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Chapitre LXXVII


Parenthèse. – Hariadan Barberousse à Villers-Cotterêts. – Je joue en amateur le rôle de don Ramire. – Mon costume. – Troisième acte du « Vampire ». – Mon ami le bibliomane siffle au plus beau moment. – On l'expulse de la salle. – Madame Dorval. – Sa famille et son enfance. – Philippe. – Sa mort et son convoi.

Mon voisin parti, je me sentis fort isolé dans cette grande salle ; c'était certainement la seule connaissance que j'y eusse.
Aussi, je me redonnai tout entier au spectacle.
Voyais-je clair dans ma pensée ? Non, certes, pas encore : Le Vampire était un des premiers mélodrames avec lesquels j'eusse fait connaissance.
Le premier était Hariadan Barberousse.
Comment avais-je fait connaissance avec l'oeuvre de MM. Saint-Victor et Corse ? Voilà ce que j'ai oublié de dire à son lieu et place.
Il y avait, à Villers-Cotterêts, une troupe de pauvres comédiens – comprenez-vous combien il fallait que des comédiens fussent pauvres pour venir à Villers-Cotterêts ? Enfin, ils y étaient, et ils y mouraient de faim.
C'était toute une famille : on les nommait les Robba.
Ils eurent une idée, ces pauvres diables : c'était de donner une représentation à leur bénéfice, et de prier deux ou trois jeunes gens ou jeunes filles de la ville de jouer avec eux et pour eux. On s'adressa naturellement à moi. – La nature m'avait déjà mis au coeur cette source de bonne volonté par laquelle s'en est allé, s'en va, s'en ira toujours, tout ce que j'ai eu, tout ce que j'ai et tout ce que j'aurai. – J'acceptai de jouer le rôle de don Ramire.
Toutes les autres mères refusèrent garçons ou filles. Laisser monter ses enfants sur des planches, et avec de vrais comédiens encore, fi donc !
Ma mère seule tint à la parole donnée, et je fus l'unique artiste en représentation extraordinaire dont le nom, mis en grosses lettres sur l'affiche, eut la philanthropique mission de faire salle comble.
Il s'agissait de me confectionner un costume.
Ce fut une longue histoire que de mener à fin une pareille opération.
Heureusement, à cette époque, et à Villers-Cotterêts surtout, on n'était pas d'une grande exigence. Talma lui-même, ce grand rénovateur, jouait Hamlet avec un pantalon de satin blanc, des bottes à coeur et une polonaise.
Mais je n'avais, de tout cela, que les bottes à coeur, et je ne pouvais pas jouer don Ramire, rien qu'avec des bottes à coeur. On avait la tunique – tout se jouait en tunique à cette époque –, et une splendide tunique même, car elle se composait de deux châles de cachemire rouge, à grandes fleurs d'or, que mon père avait rapportés d'Egypte, et dont j'ai déjà parlé, je crois. On se contenterait de les coudre, de laisser, de chaque côté, une ouverture pour les bras, de les plisser à la taille avec le ceinturon d'une épée ; on ferait sortir de chaque ouverture des manches de satin, et don Ramire serait, sinon suffisamment, au moins richement et pudiquement vêtu des épaules à la moitié des cuisses.
Un col rabattu, et une toque de satin, de la couleur de la tunique compléteraient la partie supérieure du costume.
Quant à la partie inférieure, c'était plus grave.
Les maillots étaient rares à Villers-Cotterêts ; je pourrais même dire qu'ils y étaient inconnus ; il ne fallait donc pas songer à se procurer un maillot, c'eût été du temps perdu, une idéalité, un rêve !
Les plus longs bas de soie que l'on put trouver, cousus à un caleçon, firent l'affaire.
Venaient, ensuite, les brodequins.
Ah ! les brodequins, ce fut une invention de ma part. On teignit en rouge une seconde paire de bas de soie ; on y cousit une semelle ; on la passa par- dessus la première ; on la rabattit, en la roulant, à trois pouces au-dessus des chevilles, on arrêta ce rabat, qui faisait bourrelet ; on simula la laçure du brodequin avec un ruban vert, et la chaussure termina dignement un don Ramire qui se donnait le luxe de commencer par une toque de satin et une plume d'autruche.
Restait l'épée.
L'épée de mon père, épée républicaine, avec son bonnet de Liberté, figurerait assez mal au côté de don Ramire.
Le maire, M. Mussart, me prêta une épée Louis XV montée en argent ; on ôta la chaîne qui la fermait ; la garde disparue, il resta la poignée et la coquille ; cela parut suffisant aux plus difficiles.
L'annonce de cette solennité fit grand bruit ; on vint de toutes les villes et de tous les villages environnants, même de Soissons. Je dus être horriblement ridicule, n'ayant jamais vu que Paul et Virginie, à l'âge de trois ans, et La Jeunesse de Henri V, à l'âge de onze ans. Mais les Robba firent huit cents francs de recette, c'est-à-dire une fortune ; mais une mère, un père, des enfants et des petits-enfants eurent de quoi manger pendant les deux tiers d'une année.
Pauvres Robba ! je me rappelle que tout leur répertoire se composait d'Adolphe et Clara et du Déserteur. Que sont devenus ces malheureux comédiens ? Dieu le sait !
Voilà comment je connaissais Hariadan Barberousse, qui, avec Le Vampire, dont j'allais voir le dernier acte, formait tout mon arsenal mélodramatique.
Le troisième acte n'était que la répétition de ce qui s'était passé au premier. – Ruthwen, que son ami Aubray croit mort à la ferme de Marsden, s'est ranimé, funèbre Endymion, sous les baisers de la lune. Revenu au château avant le frère de Malvina, il presse son mariage ; et Aubray, à son retour, trouve la fiancée parée et la chapelle prête.
Il s'approche de sa soeur pour lui apprendre cette terrible nouvelle de la mort de son fiancé, et, le voyant pâle et troublé, Malvina s'écrie :
« - Mon frère, le trouble où vous êtes !... Au nom du ciel, instruisez-moi de tout !
« - Eh bien, rappelle ton courage, dit Aubray.
« - Vous m'épouvantez ! » dit Malvina.
Puis, se tournant vers la porte :
« - Mais milord tarde bien à paraître.
« - Puisqu'il faut me résoudre à déchirer votre coeur, sachez que tous mes projets sont rompus. Un événement affreux, inattendu, nous a privés, moi, d'un ami, vous, d'un époux... L'infortuné Ruthwen... »
En ce moment, Ruthwen s'avance, saisit le bras d'Aubray, et lui dit d'une voix sombre :
« - Songe à ton serment ! »

