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Chapitre XIII
La famille Denis.

Le chevalier et l'abbé quittèrent la mansarde et descendirent chez leur hôtesse. Madame Denis n'avait point jugé convenable que deux jeunes personnes aussi innocentes que l'étaient ses deux filles déjeunassent avec un jeune homme qui, depuis trois jours seulement qu'il était arrivé à Paris, rentrait déjà à onze heures du soir et jouait du clavecin jusqu'à deux heures du matin. L'abbé Brigaud avait beau lui affirmer que cette double infraction aux règlements intérieurs de la police de sa maison ne devait en rien déprécier auprès d'elle les moeurs de son pupille, dont il répondait comme de lui-même, tout ce qu'il avait obtenu, c'est que les demoiselles Denis paraîtraient au dessert.
Mais le chevalier s'aperçut bientôt que si leur mère leur avait défendu de se faire voir, elle ne leur avait pas défendu de se faire entendre. A peine les trois convives furent-ils attablés autour d'un véritable déjeuner de dévote, composé d'une multitude de petits plats appétissants à l'oeil et délicieux au goût, que les sons saccadés d'une épinette se firent entendre, accompagnant une voix qui ne manquait pas d'étendue, mais dont de fréquentes erreurs de tons dénotaient la déplorable inexpérience. Aux premières notes, madame Denis posa la main sur le bras de l'abbé ; puis, après un instant de silence, pendant lequel elle écouta avec un complaisant sourire cette musique qui faisait venir la chair de poule au chevalier :
- Entendez-vous ? lui dit-elle : c'est notre Athénaïs qui joue du clavecin, et c'est Emilie qui chante.
L'abbé Brigaud, tout en faisant signe de la tête qu'il entendait parfaitement et l'accompagnement et la voix marchait sur le pied de d'Harmental pour lui indiquer que l'occasion se présentait de placer un compliment.
- Madame, dit aussitôt le chevalier, qui comprit l'appel que l'abbé faisait à sa politesse, nous vous devons un double remerciement, car vous nous offrez non seulement un excellent déjeuner, mais encore un concert délicieux.
- Oui, répondit négligemment madame Denis ; ce sont ces enfants qui s'amusent ; elles ne savent pas que vous êtes là, et elles étudient ; mais je vais leur défendre de continuer.
Madame Denis fit un mouvement pour se lever.
- Comment donc ! madame, s'écria d'Harmental ; parce que j'arrive de province, me croyez-vous donc tout à fait indigne de faire connaissance avec les talents de la capitale ?
- Dieu me garde, monsieur, d'avoir une pareille opinion de vous ! répondit madame Denis d'un air plein de malice ; car je sais que vous êtes musicien. Le locataire du troisième m'en a prévenue.
- En ce cas, madame, il n'a pas dû vous donner une haute idée de mon mérite, reprit en riant le chevalier car il n'a pas paru apprécier infiniment le peu que j'en puis avoir.
- Il m'a dit seulement que l'heure lui avait paru étrange pour faire de la musique. Mais écoutez, monsieur Raoul, ajouta madame Denis en tendant l'oreille vers la porte : les rôles sont changés ; maintenant, mon cher abbé, c'est notre Athénaïs qui chante et c'est Emilie qui accompagne sa soeur sur la viole d'amour.
Il paraît que madame Denis avait un faible pour Athénaïs ; au lieu de parler comme elle l'avait fait pendant que c'était le tour d'Emilie de chanter, elle écouta d'un bout à l'autre la romance de sa favorite, les yeux tendrement fixés sur l'abbé Brigaud, qui, sans perdre un coup de fourchette ni un verre de vin, se contentait de faire de la tête des signes d'approbation. Du reste, Athénaïs chantait un peu plus juste que sa soeur, mais elle rachetait cette qualité par un défaut au moins équivalent aux oreilles du chevalier : elle avait la voix d'une vulgarité effrayante.
