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Chapitre XV
La rue des Bons-Enfants.

Le soir du même jour, qui était un dimanche, vers les huit heures à peu près, au moment où un groupe assez considérable d'hommes et de femmes, réunis autour d'un chanteur de rues, qui faisait merveille en jouant à la fois des cymbales avec ses genoux et du tambour de basque avec ses mains, fermait presque hermétiquement l'entrée de la rue de Valois, un mousquetaire et deux chevau-légers descendirent par l'escalier de derrière du Palais-Royal et firent quelques pas pour s'avancer vers le passage du Lycée, qui, ainsi que chacun sait, donnait dans cette rue ; mais voyant la foule qui leur barrait presque le chemin les trois militaires s'arrêtèrent et parurent tenir conseil : le résultat de leur délibération fut sans doute qu'il fallait prendre une autre route que celle qui avait été décidée d'abord ; car le mousquetaire, donnant le premier l'exemple d'une nouvelle manoeuvre, enfila la cour des Fontaines, tourna le coin de la rue des Bons-Enfants, et tout en marchant d'un pas rapide, quoiqu'il fût d'une corpulence assez forte, il arriva au numéro 22, qui s'ouvrit comme par enchantement à son approche, et se referma sur lui et ses deux compagnons.
Au moment où ils avaient pris le parti de faire ce petit détour, un jeune homme vêtu d'un habit de couleur muraille, enveloppé d'un manteau de la même nuance que son habit, et coiffé d'un chapeau à larges bords, enfoncé sur ses yeux, quitta le groupe qui environnait le musicien, en chantant lui- même sur l'air des Pendus : – Vingt-quatre ! vingt-quatre ! vingt-quatre ! – et s'avançant rapidement vers le passage du Lycée, il arriva à son extrémité opposée assez à temps pour voir entrer dans la maison que nous avons dite les trois illustres vagabonds.
Alors il jeta un regard autour de lui, et à la lueur d'une des trois lanternes qui, grâce à la munificence de l'édilité, éclairaient ou plutôt devaient éclairer la rue dans toute sa longueur, il aperçut un de ces bons gros charbonniers au visage couleur de suie, si bien stéréotypés par Greuze, qui se reposait devant une des bornes de l'hôtel de la Roche-Guyon, sur laquelle il avait déposé son sac. Un instant il parut hésiter à s'approcher de cet homme ; mais le charbonnier, à son tour, ayant chanté sur l'air des Pendus le même refrain qu'avait chanté l'homme au manteau, celui-ci ne parut plus éprouver aucune hésitation, et marcha droit à lui.
- Eh bien ! capitaine, dit l'homme au manteau, vous les avez vus ?
- Comme je vous vois, colonel : un mousquetaire, et deux chevau-légers, mais je n'ai pu les reconnaître ; seulement, comme le mousquetaire se cachait le visage avec son mouchoir, je présume que c'est le régent.
- C'est cela même, et les deux chevau-légers sont Simiane et Ravanne.
- Ah ! ah ! mon écolier, fit le capitaine ; j'aurai plaisir à le retrouver : C'est un bon enfant.
- En tout cas, capitaine, faites attention qu'il ne vous reconnaisse pas.
- Me reconnaître ; moi ! il faudrait être le diable en personne pour me reconnaître accoutré comme me voilà. C'est bien plutôt vous, chevalier, qui devriez un peu méditer vos propres paroles. Vous avez un malheureux air de grand seigneur qui ne va pas le moins du monde avec votre habit ; mais il ne s'agit pas de cela : maintenant les voilà dans la souricière, il s'agit de ne pas les en laisser sortir. Nos gens sont-ils prévenus ?
- Ma foi ! vos gens, capitaine, vous savez que je ne les connais pas plus qu'ils ne me connaissent. J'ai quitté le groupe en chantant le refrain qui est notre mot d'ordre. M'ont-ils entendu ? m'ont-ils compris ? je n'en sais rien.
- Soyez tranquille, colonel, ce sont des gaillards qui entendent à demi voix, et qui comprennent à demi-mot.
