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Chapitre XIV
Le ruban ponceau

Ce qui occupait l'esprit du chevalier, ce n'était ni le dénouement du drame où il avait choisi un rôle si important, et qui semblait s'approcher, ni la précaution admirable qu'avait prise l'abbé Brigaud de le loger dans une maison où il avait l'habitude, depuis dix ans, de venir à peu près tous les jours ; si bien que ses visites, devinssent-elles plus fréquentes encore, ne pouvaient être remarquées. Ce n'était ni la diction majestueuse de madame Denis, ni le soprano de mademoiselle Emilie, ni le contralto de mademoiselle Athénaïs ni les espiègleries de M. Boniface : c'était tout bonnement la pauvre Bathilde qu'il venait d'entendre traiter si lestement chez son hôtesse.
Mais notre lecteur se tromperait fort s'il croyait que la brutale accusation de monsieur Boniface eût porté atteinte le moins du monde aux sentiments encore confus et inexpliqués que le chevalier ressentait pour la jeune fille. Le premier mouvement avait bien été une impression pénible, un sentiment de dégoût ; mais, en y réfléchissant, il ne lui avait fallu que quelques secondes pour comprendre qu'une pareille alliance était impossible. Le hasard peut, à la rigueur, faire naître une fille charmante d'un père sans distinction ; la nécessité peut réunir une femme jeune et élégante à un mari vieux et vulgaire : mais il n'y a que l'amour ou l'intérêt qui fasse de ces liaisons en dehors de la société, comme on en supposait une entre la jeune fille du quatrième et le bourgeois de la terrasse. Or, entre ces deux êtres si opposés en toutes choses, il ne pouvait exister d'amour ; et quant à l'intérêt, la chose était encore moins probable, car si leur situation ne descendait pas jusqu'à la misère, elle ne s'élevait certes pas au-dessus de la médiocrité ; et non point même de cette médiocrité dorée dont parle Horace, et qui donne une maison de campagne à Tibur ou à Montmorency, qui résulte d'une pension de trente mille sesterces sur la cassette d'Auguste ou d'une inscription de six mille francs sur le grand-livre ; mais de cette pauvre et chétive médiocrité qui ne permet de vivre qu'au jour le jour et que l'on n'empêche de descendre à une pauvreté réelle que par un travail incessant, nocturne et acharné.
La seule moralité qui fût ressortie de tout ceci était donc pour d'Harmental la certitude que Bathilde n'était ni la fille, ni la femme, ni la maîtresse de ce terrible voisin, dont la vue avait suffi jusque-là pour produire une si étrange réaction sur l'amour naissant du chevalier. Donc, si elle n'était ni l'une ni l'autre de ces trois choses, il y avait un mystère sur la naissance de Bathilde, et s'il y avait un mystère sur cette naissance, Bathilde n'était pas ce qu'elle paraissait être. Dès lors tout s'expliquait : cette beauté aristocratique, cette grâce charmante, cette éducation achevée, cessaient d'être une énigme sans mot. Bathilde était au-dessus de la position qu'elle était momentanément forcée d'occuper ; il y avait eu dans la destinée de cette jeune fille de ces bouleversements de fortune qui sont pour les individus ce que les tremblements de terre sont pour les villes : quelque chose s'était écroulé dans sa vie qui l'avait forcée de descendre jusqu'à la sphère inférieure où elle végétait, et elle était comme ces anges déchus qui sont obligés de vivre quelque temps de la vie des hommes, mais qui n'attendent que le jour où Dieu leur rendra leurs ailes pour remonter au ciel.
Le résultat de tout ceci était que le chevalier pouvait, sans perdre de sa considération à ses propres yeux, devenir amoureux de Bathilde. Lorsque le coeur est aux prises avec l'orgueil, il a des ressources admirables pour tromper son hautain et grondeur ennemi. Du moment où Bathilde avait un nom, elle était classée et ne pouvait pas sortir de ce cercle de Popilius que la famille avait tracé autour d'elle ; mais dès lors qu'elle n'avait ni nom ni famille, dès lors que de la nuit qui l'entourait elle pouvait sortir resplendissante de lumière, rien n'empêchait plus que l'imagination de l'homme qui l'aimait ne l'élevât dans son espérance à une hauteur à laquelle elle n'eût pas même osé atteindre du regard.