Quant à madame Denis, elle dodelinait la tête à fausse mesure, avec un air de béatitude qui faisait infiniment plus d'honneur à sa complaisance maternelle qu'à son intelligence musicale.
Un duo succéda aux solos. Les demoiselles Denis avaient juré de débiter tout leur répertoire. D'Harmental chercha à son tour sous la table les pieds de l'abbé Brigaud pour lui en écraser au moins un ; mais il ne rencontra que ceux de madame Denis, qui, prenant la recherche que faisait à tâtons le chevalier pour une agacerie personnelle, se tourna gracieusement de son côté.
- Ainsi donc monsieur Raoul, lui dit-elle ; vous venez jeune et sans expérience, vous exposer ainsi à tous les dangers de la capitale ?
- Oh ! mon Dieu, oui, dit l'abbé Brigaud, prenant la parole, de peur que d'Harmental, entraîné par l'occasion, ne pût résister au plaisir de répondre quelque baliverne. Vous voyez en ce jeune homme madame Denis, le fils d'un ami qui m'a été bien cher il porta sa serviette à ses yeux, et qui, je l'espère, fera honneur aux soins que j'ai donnés à son éducation ; car, sans qu'il en ait l'air, c'est un ambitieux que mon pupille !
- Et monsieur a raison, reprit madame Denis. Quand on a les talents et la figure de monsieur, il me semble que l'on peut parvenir à tout.
- Ah ! mais, madame Denis, dit l'abbé Brigaud, si vous me le gâtez ainsi du premier coup, je ne vous l'amènerai plus, prenez-y garde ! Raoul, mon enfant continua-t-il en s'adressant au chevalier d'un ton paternel, j'espère que vous ne croyez pas un mot de cela. Puis, se penchant à l'oreille de madame Denis : – Tel que vous le voyez, ajouta-t-il, il aurait pu rester à Sauvigny et y tenir la première place après le seigneur : il a trois bonnes mille livres de rentes en biens fonds !
- C'est justement ce que je compte donner à chacune de mes filles, répondit madame Denis en haussant la voix de façon à être entendue du chevalier, et en lui lançant un regard de côté pour voir quel effet produirait sur lui l'annonce d'une telle magnificence.
Malheureusement pour l'établissement futur de mesdemoiselles Denis, le chevalier pensait en ce moment à toute autre chose qu'à réunir les trois mille livres de rentes dont cette généreuse mère dotait ses filles aux mille écus annuels dont l'avait gratifié l'abbé Brigaud. Le fausset de mademoiselle Emilie, le contralto de mademoiselle Athénaïs, la pauvreté de l'accompagnement de toutes deux, l'avaient ramené par ses souvenirs à la voix si pure et si flexible, et à l'exécution si distinguée et si savante de sa voisine. Il en était résulté que grâce à cette puissance de réaction singulière qu'une grande préoccupation nous donne contre les objets extérieurs, le chevalier était parvenu à échapper au charivari qui s'exécutait dans la chambre voisine, et, se réfugiant en lui-même, y suivait une douce mélodie qui serpentait dans sa mémoire et qui, tout absente qu'elle était, parvenait à le garantir, comme une armure enchantée, des sons aigus et criards qui venaient s'émousser autour de lui.
- Voyez comme il écoute ! disait madame Denis à Brigaud. A la bonne heure ! il y a plaisir à faire des frais pour un jeune homme comme celui-là ! Aussi je laverai la tête à monsieur Fremond !
- Qu'est-ce que c'est que monsieur Fremond ? demanda l'abbé en se servant à boire.
- C'est le locataire du troisième, un mauvais petit rentier à douze cents livres, dont le carlin m'a déjà valu des désagréments avec toute la maison, et qui est venu se plaindre que monsieur Raoul l'empêchait de dormir, lui et son chien.
