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Chapitre VII


Dermoncourt expédié par mon père à Bonaparte. – Réponse franche de Berthier. – Mouvements militaires qui sont la suite de la dépêche saisie sur l'espion. – Correspondance de mon père avec Serrurier et Dallemagne. – Combats de Saint-Georges et de la Favorite. – Prise de Mantoue. – Mon père porté en observation.

La joie de mon père et de Dermoncourt fut grande ; la dépêche, comme on voit, était des plus importantes. D'abord elle dénonçait la Toscane, les Etats vénitiens et les Etats pontificaux, comme des pays pleins de bonne volonté. Ensuite, elle indiquait la résolution où était Alvintzy de ne rien faire, avant trois semaines ou un mois.
Il fallait donc faire passer le plus vite possible cette dépêche à Bonaparte.
Dermoncourt monta à l'instant même à cheval et prit la route de Milan.
Il y arriva le surlendemain, à sept heures du matin, et descendit au perron de l'hôtel Serbelloni, où logeait le général Bonaparte. Il avait fait une partie de la route à cheval et l'autre dans une espèce de calessino qu'on appelle sediolle.
Mais, là, Dermoncourt trouva un obstacle auquel il ne s'attendait pas ; l'aide camp de service avait ordre de ne laisser pénétrer jusqu'à Bonaparte qu'à neuf heures du matin.
Dermoncourt se fâcha.
- Eh ! monsieur, lui dit-il, vous voyez bien, par la boue dont je suis couvert, que je n'arrive pas du bal, et, si j'insiste pour voir le général en chef, c'est que j'ai quelque chose d'important à lui dire.
L'aide de camp s'obstina dans son refus, Dermoncourt s'entêta dans la volonté de voir Bonaparte ; l'aide de camp lui barra le passage ; Dermoncourt était un bouledogue de l'école républicaine ; il prit l'aide de camp par les deux épaules, lui fit faire un tour sur lui-même et passa ; mais toute cette lutte ne s'était pas accomplie sans bruit, et Dermoncourt trouva Bonaparte sur la porte de son cabinet.
- Qu'y a-t-il donc ? demanda Bonaparte en fronçant le sourcil.
- Ma foi, général, répondit Dermoncourt, il y a qu'il n'est pas très agréable, quand on vient de faire trente lieues en vingt-six heures, d'être obligé de passer sur le ventre de vos aides de camp pour arriver jusqu'à vous.
- Mais si telle était cependant la consigne donnée ?
- Si telle était la consigne donnée, général, dit gaiement Dermoncourt, faites-moi fusiller, car j'ai violé la consigne ; cependant je vous prierai de ne commander le piquet qu'après avoir lu cette dépêche.
Bonaparte lut la dépêche.
Puis, se retournant vers l'aide de camp :
- Vous avez oublié, monsieur, lui dit-il, que la consigne n'existait pas pour tout officier d'état-major arrivant de Mantoue, et qu'à midi comme à minuit la porte leur est ouverte ; rendez-vous aux arrêts.
L'aide de camp s'inclina et sortit.
- Comment Dumas s'est-il procuré cette dépêche ? demanda Bonaparte.
Dermoncourt raconta l'affaire, et entra dans tous les détails.
- Berthier ! Berthier ! cria Bonaparte.
Berthier parut avec sa gravité et son importance ordinaires.
- Tiens, Berthier, lui dit Bonaparte en lui présentant la dépêche, flaire-moi cela et dis-moi ce que cela sent.
- Mais, général, dit Berthier, cela sent la merde.
- Eh bien, à la bonne heure, tu n'as pas tourné autour ; lis maintenant.
Berthier lut.
- Oh ! oh ! fit-il.
- Comprends-tu, Berthier ? la prochaine bataille s'appellera la bataille de Rivoli, et celle-là, ou je me trompe fort, ou elle décidera de la campagne. En tout cas, comme dit Alvintzy, nous avons une vingtaine de jours devant nous.
- Et, comme un homme prévenu en vaut deux, dit Derrnoncourt, et que, même quand vous n'êtes pas prévenu, vous en valez cent, cela va être drôle !
- En attendant, dit Bonaparte, comme tu as probablement faim, tu vas prendre le temps de te décrotter, voilà tout, et tu déjeuneras avec nous. Connais-tu Joséphine ?
- Non, général, je n'ai point cet honneur.
- Eh bien, je te présenterai à elle ; va et reviens.
Dermoncourt ne se le fit pas répéter deux fois. Il déjeuna et dîna avec Bonaparte, qui exigea qu'il restât au palais et y couchât.
Le lendemain matin, il lui remit une lettre pour mon père, le chargea de mille compliments et lui annonça qu'il pourrait partir quand il voudrait et que la voiture était prête.
Dermoncourt monta en voiture dans la cour ; Bonaparte et Joséphine étaient à une fenêtre et Berthier à la fenêtre voisine.
- Bon voyage ! cria Bonaparte à Dermoncourt.
- Merci, général, répondit celui-ci ; n'oubliez pas le 13 janvier, et défiez vous des délices de Capoue.
- Sois tranquille, lui cria le général en chef, je ne ferai point comme Annibal.
Voici la lettre que Bonaparte écrivait à mon père :

