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Chapitre LXXIV


Mon voisin. – Son portrait. – Le Pastissier François. – Cours de bibliomanie. – Madame Méchin et le gouverneur de Soissons. – Les canons et les Elzévirs.

A cette époque de ma vie, faite toute d'ignorance, d'avenir et de foi, j'ignorais parfaitement ce que c'était qu'un Elzévir ou plutôt un Elzevier.
Je l'appris dans la soirée, comme on va le voir ; mais je ne le sus jamais bien que plus tard, lorsque j'eus fait connaissance avec mon savant ami le bibliophile Jacob.
C'est donc par anticipation que j'ai dit que le monsieur poli lisait un Elzévir ; j'aurais dû dire tout simplement qu'il lisait un livre.
J'ai raconté comment j'avais pris place près de lui, et comment, tiré de sa lecture par l'obligation où il avait été d'enlever son chapeau de ma stalle, il s'était immédiatement replongé dans sa lecture, et cela plus profondément que jamais.
J'ai toujours admiré les hommes capables de faire une chose passionnément – ne pas confondre passionnément avec passionnellement ; ce dernier adverbe n'était pas inventé en 1823, ou, s'il l'était, Fourier ne l'avait pas encore lancé dans la circulation.
Curieux, comme je l'étais, de littérature, on ne s'étonnera point que je cherchasse à voir quel était le livre qui inspirait un si puissant intérêt à mon voisin, lequel, au reste, s'absorbant dans sa lecture, se livrait pieds et poings liés à mon investigation.
Cette investigation, je pouvais l'exercer à loisir ; j'avais plus d'un quart d'heure devant moi avant qu'on levât le rideau.
Je cherchai d'abord à voir le titre du livre. Mais la reliure en était soigneusement recouverte par une couverture de papier ; impossible donc de lire ce titre sur le dos du livre.
Je me levai ; dans cette position, je dominais le lecteur. Alors, grâce aux excellents yeux que j'ai le bonheur de posséder, je pus, de l'autre côté d'un frontispice gravé, lire ce curieux titre :

Le pastissier François

Où est enseignée la manière de faire
toute sorte de pastisserie ;
Très utile à toute sorte de personnes ;
Ensemble le moyen d'apprester
toute sorte d'
oeufs pour les jours maigres et autres,
En plus de soixante façons
.