En conséquence, loin de suivre l'avis que lui avait si amicalement donné monsieur Boniface la première chose que fit d'Harmental en rentrant chez lui fut d'aller droit à sa fenêtre, et de voir en quel état était celle de sa voisine : la fenêtre de sa voisine était toute grande ouverte.
Si l'on eût dit huit jours auparavant au chevalier qu'une chose aussi simple qu'une fenêtre ouverte ferait jamais battre son coeur, il eût certes joyeusement ri d'une pareille supposition. Cependant il en était ainsi, car, après avoir appuyé un instant sa main sur sa poitrine, comme un homme qui respire enfin après une longue oppression, il s'accouda de l'autre au mur pour regarder par un coin afin de voir la jeune fille sans être vu d'elle, car il craignait qu'en l'apercevant elle ne s'effarouchât, comme la veille de cette persistante attention dont elle était l'objet et qu'elle pouvait attribuer à la seule curiosité.
Au bout d'un instant, d'Harmental s'aperçut que la chambre devait être solitaire, car l'active et légère jeune fille eût certes déjà passé et repassé dix fois devant ses yeux si elle n'eût été absente. D'Harmental ouvrit alors sa fenêtre à son tour, et tout le confirma dans sa supposition ; il était même facile de voir que la main symétrique et rangeuse de la vieille ménagère venait de passer par la chambre, car le clavecin était hermétiquement fermé ; la musique, ordinairement éparse, était réunie en un seul monceau surmonté de trois ou quatre volumes, qui, superposés selon qu'ils diminuaient de grandeur, formaient la tête de la pyramide, et un magnifique morceau de guipure, soigneusement posé par le milieu sur le dos d'une chaise, pendait parallèlement des deux côtés du dossier. Du reste, cette supposition fut bientôt changée en certitude, car, au bruit qu'il fit en ouvrant sa fenêtre, d'Harmental vit poindre la tête fine de la levrette, qui l'oreille toujours au guet, et digne de l'honneur que lui avait fait sa maîtresse en la constituant gardienne de la maison, s'était réveillée, et regardait en se dressant sur son coussin quel était l'importun qui venait ainsi troubler son sommeil.
Grâce à l'indiscrète basse taille du bonhomme de la terrasse et à la rancune prolongée de monsieur Boniface, le chevalier savait déjà deux choses fort importantes à savoir : c'est que sa voisine se nommait Bathilde, douce et euphonique appellation, parfaitement appropriée à une jeune fille belle, gracieuse et élégante, et que la levrette s'appelait Mirza, nom qui lui paraissait tenir un rang non moins distingué dans l'aristocratie de la race canine.
Or, comme rien n'est à dédaigner quand on veut se rendre maître d'une forteresse, et que la plus infime intelligence dans la place est souvent plus efficace pour amener sa reddition que les plus terribles machines de guerre, d'Harmental résolut de commencer par se mettre en relation avec la levrette, et de l'inflexion la plus douce et la plus caressante qu'il put donner à sa voix, appela :
- Mirza !
Mirza, qui s'était indolemment couchée sur son coussin, releva vivement la tête avec une expression d'étonnement parfaitement indiquée ; en effet, il devait paraître assez étrange à la fine et intelligente petite bête qu'un homme qui lui était aussi parfaitement inconnu que le chevalier se permît de l'appeler à brûle-pourpoint par son nom de baptême ; aussi se contenta-t-elle de fixer sur lui des yeux inquiets, qui, dans la demi-teinte où elle était placée, brillaient comme deux escarboucles, et de pousser, en piétinant des pattes de devant un petit murmure sourd qui pouvait passer pour un grognement.
D'Harmental se rappela que le marquis d'Uxelles avait apprivoisé l'épagneul de mademoiselle Choin, lequel était une bête bien autrement acariâtre que toutes les levrettes du monde, avec des têtes de lapin rôties, et qu'il était résulté pour lui de cette délicate attention le bâton de maréchal de France ; il ne désespéra donc point d'adoucir, par une séduction du même genre, la grondeuse réception que mademoiselle Mirza avait faite à ses avances, et il se dirigea vers son sucrier en chantant entre ses dents :

          Des chiens admirez la puissance :
          A la cour leur crédit est bon ;
          Et jamais maréchal de France
          N'a mieux mérité son bâton.

