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Chapitre LXXXIX


L'inconvénient d'un grand artiste dans un théâtre. – Lafond prend le rôle de Pierre de Portugal, au refus de Talma. – Lafond – Son école. – Ses mots. – Mademoiselle Duchesnois. – Ses défauts et ses qualités. – Pierre de Portugal réussit.

Le grand jour de la représentation de Pierre de Portugal était, enfin, arrivé.
Talma, préoccupé de sa création de Danville dans L'Ecole des vieillards, avait refusé le rôle de Pierre de Portugal. Lafond l'avait accepté, et portait avec mademoiselle Duchesnois tout le poids de la pièce.
C'était là l'incontestable épreuve indiquée par Lassagne : la pièce aurait-elle du succès, malgré l'absence de Talma ?
Le grand inconvénient de ce rara avis, comme dit Juvénal, qu'on appelle au théâtre l'« acteur à recettes », c'est que, les jours où il ne joue pas, le théâtre se ruine ; c'est que les pièces où il ne prend pas de rôle sont jugées d'avance indignes de la curiosité publique, puisqu'elles n'ont pas été dignes de la sympathie de l'artiste.
Au temps dont nous parlons, le Théâtre-Français était plus heureux qu'il ne l'est maintenant. Un jour, la tragédie faisait de l'argent avec Talma ; le lendemain, la comédie faisait de l'argent avec mademoiselle Mars.
Casimir Delavigne commença sa ruine, en faisant jouer ces deux artistes éminents ensemble, dans la même pièce et le même jour.
Quant à Lafond et à mademoiselle Duchesnois, séparés ou réunis ils ne suffisaient plus à faire recette.
Lafond avait, alors, quarante ans à peu près ; il avait débuté au Théâtre- Français, en 1800, dans le rôle d'Achille. Soutenu par Geoffroy, il avait plus tard, dans Tancrède, dans Adélaïde Duguesclin et dans ­aïre, obtenu des succès qui avaient balancé ceux de Talma. Cette race moutonnière qui a existé de tout temps, et qui, n'ayant pas la force de se faire une opinion par son propre jugement, prend une opinion toute faite partout où elle se trouve ; cette lèpre bourgeoise qui ronge toute poésie disait en parlant de Lafond :
- Lafond était inimitable dans les chevaliers français !
Il y avait, à cette époque, au théâtre un emploi que l'on appelait l'« emploi des chevaliers français ».
Cet emploi se jouait invariablement avec une toque à plumes, une tunique jaune bordée de noir, ornée de soleils ou de palmes d'or, quand le chevalier était prince, et avec des bottes de buffle.
Il n'y avait pas besoin qu'un héros fût en France ou portât l'éperon d'or pour être un chevalier français ; il fallait que le rôle fût écrit d'une certaine manière, et appartint à une certaine école.
­amore était un chevalier français ; Orosmane était un chevalier français ; Philoctète était un chevalier français.
Seulement, ­amore se jouait avec un bonnet de plumes de paon, avec un manteau de plumes de perroquet, et avec une ceinture de plumes d'autruche.
Orosmane se jouait avec une longue robe de taffetas blanc, ruisselante de paillettes, et garnie de petit-gris ; avec un turban évasé comme un chapeau tromblon, et orné d'un croissant en cailloux du Rhin, avec un pantalon de foulard rouge et des pantoufles jaunes.
Philoctète se jouait avec un casque à crinière rouge, une cuirasse de velours brodé d'or, et une épée de l'Ecole de Mars.
Vanhove avait, pour jouer Agamemnon, une cuirasse qui lui coûtait les yeux de la tête, deux cents louis, je crois ; il est vrai qu'elle était ornée de deux trophées brodés à la main, et d'un magnifique travail représentant des canons et des tambours.
Un jour, je disais à Lafond :
- Monsieur Lafond, pourquoi jouez-vous ­amore avec une ceinture si usée ? Vos plumes ont l'air d'arêtes de sole ; c'est indécent !
- Jeune homme, me répondit Lafond, ­amore n'est pas riche ; ­amore est dans les fers ; ­amore ne peut pas s'acheter tous les jours une ceinture neuve ; c'est de la couleur historique.
Ce qui était peut-être moins historique, c'est le gros ventre que frangeait cette ceinture.
Les succès de Lafond dans les rôles de chevalier avaient failli faire mourir Talma de chagrin. Un jour, les articles de Geoffroy l'avaient exaspéré à un tel point, que, rencontrant le critique dans les coulisses, il s'était jeté sur lui, et l'avait mordu – au risque de s'empoisonner.
