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Chapitre LXXXVIII


La Comédie-Française à Dresde. – Rentrée de George au Théâtre-Français. – Les Deux Gendres. – Mahomet II. – Tippo-Sab. – 1814. – Fontainebleau. – Entrée des alliés à Paris. – Les lis. – Retour de l'île d'Elbe. – Les violettes. – Les queues d'asperge. – Retour de George à Paris.

Le lendemain de son arrivée à Brunswick, mademoiselle George partit pour Dresde.
Le géant terrassé à la Berezina avait, comme Antée, repris ses forces en touchant Paris.
Napoléon était parti de Saint-Cloud le 15 avril 1813. Il s'arrêta le 16 à Mayence, en partit le 24, et arriva le même jour à Erfurt.
A cette époque, Napoléon commandait encore à quarante-trois millions d'hommes, et avait pour alliés contre les Russes tous les rois qui avaient assisté aux représentations dont nous avons parlé.
Mais le prestige était détruit. Napoléon avait perdu la virginité de la gloire ; l'invincible pouvait être vaincu.
La neige de 1812 avait refroidi toutes les amitiés factices.
La Prusse donna l'exemple de la défection.
Le 3 mai, c'est-à-dire dix-huit jours après son départ de Paris, Napoléon expédiait, du champ de bataille de Lutzen, où dormaient couchés vingt mille Russes ou Prussiens, des courriers qui allaient annoncer une nouvelle victoire à Constantinople, à Vienne, à Paris.
La Saxe fut reconquise par une seule bataille.
Le 10 mai, l'empereur était installé à Dresde dans le palais Marcolini.
Le 12, le roi de Saxe, qui s'était réfugié sur les frontières de Bohême, rentrait dans sa capitale.
Le 18, Napoléon avait proposé un armistice.
Comme on ne lui répondait pas, le 20 et le 21, il gagnait les batailles de Bautzen et de Lutzen.
Le 10 juin, l'empereur était de retour à Dresde, espérant toujours l'armistice demandé.
Le 16 juin, MM. de Beausset et de Turenne furent chargés de la surintendance de la Comédie-Française.
M. de Beausset avait, dans ses attributions, les constructions du théâtre, le logement des acteurs, la composition du répertoire.
M. de Turenne s'était réservé les invitations et tout ce qui avait rapport à l'étiquette.
Le 19 juin, la Comédie-Française arriva.
La comédie seulement, c'est-à-dire, MM. Fleury, Saint-Phal, Baptiste cadet, Armand, Thénard, Vigny, Michot, Barbier ; et mesdames Thénard, Emilie Contat, Mézeray, Mars et Bourgoin.
Comme M. de Turenne, nous avons suivi l'étiquette, et mis ces messieurs et dames à leur rang d'ancienneté.
Tout avait été disposé pour les recevoir dès le 15 juin. On avait fait louer d'avance des maisons, des voitures et des domestiques.
Aussi, une heure après leur arrivée, les treize artistes étaient-ils installés.
Le lendemain, à minuit, mademoiselle George à son tour arrivait à Dresde.
A une heure, le duc de Vicence était chez elle.
Le lendemain, à sept heures du matin, elle était reçue par l'empereur.
Le même jour, un courrier partait avec mission de faire donner à Talma et à Saint-Prix l'ordre de partir, à l'instant même, pour Dresde, en quelque endroit de la France que cet ordre leur parvînt.
L'ordre atteignit Saint-Prix à Paris, et rejoignit Talma en province.
Douze jours après, Talma et Saint-Prix étaient arrivés, et la Comédie- Française se trouvait au grand complet. Un théâtre avait été construit, pour la comédie, dans l'orangerie du palais qu'habitait l'empereur.
Les tragédies, qui demandaient un plus grand appareil de décors, et un plus grand développement de mise en scène, devaient être représentées sur le théâtre de la ville.
La première représentation comique eut lieu le 22 juin ; elle se composait de La Gageure imprévue et des Suites d'un bal masqué.
La première représentation tragique fut donnée le 24. On joua Phèdre.
Mais qu'il y avait loin de ces fêtes à celles d'Erfurt ! Un voile de tristesse était jeté sur le passé. Un voile de terreur était étendu sur l'avenir. On se souvenait de la Bérézina ; on prévoyait Leipzig.
Talma cherchait en vain au parterre ces rois qui l'avaient applaudi à Erfurt.
Il n'y avait plus que le vieux et fidèle roi de Saxe, le dernier des amis que conservât Napoléon parmi les têtes couronnées.
Les représentations durèrent depuis le 22 juin jusqu'au 10 août.
Presque tous les matins, à son déjeuner, l'empereur recevait ou Talma, ou mademoiselle Mars, ou mademoiselle George. On causait d'art.
C'est que l'art avait toujours rempli une place importante dans l'esprit de Napoléon. Sous ce rapport, il était, non seulement le successeur, mais encore l'héritier de Louis XIV.
C'est alors qu'il exprimait, avec cette incisive appréciation qui lui était particulière, son opinion sur les hommes et sur leurs oeuvres.
Ce devait être quelque chose de remarquablement beau que Corneille apprécié, et Racine critiqué par Napoléon.
Et quand on pense que, pour parler de Corneille ou de Racine, il fallait que le puissant génie soulevât un instant le monde, qui commençait à peser sur lui.
Il est vrai qu'on le leurrait sans cesse d'un espoir de paix.
Le 11 août au soir, tout espoir fut perdu à cet endroit.
Le 12, à trois heures du matin, M. de Beausset reçut d'Alexandre Berthier, prince de Neuchâtel, la lettre suivante :