Puis il revint à la fenêtre armé de deux morceaux de sucre assez gros pour être divisés à l'infini.
Le chevalier ne s'était pas trompé : au premier morceau de sucre qui tomba près d'elle, Mirza allongea nonchalamment le cou ; puis, s'étant, à l'aide de l'odorat rendu compte de la nature de l'appât qui lui était offert, elle étendit la patte vers lui, l'amena à la proximité de sa gueule, le prit du bout des dents, le fit passer des incisives aux molaires, et commença de le broyer avec cet air langoureux tout particulier à la race à laquelle elle avait l'honneur d'appartenir. Cette opération finie, elle passa sur ses lèvres une petite langue rose qui indiquait que, malgré son indifférence apparente, laquelle tenait sans doute à l'excellente éducation qu'elle avait reçue, elle n'était point insensible à la gracieuse surprise que lui avait ménagée son voisin. Aussi, au lieu de se recoucher sur son coussin comme elle l'avait fait la première fois, elle resta assise, bâillant avec une langueur pleine de morbidesse, mais remuant la queue en signe qu'elle était prête à se réveiller tout à fait, pour peu que l'on voulût payer son réveil de deux ou trois galanteries pareilles à celle qu'on venait de lui faire.
D'Harmental, qui était habitué aux façons de faire de tous les king's-Charles- dogs des plus jolies femmes de l'époque, comprit à merveille les dispositions bienveillantes que mademoiselle Mirza exprimait à son égard, et ne voulant pas leur donner le temps de se refroidir, il jeta un second morceau de sucre, mais seulement avec le soin cette fois qu'il tombât assez loin d'elle pour qu'elle fût obligée de quitter son coussin pour l'aller chercher. C'était une épreuve qui devait le fixer sur celui des deux péchés mortels, la paresse ou la gourmandise, auquel celle dont il voulait faire sa complice avait le coeur plus enclin. Mirza resta un instant incertaine, mais la gourmandise l'emporta, et elle s'en alla au fond de la chambre chercher le morceau de sucre qui avait roulé sous le clavecin : en ce moment un troisième morceau tomba près de la fenêtre, et Mirza, toujours subissant les lois de l'attraction, marcha du second au troisième comme elle avait marché du premier au second, mais là s'arrêta la libéralité du chevalier, il croyait avoir assez donné déjà pour que l'on commençât à lui rendre quelque chose, et alors il se contenta d'appeler une seconde fois, mais cependant d'un ton plus impératif que la première : Mirza ! et il lui montra les autres morceaux qui étaient dans le creux de sa main.
Mirza, cette fois, au lieu de regarder le chevalier avec inquiétude ou dédain, se leva sur ses pattes de derrière posa ses pattes de devant sur le rebord de la fenêtre et commença à lui faire les mêmes mines qu'elle eût faites à une ancienne connaissance : c'était fini, Mirza était apprivoisée.
Le chevalier remarqua qu'il lui avait fallu juste le même temps pour arriver à ce résultat qu'il eût mis à séduire une femme de chambre avec de l'or ou une duchesse avec des diamants.
Alors ce fut à lui à son tour de faire le dédaigneux avec Mirza, et de lui parler pour l'habituer à sa voix. Cependant, craignant de la part de son interlocuteur, qui soutenait de son mieux le dialogue par de petites plaintes sourdes et de petits grognements câlins, un retour de fierté, il lui jeta un quatrième morceau de sucre sur lequel elle s'élança avec une d'autant plus grande activité qu'on le lui avait fait attendre davantage, et sans être appelée cette fois, elle revint d'elle-même prendre sa place à la fenêtre.
Le triomphe du chevalier était complet.