Amsterdam
Chez Louis et Daniel Elzévier
1655

- Ah ! ah ! me dis-je, me voilà fixé ! Ce monsieur si poli est assurément un gourmand de premier ordre –, M. Grimod de la Reynière peut-être, dont j'ai tant entendu parler comme d'un émule de Cambacérès et de d'Aigrefeuille – mais, non, celui-ci a des mains, et M. Grimod de la Reynière n'a que des moignons.
En ce moment, le monsieur poli laissa tomber sur son genou sa main et le livre qu'il tenait ; puis, les yeux au ciel, parut réfléchir profondément.
C'était, comme je l'ai dit, un homme de quarante à quarante-deux ans, d'une figure essentiellement douce, bienveillante et sympathique. Il avait les cheveux noirs, les yeux gris-bleu, le nez légèrement incliné à gauche par un méplat, la bouche fine, railleuse, spirituelle, une véritable bouche de conteur.
Je mourais d'envie, moi, malheureux provincial, ignorant de toute chose, mais désireux de m'instruire, comme on dit dans les leçons rudimentales de M. Lhomond, je mourais d'envie de lier conversation avec lui.
Sa physionomie bienveillante m'encouragea.
Je profitai de ce moment, où il avait cessé de lire, pour lui adresser la parole.
- Monsieur, lui dis-je, veuillez excuser ce que ma question peut avoir d'indiscret, mais vous aimez donc bien les oeufs ?
Mon voisin secoua la tête, sortit peu à peu de sa rêverie, et, me regardant d'un air distrait :
- Pardon, monsieur, me dit-il avec un accent franc-comtois des plus prononcés, mais je crois que vous me faisiez l'honneur de me parler...
Je répétai ma phrase.
- Pourquoi cela ? me demanda-t-il.
- Ce petit livre que vous lisiez avec tant d'attention, monsieur – excusez mon indiscrétion, mais mes yeux sont tombés involontairement sur le titre –, n'annonce-t-il pas des recettes pour faire cuire les oeufs de plus de soixante façons ?
- Ah ! oui, dit-il c'est vrai.
- Monsieur, ce livre eût été bien utile à un oncle curé que j'avais, ou plutôt que j'ai toujours, gros mangeur, grand chasseur, et qui a parié, un jour, avec un de ses confrères de manger cent oeufs à son dîner ; il n'avait trouvé, lui, que dix-huit ou vingt manières de les accommoder... vingt manières, oui, car il les mangea cinq par cinq. Vous comprenez que, s'il eût connu soixante manières de les fricasser au lieu de cent, il en eût mangé deux cents.
Mon voisin me regarda avec une certaine attention qui pouvait se traduire par cette question adressée à lui-même : « Est-ce que, par hasard, je ne serais pas à côté d'un garçon tout à fait bête ? »
- Eh bien ? me demanda-t-il.
- Eh bien, si je pouvais procurer à ce cher oncle un pareil livre je suis sûr qu'il me serait très reconnaissant.
- Monsieur, me dit mon voisin, je doute que, malgré les sentiments qui font le plus grand honneur à votre coeur de neveu, vous puissiez vous procurer ce livre.
- Et pourquoi cela ?
- Parce qu'il est fort rare !
- Fort rare, ce petit bouquin ?
- Savez-vous ce que c'est qu'un Elzévir, monsieur ?
- Non.
- Vous ne savez pas ce que c'est qu'un Elzévir ? s'écria mon voisin au comble de l'étonnement.
- Non, monsieur, non ; mais ne vous effarouchez pas pour si peu ; depuis que je suis à Paris – et il n'y a pas encore huit jours de cela –, je m'aperçois que j'ignore à peu près toutes choses. Apprenez-moi donc celle-là, je vous prie ; je ne suis pas assez riche pour me donner des maîtres ; je suis trop vieux pour retourner au collège, et j'ai résolu de prendre pour précepteur celui-là qui, dit-on, a plus d'esprit que M. de Voltaire, et qu'on appelle tout le monde.
- Ah ! ah ! fit mon voisin en me regardant avec un certain intérêt vous avez raison, monsieur, et, si vous profitez des leçons que vous donnera ce précepteur, vous deviendrez, non seulement un grand savant, mais encore un grand philosophe. – Maintenant, qu'est-ce que c'est qu'un Elzévir ?... C'est d'abord, et en particulier, ce petit livre que vous voyez. c'est, en général, tous les livres sortis de la librairie de Louis Elzévir et de ses successeurs, libraires à Amsterdam. Mais savez-vous ce que c'est qu'un bibliomane ?
- Monsieur, je ne sais pas le grec.
- Vous savez que vous ne savez pas, c'est déjà beaucoup. Le bibliomane racine : «3biblion, livre, «3mania, manie est une variété de l'espèce homme, species bipes, et genus homo.
- Je comprends.
- Cet animal, à deux pieds et sans plumes, erre ordinairement le long des quais et des boulevards, s'arrêtant à tous les étalages de bouquiniste, touchant à tous les livres ; il est habituellement vêtu d'un habit trop long et d'un pantalon trop court ; il porte toujours aux pieds des souliers éculés, sur la tête un chapeau crasseux, et, sous son habit et sur son pantalon, un gilet attaché avec des ficelles. Un des signes auxquels on peut le reconnaître, c'est qu'il ne se lave jamais les mains.