Armée d'Italie.                    République Française,
LibertéEgalité.
« Au quartier général de Milan, le 7 nivôse dimanche 28 décembre an V de la République une et indivisible.

« Bonaparte, général en chef de l'armée d'Italie, au général Dumas.
J'ai reçu la lettre que m'a apporté votre aide de camp ; il était impossible d'avoir plus à propos des renseignements plus essentiels. Vous aurez reçu l'ordre que je donne pour qu'on éloigne d'une lieue de Mantoue tous les habitants du pays ; et je ne doute pas que vous ne teniez la main à l'exécution de cet ordre, qui, quoiqu'un peu sévère, est très utile.
Je donne l'ordre pour qu'on prenne quelques précautions de l'autre côté du Pô ; ce projet de la cour de Vienne me parait insensé. Je vous prie de faire passé sous bonne escorte à Milan l'espion que vous avez arrête.
Je vous félicite de votre bon succès et en augure un meilleur. »
                    Bonaparte.

Le jour même du départ de Dermoncourt de Milan, l'armée française reçut l'ordre d'occuper les positions de Montebaldo, de la Corona et de Rivoli.
Le 5 janvier, le général Alvintzy, quitta Bassano.
Le 6, Bonaparte fit occuper Bologne par sept mille hommes.
Le 11, Bonaparte se rendait sous les murs de Mantoue.
Le 12, l'armée autrichienne livre les combats de Saint-Michel et de la Corona et campe à Montebaldo.
Le 13, Joubert évacue la Corona et prend position à Rivoli, tandis que les Autrichiens occupent Bevilacqua.
Enfin, le 14, Bonaparte visite le plateau de Rivoli, sur lequel il était arrivé à deux heures du matin.
C'était là qu'allait se livrer la bataille prédite.
On en sait les résultats. Quarante-cinq mille Autrichiens avaient engagé la bataille à huit heures du matin.
A cinq heures du soir, on les cherchait vainement ; on eût dit qu'un tremblement de terre les avait engloutis ; on en avait fini d'un seul coup avec Alvintzy.
Restait Provera.
Provera suivait le plan indiqué dans la lettre interceptée par mon père. Il s'est dérobé à Augereau, il a jeté un pont à Anghiari, un peu au-dessus de Legnago. Il marche sur Mantoue, qu'il vient ravitailler avec neuf ou dix mille hommes.
Augereau a appris son passage ; il se jette sur ses derrières, lui prend deux mille hommes ; mais, avec les sept mille qui lui restent, Provera continue sa route.
Heureusement, Bonaparte apprend ces détails à Castelnovo. Il est à distance égale de Mantoue, il commande des Français, il arrivera donc avant Provera.
S'il n'arrive pas et que la garnison fasse la sortie demandée à Wurmser par la lettre d'Alvintzy, le corps de blocus sera pris entre deux feux.
La division Masséna reçoit l'ordre de marcher au pas de course sur Mantoue, elle doit arriver le même soir.
Les réserves laissées à Villafranca feront la même route et avec la même vitesse.
Enfin, Bonaparte lui-même part au galop pour être rendu avant la nuit.
Maintenant, on peut voir par les lettres du général Serrurier à mon père ce qui se passait du côté de Mantoue et quelle activité régnait dans le camp français.