Si complet que Mirza, qui la veille avait donné des signes d'intelligence si supérieure lorsqu'elle avait indiqué, en regardant dans la rue le retour de Bathilde, et en courant vers la porte son ascension dans l'escalier, n'indiqua cette fois ni l'un ni l'autre, si bien que sa maîtresse, entrant tout à coup, la surprit au beau milieu des agaceries qu'à son tour elle faisait à son voisin. Il est juste de dire cependant qu'au bruit que fit la porte en s'ouvrant, Mirza, si préoccupée qu'elle fût, se retourna, et, reconnaissant Bathilde, ne fit qu'un bond jusqu'à elle, lui prodiguant ses caresses les plus tendres, mais une fois cette espèce de devoir accompli, ajoutons, à la honte de l'espèce, que Mirza se hâta de revenir à sa fenêtre. Cette action inaccoutumée de la part de sa levrette guida naturellement les yeux de Bathilde vers la cause qui la déterminait. Ses yeux rencontrèrent ceux du chevalier. Bathilde rougit, le chevalier salua, et Bathilde, sans trop savoir ce qu'elle faisait, rendit le salut qu'elle venait de recevoir.
Le premier mouvement de Bathilde fut alors d'aller à la fenêtre et de la fermer. Mais un sentiment instinctif la retint : elle comprit que c'était donner de l'importance à une chose qui n'en avait aucune, et que se mettre en défense c'était avouer qu'elle se croyait attaquée. En conséquence, elle traversa sans affectation sa chambre et disparut dans la partie où ne pouvaient plonger les regards de son voisin. Puis, au bout de quelques instants lorsqu'elle se hasarda à revenir, elle vit que c'était lui qui avait fermé la sienne. Bathilde comprit ce qu'il y avait de discrétion dans cette action de d'Harmental, et elle lui en sut gré.
En effet, le chevalier venait de faire un coup de maître : dans la situation peu avancée où il en était avec sa voisine les deux fenêtres, proches comme elles étaient l'une de l'autre, ne pouvaient pas rester ouvertes à la fois ; or, si c'était la fenêtre du chevalier qui restait ouverte, c'était celle de sa voisine qui nécessairement se fermait, et avec quelle herméticité se fermait cette malheureuse fenêtre ! le chevalier en savait quelque chose : pas moyen d'apercevoir même le bout du nez de Mirza derrière les rideaux qui la calfeutraient ; tandis que, si au contraire c'était la fenêtre de d'Harmental qui était close, il devenait possible que ce fût celle de sa voisine qui restât ouverte, et alors il la voyait aller, venir, travailler, ce qui était une grande distraction, qu'on y songe bien, pour un pauvre diable condamné à la réclusion la plus absolue ; d'ailleurs, il avait fait un pas immense près de Bathilde ; il l'avait saluée, et Bathilde lui avait rendu son salut. Donc ils n'étaient plus étrangers tout à fait l'un à l'autre, il y avait entre eux commencement de connaissance ; mais pour que cette connaissance suivît une marché progressive, à moins de circonstances particulières il ne fallait rien brusquer ; risquer une parole après le salut, c'était risquer de se perdre, mieux fallait faire croire à Bathilde que le seul hasard avait tout fait. Bathilde ne le crut pas, mais sans inconvénient elle pouvait avoir l'air de le croire. Il en résulta que Bathilde laissa sa fenêtre ouverte, et voyant celle de son voisin fermée, vint s'asseoir près de la sienne un livre à la main.
Quant à Mirza, elle sauta sur le tabouret qui était aux pieds de sa maîtresse et qui lui servait de siège. Mais au lieu d'allonger, comme elle avait l'habitude de le faire, sa tête sur les genoux arrondis de la jeune fille, elle la posa sur le bord anguleux de la fenêtre, tant elle était préoccupée de ce généreux inconnu qui maniait ainsi le sucre à pleines mains.
Le chevalier s'assit au milieu de la chambre, prit ses pastels, et grâce à un petit coin de son rideau adroitement relevé, il dessina le délicieux tableau qu'il avait sous les yeux.
Malheureusement, c'était l'époque des courtes journées ; aussi vers les trois heures, le peu de lumière que les nuages et la pluie laissaient descendre du ciel sur la terre commença de baisser, et Bathilde ferma sa fenêtre ; néanmoins, si peu de temps qu'eût eu le chevalier, toute la tête de la jeune fille était déjà achevée et d'une ressemblance parfaite, car on sait combien le pastel est propre à reproduire ces types fins et délicats qu'alourdit toujours un peu la peinture : c'étaient les cheveux ondoyants de la jeune fille, c'était sa peau fine et transparente, c'était la courbe onduleuse de son beau cou de cygne, c'était enfin toute la hauteur où l'art peut atteindre, quand il a devant lui de ces inimitables modèles qui font le désespoir des artistes.