Sur ces mots, et comme toute la salle éclate en applaudissements, un formidable coup de sifflet retentit dans une baignoire. Je me retournai avec tout l'orchestre et tout le parterre.
Les claqueurs s'étaient levés en masse, et, montés sur les bancs, criaient : « A la porte ! » On pouvait, du milieu de la salle, voir se dresser cette formidable montagne, semblable à une énorme contrefaçon du Parnasse de M. Titon-Dutillet, qui est à la Bibliothèque.
Mais, enfermé dans sa baignoire, abrité derrière la grille de sa loge, comme derrière un infranchissable rempart, le siffleur continuait de siffler.
Je ne sais pourquoi j'eus l'idée que c'était mon voisin qui se passait, enfin, la fantaisie dont il avait été tourmenté toute la soirée.
Le spectacle était véritablement interrompu : Philippe, madame Dorval et Thérigny restaient en scène sans pouvoir parler ; les cris A la porte ! redoublaient ; on prévint le commissaire de police.
A force de se fixer sur la loge, mes regards pénétrèrent à travers les barreaux, et allèrent, dans la pénombre, poursuivre le malencontreux siffleur.
C'était bien mon voisin le bibliomane.
Le commissaire de police arriva. Malgré tout ce qu'il put dire, le siffleur fut expulsé de la salle, et la pièce continua, au milieu des trépignements et des bravos.
Au reste, elle tirait à sa fin. Aubray, saisi par les domestiques de lord Ruthwen, est emporté loin de Malvina, qui reste sans défense. Ruthwen l'entraîne ; une porte s'ouvre – c'est celle de la chapelle, éclairée pour le mariage nocturne. Malvina hésite à contracter cette union hors de la présence de son frère ; mais Ruthwen devient de plus en plus pressant ; il faut que, dans quelques minutes, le sang d'une jeune fille l'ait rendu à la vie, ou sinon, comme le lui a prédit l'ange du mariage, il subira le néant ! Tout à coup, Aubray, qui a échappé à ses gardiens, se présente dans la chapelle ; il arrête sa soeur ; il la conjure de ne pas aller plus loin. Ruthwen rappelle de nouveau à Aubray son serment.
« - Oui ! dit Aubray ; mais l'heure va sonner ! mais je pourrai tout dire !
« - Misérable ! s'écrie Ruthwen en tirant un poignard, si tu profères une parole...
« - Tu ne l'auras que baignée de mon sang, s'écrie Aubray en redoublant de résistance.
« - Eh bien, vous périrez tous deux, dit Ruthwen.
Il va pour frapper Aubray. Une heure sonne. Malvina tombe évanouie dans les bras de Brigitte ; le tonnerre gronde.
« - Le néant ! le néant ! s'écrie Ruthwen. »
Il laisse tomber son poignard, et cherche à s'enfuir. Des ombres sortent de terre et l'entraînent avec elles ; l'ange exterminateur paraît dans un nuage ; la foudre éclate et les ombres s'engloutissent avec Ruthwen.
Pluie de feu.