- Ma chère madame Denis, dit l'abbé Brigaud, il ne faut pas vous brouiller pour cela avec monsieur Fremond. Deux heures du matin sont une heure indue, et si mon pupille veut absolument veiller, qu'il fasse de la musique dans la journée et qu'il dessine le soir.
- Comment ! monsieur Raoul dessine aussi ? s'écria madame Denis, tout émerveillée de ce surcroît de talent.
- S'il dessine ? Comme Mignard !
- Oh ! mon cher abbé, dit madame Denis en joignant les mains, si nous pouvions obtenir une chose...
- Laquelle ? demanda l'abbé.
- Si nous pouvions obtenir qu'il fit le portrait de notre Athénaïs !
Le chevalier se réveilla en sursaut de sa préoccupation, comme un voyageur endormi sur l'herbe, qui, pendant son sommeil, sent se glisser près de lui un serpent, et qui comprend instinctivement qu'un grand danger le menace.
- L'abbé ! s'écria-t-il d'un air effaré, et en fixant sur le pauvre Brigaud des yeux furibonds ; l'abbé, pas de bêtises !
- Oh ! mon Dieu ! qu'a donc votre pupille ? demanda madame Denis tout effrayée.
Heureusement, au moment où l'abbé, assez embarrassé de répondre à la question de madame Denis, cherchait un honnête faux-fuyant pour lui faire prendre le change sur l'exclamation du chevalier, la porte s'ouvrit, les deux demoiselles Denis entrèrent en rougissant, et, s'écartant à droite et à gauche, firent chacune une révérence de menuet.
- Eh bien ! mesdemoiselles, dit madame Denis en affectant un air sévère, qu'est-ce que cela ? Qui vous a donné la permission de quitter votre chambre ?
- Maman, répondit une voix que le chevalier, à ses notes grêles, crut reconnaître pour celle de mademoiselle Emilie, nous vous demandons bien pardon si nous avons fait une faute, et nous sommes prêtes à rentrer chez nous.
- Mais, maman, dit une autre voix qu'à ses tons graves le chevalier jugea devoir appartenir à mademoiselle Athénaïs, nous avions cru qu'il était convenu que nous entrerions au dessert.
- Allons, venez, mesdemoiselles, puisque vous voilà. Il serait ridicule maintenant que vous vous en allassiez. D'ailleurs, ajouta madame Denis en faisant asseoir Athénaïs entre elle et Brigaud, et Emilie entre elle et le chevalier, des jeunes personnes sont toujours bien, n'est-ce pas, l'abbé, toutefois qu'elles sont sous l'aile de leur mère ?
Et madame Denis présenta à ses filles une assiette de bonbons, dans laquelle elles prirent du bout des doigts et avec une modestie qui faisait honneur à la bonne éducation qu'elles avaient reçue, mademoiselle Emilie une praline et mademoiselle Athénaïs un diablotin.
Le chevalier, pendant le discours et l'action de madame Denis, avait eu le temps d'examiner ses filles. Mademoiselle Emilie était une grande et sèche personne de vingt-deux à vingt-trois ans, qui, disait-on, jouissait d'une ressemblance parfaite avec feu M. Denis son père, avantage qui ne suffisait pas, à ce qu'il paraît, pour lui mériter dans le coeur maternel une part d'affection égale à celle que madame Denis ressentait pour ses deux autres enfants. Aussi, la pauvre Emilie, toujours craignant de faire mal et d'être grondée, était-elle restée d'une gaucherie native, que les leçons réitérées de son maître de danse n'avaient pu faire disparaître. Quant à mademoiselle Athénaïs, c'était, tout à l'opposé de sa soeur, une petite boulotte, rouge et rondelette, qui, grâce à ses seize ou dix-sept ans, avait ce que l'on appelle vulgairement la beauté du diable. Celle-là ne ressemblait ni à monsieur ni à madame Denis, singularité qui avait fort exercé les mauvaises langues de la rue Saint-Martin avant que madame Denis vendit son fonds de draps et vint habiter la maison qu'elle et son mari avaient achetée, des bénéfices de la communauté, rue du Temps-Perdu.
