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Chapitre LXXXI


Frédéric Soulié, son caractère, son talent. – Choix de morceaux d'ensemble, d'entrée et de sortie. – Transformation du vaudeville. – Le Gymnase et M. Scribe. – La Folle de Waterloo.

Le soir, Adolphe m'emmena chez Frédéric Soulié.
Frédéric Soulié réunissait quelques amis pour fêter son refus du Gymnase ; car Frédéric Soulié regardait cette réception à correction comme un refus.
Je reviendrai souvent à Soulié ; j'en parlerai beaucoup ; c'est une des plus puissantes organisations littéraires de l'époque, c'est un des tempéraments les plus vigoureux que j'aie connus.
Il est mort jeune ! Il est mort, non seulement dans la force de son talent, mais encore avant d'avoir produit l'oeuvre irréprochable et complète qu'il eût certainement produite, un jour ou l'autre, si la mort ne se fût pas tant hâtée.
Soulié avait quelque chose d'emmêlé et d'obscur dans le cerveau ; sa pensée était, comme le monde, éclairée d'un côté seulement ; l'antipode de ce côté illuminé par le soleil était impitoyablement plongé dans les ténèbres.
Soulié ne savait commencer ni un drame ni un roman. Son exposition se faisait au hasard : tantôt au premier, tantôt au dernier acte, si c'était un drame ; tantôt au premier, tantôt au dernier volume, si c'était un roman.
Presque toujours, cette exposition, timidement abordée, se débrouillait péniblement. On eût dit que, pareil, à ces oiseaux de nuit qui ont besoin des ténèbres pour jouir de toutes leurs facultés, Soulié n'était à son aise que dans une demi-obscurité.
C'était, avec lui, l'objet de mon éternelle querelle. Comme il avait des qualités d'imagination et de puissance que personne n'avait, une fois l'action engagée, je l'invitais éternellement à jeter le plus de jour possible sur le commencement de son action.
- Sois clair jusqu'à la limpidité, lui disais-je toujours. Dieu n'est grand que parce qu'il a fait la lumière. Sans la lumière, le monde n'eût pas su apprécier la sublime grandeur de la création.
Soulié avait, à l'époque ou je l'ai connu, vingt-six ans : c'était un vigoureux jeune homme, de taille moyenne, mais admirablement prise ; il avait le front proéminent ; les cheveux, les sourcils et la barbe noirs ; le nez bien fait, et les yeux à fleur de tête ; les lèvres grosses, les dents blanches.
Il riait facilement, quoiqu'il n'ait jamais eu le rire jeune. Ce qui le vieillissait, c'était un frissonnement strident et ironique. Il était naturellement railleur, et l'ironie était chez lui une arme admirablement emmanchée dans le sarcasme.
Il avait essayé un peu de tout, et il lui était resté un peu de tout ce qu'il avait essayé. Après avoir reçu une excellente éducation provinciale, il avait été faire son droit à Rennes, je crois. De là, cette admirable peinture de la vie d'étudiant qu'il a faite dans la Confession générale.
Il avait passé ses examens de droit, et avait été reçu avocat. Mais il éprouvait une certaine répugnance pour le barreau. Aussi, plutôt que d'exercer cette profession toute libérale, il eût préféré un travail industriel.
Cette répugnance devait le conduire, en 1824 ou 1825, à se mettre à la tête d'une grande entreprise de scierie mécanique.
En attendant, Soulié – il signait alors Soulié de Lavelanet –, en attendant, Soulié vivait d'une petite rente que lui faisait son père : cent louis, autant que je puis me le rappeler ; il demeurait rue de Provence, à l'entresol, dans un appartement plein de coquetterie qui nous paraissait un palais. Il y avait surtout, luxe inouï ! dans cet appartement un piano sur lequel Soulié jouait deux ou trois airs.
Il était à la fois fort libéral et fort aristocrate, deux choses qui, à cette époque, marchaient souvent de compagnie : témoin Carrel, que nous avons déjà vu apparaître, à propos de l'affaire de Béfort, et que nous verrons reparaître, lors de l'amnistie accordée par Charles X, à son avènement au trône.
Soulié était brave, sans être querelleur. Seulement, il avait à la fois la susceptibilité de l'étudiant et du Méridional ; il tirait passablement l'épée, et bien le pistolet.