Nous copions sur le manuscrit lui-même, comme on pense bien. Philippe fut rappelé.
Quant à madame Dorval, son rôle était exécrable, personne ne songeait à la rappeler ; elle n'était engagée à la Porte-Saint-Martin que pour jouer les mauvais rôles : c'était mademoiselle Lévesque, l'artiste en vogue, qui jouait les bons.
Quelques mots sur cette pauvre chère créature, que je voyais pour la première fois, et qui, vingt-six ans plus tard, devait mourir dans mes bras.
Il est bon de marquer le point de départ des artistes éminents, grands comédiens ou grands poètes ; c'est là surtout ce que l'on trouvera dans ces Mémoires, en grande partie consacrés au développement de l'art en France pendant la moitié du XIXe siècle.
Certes, les événements politiques, eux aussi, y tiendront leur place, mais la place seulement qu'ils doivent y tenir. Il est temps de mettre chaque chose en son lieu et place, et, comme notre siècle est, avant tout, un siècle d'appréciation, il est bon d'apprécier les hommes et les choses.
Mademoiselle Mars et Talma, ces deux grandes gloires artistiques de l'Empire et de la Restauration, vivront encore dans l'esprit du XXe et du XXIe siècle, quand on aura depuis longtemps oublié jusqu'aux noms de ces comédiens politiques qu'on appelle des ministres, et qui du bout de leurs doigts dédaigneux, leur jetaient la subvention que, chaque année, la Chambre accordait comme une aumône à ces sublimes mendiants.
Qui était ministre en Angleterre, l'année où Shakespeare fit Othello ? Qui était gonfalonier à Florence, l'année où Dante écrivit son poème de L'Enfer ?
Qui était ministre du roi Hiéron, quand l'auteur de Prométhée vint lui demander un asile ?
Qui était archonte d'Athènes, lorsque le divin Homère mourut dans l'une des Sporades, vers le milieu du Xe siècle avant Jésus-Christ ?
Pour savoir cela, il aurait fallu être mon voisin – mon voisin qui savait tant de choses, qui savait reconnaître les Elzévirs, qui savait où l'on trouve les vampires, qui savait d'où viennent les claqueurs, et qui s'était fait mettre à la porte, pour avoir sifflé la prose de MM.***, car il n'y a jamais eu de nom imprimé sur la brochure du Vampire, éditée par Barba, lequel mettait fièrement au-dessous de son nom : Editeur des oeuvres de Pigault-Lebrun.
Revenons à madame Allan-Dorval, comme on l'appelait à cette époque-là.
Au fur et à mesure que j'avancerai dans ma vie, et que, en avançant, je heurterai du pied, du coude ou du front, quelqu'un, homme ou femme, comédien littéraire, ou comédien politique, ayant eu un nom, je ferai pour ce personnage ce que je vais faire pour la pauvre Marie Dorval.
Lorsqu'elle mourut, j'avais entrepris de lui élever un tombeau, tombeau littéraire avec des feuilletons, tombeau sépulcral avec des pierres.
Les pierres devaient être payées par les feuilletons, et je me plaisais à être l'architecte qui bâtit le double monument.
Malheureusement, c'était au Constitutionnel que j'avais commencé de bâtir le monument littéraire.
Au deuxième feuilleton, je parlais d'Antony et de l'ancien Constitutionnel.
La susceptibilité de M. Véron s'effaroucha ; le monument littéraire en resta à sa première assise.
Et, comme le monument sépulcral ressortait du monument littéraire, le monument sépulcral ne fut jamais commencé.
Un jour, nous reprendrons cette chose-là avec beaucoup d'autres que nous avons été forcé d'interrompre, et nous les achèverons, malgré le mauvais vouloir des hommes, grâce au bon vouloir de Dieu.
L'âge des artistes est toujours une espèce de problème qui ne se résout qu'après leur mort. Je n'ai vraiment su l'âge de Dorval qu'à sa mort.
Elle était née le jour des Rois de l'année 1798 – en 1823, quand j'avais vingt ans, elle en avait vingt-cinq.
Elle ne s'appelait pas Marie Dorval, alors : ces deux noms, si doux à prononcer, qu'ils semblent avoir dû toujours être les siens, ces deux noms n'étaient pas encore liés l'un à l'autre par la chaîne d'or du génie.
Elle s'appelait Thomase-Amélie Delaunay ; elle naquit tout à côté du théâtre de Lorient ; ses premiers pas trébuchèrent sur les planches.
Sa mère était artiste ; elle jouait les premières chanteuses. Camille ou le Souterrain était, alors, l'opéra-comique en vogue. La petite fille fut bercée, en scène, avec cette phrase, que sa mère ne pouvait plus chanter que les larmes aux yeux :

