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Chapitre 8
Heures de prison

Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane.
Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté; l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel.
Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément, éternellement: Non! La loi a dit une seule fois: Oui, et cette seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations.
Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la
jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un
parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: Oui; si notre coeur et
notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme
la victime, diraient-ils: Non.
En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont pures comme le liquide cristal qui sort du rocher.
Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents.
On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage, l'a reniée après son crime. — Remarquez que je parle au point de vue de la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit qu'elle l'était.
Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce que j'ai pu pour la faire sortir de prison.
En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant!
Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais rien sollicité pour moi?
Je vais vous le dire.
Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils, Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit au camp de Smendou.
Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons.
On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger.
Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou.
C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout mouillés et tout transis.
Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout en commandant le souper.
Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies.
Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une chambre, tandis que je veillerais sur le souper.
Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que l'on mangeât agréablement et abondamment.
Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise insensée qui ne se présenta même point à leur esprit.
Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des coups d'air.
Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de Desbarolles, — je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait parlé; — mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité.
Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions tourné des regards d'envie.
L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit.
J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne pouvais accepter.
C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre qui m'était faite.
La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter, quand j'objectai un dernier scrupule.
Je privais l'officier payeur de son lit.
Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût, je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.
Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments.
Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de sangle, en priant que l'on me transmît son offre.
Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une indiscrétion.
Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné.
La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.
J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement. C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de propreté aristocratique.
Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises blanches et de couleur.
Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.
Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque.
Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai.
Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris.
Ce livre était l'Imitation de Jésus-Christ.
Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots:
Donné par mon excellente amie la marquise de...
Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon à le rendre illisible.
étrange chose!
Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.
Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype.
Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans, accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux d'une prison.
La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais.
Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain.
Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée? quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce qu'il m'était impossible de préciser.
Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.
Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et confondant tous les objets.
Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres, pareils à des ombres voilées.
La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau étendre la main, je ne pouvais soulever son voile.
Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus lumineux que ma veille.
Je me trompais.
Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte, et qui m'appelait.
Je reconnus sa voix.
J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait, la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant, peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant, dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas, si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque d'être indiscret, j'étais résolu à interroger.
Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur
était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de
partir si tôt, ce qui le privait du plaisir de me voir.
Cette fois, il était évident qu'il me fuyait.
Quelle raison avait-il de me fuir?
C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme, au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et je tâchai d'oublier.
Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent, sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause de ma préoccupation.
Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour de sa chambre.
Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement pour toujours, au camp de Smendou.
Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que nous, de nous offrir de descendre.
Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages.
Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de moi d'un air mystérieux.
Je le regardai d'un air étonné.
— Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a prêté sa chambre?
— Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand plaisir de me l'apprendre.
— Eh bien, il se nomme M. Collard.
— Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là plus tôt?
— Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous serions à une lieue de Smendou.
— Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de devant les yeux. — Ah! oui, Collard.