En effet, aussitôt que l'homme au manteau s'était éloigné du groupe, une fluctuation étrange, qu'il n'avait pas pu prévoir, s'était opérée dans cette foule, qui semblait composée seulement de passants désoeuvrés : bien que la chanson ne fût pas terminée ni la quête commencée encore, le chapelet s'égrena. Bon nombre d'hommes sortirent du cercle isolément ou deux par deux, et se retournant les uns vers les autres avec un geste imperceptible de la main, ceux-ci par le haut de la rue de Valois, ceux-là par la cour des Fontaines, les derniers par le Palais-Royal même, commencèrent à envelopper la rue des Bons-Enfants, qui semblait être le centre du rendez vous qu'ils s'étaient donné.
Il résulta de cette manoeuvre, dont le but est facile à comprendre, qu'il ne resta devant le chanteur que dix ou douze femmes, quelques enfants et un bon bourgeois d'une quarantaine d'années, qui, voyant que la quête allait commencer, quitta la place à son tour, avec un air de profond dédain pour toutes ces chansons nouvelles et, en mâchonnant entre ses dents une vieille chanson pastorale qu'il paraissait mettre fort au-dessus des gaudrioles que le mauvais goût du temps avait mises à la mode. Il sembla bien au bon bourgeois que plusieurs hommes près desquels il passait lui faisaient certains signes ; mais comme il n'appartenait à aucune société secrète ni à aucune loge maçonnique, il continua son chemin en chantonnant toujours son refrain favori :

          Laissez-moi aller,
          Laissez-moi jouer,
          Laissez-moi aller jouer sous la coudrette.

Et après avoir suivi la rue Saint-Honoré jusqu'à la barrière des Deux Sergents, il tourna le coin de la rue du Coq et disparut.
Au même instant à peu près, l'homme au manteau, qui s'était éloigné le premier du groupe d'auditeurs en chantant :– Vingt-quatre ! vingt-quatre ! vingt-quatre ! – reparut au bas de l'escalier du passage du Palais-Royal, et s'approchant du chanteur :
- Mon ami, lui dit-il, ma femme est malade, et ta musique l'empêche de dormir ; si tu n'as pas de motif particulier de rester ici, va-t'en sur la place du Palais-Royal, voici un petit écu pour t'indemniser de ton déplacement.
- Merci, monseigneur, répondit le chanteur, mesurant la position sociale de l'inconnu à la générosité dont il venait de faire preuve, je m'en vais à l'instant. Vous n'avez pas de commissions pour la rue Mouffetard ?
- Non.
- C'est que je les aurais faites par-dessus le marché.
Et l'homme s'en alla de son côté ; et, comme il était à la fois le centre et la cause du rassemblement, tout ce qui en restait disparut avec lui.
En ce moment, neuf heures sonnèrent à l'horloge du Palais-Royal. Le jeune homme au manteau tira alors de son gousset une montre dont la garniture en diamants contrastait avec son costume simple ; et comme sa montre avançait de dix minutes, il la remit exactement à l'heure, puis il tourna à son tour par la cour des Fontaines, et s'enfonça dans la rue des Bons-Enfants.
En arrivant en face du n° 24, il retrouva le charbonnier.
- Et le chanteur ? demanda celui-ci.
- Il est parti.
- Bon !
- Et la chaise de poste ? demanda à son tour l'homme au manteau.
- Elle attend au coin de la rue Baillif.
- On a eu soin d'envelopper les roues et les pieds des chevaux avec des chiffons ?
- Oui.
- Très bien ! Alors, attendons, dit l'homme au manteau.
- Attendons, répondit le charbonnier.
Et tout rentra dans le silence.
Une heure s'écoula, pendant laquelle quelques passants attardés traversèrent à des intervalles toujours plus éloignés, la rue, qui finit enfin par devenir à peu près déserte. De leur côté, le peu de fenêtres éclairées que l'on voyait briller encore s'éteignirent les unes après les autres et l'obscurité, n'ayant plus à lutter que contre les deux lanternes, dont l'une était en face de la chapelle de Saint-Clair et l'autre au coin de la rue Baillif, finit par envahir le domaine que, depuis longtemps déjà, elle réclamait.
Une heure s'écoula encore : on entendit passer le guet dans la rue de Valois ; derrière le guet, le gardien du passage vint fermer la porte.
- Bien ! murmura l'homme au manteau ; maintenant nous sommes sûrs de n'être pas gênés.
- Maintenant, répondit le charbonnier, pourvu qu'il sorte avant le jour.