          Oh ! non, non, il n'est pas possible
          D'avoir un plus aimable enfant !

Dès qu'elle put parler ; sa bouche balbutia la prose de Panard et de Collé, de Sedaine et de Favart ; à sept ans, elle passa dans ce qu'on appelle l'emploi des Betzy.
Son grand air, dans Sylvain, était :

          Je ne sais pas si mon coeur aime.

Un peintre de Lorient fit, alors, son portrait : c'était en 1808. En 1839, madame Dorval retourna à Lorient, sa ville natale. Le lendemain d'un grand succès, elle vit entrer un vieillard à cheveux blancs, qui venait, lui aussi, lui faire son offrande. Cette offrande était ce portrait d'enfant, sur lequel un tiers de siècle avait passé, et que ne reconnaissait plus la femme.
Aujourd'hui, le peintre est mort ; aujourd'hui, madame Dorval est morte, et ce portrait continue à sourire.
Il était dans la chambre à coucher de Dorval. Je le vis, pour la première fois, le jour où j'aidai à lui fermer les yeux.
C'était une triste chose, je vous jure, que ce portrait d'enfant en face de ce lit de mort, que ce visage rose en face de ce visage livide. Combien de joies, d'espérances, de déceptions et de douleurs, entre ce sourire juvénile et ce gisement d'agonie !
A douze ans, la petite Delaunay quittait Lorient avec toute la troupe. Alors – c'était en 1810 –, les diligences ne sillonnaient pas la France en tout sens ; alors, les chemins de fer ne comblaient pas encore les vallées, ne trouaient pas encore les montagnes ; il s'agissait d'aller à Strasbourg, c'est-à-dire de traverser la France de l'ouest à l'est ; on se cotisa ; on acheta une grande carriole d'osier, et l'on mit six semaines à aller de l'océan au Rhin.
La troupe comique traversa Paris, et s'arrêta quatre jours dans la capitale ; c'était à l'époque de la grande réputation de Talma. Etait-il possible de traverser Paris sans voir Talma ? Pendant trois jours, la mère et la fille économisèrent sur leur déjeuner et sur leur dîner, et, le quatrième jour, elles purent prendre deux billets de seconde galerie.
Talma jouait Hamlet.
Comprenez-vous, vous qui avez connu madame Dorval, ce que ce devait être, pour une organisation comme la sienne, que de voir jouer l'illustre acteur ; ce que c'était, pour ce coeur, tout filial au commencement de sa vie, tout maternel à la fin, que d'entendre les sombres lamentations du prince danois redemandant son père avec cette voix pleine de larmes que nous n'avons entendue qu'à Talma ? Aussi, à ces trois vers :

          On remplace un ami, son épouse, une amante;
          Mais un vertueux père est un bien précieux
          Qu'on ne tient qu'une fois de la bonté des cieux !