Je fus d'abord pour Soulié, et la chose était toute naturelle, un enfant sans valeur et sans importance. Mes débuts l'étonnèrent, le blessèrent presque. Quand nous en serons là, je montrerai Soulié tel qu'il était : jaloux, presque envieux, mais brisant, par la puissante volonté de son coeur droit et honnête, toutes les mauvaises tendances de son esprit. C'était en lui une lutte continuelle du bon et du mauvais principe, et, cependant, pas une seule fois peut-être le mauvais principe ne l'emporta.
Bien souvent, il essaya de me haïr, sans jamais pouvoir en venir à bout ; bien souvent, il entreprit, en commençant par dire du mal de moi, une conversation qu'il acheva en en disant du bien.
Et, en effet, je fus l'homme qui le gêna le plus dans sa carrière : au théâtre, au journal, en librairie, il me trouva partout sur son chemin, lui faisant partout un tort involontaire mais réel ; et, malgré cela, j'étais si sûr de Soulié, si sûr de son coeur, de sa suprême probité, que, si j'eusse eu un service à demander, c'est à Soulié que j'eusse demandé ce service, à lui, plutôt qu'à tout autre – et lui, plutôt que tout autre, me l'eût rendu.
Soulié s'était, d'abord, tourné vers la poésie. C'était à la poésie, je crois, qu'il comptait demander ses triomphes. Sa première pièce au théâtre fut une imitation de Roméo et Juliette, de Shakespeare. Je n'ai jamais senti d'émotion pareille à celle que j'éprouvai à la première représentation de cette pièce.
Nous fûmes souvent des mois, une année sans nous voir ; mais lorsque le hasard nous jetait en face l'un de l'autre, du plus loin que nous nous apercevions, nous marchions l'un à l'autre le coeur et les bras ouverts. Peut- être, avant de m'apercevoir, Soulié eût-il autant aimé ne pas me rencontrer. Peut-être, si on lui eût dit : « Dumas vient de ce côté », eût-il fait un détour ; mais, du moment où il m'avait vu, le courant électrique dominait sa volonté, et il était à moi corps et âme, comme si jamais une pensée jalouse n'eût traversé son esprit.
Il n'en était point de même pour Hugo ni pour Lamartine : il ne les aimait pas, et rarement parlait-il de leur talent d'une façon impartiale.
Je suis convaincu que ce sont les Odes et Ballades de l'un, et les Méditations de l'autre qui conduisirent Frédéric Soulié à écrire en prose. Oh ! sois tranquille, ami de ma jeunesse, compagnon de mes premiers travaux sérieux, je te peindrai bien tel que tu étais ; je ferai, non pas un buste de toi, mais une statue ; je t'isolerai, je te placerai sur le piédestal de tes oeuvres, pour que tous ceux qui ne t'ont pas connu puissent faire le tour de ta puissante ressemblance ; car tu es de ces hommes que l'on peut étudier sous toutes les faces, et qui n'ont point à craindre, vivants ou morts, d'être placés en pleine lumière.
Les amitiés de Soulié, à cette époque, étaient, en littérature, Jules Lefèvre et Latouche – Latouche, avec lequel il se brouilla si cruellement depuis, à propos de Christine ; – dans la vie privée, c'était un grand et gros garçon, nommé David ; il était, à cette époque, et doit être encore aujourd'hui agent de change. Je ne crois pas qu'il ait fait un seul ami à Soulié ; mais je crois qu'en échange, il lui a fait pas mal d'ennemis.
Soulié nous attendait chez lui avec une douzaine d'amis, du thé, des gâteaux, et des sandwichs. C'était un si grand luxe, que j'en fus un peu ébloui.
Soulié sentait ce qu'il renfermait en lui, et cela le rendait fort méprisant pour la littérature secondaire. Tout en essayant de braconner sur leurs terres, en attendant qu'il fit mieux, il traitait du haut de sa grandeur certaines réputations contemporaines dont, moi, j'enviais fort la position. Il se proposait, disait-il, de publier, pour la prochaine année 1824, un almanach intitulé Le Parfait Vaudevilliste, où l'on trouverait des couplets de vieux soldats et de jeunes colonels tout faits.
Parmi les couplets de vieux soldats était au premier rang, et comme modèle à suivre, ce couplet, que chantait Gontier dans Michel et Christine, couplet qu'on applaudissait tous les soirs avec acharnement :