- S'il était seul, il serait à craindre qu'il y restât. Mais il n'est pas probable que madame de Sabran les retienne tous les trois.
- Hum ! elle peut prêter sa chambre à l'un et laisser dormir les deux autres sous la table.
- Peste ! vous avez raison, capitaine, et je n'y avais pas pensé. Au reste, toutes vos précautions sont bien prises ?
- Toutes.
- Vos hommes croient qu'il s'agit tout bonnement d'une gageure ?
- Ils font semblant de le croire, au moins ; on ne peut pas leur en demander davantage.
- Ainsi, c'est bien entendu, capitaine : vous et vos gens êtes ivres, vous me poussez, je tombe entre le régent et celui des deux à qui il donne le bras, je les sépare, vous vous emparez de lui, vous le bâillonnez, et à un coup de sifflet la voiture arrive, tandis qu'on contient Simiane et Ravanne le pistolet sur la gorge.
- Mais, demanda le charbonnier d'une voix plus basse, s'il se nomme ?
- S'il se nomme ? répondit l'homme au manteau. Puis il ajouta d'une voix plus basse encore que n'avait fait son interlocuteur :
- En conspiration il n'y a pas de demi-mesure ; s'il se nomme vous le tuerez.
- Peste ! dit le charbonnier, tâchons qu'il ne se nomme pas.
Et comme l'homme au manteau ne répondit point, tout rentra dans le silence.
Un quart d'heure s'écoula encore sans qu'il arrivât rien de nouveau.
Alors une lumière, qui venait du fond de l'appartement illumina les trois fenêtres du milieu.
- Ah ! ah ! voilà du nouveau ! dirent ensemble l'homme au manteau et le charbonnier.
En ce moment, on entendit le pas d'un homme qui venait du côté de la rue Saint-Honoré, et qui s'apprêtait à longer la rue dans toute sa longueur ; le charbonnier mâcha entre ses dents un blasphème à faire fendre le ciel.
Cependant l'homme venait toujours ; mais, soit que l'obscurité seule suffît pour l'effrayer, soit qu'il eût vu dans cette obscurité se mouvoir quelque chose de suspect, il était évident qu'il éprouvait une certaine émotion. En effet, dès la hauteur de l'hôtel Saint-Clair, employant cette vieille ruse des poltrons qui veulent faire croire qu'ils n'ont pas peur, il se mit à chanter ; mais, à mesure qu'il avançait, sa voix devenait plus tremblante ; et, quoique l'innocence de sa chanson prouvât la sérénité de son coeur, en arrivant en face du passage, sa crainte était si visible qu'il commença à tousser, ce qui, comme on sait, dans la gamme de la terreur, indique une gradation de crainte d'un degré au-dessus du chant. Cependant, voyant que rien ne bougeait autour de lui, il se rassura un peu, et d'une voix qu'il avait mise plus en harmonie avec sa situation présente qu'avec le sens des paroles, il reprit :

          Laissez-moi aller,
          Laissez-moi...

Mais là il s'arrêta tout court, non seulement dans sa chanson, mais encore dans sa marche, car ayant aperçu à la lueur des fenêtres du salon deux hommes debout dans l'enfoncement d'une porte cochère, il sentit que la voix et les jambes lui manquaient à la fois, et il s'arrêta tout court, immobile et muet. Malheureusement, en ce moment même une ombre s'approcha de la fenêtre ; le charbonnier vit qu'un cri pouvait tout perdre, et il fit un mouvement pour s'élancer vers le passant ; l'homme au manteau le retint.
- Capitaine, lui dit-il, ne faites pas de mal à cet homme. – Puis s'approchant de lui. – Passez, mon ami, lui dit-il, mais passez promptement et ne regardez pas en arrière.
Le chanteur ne se le fit pas dire à deux fois, et gagna du pied aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes et le tremblement qui s'était emparé de tout son corps, si bien qu'au bout de quelques secondes il était disparu à l'angle du jardin de l'hôtel de Toulouse.
- Il était temps, murmura le charbonnier, voici la fenêtre qui s'ouvre.
Les deux hommes se plongèrent le plus qu'ils purent dans l'ombre.
En effet, la fenêtre venait de s'ouvrir, et un des deux chevau-légers s'était avancé sur le balcon.
- Eh bien ! dit de l'intérieur de l'appartement une voix que le charbonnier et l'homme au manteau reconnurent pour celle du régent ; eh bien ! Simiane, quel temps fait-il ?
