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Chapitre XX
Demande en mariage.

L'oeuvre babylonienne de Buvat avait duré douze mois. Pendant ces douze mois, Bathilde avait passé de sa quinzième à sa seizième année, de sorte que la gracieuse jeune fille était devenue une femme charmante. C'était pendant cette période que son voisin Boniface Denis l'avait remarquée, et avait tant fait que sa mère, qui n'avait rien à lui refuser, après avoir été prendre des informations préalables à une bonne source, c'est-à-dire à la rue Pagevin, avait commencé, sous un prétexte de voisinage, par se présenter chez Buvat et chez sa pupille, et avait fini par les inviter tous deux à venir passer chez elle les soirées du dimanche. L'invitation avait été faite de si bonne grâce, qu'il n'y avait pas eu moyen de refuser, quelque répugnance que Bathilde éprouvât à sortir de sa solitude. D'ailleurs Buvat était enchanté qu'une occasion de distraction se présentât pour Bathilde. Puis, au fond, comme il savait que madame Denis avait deux filles, peut-être n'était-il point fâché de jouir, dans cet orgueil paternel dont ne sont point exemptes les meilleures âmes, du triomphe que sa pupille ne pouvait manquer d'obtenir sur mademoiselle Emilie et sur mademoiselle Athénaïs.
Cependant, les choses ne se passèrent point précisément comme le bonhomme les avait d'avance arrangées dans sa tête. Bathilde vit du premier coup d'oeil à qui elle avait affaire, et apprécia la médiocrité de ses rivales ; de sorte que, lorsqu'on parla dessin, et qu'on lui fit admirer les têtes, d'après la bosse, de ces demoiselles, elle prétendit n'avoir rien à la maison qu'elle pût montrer, tandis que Buvat savait parfaitement qu'il y avait dans ses cartons une tête d'enfant Jésus et une tête de saint Jean, charmantes toutes deux. Ce ne fut pas tout ! Lorsqu'on la pria de chanter, après que mesdemoiselles Denis se furent fait entendre, elle prit une simple petite romance en deux couplets qui dura cinq minutes, au lieu du grand air sur lequel avait compté Buvat, et qui devait durer trois quarts d'heure. Cependant, au grand étonnement de Buvat, cette conduite parut augmenter singulièrement l'amitié de madame Denis pour la jeune fille ; car madame Denis, qui avait entendu d'avance faire un grand éloge des talents de Bathilde, malgré son orgueil maternel, n'était point sans quelque inquiétude sur le résultat d'une lutte artistique entre les jeunes personnes. Bathilde fut donc comblée de caresses par la bonne femme, qui, lorsqu'elle fut partie, affirma à tout le monde que c'était une personne pleine de talents et de modestie, qu'on n'avait rien dit de trop dans les éloges que l'on avait faits sur son compte. Une mercière retirée ayant même alors voulu élever la voix pour rappeler la position étrange de la pupille vis-à-vis du bonhomme qui lui servait de tuteur, madame Denis imposa silence à cette mauvaise langue, en disant qu'elle connaissait à fond cette histoire et qu'il n'y avait pas le moindre détail qui ne fût à l'honneur de ses deux voisins. C'était un léger mensonge que se permettait madame Denis en se prétendant si bien renseignée, mais sans doute Dieu le lui pardonna en faveur de l'intention.
Quant à Boniface, du moment où il ne pouvait pas jouer au cheval fondu ou faire la roue, il était nul, de toute nullité. Il avait donc été ce soir-là d'une stupidité si supérieure, que Bathilde, n'attachant aucune importance à un pareil être, ne l'avait pas même remarqué.
Mais il n'en avait pas été ainsi de Boniface. Le pauvre garçon, qui n'était qu'amoureux en voyant Bathilde de loin, était devenu fou en la voyant de près. Il résulta de cette recrudescence de sentiment que Boniface ne quitta plus sa fenêtre, ce qui força tout naturellement Bathilde à fermer la sienne ; car, on se le rappelle, M. Boniface habitait alors la chambre occupée depuis par le chevalier d'Harmental.
Cette conduite de Bathilde, dans laquelle il était impossible de voir autre chose qu'une suprême modestie, ne pouvait qu'augmenter la passion de son voisin. Aussi fit-il de telles instances auprès de sa mère, que celle-ci remonta de la rue Pagevin à la rue des Orties, et là apprit par les questions qu'elle fit à une vieille portière devenue à peu près aveugle et tout à fait sourde, quelque chose de cette scène mortuaire que nous avons racontée, et dans laquelle Buvat avait joué un si beau rôle. La bonne femme avait oublié les noms des principaux personnages ; elle se rappelait seulement que le père était un bel officier qui avait été tué en Espagne, et la mère une charmante jeune femme qui était morte de douleur et de misère. Ce qui l'avait surtout frappée, et ce qui lui laissait des souvenirs si vifs, c'est que cette catastrophe était arrivée l'année même de la mort de son carlin.