La jeune artiste, qui, avec son génie, voyait le comble de l'art, et ressentait avec son âme le comble de la douleur, se rejeta en arrière, poussa un sanglot, et s'évanouit. On l'emporta dans un cabinet ; mais vainement la pièce continua, elle ne voulut pas rentrer.
Ce ne fut que dix ans plus tard qu'elle revit Talma. On continua la route, et on arriva à Strasbourg.
Cependant, peu à peu, mademoiselle Delaunay devint une grande personne. Alors, elle changea d'emploi, et joua les Dugazon. C'était une charmante jeune fille, pleine de malice et de coeur dans son jeu, disant admirablement bien la prose de M. Etienne, mais s'obstinant à chanter faux la musique de M. Nicolo. Pour une Dugazon, c'est un grand défaut que de dire juste et de chanter faux. Heureusement, Perrier, qui était en représentation à Strasbourg, donna à madame Delaunay le conseil de faire abandonner l'opéra-comique à sa fille, et de la diriger vers la comédie. En vertu de ce conseil, la Dugazon devint une jeune amoureuse. Panard fut trahi pour Molière ; l'artiste et le public s'en trouvèrent bien.
De là datent les premiers succès de madame Dorval.
Hélas ! de là datent aussi ses premières douleurs !
Sa mère tomba malade d'une longue et cruelle maladie. Les services que madame Delaunay rendait comme première chanteuse se trouvant affaiblis, les appointements se trouvèrent diminués. Alors, la jeune fille redoubla d'efforts ; elle comprit que le talent était, non seulement une affaire d'art, mais encore une chose de nécessité. Grâce à ses efforts, ses appointements furent portés de quatre-vingts francs à cent francs ; il est vrai que, en même temps, ceux de sa mère diminuaient de trois cents francs à cent cinquante francs, et de cent cinquante francs tombaient à néant.
A dater de ce jour, commença, pour la jeune fille, cette vie de dévouement que continua la femme. Pendant un an, Amélie Delaunay fut tout pour sa mère : servante, garde-malade, consolatrice ; puis, au bout d'un an, la mère mourut, et tous ces soins, toutes ces nuits de veille, toutes ces larmes versées furent perdus, excepté pour Dieu.
Sa mère morte, la jeune fille se trouva seule au monde. Ce qu'elle fit pendant les deux années qui suivirent la mort de sa mère, elle ne se le rappela jamais ; ses souvenirs s'étaient noyés dans ses douleurs ! Seulement, on se remit en route. On était venu de Lorient à Strasbourg, on alla de Strasbourg à Bayonne ; toujours dans cette même carriole d'osier, avec ces mêmes chevaux qui appartenaient à la compagnie.
Cependant, un grand événement s'était accompli : Amélie Delaunay avait épousé sans amour, comme épouse une pauvre enfant de quinze ans, par isolement, un de ses camarades qui jouait les Martin : il se nommait Allan Dorval.
Il mourut à Saint-Pétersbourg. Où avait-il vécu ? Nul n'en sait rien.
Ce mariage n'eut d'autre influence sur la vie de l'artiste que de lui donner le nom sous lequel elle a été connue. Son autre nom, celui de Marie, c'est nous qui le lui avons donné. Antony a été son parrain, et Adèle d'Hervey sa marraine.
Mais on continuait de voyager, et, en voyageant pour aller à Bayonne, on se rapprochait de Paris.
Dans quel village, sur quelle route, dans quelle auberge, Potier, ce grand artiste qui faisait l'admiration de Talma, rencontra-t-il madame Allan- Dorval ? sur quel théâtre la vit-il jouer ? dans quel rôle laissa-t-elle échapper une de ces phrases du coeur, un de ces accents fraternels auxquels les grands artistes se reconnaissent entre eux ? Je n'en sais rien, car la pauvre Marie l'avait oublié elle-même ; mais, du doigt, il lui montra Paris, c'est-à-dire la lumière, c'est-à-dire la réputation, c'est-à-dire la douleur !
La jeune femme vint à Paris avec une lettre de Potier pour M. de Saint- Romain, directeur de la Porte-Saint-Martin. Sur cette recommandation, M. de Saint-Romain fit un engagement avec madame Allan-Dorval, et, à partir de ce moment, son nom prit date dans les souvenirs, sa vie se mêla à la vie littéraire de Paris.