          Sans murmurer,
          Votre douleur amère,
          Frapp'rait mes yeux, plutôt tout endurer !
          Moi, j'y suis fait, c'est mon sort ordinaire ;
          Un vieux soldat sait souffrir et se taire,
          Sans murmurer !

Il y avait aussi, à cette époque, dans les pièces en cours de représentation, un certain nombre de choeurs applicables à des circonstances données, et qui devaient trouver leur place dans Le Parfait Vaudevilliste. Malheureusement, je ne les copiai point chez Soulié à cette époque. Trois ou quatre mois avant sa mort, je le priai de me communiquer sa collection : il l'avait perdue.
En échange, il m'envoyait cinq ou six de ces choeurs qu'il trouvait dans sa mémoire ; seulement, il ne pouvait me dire précisément de quelle époque ils étaient ; ce qu'il pouvait m'affirmer, c'est qu'ils existaient, non pas, comme on aurait pu le croire à l'état de bâtards ou d'enfants trouvés, mais à l'état de fils légitimes et reconnus ; et, pour preuve, il me les faisait passer avec le nom de leurs pères.
Ces choeurs étaient, bien entendu, la propriété exclusive de l'auteur. Il les plaçait dans toutes les situations identiques. Tel d'entre eux avait déjà servi dix, vingt, trente fois, et n'attendait l'occasion que de resservir une trente et unième.
Commençons par un choeur du Barbier châtelain, de Théaulon : à tout seigneur tout honneur.

          Bonne nuit !
          Bonne nuit !
          0a soulage,
          En voyage,
          Bonne nuit !
          Bonne nuit !
          Retirons-nous sans bruit.

Celui-là était devenu proverbial ; dès que l'on voyait apparaître la situation, chacun, d'avance, fredonnait le choeur qui devait la terminer.
Un choeur de Brazier et de Courcy, dans Le Parisien à Londres, n'était pas non plus sans mérite. Malheureusement, il appartenait à une situation tellement excentrique, qu'il n'avait pu servir qu'une fois.
Il n'en était pas moins resté dans la mémoire de bon nombre d'amateurs.
Il s'agissait d'un Français surpris en conversation criminelle, et qui, amené devant ses juges, excitait une vive curiosité dans l'auditoire.
En conséquence, l'auditoire chantait :

          Nous allons voir juger
          Cet étranger,
          Qui fut bien léger !
          A l'audience,
          On défend l'innocence,
          Et l'on sait la venger.

L'étranger était condamné au mariage, et l'auditoire, satisfait, se retirait en chantant le même choeur, avec cette légère variante :

          Nous avons vu juger
          Cet étranger,
          Qui fut bien léger !
          A l'audience,
          On défend l'innocence,
          Et l'on sait la venger.

Mais, comme les déjeuners, les dîners, les soupers sont plus fréquents au théâtre que les étrangers condamnés à épouser des Anglaises, il existait un choeur de Dumanoir qui, utilisé chaque fois qu'on se mettait à table, donnait au public une idée de l'ivresse des convives.
Ceux-ci chantaient donc :

          Quel repas
          Plein d'appas,
          Où, gai convive,
          L'Amour arrive !...
          Quel repas
          Plein d'appas !
          On n'en fait pas
          De pareils ici-bas !

Malgré les saintes lois de la propriété, plus respectées, on le sait, parmi les auteurs dramatiques que dans aucune autre classe de la société, un jour, Adolphe se permit de subtiliser ce couplet, et eut l'audace de le mettre dans une pièce à lui, sans prendre la peine d'y changer un iota.
Ce fut toute une histoire : menacé d'un procès par Dumanoir, il ne s'en tira qu'en lui prêtant, en échange de ce choeur de convives, un choeur de danseurs.
Voici le choeur de Leuven ; on verra que, si Dumanoir n'y gagnait pas beaucoup, il n'y perdait pas grand-chose :

          A la danse,
          A la danse,
          Allons, amis, que l'on s'élance !
          Entendez-vous du bal
          Les gais accords, le doux signal ?...

Fidèle à l'exécution de la transaction, Dumanoir ne s'en servit qu'une fois, et le rendit à Adolphe, qui, rentré en possession de son choeur, continua de s'en servir, à la grande satisfaction des spectateurs.
Il est vrai que tous ces choeurs-là s'inclinaient humblement devant le choeur de Jean de Calais.
Il était d'Emile Vanderburch, un des auteurs du Gamin de Paris, et terminait la pièce.
Le voici :

          Chantons les hauts faits
          De Jean de Calais !
          On dira, dans l'histoire,
          Qu'il a mérité
          Sa gloire
          Et sa félicité !...