Malgré cette absence d'homogénéité avec ses parents, mademoiselle Athénaïs n'en était pas moins la favorite déclarée de madame sa mère, ce qui lui donnait toute l'assurance qui manquait à la pauvre Emilie. En bonne personne, qu'elle était, Athénaïs profitait toujours de cette faveur, il faut le dire à sa louange, pour excuser les prétendues fautes de sa soeur aînée. Au reste, le chevalier, qui, en sa qualité de dessinateur, était physionomiste, crut remarquer du premier coup d'oeil, entre le visage de mademoiselle Athénaïs et celui de l'abbé Brigaud, certaines lignes analogues qui, jointes à une singulière ressemblance dans la taille, auraient pu, à la rigueur, guider les curieux à la recherche de la paternité, si cette recherche n'était point sagement interdite par nos lois.
Les deux soeurs, quoiqu'il fût à peine onze heures du matin, étaient habillées comme pour aller à un bal, et portaient à leur cou, à leurs bras et à leurs oreilles, tout ce qu'elles possédaient de bijoux.
Cette apparition, si conforme à l'idée que d'Harmental s'était faite d'avance des filles de son hôtesse, fut pour lui une nouvelle source de réflexions. Puisque les demoiselles Denis étaient si bien ce qu'elles devaient être, c'est- à-dire en si parfaite harmonie avec leur état et leur éducation, pourquoi Bathilde, qui paraissait d'une condition à peine égale à la leur, était-elle visiblement aussi distinguée qu'elles étaient vulgaires ? D'où venait, entre jeunes filles de la même classe et du même âge, cette immense différence physique et morale ? Il fallait qu'il y eût là-dessous quelque secret étrange, qu'un jour ou l'autre le chevalier connaîtrait sans doute.
Un second appel, que le pied de l'abbé Brigaud adressa au pied de d'Harmental, lui fit comprendre que ses réflexions pouvaient être parfaitement justes, mais que le moment qu'il avait choisi pour s'y livrer était souverainement déplacé. En effet madame Denis avait pris un air de dignité si significatif, que d'Harmental jugea qu'il n'y avait pas un instant à perdre s'il voulait effacer dans l'esprit de son hôtesse, la mauvaise impression que sa distraction avait produite.
- Madame, lui dit-il aussitôt de l'air le plus gracieux qu'il pût prendre, ce que j'ai l'honneur de voir de votre famille me donne un bien vif désir de la connaître tout entière. Est-ce que monsieur votre fils n'est point quelque part dans la maison, et n'aurai-je pas le plaisir de lui être présenté ?
- Monsieur, répondit madame Denis, à qui une si aimable interpellation avait rendu toute sa grâce, mon fils est chez maître Joulu, son procureur, et, à moins que ses courses l'amènent dans le quartier, il est peu probable qu'il ait ce matin l'honneur de faire votre connaissance.
- Parbleu ! mon cher pupille, dit l'abbé Brigaud en étendant la main du côté de la porte, vous êtes comme feu Aladin, et il suffit, à ce qu'il paraît, que vous exprimiez un désir pour que ce désir soit accompli.
En effet, au moment même, on entendit retentir dans l'escalier la chanson de monsieur de Marlborough, qui à cette époque, avait tout le charme de la nouveauté et la porte s'étant ouverte sans aucune annonce préalable, on vit paraître sur le seuil un gros garçon à face réjouie, qui avait beaucoup des airs de mademoiselle Athénaïs.