A la nuit close, l'abbé Brigaud arriva. Le chevalier et lui s'enveloppèrent dans leurs manteaux et s'acheminèrent vers le Palais-Royal ; il s'agissait comme on se le rappelle d'examiner le terrain.
La maison qu'était venue habiter madame de Sabran, depuis que son mari avait été nommé maître d'hôtel du régent, était située au n° 22 entre l'hôtel de la Roche-Guyon et le passage appelé autrefois passage du Palais-Royal, parce que ce passage était le seul qui communiquât de la rue des Bons- Enfants à la rue de Valois. Ce passage, qui a changé de nom depuis cette époque, et qui s'appelle aujourd'hui passage du Lycée, se fermait en même temps que les autres grilles du jardin, c'est-à-dire à onze heures précises du soir ; il en résultait qu'une fois entrés dans une maison de la rue des Bons- Enfants, si cette maison n'avait pas une seconde sortie sur la rue de Valois ceux qui avaient besoin passé onze heures, de revenir de cette maison au Palais-Royal, étaient forcés de faire le grand tour, soit par la rue Neuve-des Petits-Champs, soit par la cour des Fontaines.
Or, il en était ainsi de la maison de madame de Sabran : c'était un délicieux petit hôtel bâti vers la fin de l'autre siècle, c'est-à-dire vingt ou vingt-cinq années auparavant, par je ne sais quel traitant, qui avait voulu singer les grands seigneurs et avoir comme eux sa petite maison. Elle se composait donc en tout d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage surmonté d'une galerie de pierre sur laquelle s'ouvraient des mansardes de domestiques, et terminé par un toit de tuiles bas et légèrement incliné : au-dessous des fenêtres du premier étage régnait un large balcon formant une saillie de trois ou quatre pieds et s'étendant d'un bout à l'autre de la maison ; seulement des ornements de fer pareils au balcon et qui s'élevaient jusqu'à la terrasse séparaient les deux fenêtres de chaque coin des trois fenêtres du milieu, comme cela arrive souvent dans les maisons où l'on veut interrompre les communications extérieures ; au reste, les deux façades étaient exactement pareilles ; seulement comme la rue de Valois est plus basse de huit ou dix pieds que celle des Bons-Enfants, les fenêtres et la porte du rez-de-chaussée s'ouvraient de ce côté sur une terrasse dont on avait fait un petit jardin qui, au printemps, se garnissait de charmantes fleurs mais qui ne communiquait point autrement avec la rue qu'il dominait : la seule entrée et la seule sortie de l'hôtel donnait donc, ainsi que nous l'avons dit, dans la rue des Bons Enfants.
C'était tout ce que pouvaient désirer de mieux nos conspirateurs. En effet, une fois le régent entré chez madame de Sabran, pourvu qu'il y vînt à pied, ce qui était possible, et qu'il en sortît passé onze heures, ce qui était probable, il était pris comme dans une souricière, puisqu'il fallait absolument qu'il sortît par où il était entré, et que rien n'était plus facile que de faire un coup de main, comme celui qui était prémédité, dans la rue des Bons-Enfants, l'une des plus désertes et des plus sombres des environs du Palais-Royal.
De plus, comme à cette époque, ainsi qu'aujourd'hui, cette rue était entourée de maisons fort suspectes et fréquentées en général par une assez mauvaise compagnie, il y avait cent à parier contre un que l'on ne ferait pas grande attention à des cris, trop fréquents dans cette rue pour que l'on s'en inquiétât, et que si le guet arrivait, ce serait, selon l'habitude de cette estimable milice, assez tard et assez lentement pour qu'avant son intervention tout fût déjà fini.
L'inspection du terrain finie, les dispositions stratégiques arrêtées et le numéro de la maison pris, d'Harmental et l'abbé Brigaud se séparèrent, l'abbé pour aller à l'Arsenal rendre compte à madame du Maine des bonnes dispositions où était toujours le chevalier et d'Harmental pour rentrer dans sa mansarde rue du Temps-Perdu.
Comme la veille, la chambre de Bathilde était éclairée ; seulement cette fois la jeune fille ne dessinait pas, mais était occupée d'un travail d'aiguille ; à une heure du matin seulement la lumière s'éteignit. Quant au bonhomme de la terrasse, il était déjà depuis longtemps remonté chez lui lorsque d'Harmental était rentré.