- Mais, répondit Simiane, je crois qu'il neige.
- Comment ! tu crois qu'il neige ?
- Ou qu'il pleut ; je n'en sais rien, continua Simiane.
- Comment, double brute, dit Ravanne, tu ne peux pas distinguer ce qui tombe ? et il vint à son tour sur le balcon.
- Après cela, dit Simiane, je ne suis pas bien sûr qu'il tombe quelque chose.
- Il est ivre mort, dit le régent.
- Moi, dit Simiane blessé dans son amour-propre de buveur, moi, ivre mort. Arrivez ici, Monseigneur. Venez, venez.
Quoique l'invitation fût faite d'une manière assez étrange, le régent ne laissa pas que de rejoindre en riant ses deux compagnons. Au reste, à sa démarche, il était facile de voir que lui-même était plus qu'échauffé.
- Ah ! ivre mort, reprit Simiane en tendant la main au prince, ivre mort ! Eh bien ! touchez là ; je vous parie cent louis que, tout régent de France que vous êtes, vous ne faites pas ce que je fais.
- Vous entendez, monseigneur, dit de l'intérieur de l'appartement une voix de femme, c'est une provocation.
- Et comme telle je l'accepte. Va pour cent louis.
- Je suis de moitié avec celui des deux qui voudra, dit Ravanne.
- Parie avec la marquise, dit Simiane ; je ne veux personne dans mon enjeu.
- Ni moi non plus, dit le régent.
- Marquise, cria Ravanne, cinquante louis contre un baiser.
- Demandez à Philippe s'il permet que je tienne.
- Tenez, dit le régent, tenez ; c'est un marché d'or qu'on vous propose là, marquise, et vous ne pouvez que gagner. Eh bien ! y es-tu Simiane ?
- J'y suis. Vous me suivrez ?
- Partout. Que vas-tu faire ?
- Regardez.
- Où diable vas-tu ?
- Je rentre au Palais-Royal.
- Par où ?
- Par les toits.
Et Simiane, empoignant cette espèce d'éventail de fer que nous avons indiqué comme séparant les fenêtres du salon des fenêtres de la chambre à coucher, se mit à grimper à la manière de ces singes qui vont au bout d'une corde chercher un sou au troisième étage.
- Monseigneur, s'écria madame de Sabran, s'élançant sur le balcon et saisissant le prince par le bras, j'espère bien que vous ne le suivrez pas.
- Je ne le suivrai pas ? dit le régent en se débarrassant de la marquise ; savez-vous que j'ai pour principe que tout ce qu'un autre essaiera, moi, je puis le faire ? Qu'il monte à la lune, et le diable m'emporte ! si je n'arrive pas pour frapper à la porte en même temps que lui. As-tu parié pour moi, Ravanne ?
- Oui ; mon prince, répondit le jeune homme en riant de tout son coeur.
- Eh bien ! alors, embrasse, tu as gagné.
Et le régent s'élança à son tour aux barreaux de fer, grimpant derrière Simiane, qui, agile, long et mince comme il était, fut en un instant sur la terrasse.
- Mais j'espère que vous restez, vous au moins, Ravanne ? dit la marquise.
- Le temps de ramasser votre enjeu, répondit le jeune homme en appliquant un baiser sur les belles joues fraîches de madame de Sabran ; et maintenant, continua-t-il adieu, madame la marquise, je suis page de monseigneur, vous comprenez qu'il faut que je le suive.
Et Ravanne s'élança à son tour par le chemin hasardeux qu'avaient déjà pris ses deux compagnons.
Le charbonnier et l'homme au manteau laissèrent échapper une exclamation d'étonnement qui fut répétée par toute la rue, comme si chaque porte avait son écho.
- Hein ! Qu'est-ce que c'est que cela ? dit Simiane, qui, arrivé le premier sur la terrasse, était plus libre d'esprit que ceux qui montaient encore.
- Vois-tu, double ivrogne ! dit le régent, empoignant d'une main le rebord de la terrasse, c'est le guet, et tu vas nous faire conduire au corps de garde, mais je te promets que je t'y laisse brancher !
A ces paroles, ceux qui étaient dans la rue se turent, espérant que le duc et ses compagnons ne pousseraient pas la plaisanterie plus loin, et qu'ils redescendraient, et finiraient par sortir par le chemin ordinaire.