« Mon cher Beausset,
L'empereur me charge de vous dire que les artistes français qui sont ici doivent partir dans la journée d'aujourd'hui ou demain matin au plus tard, et se rendre à Paris. Veuillez les prévenir.
                    Amitiés. »
                    Alexandre.

Les artistes partirent. Puis eut lieu la bataille de Leipzig.
L'agonie de l'Empire était commencée.
Les artistes rentraient à Paris pendant ce temps.
Mademoiselle George, absente depuis cinq ans, reprenait son trône à la Comédie-Française.
Raucourt laissait, de son vivant, sa succession à peu près vacante. Depuis longtemps, le théâtre lui pesait ; elle ne jouait plus qu'à son corps défendant, et restait presque toute l'année à la campagne.
Mademoiselle George rentrait, par ordre, avec part entière, et le temps de son absence compté comme présence.
Elle reparut dans Clytemnestre : elle avait, alors, vingt-huit ans seulement. Son succès fut immense.
Il ne s'était pas fait, pendant ces cinq dernières années, de grands changements au Théâtre-Français.
Les pièces importantes jouées en l'absence de mademoiselle George étaient Hector et Christophe Colomb, dont nous avons parlé ; Les Deux Gendres, de M. Etienne ; le Mahomet II, de M. Baour-Lormian, et le Tippo-Sab, de M. de Jouy.
Le succès des Deux Gendres n'avait pas été contesté, et n'était pas contestable.
Mais, comme il faut toujours, à tout auteur d'un mérite quelconque, contester quelque chose, on contesta à M. Etienne la paternité de sa comédie. On tira, de je ne sais quelle case de la Bibliothèque, le manuscrit poudreux d'un jésuite oublié, et l'on affirma que M. Etienne avait pillé ce malheureux jésuite.
Ce qu'on eût dû dire, c'est que le sujet des Deux Gendres était celui avec lequel, deux cents ans auparavant, Shakespeare avait fait Le Roi Lear, et avec lequel, vingt-cinq ans plus tard, M. de Balzac devait faire Le Père Goriot.
Toute cette polémique tourmenta fort M. Etienne, et l'empêcha probablement, de faire un pendant à ses Deux Gendres.
Mahomet II n'avait eu qu'un succès d'estime : la pièce était froide et sans intérêt.
Ce n'était cependant pas un homme sans mérite que M. Baour-Lormian ; il a laissé ou plutôt il laissera quelques poésies d'un sentiment mélancolique d'autant plus remarquable que ce sentiment n'appartient nullement à l'Empire, qui n'a, sous ce rapport, à nous offrir que La Chute des feuilles, de Millevoie, et La Feuille de rose, de M. Arnault.
Encore, La Chute des feuilles vint-elle avant, et La Feuille de rose après l'Empire.
Citons quelques vers agréables de M. Baour-Lormian.