- Bon, bon, bon ! dit le nouvel arrivant en croisant ses bras, et en considérant l'intérieur habituel de sa famille augmenté de l'abbé Brigaud et du chevalier d'Harmental. Pas gênée, la mère Denis ! Elle envoie Boniface chez son procureur avec un morceau de pain et de fromage, elle lui dit : Va, mon ami, prends garde aux indigestions ; et en son absence, elle donne noces et festins ! Heureusement que ce pauvre Boniface a bon nez. Il repasse par la rue Montmartre, il a pris le vent, et il a dit : Qu'est-ce que ça sent donc là-bas, rue du Temps-Perdu, n 5 ? Alors il est venu, et le voilà ! Place pour un !
Et joignant l'action au récit, Boniface traîna une chaise de la porte à la table, et s'assit entre l'abbé Brigaud et le chevalier.
- Monsieur Boniface, dit madame Denis en essayant de prendre un air sévère, ne voyez-vous pas bien qu'il y a ici des étrangers ?
- Des étrangers ? dit Boniface en prenant un plat sur la table et en le mettant devant lui. Et où sont-ils ces étrangers ? Est-ce vous, papa Brigaud ? est-ce monsieur Raoul ? Eh bien ! il n'est pas un étranger, lui, c'est un locataire.
Et s'emparant d'un de ces couverts qu'on met sur la table pour servir, il se mit à officier de manière à rassurer sur le temps perdu ceux qui avaient pris les devants.
- Pardieu ! madame Denis, dit le chevalier, je vois avec plaisir que je suis beaucoup plus avancé que je ne le croyais, car je ne savais pas avoir l'honneur d'être connu de monsieur Boniface.
- 0a serait drôle, si je ne vous connaissais pas, dit le clerc de procureur, la bouche pleine ; c'est vous qu'avez ma chambre.
- Comment ! madame Denis, dit d'Harmental, vous me laissez ignorer que j'ai l'honneur de succéder dans mon logement à l'héritier présomptif de votre maison ? je ne m'étonne plus si j'ai trouvé une chambre si galamment arrangée. On reconnaît là les soins d'une mère.
- Oui, grand bien vous fasse ! Mais, si j'ai un conseil d'ami à vous donner, c'est de ne pas trop regarder par la fenêtre.
- Pourquoi cela ? demanda d'Harmental.
- Pourquoi, parce que vous avez certaine voisine en face de vous...
- Mademoiselle Bathilde ? dit le chevalier emporté par son premier mouvement.
- Ah ! vous la connaissez déjà ? reprit Boniface. Bon. bon, bon, alors ça ira bien.
- Voulez-vous vous taire, monsieur ! s'écria madame Denis.
- Tiens ! reprit Boniface, il faut bien prévenir les locataires, quand il y a dans les maisons des cas rédhibitoires. Vous n'êtes pas chez le procureur, vous, ma mère, vous ne savez pas cela.
- Cet enfant est plein d'esprit, dit l'abbé Brigaud, de ce ton goguenard grâce auquel on ne savait jamais s'il raillait ou s'il parlait sérieusement.
- Mais, reprit madame Denis, que voulez-vous qu'il y ait de commun entre monsieur Raoul et mademoiselle Bathilde ?
- Ce qu'il y aura de commun ? C'est, que, dans huit jours, il en sera amoureux comme un fou, ou bien il ne serait pas un homme, et que ce n'est pas la peine d'aimer une coquette.
- Une coquette ? dit d'Harmental.
- Oui, une coquette ; une coquette, reprit Boniface ; je l'ai dit, je ne m'en dédis pas. Une coquette, qui fait la bégueule avec les jeunes gens, et qui demeure avec un vieux. Sans compter sa gueuse de Mirza, qui mangeait tous mes bonbons, et qui, chaque fois qu'elle me rencontre maintenant, vient me mordre les mollets.
- Sortez, mesdemoiselles, s'écria madame Denis en se levant et en faisant lever ses filles. Sortez ! des oreilles aussi pures que les vôtres ne doivent pas entendre de pareilles légèretés.
Et elle poussa mademoiselle Athénaïs et mademoiselle Emilie vers la porte de leur chambre, où elle entra avec elles.