- Ah ! me voilà ! dit le régent debout sur la terrasse ; en as-tu assez, Simiane ?
- Non pas, monseigneur, non pas, répondit Simiane, et se penchant à l'oreille de Ravanne : ce n'est pas le guet, continua-t-il, pas une baïonnette, pas une buffleterie.
- Qu'y a-t-il donc ? demanda le régent.
- Rien, répondit Simiane en faisant signe à Ravanne, rien, sinon que je continue mon ascension, et que cette fois, monseigneur, je vous invite à me suivre.
Et à ces mots, tendant la main au régent, il commença d'escalader le toit, le tirant après lui, tandis que Ravanne poussait à l'arrière-garde.
A cette vue, comme il n'y avait plus de doute sur les intentions des fugitifs, le charbonnier poussa une malédiction et l'homme au manteau un cri de rage. En ce moment Simiane embrassait la cheminée.
- Eh ! eh ! dit le régent en se mettant à califourchon sur le toit, et en regardant dans la rue, où, au milieu de la lumière projetée par les fenêtres du salon restées ouvertes, on voyait s'agiter huit ou dix hommes, qu'est-ce que c'est que cela ? un petit complot ? Ah çà ! mais on dirait qu'ils veulent escalader la maison. Ils sont furieux. J'ai envie de leur demander ce qu'on peut faire pour leur service.
- Pas de plaisanterie, monseigneur, dit Simiane, et gagnons au pied.
- Tournez par la rue Saint-Honoré, cria l'homme au manteau. En avant ! en avant !
- C'est bien à nous qu'ils en veulent, Simiane, dit le régent, vite de l'autre côté. En retraite ! en retraite !
- Je ne sais à quoi tient, dit l'homme au manteau tirant de sa ceinture un pistolet et ajustant le régent, que je ne le fasse dégringoler comme une poupée de tir.
- Mille tonnerres ! dit le charbonnier en lui arrêtant la main, vous allez nous faire écarteler.
- Mais, que faire ?
- Attendre qu'ils dégringolent tout seuls, et qu'ils se cassent le cou ; ou la Providence n'est pas juste, ou elle nous ménage cette petite surprise.
- Oh ! quelle idée ! Roquefinette.
- Eh ! colonel, pas de noms propres ! s'il vous plaît.
- Vous avez raison, pardon.
- Il n'y a pas de quoi ; voyons l'idée.
- A moi, à moi ! cria l'homme au manteau en s'élançant dans le passage ; enfonçons la porte, et nous le prendrons de l'autre côté, quand ils sauteront en bas.
Et ce qui restait de ses compagnons le suivit ; les autres, au nombre de cinq ou six, étaient en route pour tourner par la rue Saint-Honoré.
- Allons, allons, monseigneur, pas une minute à perdre, dit Simiane, laissé sur le derrière : Ce n'est pas noble, mais c'est sûr.
- Je crois que je les entends dans le passage, dit le régent ; qu'en penses-tu, Ravanne ?
- Je ne pense pas, monseigneur, je me laisse couler.
Et tous trois descendirent d'une rapidité égale sur la pente inclinée du toit et arrivèrent sur la terrasse.
- Par ici, par ici, dit une voix de femme, au moment où Simiane enjambait déjà le parapet de la terrasse, pour descendre le long de son échelle de fer.
- Ah ! c'est vous, marquise ! dit le régent. Ma foi ! vous êtes une femme de secours.
- Sautez par ici, et descendez vite.
Les trois fugitifs sautèrent de la terrasse dans la chambre.
- Aimez-vous mieux rester ici ? demanda madame de Sabran.
- Oui, dit Ravanne ; j'irai chercher Canillac et sa garde de nuit.
- Non pas, non pas, dit le régent ; du train dont ils y vont, marquise, ils escaladeraient votre maison, et ils vous traiteraient en ville prise d'assaut. Non, gagnons le Palais-Royal, cela vaut mieux.
Et ils descendirent rapidement l'escalier, Ravanne en tête, et ouvrirent la porte du jardin. Là, ils entendirent les coups désespérés que ceux qui les poursuivaient frappaient contre la grille de fer.
- Frappez, frappez, mes bons amis, dit le régent, courant avec l'insouciance et la légèreté d'un jeune homme vers l'extrémité du jardin. La grille est solide, et elle vous donnera de la besogne.