Ce nom m'expliquait tout.
Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison, cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était Marie Capelle, c'était madame Lafarge.
Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais, aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait être que celui que j'avais connu, c'est-à-dire l'oncle de Marie Capelle.
De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté expliquait tout.
Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années?
Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance?
Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui était presque ma parente.
Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je t'en voulais de ce doute désespéré!
J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce moment, m'inonda le coeur de tristesse.
Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul; mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes compagnons.
Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au crayon;
«Cher Maurice,
» Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois est vrai, c'est-à-dire que ta douleur vienne de l'irréparable malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si ce n'est par moi, qui veux croire à l'innocence de la pauvre prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée?
» Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes enfermées dans le tien.
» Alex. DUMAS.»
En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans une heure.
Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre, étendue sur la rouge verdure du sol africain.
Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé suivait peut-être notre marche vers la France.
Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par la poste un paquet au timbre de Montpellier.
Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait tracée.
La lettre était signée: «Marie Capelle.»
Je tressaillis. Je n'avais pas complètement oublié la douloureuse aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette aventure.
Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le manuscrit.
«Monsieur,
» Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard, — car c'est mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner l'hospitalité au camp de Smendou, — m'apprend toute la sympathie que vous lui avez témoignée pour moi.
» Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un doute sur moi. Vous voulez croire à mon innocence, dites-vous?... ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire, dites-vous?... ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis innocente!
» Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu.
Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à
Montpellier, — car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet
espoir, — je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes
sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de
désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme
tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: «Non!
oh! non, Marie Capelle n'est point coupable!»
» Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors! heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher grand-père, je n'ai jamais été heureuse.
» Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est martyre.
» Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la révéler. «Travaillez,» me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons. Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé. Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même, et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes indéchiffrables à ses yeux.
» Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je mettrais de l'art jusque dans un ourlet.
» Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase, alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée escalade les étoiles.
» Maintenant, comment décider, — tirez-moi de mon doute, Dumas, — comment décider lequel de tous ces états est celui auquel Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y a en moi qu'une femme, je veux brûler de vains jouets, et borner mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui tache quand elle n'éclaire pas.
» La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle envie coassant d'aise dans son palais de nénuphars ou dans sa haute futaie de roseaux.
» Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit. Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon, c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si brûlants, mais si fragiles.
» Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous.
» En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives, quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume.
» Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille!
» MARIE CAPELLE.»
On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre.
SOUVENIRS ET PENSéES D'UNE EXILéE.
ITALIE.
«Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour voiler tes beaux flancs!
» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes les neiges alpines!
» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je pleure rien qu'en pensant à toi.
» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux!
» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus!
» 1844.»
VILLERS-HELLON.
«Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée.
»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénuphars d'or voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux jeux des petits enfants?
» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première au retour du printemps? Chère aubépine... J'atteignais ses rameaux avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé.
»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie?
»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles arceaux du sanctuaire?
»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier.
»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne.... Je vais où va le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur.
» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les
parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit
moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies
soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée!»
«O vous tous qui passez sur le chemin,
regardez et voyez s'il est une douleur
comparable à ma douleur.»
JéRéMIE.
AFFLICTION.
«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien encore.
» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fille, je vis le respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front.
» Malheur aux orphelins!... étrangers sur la terre, ils savent aimer encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans même les armer d'une bénédiction.
» Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. à la veille de vivre, moi, je pleurais ma vie. à la veille d'aimer, hélas! je portais déjà le deuil de mon bonheur.
» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché.
» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent
le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour
de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon
Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!»
(Deuxième anniversaire.)
«Minuit, 15 juillet 1845.
» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil.
Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose:
Je t'aime! fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret.
» à travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos plus saintes prières, nos plus chastes amours.
»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes aux morts, mes regrets aux absents.
» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour
aux jours de mon malheur.»
AMITIé.
«L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le
souvenir de ce que l'on reçoit.»
«Février 1847,» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de l'homme. » Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent les pensées vers le ciel.
» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre.
» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir.
» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui, je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime plus que toi!
» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire.
» Le sourire s'est éteint.
» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me défendre.
» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus.»
à A.G.
«Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et l'Angelus chante l'hymne sainte de Marie.
» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles, plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur.
» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence. — Je ne veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie.
» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit vers notre patrie du ciel.
» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie,
et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes
froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le
ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la
vérité!»
MORT.
«2 novembre 1848.
» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies.
» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense; c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à tous les coeurs brisés.
» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais vers toi.
» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies; viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser.
» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes
désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de
l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu
ramènes au ciel l'innocence et la foi!»
Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire et un baiser?
Oui?
Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même où elle le prenait à témoin de son innocence!
Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre 1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à-dire après neuf ans et demi de captivité.
Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par jour, heure par heure, minute par minute, les Heures de Prison.
C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: «Lisez-le!» c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi n'existe pas.
égalité de la peine, bien entendu.
J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de la douleur physique.
Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques.
Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement, ne brisait pas même le tuyau de sa pipe.
à notre avis, il en est de même de la punition morale.
Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une organisation commune, devient une torture atroce, un supplice insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation distinguée.
Remarquez que le crime chez madame Lafarge, — et, vous le voyez, je continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le crime existait, — remarquez, dis-je, que le crime a été commis par l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise.
Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des
princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été
élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds
ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et
les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier
prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus
petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient
encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune
fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un
homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une
ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du
Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la
ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer
aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les
cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette
espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des
mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille,
respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui
faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de
tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où
l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le
bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le
désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte,
où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient
vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: «Tout, tout, tout! la
prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la
main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou
d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et
l'avenir!»
Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux yeux de Dieu.
Je demandais à un juré:
— Croyez-vous Marie Capelle coupable?
— Oui.
— Et vous avez voté pour la prison?
— Non.
— Expliquez-moi cela.
— Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger!

Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu desquelles il a été commis.
Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité, est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues ou à une revendeuse à la toilette.
C'est juste, puisque le Code porte: «égalité devant la loi.»
Mais est-ce équitable? Là est la question.
Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens; c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe; c'est un grabat immonde pour Marie Capelle.
Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation, la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter.
Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison.
Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme.
Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle, M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez, la voici:
«Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste, hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je suis folle!
» J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à familiariser mon coeur et ma conscience avec le joug nouveau qu'on leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un but, me dégrader et m'avilir.
» écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la douleur que je recule.
» De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide; entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois.
» Je vivrai là...
» Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une heure de souffrances partagées.
» Je vivrai ces six jours.
» Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?...
» Jamais!
» Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs et les saints.
» L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'être véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne l'étais qu'à demi.
» Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain; — mais je suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me salir.
» à titre d'innocente, je ne dois pas le porter.
» à titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir.
» Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent, j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces; hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes douleurs.
» Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme; aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur.
» Votre MARIE CAPELLE.
» Post-scriptum. — On prétend que la pensée d'une femme est toute
dans le post-scriptum de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon
oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le
vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le
signe du crime, mais celui d'une vertu.»
Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on renferme à Saint-Lazare?
Oui.
Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette commune, exécutée sur la guillotine de la place Louis XV, en compagnie d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par exemple?
Oui.
Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui, grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé, ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames; croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier, sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je souffrirais plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire?
Oui, incontestablement oui.
Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la punition.
Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le bon docteur Larrey.
Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860, n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale?
C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble, de concourir au prix Montyon.
Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la description.
Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison, voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?
écoutez, c'est elle qui parle:
«L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait
froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon
mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste
couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et
inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et
sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier à
ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent
aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus
gémir. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais
si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce
n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi
sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends
à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des
larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent
des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon
front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau;
d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le
son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je
ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et
j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois!»
La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février 1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa main amaigrie à la porte du tombeau.
Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée.
Enfin la rigueur des hommes se lassa.
Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur d'une autre cellule.
Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde:
«Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous?
» Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir.
C'est de la vérité locale.
» Voici le mobilier:
» à côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est fort laid, mais c'est chaud.
» En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode, et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale liserée de gris.
» Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.
» Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.
» J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et petite chapelle de mes souvenirs.
» Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon grand-père.
» Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon.
» Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus
rien... J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un
sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur!»
Les Heures de Prison sont les battements du coeur de la prisonnière pendant ces neuf années.
Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront sur sa tombe.
D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard de soixante-quinze ans.
écoutons-le.
«Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison.
» Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée.
» Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille.
» Il n'était plus temps!
» Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours.
» Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président:
j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre.
» Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la liberté.
» Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux.
» L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une
croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien.»
Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au prêtre qui a fermé les yeux de la mourante.
Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui l'entourait.
«Monsieur,
» Se suis chargé, d'une mission bien pénible auprès de vous. L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier, depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible événement que je suis forcé de vous annoncer.
» Madame Marie Capelle, que j'ai eu l'honneur de voir souvent et qui avait, par ses vertus religieuses et ses autres qualités distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder. En ce moment suprême, elle a été admirable de résignation, de foi, de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de plus pieux sentiments. Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager, à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été admirable aux approches de la mort.
» Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à cet égard.
» Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux à la lui rendre aussi facile que possible.
» Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord, elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de madame Marie Capelle, et, de là, elle continuera sans peine son voyage pour se rendre au sein de sa famille.
» Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa famille l'expression de ses meilleurs sentiments.
» Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir l'hommage, etc.
» B...,
» Curé, aumônier des bains d'Ussat.»
» Ornolac, 7 septembre 1853.»
Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures avant sa mort.
Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre, consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature:
«N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous écrire [Note bas de page: La lettre est du 27 septembre, c'est-à-dire écrite vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus. J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir, tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine à y croire.
» Mais parlons d'elle. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur.
Pour vous seule, elle regrettait la vie. «C'est là qu'est le
sacrifice,» disait-elle. «Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle
sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie,
ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je
rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la
vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre!
comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous
bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi
le courage de le supporter.»
» Puis, comme les douleurs redoublaient:
«Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu,
vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont
fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il
leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées!»
» Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus grande.
» Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais; j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle si supérieure.
» Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie.
» Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les plus respectueux.
» Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes.
» à bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout mon coeur.
» CLéMENCE.
» Lundi 27.»

Un an après, c'est-à-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait cette seconde lettre du brave curé d'Ussat.
Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve bonté:
«Mon cher monsieur,
» La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet. J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là. Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas coupable.
» à peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que
vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je
m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de
la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à
les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien
conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de
juillet.

» Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus. Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de délicatesse en ce point.
» Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles.
» Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet.
» à toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi, et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir, son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher. J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique. Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à réparer.
» Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera
fini.»
Qu'ajouter à cela?
Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce.
«Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable?
» Je réponds:
» Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille.
» Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils.
» Ma conviction est là.
» COLLARD,

» Montpellier, 17 juin 1853.»
Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de captivité.

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