Au reste, une grande révolution était en train de s'opérer dans le vaudeville à cette époque, et cette révolution était faite par un homme qui, depuis, a proscrit les autres comme révolutionnaires. Nous voulons parler de Scribe, qui, dans la révolution littéraire de 1820 à 1828, joua à peu près le rôle que jouèrent les girondins dans la révolution politique de 1792 à 1793.
Avant Scribe, à part les charmantes ébauches de Désaugiers, les vaudevilles n'étaient guère que des canevas sur lesquels brodaient les acteurs. Comme on se préoccupe aujourd'hui de faire un rôle à M. Arnal, à M. Bouffé ou à mademoiselle Rose Chéri, on ne se préoccupait point, alors, de faire un rôle à M. Potier, à M. Brunet ou à M. Perrin.
– M. Perrin, M. Brunet ou M. Potier trouvaient leurs rôles indiqués à la première répétition, et les faisaient ce qu'ils étaient à la première représentation.
Ce fut Scribe, qui, le premier, au lieu de canevas, fit des pièces. Entre ses mains habiles, l'intrigue se noua, et l'on eut, au bout de trois ou quatre ans, tout ce Théâtre du Gymnase, qui n'était pas modelé sur une société quelconque, mais qui créait une société que l'on pouvait appeler la société de M. Scribe, société composée presque exclusivement de colonels, de jeunes veuves, de vieux soldats et de domestiques fidèles. Jamais on n'avait vu de pareilles veuves ; jamais on n'avait vu de semblables colonels ; jamais on n'avait entendu de vieux soldats parlant ainsi ; jamais on n'avait rencontré de domestiques aussi dévoués ! Mais, telle que l'avait faite M. Scribe, la société du Gymnase fut à la mode, et la protection directe de madame la duchesse de Berry ne contribua pas peu à faire la fortune du directeur et la réputation de l'auteur.
Le couplet lui-même changea de forme. Il abandonna les vieux airs de nos pères, à qui suffisaient la ronde gaieté du lon lon la larira dondaine, et du gai gai larira dondé, pour se maniérer en façon d'opéra-comique, pour s'aiguiser en trait, pour s'étendre en couplets de facture. Lorsque la situation devenait tendre, huit ou dix vers exprimant le sentiment du personnage empruntaient le charme de la musique, et soupiraient la déclaration d'amour, que la prose cessa de se permettre. Enfin, naquit ce genre bâtard, mais gracieux à tout prendre, dont M. Scribe fut à la fois, comme on dit au village, père et parrain, et qui n'est ni l'ancien vaudeville, ni l'opéra comique, ni la comédie.
Les modèles du genre furent : La Somnambule, Michel et Christine, L'Héritière, Le Mariage de raison, Philippe et La Marraine.
Quelques vaudevilles, par la suite, montèrent encore un degré de plus, et s'appelèrent Le Chevalier de Saint-Georges, Un duel sous Richelieu, La Vie de bohème. Ceux-là touchaient à la comédie, et pouvaient à la rigueur se jouer sans couplets.
Nous signalerons les autres changements, au fur et à mesure qu'ils s'opéreront dans les arts. Constatons seulement que nous sommes entrés dans l'ère des transitions. – Dès 1818, Scribe a commencé pour le vaudeville ; de 1818 à 1820, Hugo et Lamartine jettent, au milieu du monde littéraire, l'un avec les Odes et Ballades, l'autre avec les Méditations, les premiers essais d'une poétique nouvelle ; de 1820 à 1824, Nodier publie des romans de genre qui ouvrent une voie nouvelle, celle du pittoresque ; de 1824 à 1828, ce sera le tour de la peinture de faire son mouvement ; enfin, de 1828 à 1835, s'accomplira la révolution dramatique, que suivra presque immédiatement celle du roman historique et de fantaisie.
Alors, le XIXe siècle, sorti des langes paternels, prendra sa couleur et conquerra son originalité.
Il va sans dire que, lié comme je l'ai été avec tous les grands peintres et tous les grands statuaires de l'époque, chacun d'eux passera à son tour dans ces Mémoires, gigantesque galerie où chaque nom illustre laissera sa vivante statue.
Revenons à Soulié. On venait de lui renvoyer en épreuve la première de ses pièces de vers qui ait eu les honneurs de l'impression ; elle était intitulée La Folle de Waterloo, et avait été faite à la demande de Vatout, pour l'ouvrage qu'il publiait sur la galerie du Palais-Royal.
Il va sans dire que Soulié nous la lut.
La voici. – Nous tâcherons de constater ainsi le point de départ de tous nos grands poètes. En voyant le but auquel ils sont arrivés, on mesurera la distance parcourue. Peut-être quelques contemporains maussades nous diront que peu leur importent et le point de départ et le point d'arrivée : à ceux-là, nous répondrons que nous n'écrivons pas précisément pour l'an 1851 ou l'an 1852, mais pour ce pieux avenir qui ramasse le ciseau, le crayon ou la plume échappés aux mains des illustres mourants.