- Alerte ! monseigneur, cria Simiane, qui, grâce à sa longue taille, avait sauté à terre en se pendant par les bras ; les voilà qui accourent au bout de la rue de Valois. Mettez le pied sur mon épaule, là, bien ; l'autre... maintenant laissez-vous couler dans mes bras. Vous êtes sauvé, vive Dieu !
-- L'épée à la main ! l'épée à la main ! Ravanne, et chargeons cette canaille, dit le régent.
- Au nom du ciel ! monseigneur, s'écria Simiane en entraînant le prince, suivez-nous. Mille dieux ! je m'y connais, en bravoure, peut-être ; mais, ce que vous voulez faire, c'est de la folie. A moi, Ravanne, à moi !
Et les deux jeunes gens, prenant le duc chacun par dessous un bras, l'entraînèrent par un de ces passages toujours ouverts au Palais-Royal, au moment même où ceux qui accouraient par la rue de Valois n'étaient qu'à vingt pas d'eux, et où la porte du passage tombait sous les efforts de la seconde troupe ; toute la bande réunie vint donc se heurter contre la grille au moment même où les trois seigneurs la refermaient derrière eux.
- Messieurs, dit alors le régent en saluant de la main, car, pour le chapeau, Dieu sait où il était resté ! je souhaite, pour votre tête, que tout ceci ne soit qu'une plaisanterie, car vous vous attaquez à plus fort que vous ; et gare demain au lieutenant de police ! En attendant, bonne nuit.
Et un triple éclat de rire acheva de pétrifier les deux conspirateurs, debout contre la grille, à la tête de leurs compagnons essoufflés.
- Il faut que cet homme ait passé un pacte avec Satan ! s'écria d'Harmental.
- Nous avons perdu le pari, mes amis, dit Roquefinette en s'adressant à ses hommes, qui attendaient ses ordres. Mais nous ne vous congédions pas encore : ce n'est que partie remise. Quant à la somme promise, vous en avez déjà touché moitié ; demain, où vous savez, pour le reste. Bonsoir. Je serai demain au rendez-vous.
Tous ces gens dispersés, les deux chefs demeurèrent seuls.
- Eh bien ! colonel ? dit Roquefinette en écartant les jambes et en regardant d'Harmental entre les deux yeux.
- Eh bien ! capitaine, répondit le chevalier, j'ai bien envie de vous parler d'une chose.
- De laquelle ? demanda Roquefinette.
- C'est de me suivre dans quelque carrefour, de m'y casser la tête d'un coup de pistolet, pour que cette misérable tête soit punie et ne soit pas reconnue.
- Et pourquoi cela ?
- Pourquoi cela ? parce qu'en pareille matière, lorsque l'on échoue, on n'est qu'un sot. Que vais-je dire à madame du Maine, maintenant ?
- Comment, dit Roquefinette, c'est de cette Bibi-Gongon-là que vous vous inquiétez ! Ah ! bien, pardieu ! vous êtes crânement susceptible, colonel. Pourquoi diable, son boiteux de mari ne fait-il pas ses affaires lui-même ? J'aurais bien voulu la voir, votre bégueule, avec ses deux cardinaux et ses trois ou quatre marquis, qui crèvent de peur dans ce moment-ci, dans un coin de l'Arsenal, tandis que nous restons maîtres du champ de bataille, j'aurais bien voulu voir s'ils auraient grimpé après les murs comme des lézards. Tenez, colonel, écoutez un vieux renard : pour être bon conspirateur, il faut surtout ce que vous avez, du courage, mais il faut encore ce que vous n'avez pas, de la patience. Mordieu ! si j'avais une affaire comme cela à mon compte, je vous réponds que je la mènerais à bien, moi ; et si vous voulez me la repasser un jour... Nous causerons de cela.
- Mais, à ma place, demanda le colonel, que diriez-vous à madame du Maine ?