Quant à d'Harmental, il se sentit pris d'une envie féroce de casser la tête à monsieur Boniface d'un coup de bouteille. Cependant, comprenant le ridicule de sa situation, il fit un effort sur lui-même.
- Mais, dit-il, je croyais que ce bon bourgeois que j'ai vu sur la terrasse, car c'est de lui sans doute que vous voulez parler, monsieur Boniface...
- De lui-même, le vieux coquin. Hein ? qu'est-ce qui dirait ça de lui ?
- Etait son père, continua d'Harmental.
- Son père ? Est-ce qu'elle a un père, mademoiselle Bathilde ? Elle n'a pas de père !
- Ou du moins son oncle.
- Ah ! son oncle ! à la mode de Bretagne, peut-être, mais pas autrement.
- Monsieur, dit majestueusement madame Denis en sortant de la chambre de ses filles, qu'elle avait consignées sans doute au plus profond de leur appartement, je vous avais prié, une fois pour toutes de ne jamais dire de paroles légères devant mesdemoiselles vos soeurs.
- Ah ! bien oui ! dit Boniface, continuant d'aller à travers choux, mesdemoiselles mes soeurs ! Est-ce que vous croyez qu'à leur âge elles ne puissent pas entendre ce que je dis là, surtout Emilie, qui a vingt-trois ans ?
- Emilie est innocente comme l'enfant qui vient de naître, monsieur ! dit madame Denis en reprenant sa place entre Brigaud et d'Harmental.
- Innocente ! oui, comptez là-dessus, mère Denis, et buvez de l'eau ! J'ai trouvé un joli roman dans la chambre de notre innocente, allez, pour un temps de carême. Je vous le montrerai, papa Brigaud, à vous qui êtes son confesseur. Nous verrons un peu si c'est vous qui lui avez permis de faire ses pâques là-dedans.
- Tais-toi, méchant espiègle ! dit l'abbé ; tu vois bien le chagrin que tu fais à ta mère !
En effet, madame Denis, suffoquée de honte de ce qu'une scène qui portait une pareille atteinte à la réputation de ses filles se fût passée devant un jeune homme sur lequel, avec cette lointaine prévoyance des mères, elle avait déjà peut-être jeté son dévolu, était près de se trouver mal.
Il n'y a rien à quoi les hommes croient moins qu'aux évanouissements des femmes, et cependant il n'y a rien à quoi ils se laissent prendre plus facilement. Au reste, qu'il y crût ou qu'il n'y crût pas, d'Harmental était trop poli pour ne pas donner en pareille circonstance, une marque d'intérêt à son hôtesse. Il s'élança vers elle les bras tendus. Il en résulta que madame Denis ne vit pas plus tôt un point d'appui qu'elle se laissa aller du côté où on le lui offrait, et que, penchant la tête en arrière elle s'évanouit dans les bras du chevalier.
- L'abbé, dit d'Harmental pendant que monsieur Boniface profitait de la circonstance pour fourrer dans ses poches tous les bonbons qui restaient sur la table, l'abbé, avancez donc un fauteuil !
L'abbé avança un fauteuil avec la lenteur tranquille d'un homme familier avec de pareils accidents, et qui, d'avance, est rassuré sur leurs suites. On y assit madame Denis et d'Harmental lui fit respirer des sels, tandis que l'abbé Brigaud lui frappait doucement dans le creux des mains ; mais malgré ces soins empressés, madame Denis ne paraissait nullement disposée à revenir à elle, quand tout à coup, au moment où l'on s'y attendait le moins, elle se dressa sur ses pieds, comme relevée par un ressort, et en jetant un grand cri. D'Harmental crut qu'une attaque de nerfs succédait à la faiblesse ; il fut vraiment effrayé, tant il y avait un accent de vérité et de saisissement dans le cri qu'avait poussé la pauvre femme.