                    La Folle de Waterloo.

          Un jour, livrant mon âme à la mélancolie,
          J'avais porté mes pas errants
          Dans ces prisons où la folie
          Est offerte en spectacle aux yeux indifférents.

          C'était à l'heure qui dégage
          Quelques infortunés des fers et des verrous ;
          Et mon coeur s'étonnait d'écouter leur langage,
          Où se mêlaient les pleurs, le rire et le courroux.

          Tandis que leur gardien les menace ou les raille,
          Une femme paraît, pâle et le front penché ;
          Sa main tient l'ornement qui, les jours de bataille,
          Brille au cou des guerriers sur l'épaule attaché,
          Et de ses blonds cheveux s'échappe un brin de paille
          A sa couche arraché.

          En voyant sa jeunesse et le morne délire,
          Qui doit, par la prison, la conduire au tombeau,
          Je me sentis pleurer... Elle se prit à rire,
          Et cria lentement : « Waterloo ! Waterloo ! »

          « Quel malheur t'a donc fait ce malheur de la France ? »
          Lui dis-je... Et son regard craintif
          Où, sans voir la raison, je revis l'espérance,
          S'unit pour m'appeler à son geste furtif.

          « Français, parle plus bas, dit-elle. Oh ! tu m'alarmes !
          Peut-être ces Anglais vont étouffer ta voix ;
          Car c'est à Waterloo que la première fois,
          Adolphe m'écouta sans répondre à mes larmes.

          « Lorsque, dans ton pays, la guerre s'allumait,
          Il me quitta pour elle, en disant qu'il m'aimait ;
          C'est là le seul adieu dont mon coeur se souvienne.
          La gloire l'appelait, il a suivi sa loi ;
          Et, comme son amour n'était pas tout pour moi,
          Il servit sa patrie, et j'oubliai la mienne !

          « Et, quand je voulus le chercher,
          Pour le voir, dans le sang il me fallut marcher ;
          J'entendais de longs cris de douleur et d'alarmes ;
          La lune se leva sur ce morne tableau ;
          J'aperçus sur le sol des guerriers et des armes,
          Et des Anglais criaient : "Waterloo ! Waterloo ! ".

          « Et moi, fille de l'Angleterre,
          Indifférente aux miens qui dormaient sur la terre,
          J'appelais un Français, et pleurais sans remords...
          Tout à coup, une voix mourante et solitaire
          S'éleva de ce champ des morts :

          « Adolphe ? » me dit-on. « Des héros de la garde
          Il était le plus brave et marchait avec nous ;
          Nous combattions ici... Va, baisse-toi, regarde,
          Tu l'y retrouveras, car nous y sommes tous ! »

          « Je tremblais de le voir et je le vis lui-même...
          Dis-moi quel est ce mal qu'on ne peut exprimer ?
          Ses yeux, sous mes baisers, n'ont pu se ranimer...
          Oh ! comme j'ai souffert à cette heure suprême,
          Car il semblait ne plus m'aimer !

          « Et puis... je ne sais plus !... Connaît-il ma demeure ?
          Jadis, quand il venait, il venait tous les jours !
          Et sa mère, en pleurant, accusait nos amours...
          Hélas ! il ne vient plus, et pourtant elle pleure ! »

          La folle vers la porte adresse alors ses pas,
          Attache à ses verrous un regard immobile,
          M'appelle à ses côtés, et, d'une voix débile :
          « Pauvre Adolphe, dit-elle, en soupirant tout bas ;
          Comme il souffre !... il m'attend, puisqu'il ne revient pas ! »

          Elle dit, dans les airs la cloche balancée
          Apprit à la douleur que l'heure était passée
          D'espérer que ses maux, un jour, pourraient finir.
          La folle se cachait ; mais, dans le sombre asile
          Où, jeune elle portait un si long avenir,
          A la voix des gardiens d'où la pitié s'exile,
          Seule, il lui fallut revenir.

          « Adieu ! je ne crains pas qu'un Français me refuse,
          Dit-elle, en me tendant la main ;
          Si tu le vois, là-bas, qui vient sur le chemin ;
          D'un aussi long retard si son amour s'accuse,
          Dis-lui que je le plains, dis-lui que je l'excuse,
          Dis-lui que je l'attends demain !

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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