arrangé une belle défense qui consistait à ne point regarder de son côté ou à fermer sa fenêtre après une simple révérence ; mais au bruit de la fenêtre de son voisin qui s'ouvrait, tout fut oublié, elle s'élança à la sienne en s'écriant :
- Ah ! vous voilà ! Mon Dieu, monsieur, que vous m'avez fait de mal !
Cette exclamation était dix fois plus que n'avait espéré d'Harmental. Aussi, s'il avait de son côté préparé quelques phrases bien posées et bien éloquentes, ce qui était probable, ces phrases s'échappèrent-elles à l'instant de son esprit, et joignant les mains à son tour :
- Bathilde ! Bathilde ! s'écria-t-il, vous êtes donc aussi bonne que vous êtes belle ?
- Pourquoi bonne ? demanda Bathilde. Ne m'avez-vous pas dit que si j'étais orpheline, vous étiez sans parents ? Ne m'avez-vous pas dit que j'étais votre soeur, et que vous étiez mon frère ?
- Et alors, Bathilde, vous avez prié pour moi ?
- Toute la nuit, dit en rougissant la jeune fille.
- Et moi qui remerciais le hasard de m'avoir sauvé, tandis que je devais tout aux prières d'un ange !
- Le danger est donc passé ? s'écria vivement Bathilde.
- Cette nuit a été sombre et triste, répondit d'Harmental. Ce matin, cependant, j'ai été réveillé par un rayon de soleil ; mais il ne faut qu'un nuage pour qu'il disparaisse. Il en est ainsi du danger que j'ai couru : il est passé pour faire place à un plaisir bien grand, Bathilde, celui d'être certain que vous avez pensé à moi ; mais il peut revenir. Et, tenez, reprit-il en entendant les pas d'une personne qui montait dans son escalier, le voilà peut-être qui va frapper à ma porte !
En ce moment, en effet, on frappa trois coups à la porte du chevalier.
- Qui va là ? demanda d'Harmental de la fenêtre, et avec une voix dans laquelle toute sa fermeté ne pouvait pas faire qu'il ne perçât un peu d'émotion.
- Ami ! répondit-on.
- Eh bien ? demanda Bathilde avec anxiété.
- Eh bien ! toujours, grâce à vous, Dieu continue de me protéger. Celui qui frappe est un ami. Encore une fois merci, Bathilde !
Et le chevalier referma sa fenêtre, en envoyant à la jeune fille un dernier salut qui ressemblait fort à un baiser.
Puis il alla ouvrir à l'abbé Brigaud, qui, commençant à s'impatienter, venait de frapper une seconde fois.
- Eh bien ! dit l'abbé, sur la figure duquel il était impossible de lire la moindre altération, que nous arrive-t-il donc, mon cher pupille, que nous sommes enfermé ainsi à serrure et à verrous ? Est-ce pour prendre un avant goût de la Bastille ?
- Holà ! l'abbé ! répliqua d'Harmental d'un visage si joyeux et d'une voix si enjouée qu'on eût dit qu'il voulait lutter d'impassibilité avec Brigaud, point de pareilles plaisanteries, je vous prie, cela pourrait bien porter malheur !
- Mais regardez donc, regardez donc ! dit Brigaud en jetant les yeux autour de lui ; ne dirait-on pas qu'on entre chez un conspirateur ? Des pistolets sur la table de nuit, une épée sous le chevet, et sur cette chaise un feutre et un manteau ! Ah ! mon cher pupille, mon cher pupille, vous vous dérangez, ce me semble. Allons, remettez-moi tout cela à sa place, et que moi-même je ne puisse pas m'apercevoir, quand je viens vous faire ma visite paternelle, de ce qui se passe ici quand je n'y suis pas !
D'Harmental obéit, tout en admirant le flegme de cet homme d'église, que son sang-froid à lui, homme d'épée, avait grand-peine à atteindre.
- Bien, bien dit Brigaud en le suivant des yeux. Ah et ce noeud d'épaule que vous oubliez, et qui n'a jamais été fait pour vous car, le diable m'emporte ! il date de l'époque où vous étiez en jaquette ! Allons, allons, rangez-le aussi ; qui sait, vous pourriez en avoir besoin.
- Eh ! pourquoi faire, l'abbé ? demanda en riant d'Harmental, pour aller au lever du régent ?
- Eh ! mon Dieu, non, mais pour faire un signal à quelque brave homme qui passe. Allons, rangez-moi cela !
- Mon cher abbé, dit d'Harmental, si vous n'êtes pas le diable en personne, vous êtes au moins une de ses plus intimes connaissances.
- Eh non ! pour Dieu, non ! je suis un pauvre bonhomme qui va son petit chemin, et qui, tout allant, regarde à droite et à gauche, en haut et en bas, voilà tout. C'est comme cette fenêtre... que diable ! voilà un rayon de printemps, le premier qui vient frapper humblement à cette fenêtre, et vous ne lui ouvrez pas ! On dirait que vous avez peur d'être vu, ma parole d'honneur ! Ah ! pardon, je ne savais pas que quand votre fenêtre s'ouvrait, elle en faisait fermer une autre.