Mais, comme c'est une loi de l'équilibre universel que chaque chose reprenne son niveau, peu à peu, la popularité avait abandonné la déclamation redondante et le geste emphatique de Lafond, qui, à l'époque où nous sommes arrivés, n'étant guère soutenu que par quelques vieux amateurs de l'école de Larive, ne faisait plus recette, même dans les chevaliers français.
C'était, d'ailleurs, un homme singulier que Lafond. Grâce à son accent gascon, et à la manière dont il disait les choses, on ne savait jamais s'il avait dit une bêtise ou un mot spirituel.
Un jour, il entre au foyer du Théâtre-Français au moment où Colson, artiste médiocre et parfois sifflé, lâchons le mot, faisait sa charge. Colson s'arrête ; mais il était trop tard : Lafond s'était entendu parler du corridor.
Il s'avance droit vers Colson.
- Eh ! Colson, mon ami, lui dit-il avec cet accent bordelais dont ceux-là seuls qui l'ont entendu et apprécié peuvent se faire une idée ; on me dit que tu fais ma charge ?
- Oh ! monsieur Lafond, répond Colson en cherchant à se remettre, votre charge ?... Non, je vous jure !...
- Si fait ! si fait ! on me le dit... Voyons, Colson, fais-moi un plaisir.
- Lequel, monsieur Lafond ?
- Fais ma charge devant moi.
- Oh ! monsieur Lafond...
- Je t'en prie ; je te serai obligé, même.
- Dame ! fit Colson, si vous le voulez absolument...
- Eh ! oui, je le veux !
Colson cède et commence la tirade d'Orosmane :
          Vertueuse ­aïre, avant que l'hyménée...
et la dit, depuis le premier jusqu'au dernier vers, avec une telle fidélité d'imitation, qu'on eût cru entendre Lafond lui-même.
Lafond l'écoute jusqu'au bout avec la plus grande attention, dandinant la tête de haut en bas, et donnant des signes fréquents et manifestes d'approbation.
Puis, quand Colson eut fini :
- Eh bien, lui dit-il, pourquoi donc ne joues-tu pas ainsi, mon cher ? le public ne te sifflerait pas !
Dans l'intervalle du premier au second acte de Pierre de Portugal, Lucien Arnault était dans les coulisses. Pendant le second acte, Pierre de Portugal, déguisé en soldat de son armée, pénètre inconnu chez Inès de Castro, qui le prend pour un simple homme d'armes.
Lucien voit venir Lafond avec un costume resplendissant d'or et de pierreries.
Il court à lui :
- Eh ! mon cher Lafond, lui dit-il, vous vous êtes trompé d'habit !
- Avez-vous quelque chose à dire contre mon costume ?
- Parbleu, je crois bien !
- Il est cependant tout flambant neuf.
- C'est justement cela que je lui reproche : c'est un costume de prince, et non de simple homme d'armes, que vous avez là.
- Monsieur Lucien, répond Lafond, apprenez ceci : c'est que j'aime mieux faire envie que pitié.
Puis, tournant superbement les talons, sans doute pour montrer à Lucien le derrière de son costume, après lui avait montré le devant :
- On peut frapper, dit Lafond, Pierre de Portugal est prêt.
Quand, cinq ans plus tard, je lus Christine au Théâtre-Français, soit que Lafond ne fût pas du comité, soit qu'il n'eût pas jugé à propos d'y venir pour écouter l'oeuvre d'un débutant, j'eus le chagrin de lire en son absence.
Quoique la pièce – comme on le verra en son lieu et place – n'ait pas été reçue, la lecture avait fait un certain bruit, et l'on ne doutait pas que le drame ne fût joué tôt ou tard.
Un jour, je vis la porte de mon pauvre bureau s'ouvrir, et l'on m'annonça M. Lafond.
Je levai la tête tout étonné, ne pouvant pas croire que le vice-roi de la scène tragique me fit l'honneur de me visiter : c'était bien lui !
Je lui présentai une chaise ; mais il me fit de la tête un signe de refus, et, s'arrêtant à un pas de la porte en avançant le pied droit, et en appuyant la main gauche sur sa hanche :
- Monsieur Dumas, me dit-il, est-ce que vous n'avez point, par hasard, dans votre pièce, un gaillard bien campé qui vienne dire à cette drôlesse de reine Christine : « Madame, Votre Majesté n'a pas le droit de tuer ce pauvre diable de Monaldeschi, par telle, telle, telle et telle raison ? »
- Non, monsieur, non ! je n'ai pas ce gaillard-là dans ma pièce.
- Vous ne l'avez pas, bien vrai ?
- Non.
- Alors, je n'ai rien à vous dire... Adieu, monsieur Dumas.