- Savez-vous que c'est un fort vilain animal que celui dont vous me parlez là ? J'espère que la race n'est pas absolue, et qu'elle a des exceptions.
- Oui, mais ces exceptions sont rares. Eh bien, ce que cherche plus particulièrement cet animal devant les boutiques de bouquiniste – vous savez que tout animal cherche quelque chose –, eh bien, ce sont des Elzévirs.
- Est-ce difficile à trouver ?
- De jour en jour plus difficile, oui.
- Et à quoi reconnaît-on les Elzévirs ?... Remarquez bien, monsieur, que vous ne risquez rien à me donner des renseignements ; je ne crois pas que je devienne jamais bibliomane et les questions que je vous fais sont des questions de simple curiosité.
- A quoi on les reconnaît ? Je vais vous le dire. D'abord, monsieur, le premier volume auquel on trouve le nom d'Elzévir ou d'Elzevier est un volume intitulé : Eutropii historiae romanae, lib. X, Lugdani Batavorum, apud Ludovicum Elzevirium, 1592, in-8°, 2 feuillets, 169 pages. La figure qui sert d'insigne au frontispice – souvenez-vous bien de cela, c'est la clef de la science –, la figure qui sert d'insigne au frontispice représente un ange tenant d'une main un livre et de l'autre une faux.
- Bon ! c'est entendu : 1592, in-8°, 2 feuillets, 169 pages, un ange qui tient d'une main un livre et de l'autre une faux.
- Bravo !... Isaac Elzévir – les uns disent le fils, les autres le neveu de Louis Elzévir ; moi, je prétends que c'est le fils ; Bérard prétend que c'est le neveu, et, quoiqu'il ait Techener pour lui, je soutiens que c'est moi qui ai raison – Isaac Elzévir substitua à cet insigne l'orme, embrassé par un cep chargé de raisins, avec cette devise : Non solus. – Vous comprenez ?
- Le latin, oui.
- Eh bien, à son tour, Daniel Elzévir adopta pour marque Minerve et l'olivier, avec cette devise : Ne extra oleas. – Vous comprenez toujours ?
- Parfaitement : Isaac, le cep chargé de raisins ; Daniel, Minerve et l'olivier.
- De mieux en mieux. Mais, à côté des éditions reconnues, il y a des éditions anonymes ou pseudonymes, et voilà où les faux bibliomanes s'embarrassent. Ah !
- Voulez-vous être mon Ariane ?
- Eh bien, ces éditions-là sont ordinairement désignées par une sphère.
- Alors, c'est un guide.
- Oui, mais vous allez voir ! C'étaient des gaillards fort capricieux que ces frères, cousins ou neveux Elzévir. Ainsi, par exemple, on trouve, depuis 1629, dans leurs livres, en tête des préfaces, des épîtres dédicatoires et du texte, un fleuron où est figuré un masque de buffle.
- Eh bien, grâce à ce masque de buffle, il me semble...
- Attendez donc... Cela dure cinq ans. Dès le Salluste de 1634, et même auparavant peut-être, ils adoptent un autre signe qui a la ressemblance d'une sirène. En outre, dans cette édition...
- Du Salluste de 1634 ?
- Justement ! ils adoptent aussi, pour la première fois, page 216, un cul-de lampe qui représente la tête de Méduse.
- Eh bien, ce principe une fois posé, et, dès qu'on sait qu'à la page 216 du Salluste de 1634, il y a un masque représentant...
- Oui, oui, pardieu ! ce serait charmant, si cela était donné comme règle positive ; mais, bah ! Daniel ne resta pas fidèle à ces insignes. Dans le Térence de 1661, par exemple, il substitua à la tête de buffle et à la sirène une guirlande de roses trémières que l'on retrouve dans un grand nombre de ces éditions. Mais, dans le Perse de 1664, ce n'est déjà plus cela.
- Ah ! diable ! Et qu'adopte-t-il, dans le Perse de 1664 ?
- Il adopte un large fleuron dont le milieu est occupé par deux sceptres croisés sur un écu.
- Ce qui veut dire que les Elzévirs sont les rois de la librairie.
- Vous avez dit le mot, monsieur ; royauté que personne ne leur conteste.
- Et celui que vous avez là, monsieur – celui qui traite de la pâtisserie française, et des soixante manières de faire cuire les oeufs –, est-ce l'ange au livre et à la faux ? est-ce le cep de vigne ? est-ce la Minerve et l'olivier ? est- ce le masque de buffle ? est-ce la sirène ? est-ce la tête de Méduse ? est-ce la guirlande de roses trémières ? Est-ce, enfin, l'écu aux deux sceptres ?
- Celui-là, monsieur, c'est le plus précieux de tous. Je l'ai trouvé, ce soir, en venant ici. Imaginez-vous que je dispute, depuis trois ans, sur cet Elvézir avec cet imbécile de Bérard, qui se croit un grand savant, et n'est pas même un petit politique.
- Et, sans être trop curieux, monsieur, quel était l'objet de la discussion ?
- Il prétendait que Le Pastissier françois était de 1654, et n'avait que quatre feuillets préliminaires ; tandis que je prétendais, moi, et j'avais raison, comme vous voyez, qu'il est de 1655, et qu'il a cinq feuillets préliminaires et un frontispice. Or, voici bien la date de 1655 ; voici bien les cinq feuillets préliminaires ; voici bien le frontispice.