          Ainsi qu'une jeune beauté
          Silencieuse et solitaire,
          Du sein du nuage argenté
          La lune sort avec mystère...
          Fille aimable du ciel, à pas lents et sans bruit,
          Tu glisses dans les airs où brille ta couronne ;
          Et ton passage s'environne
          Du cortège pompeux des soleils de la nuit...
          Que fais-tu loin de nous, quand l'aube blanchissante
          Efface, à nos yeux attristés,
          Ton sourire charmant et tes molles clartés ?
          Vas-tu, comme Ossian, plaintive et gémissante,
          Dans l'asile de la douleur
          Ensevelir ta beauté languissante ?
          Fille aimable du ciel, connais-tu le malheur ?

Revenons à mademoiselle George.
Mademoiselle George, comme nous l'avons dit, retrouvait donc le Théâtre Français à peu près dans l'état où elle l'avait laissé.
Elle reprit son ancien répertoire.
N'est-ce pas une chose étrange que, pendant les neuf ans qu'elle reste au Théâtre-Français, mademoiselle George, qui a créé tant de rôles depuis, n'ait créé que les rôles de Calypso et de Mandane ?...
Cependant, l'horizon du nord s'assombrissait de plus en plus : la Prusse nous avait trahis, la Suède nous avait abandonnés, la Saxe avait été entraînée dans la déroute de Leipzig, l'Autriche recrutait contre nous.
Le 6 janvier 1814, Joachim Murat, roi de Naples, signait avec l'Angleterre un armistice dont l'expiration devait être notifiée trois mois à l'avance.
Le 11, il s'engageait avec l'empereur d'Autriche à agir contre la France avec trente mille hommes ; en échange de quoi, le monarque autrichien lui garantissait le trône de Naples pour lui et ses héritiers.
Napoléon commençait sa merveilleuse campagne de 1814, lutte titanique dans laquelle un seul homme et une seule puissance faisaient face à deux empereurs, à quatre rois et à six nations, au premier rang desquelles on comptait la Russie, l'Angleterre, la Prusse et l'Espagne.
Nous feuilletons le répertoire du Théâtre-Français, et, pendant toute cette année 1814, nous ne trouvons de pièce nouvelle que L'Hôtel garni, comédie en un acte, en vers, de Désaugiers.
Cependant, à chaque victoire nouvelle, Napoléon perdait une province. Acculé à Fontainebleau, il abdiqua.
Trois jours après, les alliés rentraient à Paris, et Napoléon partait pour l'île d'Elbe.
Comme à l'époque de la Révolution, il y eut alors deux partis à la Comédie Française.
Talma, Mars et George étaient, par leurs souvenirs, restés fidèles à l'empereur.
Raucourt, mademoiselle Levert, madame Volnais s'étaient déclarées pour le parti royaliste.
Raucourt avait été la première à faire gratter l'aigle qui décorait la loge impériale. Pauvre femme ! elle ignorait que ceux dont elle appelait le retour lui refuseraient, un an après, une sépulture chrétienne !
Ces mêmes rois qui avaient assisté aux représentations d'Erfurt, en hôtes et en amis de Napoléon, voulurent revoir les mêmes pièces à Paris, en ennemis et en vainqueurs.
Tout le monde se rappelle cette réaction terrible qu'il y eut d'abord contre l'Empire. On savait les acteurs restés fidèles à l'empereur. On ne les persécutait pas, mais on exigeait qu'en entrant en scène, ils criassent : « Vive le roi ! »
Un jour, mademoiselle Levert et madame Volnais enchérirent sur les exigences du public ; elles entrèrent en scène, dans Le Vieux Célibataire, avec un gros bouquet de lis au côté. On atteignit ainsi le 6 mars 1815.
Ce jour-là, un bruit étrange, incroyable, inouï se répandit dans Paris, et, de Paris, s'envola vers les quatre coins du monde.
Napoléon était débarqué au golfe Juan !
Bien des coeurs tressaillirent à cette nouvelle. Mais aucun plus vivement que ceux des artistes fidèles qui n'avaient point oublié qu'au jour où il était maître du monde, l'empereur causait art et poésie avec eux.