- Mon cher tuteur, vous êtes plein d'esprit, répondit d'Harmental, mais d'une indiscrétion terrible ! C'est au point que si vous étiez mousquetaire au lieu d'être abbé, je vous chercherais une querelle.
- Une querelle ! et pourquoi diable, mon cher ? parce que je veux vous aplanir le chemin de la fortune, de la gloire et de l'amour peut-être ! Ah ! ce serait une monstrueuse ingratitude !
- Eh bien, non ! soyons amis, l'abbé, reprit d'Harmental en lui tendant la main. Aussi bien ne serais-je pas fâché d'avoir quelques nouvelles.
- De quoi ?
- Mais que sais-je ! de la rue des Bons-Enfants, où il y a eu grand train, à ce qu'on m'a dit ; de l'Arsenal, où je pense que madame du Maine donnait une soirée : et même du régent, qui, si j'en crois un rêve que j'ai fait, est rentré au Palais-Royal fort tard et un peu agité.
- Eh bien ! tout a été à merveille : le bruit de la rue des Bons-Enfants, si toutefois il y en a eu, est tout à fait calmé ce matin. Madame du Maine a une aussi grande reconnaissance pour ceux que des affaires importantes ont retenus loin de l'Arsenal, qu'elle a eu au fond du coeur, j'en suis sûr, du mépris pour ceux qui y sont venus. Enfin, le régent a déjà, comme d'habitude, en rêvant cette nuit qu'il était roi de France, oublié qu'il a failli hier au soir être prisonnier du roi d'Espagne. Maintenant c'est à recommencer.
- Ah ! pardon, l'abbé, dit d'Harmental ; mais avec votre permission, c'est le tour des autres. Je ne serais pas fâché de me reposer un peu, moi.
- Diable ! voilà qui s'accorde mal avec la nouvelle que je vous apporte.
- Et quelle nouvelle m'apportez-vous ?
- Qu'il a été décidé cette nuit que vous partiriez en poste ce matin pour la Bretagne.
- Pour la Bretagne, moi ? Et que voulez-vous que j'aille faire en Bretagne ?
- Vous le saurez quand vous y serez.
- Et s'il ne me plaît pas de partir ?
- Vous réfléchirez, et vous partirez tout de même.
- Et à quoi réfléchirai-je ?
- Vous réfléchirez que ce serait d'un fou d'interrompre une entreprise qui touche à sa fin, pour un amour qui n'en est encore qu'à son commencement, et d'abandonner les intérêts d'une princesse du sang pour gagner les bonnes grâces d'une grisette.
- L'abbé ! dit d'Harmental.
- Oh ! ne nous fâchons pas, mon cher chevalier, reprit Brigaud, mais raisonnons. Vous vous êtes engagé volontairement dans l'affaire que nous poursuivons et vous avez promis de nous aider à la mener à bien. Serait-il loyal de nous abandonner maintenant pour un échec ? Que diable ! mon cher pupille, il faut avoir un peu plus de suite dans ses idées, ou ne pas se mêler de conspirer.
- Et c'est justement, reprit d'Harmental, parce que j'ai de la suite dans mes idées, que, cette fois comme l'autre, avant de rien entreprendre de nouveau, je veux savoir ce que j'entreprends. Je me suis offert pour être le bras, il est vrai ; mais, avant de frapper, le bras veut savoir ce qu'a décidé la tête. Je risque ma liberté, je risque ma vie, je risque quelque chose qui peut-être m'est plus précieux encore. Je veux risquer tout cela à ma façon, les yeux ouverts et non fermés. Dites-moi d'abord ce que je vais faire en Bretagne, et ensuite, eh bien ! peut-être irai-je.
- Vos ordres portent que vous vous rendrez à Rennes. Là, vous décachetterez cette lettre, et vous y trouverez vos instructions.
- Mes ordres ! mes instructions !
- Mais n'est-ce point les termes dont le général se sert à l'endroit de ses officiers, et les gens de guerre ont-ils l'habitude de discuter les commandements qu'on leur donne ?
- Non pas, quand ils sont au service ; mais moi, je n'y suis plus.
- C'est vrai ! j'avais oublié de vous dire que vous y étiez rentré.
- Moi ?
- Oui, vous. J'ai même votre brevet dans ma poche. Tenez.
Et Brigaud tira de sa poche un parchemin qu'il présenta tout plié à d'Harmental, et que celui-ci déploya lentement et tout en interrogeant Brigaud du regard.
- Un brevet ! s'écria le chevalier, un brevet de colonel d'un des quatre régiments de carabiniers ! Et d'où me vient ce brevet ?
- Regardez la signature, pardieu !
- Louis-Auguste ! monsieur le duc du Maine !