De son côté, Boniface s'était mis en quête, et il avait appris par monsieur Joulu, son procureur, lequel était ami de monsieur Ladureau, notaire de Buvat, que, chaque année, depuis dix ans, on plaçait cinq cents francs au nom de Bathilde, lesquels cinq cents francs annuels réunis aux intérêts, formaient un petit capital de sept ou huit mille francs. Sept ou huit mille francs de capital étaient bien peu de chose pour Boniface, qui, de l'aveu de sa mère, pouvait compter sur trois mille livres de rentes ; mais enfin ce capital, si chétif qu'il fût, prouvait au moins que si Bathilde était loin d'avoir une fortune, elle n'était pas non plus tout à fait dans la misère.
En conséquence, au bout d'un mois, pendant lequel madame Denis vit que l'amour de Boniface allait toujours croissant, et où l'estime qu'elle avait de son côté pour Bathilde, qui vint encore à deux de ses soirées, ne subit aucune altération, elle se décida à faire la demande en règle. Donc, une après-dînée que Buvat revenait de son bureau à son heure ordinaire, madame Denis l'attendit sur sa porte, et, comme il allait rentrer chez lui, elle lui fit comprendre d'un signe de la main et d'un clignotement de l'oeil qu'elle avait quelque chose à lui dire. Buvat comprit parfaitement la provocation, mit galamment le chapeau à la main et suivit madame Denis, qui le conduisit dans la chambre la plus reculée de sa maison, ferma les portes pour n'être surprise par personne, fit asseoir Buvat, et, lorsqu'il fut assis, lui fit majestueusement la demande de la main de Bathilde pour Boniface.
Buvat demeura tout étourdi de la proposition. Il ne lui était jamais venu à l'esprit que Bathilde pût se marier. La vie sans Bathilde lui semblait désormais une chose si impossible pour lui, qu'il changea de couleur à la seule idée d'être abandonné par elle.
Madame Denis était trop bonne observatrice pour ne pas remarquer l'effet étrange que sa demande avait produit sur le système nerveux de Buvat. Elle ne voulut pas même lui laisser ignorer qu'une chose si importante était passée inaperçue ; elle lui offrit un flacon de sels à son usage, et qu'elle laissait toujours sur la cheminée, à la vue de tout le monde, pour se donner l'occasion de répéter deux ou trois fois par semaine qu'elle avait les nerfs d'une extrême irritabilité. Buvat, qui avait perdu la tête, au lieu de respirer purement et simplement ces sels à une distance convenable, déboucha le flacon et se le fourra dans le nez. L'effet du tonique fut rapide : Buvat bondit sur ses pieds comme si l'ange d'Habacuc l'avait enlevé par les cheveux ; son visage passa d'un blanc fade au cramoisi le plus foncé ; il éternua pendant dix minutes à se faire sauter la cervelle ; puis enfin, s'étant calmé peu à peu et étant revenu insensiblement à l'état où il se trouvait au moment où la proposition avait été faite, il répondit qu'il comprenait tout ce qu'une pareille proposition avait d'honorable pour sa pupille, mais que, comme madame Denis le savait sans doute, il n'était que le tuteur de Bathilde, qualité qui lui faisait une obligation de lui transmettre la demande, et en même temps un devoir de la laisser parfaitement libre de l'accepter ou de la refuser. Madame Denis trouva la réplique parfaitement juste, et le reconduisit à la porte de la rue en lui disant qu'en attendant sa réponse elle le priait de la croire sa très humble servante.
Buvat remonta chez lui et trouva Bathilde fort inquiète : il avait retardé d'une demi-heure sur la pendule, ce qui ne lui était pas arrivé une seule fois depuis dix ans. L'inquiétude de la jeune fille redoubla quand elle vit l'air triste et préoccupé de Buvat. Aussi voulut-elle connaître tout d'abord ce qui causait la mine allongée de son bon ami. Buvat, qui n'avait pas préparé son discours, essaya de reculer l'explication jusqu'après le dîner, mais Bathilde déclara qu'elle ne se mettrait point à table qu'elle ne sût ce qui était arrivé. Force fut donc à Buvat de transmettre, séance tenante, à sa pupille, et sans préparation aucune, la proposition de madame Denis.
Bathilde rougit d'abord comme fait toute jeune fille à qui l'on parle de mariage ; puis, prenant dans les siennes les deux mains de Buvat, qui s'était assis de peur que les jambes lui manquassent et le regardant en face avec ce doux sourire qui était le soleil du pauvre écrivain :
- Ainsi donc, lui dit-elle, petit père, vous avez assez de votre pauvre fille, et vous voulez vous en débarrasser ?
- Moi ! dit Buvat, moi ! avoir envie de me débarrasser de toi ! Mais c'est moi qui mourrai le jour où tu me quitterais !
- Eh bien ! alors, petit père, répondit Bathilde, pourquoi venez-vous me parler de mariage ?
- Mais, dit Buvat, parce que... parce que... il faudra bien un jour que tu t'établisses, et que tu ne trouveras peut-être pas plus tard un aussi bon parti, quoique, Dieu merci ! ma petite Bathilde mérite un peu mieux qu'un monsieur Boniface.