Et, tournant sur ses talons, il sortit comme il était entré. Il venait me demander le rôle de ce gaillard bien campé, comme il disait.
Malheureusement, comme j'avais été forcé de l'avouer, ce rôle n'était pas dans ma pièce.
Dans les beaux temps de sa gloire, il ne disait jamais ni Talma ni M. Talma, il disait : l'autre.
- Monsieur Lafond, lui dit un jour le comte de Lauraguais, qui avait été l'amant de Sophie Arnould, et qui était, avec le marquis de Ximènes, un des habitués les plus assidus du foyer des acteurs –, monsieur Lafond, je trouve que vous êtes trop souvent l'un, et pas assez souvent l'autre.
Tout, au contraire de Lafond, mademoiselle Duchesnois était d'une bonhomie réelle, et ses succès, qui avaient été grands, ne lui inspiraient aucune vanité. Elle était née en 1777, un an avant mademoiselle Mars, à Saint-Saulve, près de Valenciennes, et elle avait, lors de son début dans Phèdre, en 1802, changé son nom de Joséphine Ruffin, contre celui de Duchesnois.
Nous avons dit qu'elle avait été rivale de mademoiselle George en tous points : rivale en art, rivale en amour.
Harel était le beau Pâris, objet de cette rivalité.
Harel, tour à tour directeur du théâtre de l'Odéon et du théâtre de la Porte- Saint-Martin, jouera un grand rôle dans ces Mémoires, le rôle qu'un homme d'esprit, du reste, a le droit de jouer partout.
Mademoiselle Duchesnois avait eu, toute sa vie, à lutter contre la laideur ; elle ressemblait à ces lions de faïence qu'on met sur les balustrades ; elle avait surtout un nez dont le sifflement répondait à l'ampleur.
Lassagne n'osait pas aller à l'orchestre, les jours où elle jouait ; il avait peur d'être reniflé !
En revanche, elle était merveilleusement faite, et son corps eût pu rivaliser avec celui de la Vénus de Milo. Aussi adorait-elle le rôle d'Alzire, qui lui permettait, comme à Lafond, de se montrer à peu près nue.
Elle avait une certaine simplicité d'esprit que ses détracteurs appelaient de la bêtise. Un jour – c'était en 1824 –, il était fort question de l'inondation de Pétersbourg, et des accidents divers plus ou moins pittoresques que cette inondation avait amenés.
J'étais dans les coulisses, derrière Talma et mademoiselle Duchesnois, à qui un artiste qui arrivait de la première, ou plutôt de la seconde capitale de l'Empire russe, racontait qu'un de ses amis surpris par l'inondation n'avait eu que le temps de monter sur une grue.
- Comment cela, sur une grue ? fit avec étonnement mademoiselle Duchesnois. Est-ce que c'est possible, Talma ?
- Eh ! ma chère, répondit celui qui était si singulièrement interrogé, vous devez savoir mieux que personne que cela se fait tous les jours.
Eh bien, malgré cette laideur, malgré cette simplicité, malgré ce hoquet, malgré ce reniflement, mademoiselle Duchesnois avait dans la voix des cordes d'une si profonde tendresse, d'une si harmonieuse douleur, que la plupart de ceux qui l'ont vue dans Marie Stuart la préfèrent encore aujourd'hui à mademoiselle Rachel.
C'était surtout quand elle jouait avec Talma que ses qualités ressortaient. Talma, trop grand artiste, trop sublime comédien pour craindre aucune supériorité, Talma lui donnait d'admirables conseils que cette bonne nature artistique utilisait, sinon avec une intelligence remarquable, du moins avec une grande facilité d'assimilation.
La pauvre créature se retira du théâtre en 1830, après avoir lutté, tant qu'elle avait pu, contre cette impitoyable froideur du public, et ces cruels avertissements des comédiens qui poursuivent presque toujours les dernières années des artistes dramatiques.
Une fois, elle reparut avant de mourir, en 1835, dans Athalie – à l'opéra, je crois.
C'était quelque chose d'attristant, quelque chose qui rappelait ce vers de Pierre de Portugal :
          Inès, vivante ou non, tu seras couronnée !
Hélas ! la pauvre Duchesnois fut couronnée plus qu'à moitié morte.
Elle avait un fils, bon et brave garçon, auquel, après la révolution de juillet, Bixio et moi avons attaché des épaulettes de sous-lieutenant sur les épaules, et qui s'est fait tuer, je crois, en Algérie.
La tragédie de Pierre de Portugal réussit ; elle obtint même un grand succès ; mais elle n'eut que quinze ou dix-huit représentations, et ne fit point d'argent.
Lassagne triomphait.

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