- Ma foi, oui, tout cela y est.
- Ah ! ah ! qui va être penaud, bien penaud ? C'est mon ami Bérard !
- Mais, monsieur, hasardai-je timidement, ne m'avez-vous pas fait l'honneur de me dire que, depuis trois ans, vous disputiez sur ce petit volume ?
- Oh ! oui, plus de trois ans même !
- Il me semble, à moins que la discussion ne vous amusât, qu'il y avait un moyen bien simple de la faire cesser.
- Lequel ?
- Un philosophe de l'Antiquité ne démontrait-il pas l'incontestabilité du mouvement, à un autre philosophe qui niait le mouvement, en marchant devant lui ?
- Eh bien ?
- Eh bien, il fallait prouver à M. Bérard la supériorité de votre science sur la sienne, en lui montrant l'Elzévir que vous tenez, et, à moins d'être plus incrédule que saint Thomas...
- Mais, pour le montrer, monsieur, il fallait l'avoir, et je ne l'avais pas.
- Ce petit volume est donc fort rare ?
- C'est le plus rare de tous ! il n'en reste peut-être pas dix exemplaires en Europe !
- Et pourquoi celui-ci est-il particulièrement plus rare que les autres ? Est ce qu'il a été tiré à un moindre nombre d'exemplaires ?
- Au contraire, Techener prétend qu'il a été tiré à cinq mille cinq cents, et, moi, je prétends qu'il a été tiré à plus de dix mille.
- Diable ! l'édition a donc été brûlée avec la bibliothèque d'Alexandrie ?
- Non ; mais elle a été perdue, égarée, galvaudée dans les cuisines. Vous comprenez parfaitement que les cuisiniers et les cuisinières sont de médiocres bibliomanes ; ils ont traité Le Pastissier françois, comme ils eussent traité Carême ou Le Cuisinier royal ; de là, la rareté du livre.
- Si rare, que, disiez-vous, vous ne l'avez trouvé que ce soir ?
- Oh ! je le connaissais depuis plus de six semaines. J'avais dit à Frank de me le garder, attendu que je n'étais pas assez riche pour l'acheter.
- Comment ! vous n'étiez pas assez riche pour l'acheter, pas assez riche pour acheter ce petit bouquin ?
Le bibliomane sourit dédaigneusement.
- Savez-vous, monsieur, me dit-il, combien vaut un exemplaire du Pastissier françois ?
- Mais il me semble qu'en l'estimant un petit écu...
- Un exemplaire du Pastissier françois, monsieur, vaut de deux cents à quatre cents francs.
- De deux cents à quatre cents francs ?
- Mais oui... Il y a huit jours, le vieux Brunet, l'auteur du Manuel des libraires, un elzéviriomane enragé, a fait mettre dans les journaux qu'il payerait trois cents francs un exemplaire comme celui-ci. Heureusement, Frank n'a pas lu la note.
- Pardon, monsieur ! mais, je vous en ai prévenu, je suis un ignare... vous avez dit qu'un livre comme celui-ci valait de deux cents à quatre cents francs ?
- De deux cents à quatre cents francs, oui.
- D'où vient cette différence dans le prix ?
- Des marges.
- Ah ! des marges !
- Toute la valeur d'un Elzévir résulte de la largeur de ses marges : plus la marge est large, plus l'Elzévir est cher. Un Elzévir non margé n'a pas de prix ; on mesure les marges au compas, et, selon qu'elles ont douze lignes, quinze lignes, dix-huit lignes, l'Elzévir vaut deux cents, trois cents, quatre cents francs, et même six cents francs.
- Six cents francs ?... Je suis de l'avis de madame Méchin.
- Et quel est l'avis de madame Méchin ?
- Madame Méchin est une femme de beaucoup d'esprit.
- Oui, je sais cela.
- Son mari était préfet du département de l'Aisne.
- Je sais encore cela.
- Eh bien, un jour qu'elle visitait Soissons avec son mari, le commandant de la place, pour lui en faire les honneurs, lui montra, les uns après les autres, les canons qui étaient sur le rempart. Après en avoir vu de toutes les formes, de toutes les dates, de tous les calibres, après avoir épuisé le répertoire des oh ! des vraiment ! des pas possible ! madame Méchin, qui ne savait plus que répondre au gouverneur, lui demanda : « Monsieur le gouverneur, combien coûte une paire de canons ? - De douze, de vingt- quatre ou de trente-six, madame la comtesse ? - Oh ! mon Dieu ! de trente- six. - Une paire de canons de trente-six, madame, répondit le gouverneur, une paire de canons de trente-six... cela peut coûter de huit à dix mille francs. - Eh bien répondit madame Méchin, je ne mettrai pas mon argent à cela. »
Mon voisin me regarda, ne sachant point si j'avais raconté l'anecdote avec naïveté ou en raillant. Peut-être allait-il m'interroger sur mon intention, lorsqu'on entendit la sonnette du théâtre ; l'ouverture commença, et les chut ! se firent entendre.
Sur quoi, je m'apprêtai à écouter, tandis que mon voisin se rejetait plus profondément que jamais dans la lecture de son précieux Elzévir.
La toile se leva.

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1998-2010
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