- Non, petit père, reprit Bathilde, non, je ne mérite pas mieux que monsieur Boniface ; mais...
- Eh bien ! mais ?
- Mais... je ne me marierai jamais.
- Comment ! dit Buvat, tu ne te marieras jamais !
- Pourquoi me marier ? demanda Bathilde. Est-ce que nous ne sommes pas heureux comme nous sommes ?
- Si fait, nous sommes heureux ! Sabre de bois ! s'écria Buvat, je le crois bien que nous le sommes !
Sabre de bois était un honnête juron dont se servait Buvat dans les grandes occasions, et qui indiquait les inclinations pacifiques du bonhomme.
- Eh bien ! continua Bathilde avec son sourire d'ange, si nous sommes heureux, restons comme nous sommes. Vous le savez, petit père, il ne faut pas tenter Dieu.
- Tiens, dit Buvat, embrasse-moi, mon enfant ! Ah ! c'est comme si tu venais de m'enlever Montmartre de dessus l'estomac !
- Vous ne désirez donc pas ce mariage ? demanda Bathilde en posant ses lèvres sur le front du bonhomme.
- Moi ! désirer ce mariage ! dit Buvat ; moi ! désirer te voir la femme de ce petit gueux de Boniface ! de ce satané chenapan que j'avais pris en grippe, je ne savais pas pourquoi ! Je le sais maintenant !
- Si vous ne désirez pas ce mariage, pourquoi m'en parlez-vous ?
- Parce que tu sais bien que je ne suis pas ton père, dit Buvat ; parce que tu sais bien que je n'ai aucun droit sur toi ; parce que tu sais bien que tu es libre.
- Vraiment, je suis libre ! dit en riant Bathilde.
- Libre comme l'air.
- Eh bien ! si je suis libre, je refuse.
- Diable ! tu refuses, dit Buvat ; j'en suis bien content, c'est vrai ; mais comment vais-je dire cela à madame Denis ?
- Comment ? Dites-lui que je suis trop jeune, dites-lui que je ne veux pas me marier, dites-lui que je veux rester éternellement avec vous.
- Allons dîner, dit Buvat ; il me viendra peut-être une bonne idée en mangeant la soupe. C'est drôle, l'appétit m'est revenu tout à coup. Tout à l'heure, j'avais l'estomac si serré que j'aurais cru qu'il me serait impossible d'avaler une goutte d'eau. Maintenant, je boirais la Seine.
Buvat mangea comme un ogre et but comme un Suisse ; mais malgré cette infraction à ses habitudes hygiéniques, aucune bonne idée ne lui vint ; de sorte qu'il fut obligé de dire tout bonnement à madame Denis que Bathilde était très honorée de sa recherche, mais qu'elle ne voulait pas se marier.
Cette réponse inattendue cassa bras et jambes à madame Denis ; elle n'avait jamais cru qu'une pauvre petite orpheline comme Bathilde pût refuser un parti aussi brillant que son fils ; elle reçut en conséquence très sèchement le refus de Buvat, et elle répondit que chacun était libre de sa personne, et que si mademoiselle Bathilde voulait rester pour coiffer sainte Catherine, elle en était parfaitement la maîtresse.
Mais quand elle réfléchit à ce refus, que dans son orgueil maternel elle ne pouvait comprendre, les anciennes calomnies qu'elle avait entendu faire autrefois sur la jeune fille et sur son tuteur lui revinrent à l'esprit, et comme elle était alors dans une disposition parfaite pour y croire, elle ne fit plus aucun doute qu'elles ne fussent des vérités avérées. Aussi, lorsqu'elle transmit à Boniface la réponse de sa belle voisine, ajouta-t-elle pour le consoler de cet échec matrimonial, qu'il était bien heureux que les négociations eussent tourné ainsi, attendu qu'elle avait appris des choses qui, en supposant que Bathilde eût accepté, ne lui eussent pas permis à elle, de laisser se conclure un pareil mariage.
Il y a plus : madame Denis pensa qu'il n'était point de sa dignité que son fils, après un refus si humiliant, conservât la chambre qu'il habitait en face de Bathilde ; elle lui en fit préparer, sur le jardin une beaucoup plus grande et beaucoup plus belle, et elle mit immédiatement en location celle que venait de quitter M. Boniface.
Huit jours après, comme M. Boniface, pour se venger de Bathilde, agaçait Mirza, qui se tenait sur sa porte, n'ayant pas jugé qu'il fit assez beau pour risquer ses pattes blanches dehors, Mirza, à qui l'habitude d'être gâtée avait fait un caractère fort irritable, s'était élancée sur M. Boniface et l'avait cruellement mordu au mollet.
C'est ce qui fait que le pauvre garçon, qui avait le coeur encore assez malade et la jambe assez mal guérie, avait si amicalement conseillé à d'Harmental de prendre garde à la coquetterie de Bathilde et de jeter une boulette à Mirza.

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