- Eh bien ! qu'y a-t-il là d'étonnant ? En sa qualité de grand-maître de l'artillerie n'a-t-il pas la nomination à douze régiments ? Il vous en donne un, voilà tout, pour remplacer celui qu'on vous a ôté ; et, comme votre général, il vous envoie en mission. Est-ce l'habitude des gens de guerre de refuser en pareil cas l'honneur que leur a fait leur chef en songeant à eux ? Moi, je suis homme d'église, et je ne m'y connais pas.
- Non, mon cher abbé, non ! s'écria d'Harmental, et c'est au contraire le devoir de tout officier du roi d'obéir à son chef.
- Sans compter, reprit négligemment Brigaud, que dans le cas où la conspiration échouerait, vous n'avez fait qu'obéir aux ordres qu'on vous a donnés, et que vous pouvez rejeter sur un autre toute la responsabilité de vos actions.
- L'abbé ! s'écria une seconde fois d'Harmental.
- Dame ! vous n'allez pas... je vous fais sentir l'éperon, moi !
- Si, mon cher abbé, si, je vais... Excusez-moi ; mais tenez, il y a des moments où je suis à moitié fou. Me voilà aux ordres de monsieur du Maine, ou plutôt de madame. Ne la verrai-je donc point avant mon départ pour tomber à ses genoux, pour baiser le bas de sa robe, pour lui dire que je suis prêt à me faire casser la tête sur un mot d'elle ?
- Allons, voilà que nous allons tomber dans l'exagération contraire ! Mais non, il ne faut pas vous faire casser la tête, il faut vivre ; vivre pour triompher de nos ennemis, et pour porter un bel uniforme avec lequel vous tournerez la tête à toutes les femmes.
- Oh ! mon cher Brigaud, il n'y en a qu'une à laquelle je veuille plaire.
- Eh bien ! vous plairez à celle-là d'abord et aux autres ensuite.
- Et quand dois-je partir ?
- A l'instant même.
- Vous me donnerez bien une demi-heure ?
- Pas une seconde !
- Mais je n'ai pas déjeuné.
- Je vous emmène et vous déjeunerez avec moi.
- Je n'ai là que deux ou trois mille francs, et ce n'est point assez.
- Vous trouverez une année de votre solde dans le coffre de votre voiture.
- Des habits ?...
- Vos malles en sont pleines. Est-ce que je n'avais pas votre mesure, et seriez-vous mécontent de mon tailleur ?
- Mais au moins, l'abbé, quand reviendrai-je ?
- D'aujourd'hui en six semaines, jour pour jour, madame la duchesse du Maine vous attend à Sceaux.
- Mais au moins, l'abbé, vous me permettrez bien d'écrire deux lignes ?
- Deux lignes, soit ! je ne veux pas être trop exigeant. Le chevalier se mit à une table et écrivit :

« Chère Bathilde, aujourd'hui c'est plus qu'un danger qui me menace, c'est un malheur qui m'atteint. Je suis forcé de partir à l'instant même sans vous revoir, sans vous dire adieu. Je serai six semaines absent. Au nom du ciel ! Bathilde, n'oubliez pas celui qui ne sera pas une heure sans penser à vous.
                    Raoul. »

Cette lettre terminée, pliée et cachetée, le chevalier se leva et alla à sa fenêtre ; mais, comme nous l'avons dit, celle de sa voisine s'était refermée à l'apparition de l'abbé Brigaud. Il n'y avait donc aucun moyen de faire passer à Bathilde la dépêche qui lui était destinée. D'Harmental laissa échapper un geste d'impatience. En ce moment on gratta doucement à la porte ; l'abbé ouvrit et Mirza, qui, guidée par son instinct et sa gourmandise, avait trouvé la chambre du jeteur de bonbons, parut sur le seuil et entra en faisant mille démonstrations de joie.
- Eh bien ! dit Brigaud, dites encore qu'il n'y a pas un bon Dieu pour les amants ! Vous cherchiez un messager, en voilà justement un qui vous arrive.
- L'abbé ! l'abbé ! dit d'Harmental en secouant la tête prenez garde d'entrer dans mes secrets plus avant que la chose ne me conviendra !
- Allons donc ! répondit Brigaud, un confesseur, mon cher, c'est un abîme !
- Ainsi, pas un mot ne sortira de votre bouche ?
- Sur l'honneur ! chevalier.
Et d'Harmental attacha la lettre au cou de Mirza, lui donna un morceau de sucre en récompense de la mission qu'elle allait accomplir, et moitié triste d'avoir perdu pour six semaines sa belle voisine, moitié gai d'avoir retrouvé pour toujours son bel uniforme, il prit tout l'argent qui lui restait, fourra ses pistolets dans ses poches, agrafa son épée à sa ceinture, mit son feutre sur sa tête, jeta son manteau sur ses épaules, et suivit l'abbé Brigaud.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente