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Chapitre XI


Néron passa le reste de la nuit dans l'insomnie et dans la crainte : il tremblait qu'Anicétus ne put rejoindre sa mère, car il pensait qu'elle n'avait fait que s'arrêter un instant à sa villa, et que ce qu'elle lui avait dit de sa souffrance et de sa faiblesse n'était qu'un moyen de gagner du temps, et de partir librement pour Rome : il la voyait déjà entrer résolue et hautaine dans sa capitale, invoquant le peuple, armant les esclaves, soulevant l'armée, et se faisant ouvrir les portes du sénat, pour demander justice de son naufrage, de ses blessures et de ses amis assassinés. A chaque bruit, il tremblait comme un enfant ; car, malgré ses mauvais traitements envers elle, il n'avait pas cessé un instant de craindre sa mère : il savait de quoi elle était capable, et ce qu'elle pouvait faire contre lui par ce qu'elle avait fait pour lui : ce ne fut qu'à sept heures du matin qu'un esclave d'Anicétus arriva au palais de Bauli, et ayant demandé d'être introduit près de l'empereur, s'agenouilla devant lui, et lui remit son propre anneau qu'il avait donné à l'assassin en signe de toute-puissance, et qu'il lui renvoyait selon leur convention sanglante, comme preuve que le meurtre était accompli : alors Néron se leva plein de joie, s'écriant qu'il ne régnait que de cette heure et qu'il devait l'empire à Anicétus.
Cependant il jugea qu'il était important de prendre les devants sur la renommée, et de donner le change à la mort de sa mère. Il fit écrire à l'instant à Rome qu'on avait surpris dans sa chambre, et armé d'un poignard pour l'assassiner, Agérinus, l'affranchi et le confident d'Agrippine, et qu'alors, apprenant que son complot avait échoué, et craignant la vengeance du sénat, elle s'était punie elle-même du crime quelle méditait : il ajoutait que depuis longtemps elle avait formé le dessein de lui enlever l'empire, et qu'elle s'était vantée que, l'empereur mort, elle ferait jurer au peuple, aux prétoriens et au sénat, obéissance à une femme ; il disait que les exils des personnes les plus distinguées étaient son ouvrage, et comme preuve il rappelait Valerius Capito et Licinius Gabolus, anciens préteurs, ainsi que Calpurnia, femme du premier rang, et Junia Calvina, soeur de Silanus, l'ancien fiancé d'Octavie. – Il parlait aussi de son naufrage comme d'une vengeance des dieux, calomniant le ciel et mentant à la terre : au reste ce fut Sénèque qui écrivit cette épître, car, pour Néron, il tremblait tellement, qu'il ne put que la signer.
Mais, ce premier moment passé, il songea, en comédien habile, à jouer la douleur comme un rôle : il essuya le rouge dont ses joues étaient encore couvertes, dénoua ses cheveux qui retombèrent épars sur ses épaules, et, substituant un habit de couleur sombre à la tunique blanche du festin, il descendit et se montra aux prétoriens, aux courtisans, et même à ses esclaves, comme accablé du coup qui venait de le frapper.
Alors il parla d’aller lui-même voir une dernière fois sa mère ; il se fit amener une barque à l'endroit où, la veille, il avait pris congé d'elle avec de si tendres démonstrations : il traversa le golfe où il avait essayé de l'engloutir, il aborda au rivage qui l'avait vue aborder, blessée et mourante ; puis il s'avança vers la villa où venait de s'achever la scène de ce grand drame : quelques courtisans, Burrhus, Sénèque et Sporus, l'accompagnaient en silence, essayant de lire sur son visage l'expression qu'ils devaient donner au leur ; il avait adopté celle d'une profonde tristesse, et, tous en entrant à sa suite dans la cour où les soldats avaient fait leur première halte, semblaient comme lui avoir perdu une mère.
Néron monta l'escalier d'un pas grave et lent, comme il convient au fils pieux qui s'approche du cadavre de celle qui lui a donné la vie. Puis, arrivé au corridor qui conduisait à la chambre, il fit un signe de la main pour que ceux qui l'accompagnaient s'arrêtassent, ne gardant avec lui que Sporus, comme s'il eût craint de s'abandonner à la douleur devant des hommes ; arrivé à la porte, il s'arrêta un instant, s'appuya contre le mur, et se couvrit le visage de son manteau comme pour cacher ses larmes, mais en effet pour essuyer la sueur qui lui coulait sur le front ; puis, après un moment d'hésitation, il ouvrit la porte d'un mouvement rapide et résolu, et entra dans la chambre.
Agrippine était toujours sur son lit. Sans doute le meurtrier avait effacé les traces de l'agonie, car on eût dit qu'elle dormait : le manteau était rejeté sur elle, et laissait à découvert seulement la tête, une partie de la poitrine et les bras, auxquels la pâleur de la mort donnait l'apparence froide et bleuâtre d'un marbre ; Néron s'arrêta au pied du lit, toujours suivi par Sporus, dont les yeux, plus impassibles encore que ceux de son maître, semblaient regarder avec une indifférente curiosité une statue renversée de sa base ; au bout d'un instant la figure du parricide s'éclaira ; tous ses doutes étaient évanouis, toutes ses craintes étaient passées : le trône, le monde, l'avenir lui appartenaient enfin à lui seul ; il allait régner libre et sans entraves, Agrippine était bien morte : puis à ce sentiment succéda une impression étrange : ses yeux, fixés sur le bras qui l'avait serré contre son coeur, et sur le sein qui l'avait nourri, s'allumèrent d'un désir secret ; il porta la main au manteau qui couvrait sa mère, et le leva lentement de manière à découvrir entièrement le cadavre, qui resta nu. Alors il le parcourut d'un regard cynique, puis avec un regret infâme et incestueux : – Sporus, dit-il, je ne savais pas qu'elle fût si belle.
Cependant le jour était venu et avait rendu le golfe à sa vie accoutumée ; chacun avait repris ses travaux habituels. Le bruit de la mort d'Agrippine s'était répandu, et une inquiétude sourde régnait sur toute cette plage, qui n'en était pas moins couverte, comme d'habitude, de marchands, de pêcheurs et de désoeuvrés ; on parlait tout haut du péril auquel avait échappé l'empereur ; on rendait grâce aux dieux quand on croyait pouvoir être entendu, puis on passait sans tourner la tête à côté d'un bûcher qu'un affranchi nommé Munster, aidé de quelques esclaves, dressait le long du chemin de Misène, près de la villa du dictateur Julius César ; mais tout ce bruit, cette inquiétude, cette rumeur, n'arrivaient pas jusqu'à la retraite où Paul avait conduit Acté. C'était une petite maison isolée qui s'élevait sur la pointe du promontoire qui regarde Nisida, et qui était habitée par une famille de pêcheurs. Quoique le vieillard parut étranger dans cette famille, il y exerçait une autorité visible ; cependant l'obéissance qu'on paraissait avoir pour ses moindres désirs n'était point servile, mais respectueuse : c'était celle des enfants pour le père, des serviteurs pour le patriarche, des disciples pour l'apôtre.
Le premier besoin d'Acté était celui du repos ; pleine de confiance dans son protecteur, et sentant qu'à compter de ce jour quelqu'un veillait sur elle, elle avait cédé aux instances du vieillard et s'était endormie. Quant à lui, il s'était assis près d'elle. comme un père au chevet de son enfant, et, le regard fixé au ciel, il s'était peu à peu absorbé dans une contemplation profonde, de sorte que, lorsque la jeune fille rouvrit les yeux, elle n'eut pas besoin de chercher son protecteur ; et quoique son coeur fût brisé par les mille souvenirs qui lui revenaient au réveil, elle lui sourit tristement en lui tendant la main :
- Tu souffres ? dit le vieillard.
- J'aime, répondit la jeune fille.
Il se fit un silence d'un instant, puis Paul reprit :
- Que désires-tu ?
- Une retraite où je puisse penser à lui et pleurer.
- Te sens-tu la force de me suivre ?
- Partons, dit Acté, en faisant un mouvement pour se lever.
- Impossible en ce moment, ma fille ; si tu es fugitive, moi je suis proscrit ; nous ne pouvons voyager que pendant les ténèbres. Es-tu décidée à partir ce soir ?
- Oui, mon père.
- Une marche longue et fatiguante ne t'effraie pas, toi si frêle et si délicate ?
- Les jeunes filles de mon pays sont habituées à suivre les biches à la course dans les forêts les plus épaisses et sur les montagnes les plus élevées.
- Timothée, dit le vieillard en se retournant, appelle Silas.
Le pêcheur prit le manteau brun de Paul, le fixa au bout d'un bâton, sortit à la porte de sa cabane, et enfonça le bâton dans la terre.
Ce signal ne tarda point à être aperçu, car, au bout d'un instant, un homme descendit de la montagne de Nisida sur la plage, monta dans une petite barque, et, la détachant du bord, il commença de franchir à force de rames l'espace qui sépare l'île du promontoire : la traversée ne fut pas longue ; au bout d'un quart-d'heure à peu près, il toucha la rive à cent pas de la maison où il était attendu, et cinq minutes après il parut sur le seuil de la porte. Cette apparition fit tressaillir Acté ; elle n'avait rien vu de ce qui s'était passé : elle regardait Bauli.
Le nouvel arrivé, qu'à son teint cuivré, au turban qui ceignait sa tête, et à la finesse de ses formes, on reconnaissait pour un enfant de l'Arabie, s'avança respectueusement, et salua Paul dans une langue inconnue. Paul alors lui dit dans cette même langue quelques paroles où la bienveillance de l'ami se joignait à l'autorité du maître : Silas, pour toute réponse, fixa plus solidement ses sandales à ses pieds, serra ses reins avec une corde, prit un bâton de voyage, s'agenouilla devant Paul, qui lui donna sa bénédiction, et sortit.
Acté regardait Paul avec étonnement. Quel était ce vieillard au commandement doux et ferme à la fois, qui était obéi comme un roi et respecté comme un père ? Le peu qu'elle était restée à la cour de Néron lui avait montré la servilité sous toutes les formes, mais la servilité basse et craintive, fille de la terreur, et non l'empressement, fils du respect. Y avait-il deux empereurs dans le monde, et celui qui se cachait était-il plus puissant sans trésors, sans esclaves et sans armée, que l'autre avec les richesses de la terre, ses cent vingt millions de sujets, et deux cent mille soldats. Ces idées s'étaient succédées dans la tête d'Acté avec une si grande rapidité, et s'y étaient fixées avec une telle conviction, qu'elle se retourna vers Paul, et que, joignant les mains avec la même crainte et avec le même respect qu'elle avait vu manifester à tout ce qui approchait ce saint vieillard :
- O seigneur ! lui dit-elle, qui es-tu donc, pour que chacun t'obéisse sans paraître te craindre ?
- Je te l'ai dit, ma fille, je m'appelle Paul, et je suis apôtre.
- Mais qu'est ce qu'un apôtre ? répondit Acté : est-ce un orateur comme Démosthènes ? est-ce un philosophe comme Sénèque ? Chez nous l'éloquence est représentée avec des chaînes d'or qui lui sortent de la bouche. Enchaînes-tu les hommes avec ta parole ?
- Je porte la parole qui délie et non celle qui enchaîne, répondit Paul en souriant ; et, loin de dire aux hommes qu'ils sont esclaves, je suis venu dire aux esclaves qu'ils étaient libres.
- Voilà que je ne te comprends plus, et cependant tu parles ma langue maternelle comme si tu étais Grec.
- J'ai resté six mois à Athènes et un an et demi Corinthe.
- A Corinthe, murmura la jeune fille en cachant sa tête entre ses mains, et y a-t-il longtemps de cela ?
- Il y a cinq ans.
- Et que faisais-tu à Corinthe ?
- Pendant la semaine, je travaillais à faire des tentes pour les soldats, les matelots et les voyageurs, car je ne voulais pas être à charge à l'hôte généreux qui m'avait reçu ; – puis, les jours de sabbat, je prêchais dans la synagogue, recommandant la modestie aux femmes, la tolérance aux hommes, et à tous les vertus évangéliques.
- Oui, oui, je me rappelle maintenant avoir entendu parler de toi, dit Acté ; ne logeais-tu pas près de ta synagogue des Juifs, dans la maison d'un noble vieillard nommé Titus Justus ?
- Tu le connaissais ? s'écria Paul avec une joie visible.
- C'était l'ami de mon père, répondit Acté ; oui, oui, je me rappelle maintenant : les Juifs te dénoncèrent, ils te menèrent à Gallion, qui était proconsul d'Achaie et frère de Sénèque ; mon père me conduisit à la porte comme tu passais, et me dit : – Regarde, ma fille, voilà un juste.
- Et comment s'appelait ton père ? comment t'appelles-tu ?
- Mon père s'appelait Amyclès, et je m'appelle Acté.
- Oui, oui, je me rappelle à mon tour, ce nom ne m'est pas inconnu. Mais comment as-tu quitté ton père ? Pourquoi as-tu abandonné ta patrie ? D'où vient que je t'ai trouvée seule et mourante sur une plage ? Dis-moi tout cela, mon enfant, ma fille, et, si tu n'as plus de patrie, je t'en offrirai une ; si tu n'as plus de père, je t'en rendrai un.
- Oh ! jamais, jamais ! je n'oserai te raconter !...
- Cette confession est donc bien terrible ?
- Oh ! je mourrais de honte à la moitié du récit.
- Eh bien ! donc, c'est à moi de m'humilier pour que tu t'élèves, je vais te dire qui je suis, pour que tu me dises qui tu es ; je vais te confesser mes crimes pour que tu m'avoues tes fautes.
- Vos crimes !...
- Oui, mes crimes ; je les ai expiés, grâce au Ciel, et le Seigneur m'a pardonné, je l'espère !... Ecoute-moi, mon enfant, car je vais te dire des choses dont tu n'as aucune idée, que tu comprendras un jour, et que tu adoreras, quand tu les auras comprises.
Je suis né à Tarse en Cilicie ; le dévouement de ma ville natale à Auguste avait valu à ses habitants le titre de citoyens romains, de sorte que mes parents déjà riches jouissaient, outre leurs richesses, des avantages attachés au rang que leur avait accordé l'empereur : c'est là que j'étudiai les lettres grecques, qui florissaient chez nous à l'égal d'Athènes. Puis mon père, qui était juif et de la secte pharisienne, m'envoya étudier à Jérusalem, sous Gamaliel, savant et sévère docteur dans la loi de Moïse. Alors je ne m'appelais pas Paul, mais SaŸl.
Il y avait vers ce temps à Jérusalem un jeune homme plus âgé que moi de deux ans : on le nommait Jésus, c'est-à-dire sauveur, et l'on racontait de merveilleuses choses sur sa naissance. Un ange était apparu à sa mère, l'avait saluée au nom de Dieu, et lui avait annoncé qu'elle était élue entre toutes les femmes pour enfanter le Messie ; quelque temps après, cette jeune fille avait épousé un vieillard nommé Joseph, qui, s'étant aperçu qu'elle était enceinte, et ne voulant pas la déshonorer, avait résolu de la renvoyer secrètement à sa famille. Mais lorsqu'il était dans cette pensée, le même ange du Seigneur qui avait apparu à Marie lui apparut à son tour et lui dit : Joseph, fils de David, ne craignez pas de prendre avec vous Marie, votre femme, car ce qui est né dans elle a été formé par le Saint-Esprit. Vers ce même temps on publia un édit de César Auguste pour faire le dénombrement de tous les habitants de toute la terre : ce fut le premier dénombrement qui se fit par Cyrénus, gouverneur de Syrie, et comme tous allaient se faire enregistrer chacun dans sa ville, Joseph partit aussi de la ville de Nazareth, qui est en Galilée, et vint en Judée, à la ville de David, appelée Bethléem, pour se faire enregistrer avec Marie, son épouse ; mais pendant qu'ils étaient là, il arriva que le temps auquel elle devait accoucher s'accomplit : elle enfanta son fils premier-né, et l'ayant emmailloté, elle le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait point de place pour eux dans l'hôtellerie. Or, il y avait dans les environs des bergers qui passaient la nuit dans les champs veillant tour à tour à la garde de leur troupeau : tout à coup un ange du Seigneur se présenta à eux ; une lumière divine les environna, ce qui les remplit d'une extrême crainte : alors l'ange leur dit : – Ne craignez rien, car je viens vous apporter une nouvelle qui sera pour tout le peuple le sujet d'une grande joie : c'est qu'aujourd'hui, dans la ville de David, il vous est né un sauveur qui est le Christ.
C'est que Dieu avait regardé la terre, et il avait pensé que les temps préparés par sa sagesse étaient venus. Le monde entier, ou du moins tout ce que la science païenne connaissait du monde, obéissait à un seul pouvoir. Tyr et Sidon s'étaient écroulés à la parole du prophète ; Carthage était rasée au niveau de ses sables, la Grèce conquise, les Gaules vaincues, Alexandrie brûlée ; un seul homme commandait à cent provinces par la voix de ses proconsuls, et partout on sentait la pointe du glaive dont la poignée était à Rome. Cependant, malgré sa puissance apparente, l'édifice païen craquait sur sa base d'argile : un malaise inconnu et universel annonçait que le vieux monde était malade au coeur, qu'une crise était imminente, et que des choses nouvelles et inconnues allaient éclater : c'est qu'il n'y avait plus de justice parce qu'il y avait trop de pouvoir ; c'est qu'il n'y avait plus d'hommes, parce qu'il y avait trop d'esclaves ; c'est qu'il n'y avait plus de religion, parce qu'il y avait trop de dieux. Or, comme je te l'ai dit, au moment où j'arrivai à Jérusalem, un homme m'y avait précédé, qui disait aux puissants : Ne faites que ce qui vous a été ordonné, et rien au-delà. Aux riches : Que celui qui a deux vêtements en donne un à celui qui n'en a point. Aux maîtres : Il n'y a ni premier ni dernier, le royaume de la terre est aux forts, mais le royaume des cieux est aux faibles. Et à tous : Les dieux que vous adorez sont de faux dieux, il n'y a qu'un Dieu unique et tout-puissant qui a crée le monde, et ce Dieu est mon père, car c'est moi qui suis le Messie qui vous a été promis par les Ecritures.
Aveugle et sourd que j'étais alors, je fermai les yeux et les oreilles, ou plutôt l'envie m'aveugla ; puis vint la haine, qui me perdit. Voici à quelle occasion je devins le persécuteur ardent de l'homme-Dieu, dont je suis aujourd'hui l'indigne mais fidèle apôtre.
Un jour que nous avions pêché, Pierre et moi, toute la journée inutilement, sur l'ancien lac de Génésareth, aujourd'hui appelé de Tibériade, Jésus vint au bord du lac, poussé par la foule du peuple qui voulait entendre sa parole : la barque de Pierre se trouvant la plus proche du rivage, ou Pierre étant meilleur que moi, Jésus monta sur sa barque, et s'y étant assis, il continua d'enseigner la foule qui l'écoutait du rivage ; puis, lorsqu'il eut cessé de parler, il dit à Pierre :
- Avancez en pleine eau et jetez vos filets pour pêcher Pierre lui répondit :
- Maître, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre, comment donc serions-nous plus heureux maintenant ?
- Faites ce que je vous dis, continua Jésus.
Et Pierre ayant jeté son filet, il prit une si grande quantité de poissons, que peu s'en fallut que son filet ne rompît, et alors il en remplit tellement sa barque, qu'elle faillit en couler à fond. Aussitôt Pierre, Jacques et Jean, fils de ­ébedée, qui étaient dans la barque avec lui, se jetèrent à ses genoux, reconnaissant qu'il y avait là un miracle ; mais Jésus leur dit :
- Rassurez-vous, votre tâche est finie comme pêcheurs de poissons ; votre emploi désormais sera de prendre les hommes ; et, descendant au rivage, il les emmena après lui.
Resté seul je me dis : pourquoi ne prendrais-je pas aussi des poissons là où les autres en ont pris ; j'allai où ils avaient été, je jetai dix fois mes filets à la même place où ils avaient jeté les leurs, et je retirai dix fois mes filets vides. Alors au lieu de me dire : Cet homme est vraiment ce qu'il dit être, c'est-à- dire l'envoyé de Dieu, je me dis : Cet homme est sans doute un magicien qui connaît des charmes, et je me sentis prendre le coeur d'une grande envie contre lui.
Mais comme vers ces temps il quitta Jérusalem pour aller prêcher par toute la Judée, ce sentiment s'effaça peu à peu, et j'avais oublié celui qui me l'avait inspiré, lorsqu'un jour que nous vendions comme d'habitude dans le temple, nous entendîmes dire que Jésus revenait, plus glorifié qu'il n'avait jamais été : il avait guéri un paralytique dans le désert, il avait rendu la vue à un aveugle à Jéricho, et il avait ressuscité un jeune homme à Naïm. Aussi, partout où il passait les peuples étendaient leurs manteaux sur son chemin, et ses disciples l'accompagnaient, transportés de joie, portant des palmes et louant le Seigneur à haute voix pour toutes les merveilles qu'ils avaient vues.
Ce fut au milieu de ce cortège qu'il s'avança vers le temple ; mais voyant qu'il était encombré de vendeurs et d'acheteurs, il commença à nous chasser tous en disant :
- Il est écrit que ma maison est une maison de prières, et vous en avez fait une caverne de voleurs.
Nous voulûmes résister d'abord, mais nous vîmes bientôt que ce serait inutile, et qu'il n'y avait aucun moyen de rien faire contre cet homme, parce que tout le peuple était comme suspendu à ses lèvres en admiration de ce qu'il disait. Alors mon ancienne inimitié contre Jésus se réveilla, augmentée de ma colère nouvelle ; mon envie devint de la haine.
Quelques temps après j'appris que, le soir même de la Pâques qu'il avait faite avec ses disciples, Jésus avait été arrêté, selon l'ordre du grand-prêtre, par une troupe de gens armés que guidait Judas, son disciple ; puis, qu'il avait été conduit à Pilate, qui, ayant connu qu'il était de Nazareth, l'avait renvoyé à Hérode, dans la juridiction duquel était la Galilée. Mais Hérode, n'ayant rien trouvé contre lui, si ce n'est qu'il se disait roi des Juifs, le renvoya à Pilate, qui, ayant fait venir les princes des prêtres, les sénateurs et le peuple, leur dit : – Vous m'avez présenté cet homme comme portant le peuple à la révolte, mais ni Hérode ni moi de l'avons trouvé coupable des crimes dont vous l'accusez : donc, comme il n'a rien fait qui mérite la peine de mort, je vais le faire châtier et le renvoyer.
Mais tout le peuple se mit à crier :
- C'est aujourd'hui la fête de Pâques, et vous devez nous délivrer un criminel : faites mourir celui-ci, et nous donnez Barrabas.
- Et moi, interrompit le vieillard d'une voix étouffée, moi j'étais parmi le peuple, et je criais avec lui de toute la force de ma haine :
- Faites mourir celui-ci et nous donnez Barrabas.
Pilate parla de nouveau à la foule demandant la vie de Jésus ; mais la foule répondit :
- Crucifiez-le, crucifiez-le.
- Et moi, continua le vieillard en se frappant la poitrine, j'étais une des voix de cette foule, et je criais de toute la force de ma voix :
- Crucifiez-le, crucifiez-le.
Si bien que Pilate ordonna que Barrabas serait mis en liberté, et abandonna Jésus à la volonté de ses bourreaux !...
Hélas ! hélas ! dit le vieillard en se prosternant la face contre terre, hélas ! Seigneur, pardonnez-moi ; Seigneur, je vous suivis au Calvaire ; Seigneur, je vous vis clouer les pieds et les mains ; Seigneur, je vous vis percer le côté ; Seigneur, je vous vis boire le fiel ; Seigneur, je vis le ciel se couvrir de ténèbres, je vis le soleil s'obscurcir, je vis le voile du temple se déchirer par le milieu ; Seigneur, je vous entendis jeter un grand cri en disant : Mon père, je remets mon âme entre vos mains ; Seigneur, à votre voix je sentis trembler la terre jusqu'en ses fondements !... Ou plutôt je ne vis rien, je n'entendis rien, car, je vous l'ai dit, Seigneur, j'étais aveugle, j'étais sourd... Seigneur, Seigneur, pardonnez-moi ; c'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute.
Et le vieillard demeura quelque temps le front dans la poudre, priant et gémissant tout bas, tandis qu'Acté le regardait, muette et les mains jointes, surprise de ce remords et de cette humilité chez un homme qu'elle croyait si puissant !...
Enfin il se releva et dit :
- Ce n'est pas tout encore, ô ma fille. Ma haine pour les disciples succéda à ma haine pour le prophète. Les apôtres, occupés du ministère de la parole, avaient choisi sept diacres pour la distribution des aumônes : le peuple se souleva contre un de ses diacres, nommé Etienne, et le força de comparaître au conseil, où de faux témoins l'accusèrent d'avoir proféré des blasphèmes contre Dieu, Moïse et sa loi. Etienne fut condamné ; aussitôt ses ennemis se jetèrent sur lui, le traînèrent hors de Jérusalem, pour le lapider selon la loi contre les blasphémateurs. J'étais parmi ceux qui avaient demandé la mort du premier martyr : je ne jetai point de pierres contre lui, mais je gardai les manteaux de ceux qui lui en jetaient. Sans doute j'eus part aux prières du saint condamné, lorsqu'il s'écria, dans cette imprécation sublime, inconnue jusqu'à Jésus-Christ : Seigneur, Seigneur ne leur imputez pas ce péché, car ils ne savent ce qu'ils font !
Cependant si le moment de la grâce n'était point arrivé il approchait du moins à grands pas. Les chefs de la synagogue, voyant mon ardeur à poursuivre la jeune Eglise, m'envoyèrent en Syrie pour rechercher les nouveaux chrétiens et les ramener à Jérusalem. Je suivis les bords du Jourdain depuis la rivière Jaher jusqu'à CapharnaŸm. Je revis les rives du lac de Génésareth, où avait eu lieu la pêche miraculeuse ; enfin j'atteignis à la chaîne d'Hermon, toujours persévérant dans ma vengeance, lorsqu'en arrivant au haut d'une montagne de laquelle on découvre la plaine de Damas et les vingt-sept rivières qui l'arrosent, tout à coup je fus environné et frappé d'une lumière du ciel : alors je tombai comme tombe un homme mort, et j'entendis une voix qui me disait : SaŸl ! SaŸl ! pourquoi me persécutez vous ?