C'était en 1818.
Que jouait cette pauvre femme de génie, à laquelle rien encore n'avait révélé son génie, que cet encouragement de Potier ? Elle jouait La Cabane du Montagnard, Les Catacombes, Les Pandours, et, enfin, Le Vampire, que mon voisin venait de siffler si outrageusement. – Pauvre Marie ! il fallait lui entendre raconter à elle-même les misères de ces premiers temps ; il y avait surtout une certaine robe à laquelle on cousait, tous les soirs avant la représentation, un galon que l'on décousait, tous les soirs après la représentation. – O Frétillon ! Frétillon ! que ton cotillon était loin d'avoir vu tout ce qu'avait vu cette robe !
Telle était, lorsqu'elle m'apparut pour la première fois, l'Eve qui devait donner le jour à tout un monde dramatique.
Quant à Philippe, qui l'écrasait à cette époque, de la dignité de son pas et de la majesté de son geste, c'était la représentation du mélodrame pur-sang Pixérécourt et Caignez... Nul ne portait comme Philippe la botte jaune, la tunique chamois bordée de noir, la toque à plume et l'épée à poignée en croix.
Ce costume était, alors, connu sous la désignation de costume de chevalier.
Lafont le portait de la façon la plus agréable dans Tancrède et dans Adélaïde Duguesclin.
Ce fut Philippe qui mourut le premier. Sa mort fit presque autant de bruit que sa vie.
Comme je n'aurai pas à reparler de lui ; comme, s'il eût vécu, il n'aurait rien eu à faire avec l'art contemporain, finissons-en tout de suite avec lui.
Philippe mourut le 16 octobre 1824, c'est-à-dire un mois, jour pour jour, après la mort de Louis XVIII.
Le 18, on présenta son corps à l'église Saint-Laurent, sa paroisse ; mais le clergé refusa de le recevoir. C'était le pendant au refus de sépulture fait à mademoiselle Raucourt.
Cette fois, les camarades de Philippe, et toute cette portion du public qui l'entourait d'une certaine popularité résolurent d'en avoir le coeur net, de procéder sans cris, sans actes violents, sans rébellion. On tira le cercueil du corbillard ; six artistes des différents théâtres de Paris le prirent sur leurs épaules, et, suivis de plus de trois mille personnes, s'acheminèrent vers les Tuileries. On voulait déposer la bière dans la cour du château, demander justice, et ne se retirer que lorsque justice serait rendue.
La résolution était d'autant plus grave qu'elle s'accomplissait avec recueillement et solennité.
Le cortège suivait le boulevard et était arrivé à la hauteur de la rue Montmartre, lorsqu'un escadron de gendarmes, débouchant au galop et sabre à la main, barra le boulevard dans toute sa largeur.
Alors, on délibéra autour du cercueil, et toujours avec le même calme et le même recueillement, on nomma cinq députés qui reçurent mission de se présenter aux Tuileries, et de réclamer, pour le corps du pauvre Philippe, les prières de l'Eglise et la sépulture chrétienne.
Ces cinq députés étaient : MM. Etienne, Jourdan, Colombeau, Ménessier et Crosnier.
Charles X refusa de les recevoir, et les renvoya à M. de Corbières, ministre de l'intérieur.
M. de Corbières, fort brutal de sa nature, répondit rudement que le clergé avait ses lois, qu'il ne lui était pas permis, à lui, de transgresser, bien qu'il fût chargé de la police du royaume.
Les cinq députés rapportèrent cette réponse aux trois mille Parisiens campés sur les boulevards, autour du cercueil qui réclamait la sépulture.
Les porteurs reprirent, alors, le corps sur leurs épaules, et continuèrent avec lui le chemin du Père-Lachaise.
Force resta à l'autorité, comme on dit. Seulement, c'est avec de pareils triomphes que l'autorité se suicide.
« Encore une victoire comme celle-là, disait Pyrrhus après la bataille d'Héraclée, et nous sommes perdus ! »
A partir de ce moment, les paroles libérales de Charles X, à son avènement au trône, furent pesées à leur juste valeur – et qui dit qu'un des nuages qui occasionnèrent la tempête du 27 juillet 1830 ne s'était pas formé le 18 octobre 1824 ?...

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