- Ce n'est rien, ce n'est rien ! dit Boniface. Je viens seulement de lui couler l'eau qui restait dans la carafe dans le dos. C'est cela qui l'a réveillée. Vous voyez bien qu'elle ne savait plus comment faire pour revenir. Eh bien ! quoi ? continua l'impitoyable garnement en voyant que madame Denis le regardait avec des yeux terribles ; c'est moi. Est-ce que tu ne me reconnais plus, mère Denis, c'est ton petit Boniface qui t'aime tant ?
- Madame dit d'Harmental, fort embarrassé de la situation, je suis vraiment désolé de tout ce qui vient de se passer.
- Oh ! monsieur, s'écria madame Denis en fondant en larmes, je suis bien malheureuse !
- Allons, ne pleure pas, mère Denis ! Tu es déjà assez mouillée, dit Boniface. Va plutôt changer de chemise ; il n'y a rien de mauvais pour la santé comme d'avoir une chemise qui colle sur le dos.
- Cet enfant est plein de sens, dit Brigaud, et je crois que vous feriez bien de suivre son conseil, madame Denis.
- Si j'osais joindre mes instances à celles de l'abbé, reprit d'Harmental je vous prierais madame, de ne pas vous gêner pour nous. D'ailleurs le moment était venu de nous retirer, et nous allons prendre congé de vous.
- Et vous aussi, l'abbé ? dit madame Denis en jetant un regard de détresse sur Brigaud.
- Moi, dit Brigaud, qui ne se souciait pas à ce qu'il paraît du rôle de consolateur, je suis attendu à l'hôtel Colbert et il faut absolument que je vous quitte.
- Adieu donc, messieurs, dit madame Denis en faisant une révérence à laquelle le liquide, versé par en haut, et qui commençait à couler par en bas, ôtait beaucoup de sa majesté.
- Adieu, la mère, dit Boniface en allant jeter avec l'assurance d'un enfant gâté ses deux bras autour du cou de madame Denis. Vous n'avez rien à faire dire à maître Joulu ?
- Adieu, mauvais sujet ! répondit la pauvre femme en embrassant son fils, moitié souriante déjà et moitié fâchée encore, mais cédant à cette attraction à laquelle une mère ne peut résister. Adieu, et soyez sage !
- Comme une image, mère Denis ; mais à la condition que tu nous feras un petit plat de douceurs pour le dîner, hein ?
Et le troisième clerc de maître Joulu revint en gambadant rejoindre l'abbé Brigaud et d'Harmental, qui étaient déjà sur le palier.
- Eh bien, eh bien, petit drôle ! dit l'abbé en portant vivement la main à la poche de sa veste, qu'as-tu à faire, par là ?
- Ne faites pas attention, papa Brigaud ; je regarde seulement s'il ne reste pas dans votre gousset un petit écu pour votre ami Boniface.
- Tiens, dit l'abbé, en voilà un gros ; laisse-nous tranquilles, et va-t'en.
- Papa Brigaud, dit Boniface dans l'effusion de sa reconnaissance, vous avez un coeur de cardinal, et si le roi ne vous fait qu'archevêque, eh bien parole d'honneur ! vous serez volé de moitié. Adieu, monsieur Raoul, continua-t-il en s'adressant au chevalier avec la même familiarité que s'il le connaissait depuis dix ans. Je vous le répète, prenez garde à mademoiselle Bathilde si vous voulez garder votre coeur, et jetez-moi une bonne boulette à Mirza si vous tenez à vos mollets !
Et, se pendant à la corde d'une main et à la rampe de l'autre, il descendit d'un seul élan les douze marches qui formaient le premier étage, et se trouva à la porte de la rue sans avoir touché une seule marche de l'escalier.
Brigaud descendit d'un pas plus tranquille derrière son ami Boniface, après avoir pris pour le soir, à huit heures, rendez-vous avec le chevalier. Quant à d'Harmental, il remonta tout pensif dans sa mansarde.

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1998-2010
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