Le chevalier dormit mal. On ne se trouve pas entre un amour qui commence et une conspiration qui s'achève sans éprouver certaines sensations inconnues jusqu'alors et peu favorables au sommeil ; cependant, vers le matin, la fatigue l'emporta, et il ne se réveilla qu'en se sentant secouer assez fortement le bras. Sans doute le chevalier faisait dans ce moment quelque mauvais rêve, dont cette secousse lui sembla être la suite, car, à moitié endormi encore, il porta la main à des pistolets qui étaient sur sa table de nuit.
- Eh ! eh ! s'écria l'abbé. Un instant, jeune homme ; peste ! comme vous y allez. Ouvrez les yeux tout grands ; bien ; c'est cela, me reconnaissez-vous ?
- Ah ! ah ! dit d'Harmental en riant, c'est vous, l'abbé. Ma foi ! vous avez bien fait de m'arrêter en chemin ; vous tombez mal, je rêvais qu'on venait m'arrêter.
- Bon signe, reprit l'abbé Brigaud, bon signe, vous savez que tout rêve est une contre-vérité : tout ira bien.
- Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau ? demanda d'Harmental.
- Et si quelque chose existait, comment l'accueilleriez-vous ?
- Ma foi ! j'en serais enchanté, dit d'Harmental. Quand on a entrepris une pareille chose, le plus tôt qu'on peut en finir est le mieux.
- Eh bien ! alors, dit Brigaud en tirant un papier de sa poche et en le présentant. au chevalier, lisez et glorifiez le nom du Seigneur, car vous êtes servi à souhait.
D'Harmental prit le papier, le déplia avec le même calme que s'il se fût agi de la chose la plus insignifiante et lut à demi-voix ce qui suit :

          Rapport du 27 mars, 2 heures du matin :

« Cette nuit, à dix heures, monsieur le régent a reçu un courrier de Londres qui lui annonce pour demain 28 l'arrivée de l'abbé Dubois. Comme, par hasard, monsieur le régent soupait chez Madame, la dépêche a pu lui être remise malgré l'heure avancée. Quelques instants auparavant, mademoiselle de Chartres avait demandé à son père la permission d'aller faire ses dévotions à l'abbaye de Chelles, et il avait été convenu que le régent l'y conduirait ; mais, au reçu de cette lettre, cette détermination a été changée, et monsieur le régent a fait écrire au conseil de se réunir aujourd'hui à midi.
« A trois heures, M. le régent ira saluer Sa Majesté aux Tuileries ; il lui a fait demander un entretien en tête-à-tête, car il commence à s'impatienter de l'entêtement de M. le maréchal de Villeroy, qui prétend toujours devoir être présent lors des entrevues de M. le régent et de Sa Majesté. Le bruit court sourdement que, si cet entêtement continue, les choses pourront bien mal tourner pour le maréchal.
« A six heures, M. le régent, le chevalier de Simiane et le chevalier de Ravanne vont souper chez madame de Sabran. »

- Ah ! ah ! fit d'Harmental.
Et il relut les deux dernières lignes en pesant sur chacun des mots.
- Eh bien ! que pensez-vous de ce petit paragraphe ? dit l'abbé.
Le chevalier sauta en bas de son lit, passa sa robe de chambre, tira du tiroir de sa commode un ruban ponceau, prit sur son secrétaire un marteau et un clou et ayant ouvert sa fenêtre, non sans jeter à la dérobée un coup d'oeil sur celle de sa voisine, il cloua le ruban contre le mur extérieur.
- Voici ma réponse, dit le chevalier.
- Que diable cela veut-il dire ?
- Cela veut dire, reprit d'Harmental, que vous pouvez aller annoncer à madame la duchesse du Maine que j'espère accomplir ce soir la promesse que je lui ai faite. Et maintenant allez-vous en, mon cher abbé, et ne revenez que dans deux heures, car j'attends quelqu'un qu'il est mieux que vous ne rencontriez pas ici.
L'abbé, qui était la prudence même, ne se fit pas répéter l'avis deux fois ; il prit son chapeau, serra la main du chevalier, et sortit en toute hâte.
Vingt minutes après, le capitaine Roquefinette entra.

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