Pourtant, nul n'osa exprimer sa joie : l'espérance était si faible, la probabilité si douteuse.
Au dire des journaux officiels, Napoléon, battu, errant, traqué, s'était jeté dans les montagnes, où il ne pouvait tarder à être pris.
Il est vrai que, comme toute lumière, la réalité se faisait jour. Un grand écho venait de Gap, de Sisteron, de Grenoble ; le fugitif du Journal des Débats était un vainqueur autour duquel se rangeaient les populations enivrées. Labédoyère et son régiment, Ney et son corps d'armée s'étaient ralliés à lui. Lyon lui avait ouvert ses portes ; et c'était du haut de Fourvières que l'aigle impériale avait pris son vol pour venir, de clocher en clocher, se poser jusque sur les tours de Notre-Dame.
Le 19 mars, les Tuileries furent évacuées ; un courrier en avertit Napoléon, qui était à Fontainebleau. On l'attendit toute la journée du 20 ; on croyait qu'il ferait une entrée triomphale par les boulevards.
Mars et George avaient pris une fenêtre à Frascati. Elles portaient des chapeaux de paille de riz blancs, et, à ces chapeaux de paille de riz, d'énormes bouquets de violettes. On les savait persécutées depuis un an à la Comédie-Française, à cause de leur attachement à l'empereur.
Elles furent remarquées.
Les bouquets de violettes étaient un emblème du mois de mars : le mois de mars était celui de la naissance du roi de Rome et du retour de Napoléon.
A partir de ce jour, les violettes devinrent un symbole. On porta des violettes de toute façon : au chapeau, au côté, en garniture de robe.
Quelques-uns, plus fanatiques que les autres, portèrent, comme un ordre de chevalerie, une violette d'or à la boutonnière.
Il y avait contre les Bourbons une réaction au moins égale à celle qui s'était faite, un an auparavant, en leur faveur.
Quand Talma, quand Mars, quand George parurent sur le théâtre, ils furent criblés d'applaudissements.
George revit l'empereur aux Tuileries. Avec sa puissante organisation, Napoléon semblait avoir tout oublié. On eût dit qu'il n'avait quitté le château de Catherine de Médicis que pour aller, selon son habitude, remporter quelque nouvelle victoire.
La seule chose qui le préoccupât, c'est qu'on eût taché des meubles qu'il affectionnait.
Un petit boudoir en tapisserie brodée par Marie-Louise et les dames de la cour était surtout l'objet de ses regrets.
- Croiriez-vous, ma chère, disait-il à George, que j'ai retrouvé des queues d'asperge sur les fauteuils !
C'était le plus grand reproche qu'il fit à Louis XVIII.
Le retour du dieu eut la courte durée de l'apparition d'un fantôme.
Waterloo vint faire un pendant à Leipzig ; Sainte-Hélène à l'île d'Elbe.
Pendant plus sombre, plus terrible ! Leipzig n'était que la blessure, Waterloo fut la mort ; l'île d'Elbe n'était que l'exil, Sainte-Hélène fut le tombeau ! On eût dit que cet homme emportait tout avec lui. Nous consultons de nouveau le répertoire du Théâtre-Français, et nous ne voyons aucune pièce importante pendant l'année 1815. Les lis reparurent, et les pauvres violettes furent exilées – avec les violettes, George s'exila.
Elle partit pour la province, et y resta plusieurs années ; elle reparut en 1823, plus belle qu'elle n'avait jamais été.
Elle avait trente-huit ans.
Je cherchais une occasion de passer en revue les hommes et les oeuvres littéraires de l'Empire, dont je n'avais guère pu parler, à cause de l'âge que j'avais quand florissaient ces hommes, quand ces oeuvres étaient jouées.
En effet, le jour où débutait George, les deux hommes qui devaient lui faire, l'un Christine, Bérengère et Marguerite de Bourgogne, l'autre Marie Tudor et Lucrèce Borgia, vagissaient encore au sein de leur mère.
Ces cinq rôles, à tout prendre, et quoi qu'on en ait dit, devaient être les plus beaux succès de George.
En attendant, le 12 avril 1823, la grande actrice jouait Le Comte Julien, à l'Odéon.

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