- Seigneur, dis-je en tremblant, qui êtes-vous, et que me voulez-vous ?
- Je suis, répondit la voix, Jésus, que vous persécutez, et je veux vous employer à propager ma parole, vous qui jusqu'ici avez essayé de l'étouffer.
- Seigneur, continuai-je plus tremblant et plus effrayé encore qu'auparavant, Seigneur, que faut-il que je fasse ?
- Levez-vous et entrez dans la ville, et l'on vous dira là ce que vous avez à faire.
Et les gens qui m'accompagnaient étaient presque aussi épouvantés que moi, car une voix puissante frappait leurs oreilles, et ils ne voyaient personne ; enfin, n'entendant plus rien, je me levai et j'ouvris les yeux : mais il me sembla qu'à cette lumière éclatante avait succédé la nuit la plus obscure. J'étais aveugle : j'étendis donc les bras et je dis :
- Conduisez-moi, car je n'y vois plus.
Alors un de mes serviteurs me prit par la main et me conduisit à Damas, où je restai trois jours sans voir, sans boire et sans manger.
Puis, le troisième jour, il me sembla qu'un homme s'avançait vers moi, que je ne connaissais pas, et que cependant je savais s'appeler Ananie ; au même instant je sentis qu'on m'imposait les mains, et une voix me dit :
- SaŸl, mon frère, le Seigneur Jésus, qui vous est apparu dans le chemin par où vous veniez, m'a envoyé afin que vous recouvriez la vue, et que vous soyez rempli du Saint-Esprit. Aussitôt il me tomba des yeux comme des écailles, et je vis. Alors, tombant à genoux, je demandai le baptême.
Depuis lors, aussi ardent dans ma foi que j'avais été acharné dans ma haine, j'ai traversé la Judée depuis Sidon jusqu'à Arad, et du mont Seir au torrent de Besor ; j'ai parcouru l'Asie, la Bithynie, la Macédoine ; j'ai vu Athènes et Corinthe, j'ai touché à Malte, j'ai abordé à Syracuse, et de là, côtoyant la Sicile, j'entrai dans le port de Pouzzoles, où je suis depuis quinze jours, attendant des lettres de Rome, qui me sont arrivées hier ; ces lettres sont écrites par mes frères qui m'appellent près d'eux. Le jour du triomphe est arrivé, et Dieu nous prépare la route ; car, tandis qu'il envoie l'espérance au peuple, il envoie la folie aux empereurs, afin de saper le vieux monde par sa base et par son sommet. Ce n'est pas le hasard, mais la Providence qui a distribué la terreur à Tibère, l’imbécillité à Claude, et la folie à Néron. De pareils empereurs font douter des dieux qu'ils adorent : aussi, dieux et empereurs tomberont-ils ensemble, les uns méprisés et les autres maudits.
- O mon père ! s'écria Acté... arrêtez... ayez pitié de moi !...
- Eh ! qu'as-tu affaire à ces hommes de sang ? répondit Paul étonné.
- Mon père, continua la jeune fille en se cachant la tête dans ses mains, tu m'as raconté ton histoire et tu me demandes la mienne ; la mienne est courte, terrible et criminelle : je suis la maîtresse de César !
- Je ne vois là qu'une faute, mon enfant, répondit Paul en s'approchant d'elle avec intérêt et curiosité.
- Mais je l'aime, s'écria Acté ; je l'aime plus que jamais je n'aimerai ni homme sur la terre ni dieux dans le ciel.
- Hélas ! hélas ! murmura le vieillard, voilà où est le crime ; – et, s'agenouillant dans un coin de la cabane, il se mit à prier.

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