- Ce que je lui dirais ! Je lui dirais : « Ma princesse, il faut que le régent ait été prévenu par sa police, mais il n'est pas sorti, selon que nous le pensions, et nous n'avons vu que ses pendards de roués, qui nous ont donné le change. » Alors le prince de Cellamare vous dira : « Cher d'Harmental, nous n'avons de ressource qu'en vous ; » madame la duchesse vous dira : « Tout n'est point perdu, puisque ce brave d'Harmental nous reste. » Le comte de Laval vous donnera une poignée de main, en essayant aussi de vous faire un compliment qu'il n'achèvera pas, vu que, depuis qu'il a eu la mâchoire cassée, il n'a pas la langue facile, surtout pour faire des compliments ; monsieur le cardinal de Polignac fera des signes de croix ; Alberoni jurera à faire trembler le bon Dieu ; de cette façon, vous aurez tout concilié, votre amour-propre sera sauvé ; vous retournerez vous cacher dans votre mansarde, d'où je vous conseille de ne pas sortir d'ici à quelques jours, si vous ne voulez pas être pendu ; de temps en temps je vous y rends une visite ; vous continuez de me faire part des libéralités de l'Espagne, parce qu'il m'importe de vivre agréablement et de soutenir mon moral ; puis, à la première occasion nous rappelons les braves gens que nous venons de renvoyer, et nous prenons notre revanche.
- Oui, certainement, dit d'Harmental, voilà ce qu'un autre ferait ; mais moi, que voulez-vous, capitaine, j'ai de sottes idées, je ne sais pas mentir.
- Qui ne sait pas mentir ne sait pas agir, répondit le capitaine ; mais qu'est- ce que j'aperçois là-bas ? Les baïonnettes du guet ! Aimable institution, dit le capitaine, je te reconnais bien là, toujours un quart d'heure trop tard. Mais n'importe, il faut nous séparer. Adieu, colonel. Voici votre chemin, continua le capitaine en montrant le passage du Palais-Royal au chevalier, et moi, voilà le mien, ajouta-t-il en étendant la main dans la direction de la rue Neuve-des-Petits-Champs. Allons, du calme, allez-vous-en à petits pas, pour qu'on ne se doute pas que vous devriez courir à toutes jambes. La main sur la hanche comme cela, et en chantant la mère Gaudichon.
Et tandis que d'Harmental rentrait dans le passage, le capitaine suivit la rue de Valois de la même allure que le guet, sur lequel il avait cent pas d'avance, et en chantant avec une aussi parfaite insouciance que si rien ne s'était passé :

          Tenons bien la campagne
          La France ne vaut rien,
          Et les doublons d'Espagne
          Sont d'un or très chrétien.

Quant au chevalier, il reprit la rue des Bons-Enfants, redevenue aussi tranquille à cette heure qu'elle était bruyante dix minutes auparavant, et, au coin de la rue Baillif, il retrouva la voiture, qui, fidèle à ses instructions, n'avait pas bougé, et qui attendait, portière ouverte, laquais au marchepied et cocher sur le siège.
- A l'Arsenal, dit le chevalier.
- C'est inutile, répondit une voix qui fit tressaillir d'Harmental, je sais comment tout s'est passé, moi, puisque je l'ai vu, et j'en informerai qui de droit ; une visite à cette heure serait dangereuse pour tout le monde.
- Ah ! c'est vous, l'abbé, dit d'Harmental cherchant à reconnaître Brigaud sous la livrée dont il s'était affublé.
Eh bien ! vous me rendrez un véritable service en portant la parole à ma place ; diable m'emporte si je savais que dire !
- Tandis que je dirai, moi, dit Brigaud, que vous êtes un brave et loyal gentilhomme, et que s'il y en avait seulement dix comme vous en France, tout serait bientôt fini. Mais nous ne sommes pas ici pour nous faire des compliments. Montez vite ; où faut-il vous mener ?
- C'est inutile, dit d'Harmental, je m'en irai bien à pied.
- Montez, c'est plus sûr.
D'Harmental monta, et Brigaud, tout habillé en valet de pied qu'il était, se plaça sans façon près de lui.
- Au coin de la rue du Gros-Chenet et de la rue de Cléry, dit l'abbé.
Le cocher, impatient d'avoir attendu si longtemps, obéit aussitôt, et, à l'endroit indiqué, la voiture s'arrêta ; le chevalier descendit, s'enfonça dans la rue du Gros-Chenet, et disparut bientôt à l'angle de celle du Temps-Perdu.
Quant à la voiture, elle continua rapidement sa route vers le boulevard, roulant sans le moindre bruit, et pareille à un char fantastique qui n'eût point touché la terre.

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