« Au quartier général de Roverbella 20 nivôse an V.

Serrurier, général de division, commandant le blocus,
au général Dumas, commandant la 2e division
.
Je viens de recevoir, général, une lettre du général divisionnaire Augereau, datée de Porto-Legnago le 19, par laquelle il me mande que l'ennemi, avec des forces bien supérieures à lui, a attaqué ses avant-postes, et que l'adjudant général Duphot a abandonné le château de Bevilacqua afin de n'y être pas tourné. Il m'écrira pour me faire connaître les mouvements qu'aura faits l'ennemi pendant cette nuit. Tous nos postes sont exactement attentifs ; mais je doute que l'ennemi de Mantoue entreprenne quelque grand mouvement, à moins que son armée n'ait un avantage bien marqué ou bien qu'il ne cherche à s'évader. Sitôt que j'aurai des nouvelles du général Augereau, je vous en ferai part.
Salut et fraternité. »
                    Serrurier.

On comprend que cet ennemi qui attaque Augereau, c'est Provera, lequel, en vertu des instructions qu'il a reçues, marche sur Mantoue.

« Quartier général de Roverbella, 22 nivôse.

Serrurier, etc.
En conséquence de la lettre que vous m'avez écrite hier, général, relativement au débarquement que les ennemis ont opéré, je crois devoir redoubler de moyens pour la défense du Mincio. Je viens, en conséquence, d'écrire au général Victor pour qu'il envoie aujourd'hui un bataillon de sa réserve à Formigosa, afin de le porter ensuite où le besoin l'exigera ; quoique je charge ce général de correspondre directement avec moi, je lui recommande encore de vous faire passer, ainsi qu'au général Dallemagne, tous les avis nécessaires.
Le restant du bataillon de la 57e, dont vous avez déjà parlé, restera en réserve à Goïto.
Salut et fraternité. »
                    Serrurier.

« 23 nivôse.
Serrurier, etc.
Je vous préviens, général, que l'ennemi a attaqué nos lignes et qu'on est aux prises depuis environ neuf heures du matin. Je ne doute pas que la garnison de Mantoue ne le seconde par quelque mouvement ; étant prêts à la recevoir, nous la ferons bien vite rentrer dans ses murs. En cas d'événement, je vous prie de correspondre avec moi et avec les généraux qui sont près de vous ; il serait possible que quelque partie de la ligne de l'armée soit obligée de céder du terrain ; c'est pourquoi il est encore essentiel de surveiller l'extérieur, afin d'empêcher quelque troupe ou convoi d'entrer dans la place.
Salut et fraternité. »
                    Serrurier.

Le 25 nivôse, à dix heures du matin, mon père recevait cette lettre.

« Quartier général de Roverbella, 25 nivôse.

Serrurier, etc.
Je vous préviens, général, que l'ennemi a passé l'Adige cette nuit à Anghiari, près Porto-Legnago ; je ne connais pas sa force, mais nous devons nous mettre en mesure, parce qu'il est vraisemblable que nous serons attaqués cette nuit ; n'oubliez pas, je vous prie, d'en faire prévenir le général Miollis ; recommandez-lui de pousser des reconnaissances du côté de Castellaro ou du moins des Due-Castelli.
Salut et fraternité.
                    Serrurier.

J'ordonne au commandant de la 64e, qui est à Formigosa, de se retirer sur le général Miollis dès qu'il ne pourra plus tenir. En cas d'événement, je me retirerai sur Goïto. »

Deux heures après, mon père reçut cette autre lettre :

« Saint-Antoine, 25 nivôse.

Serrurier, etc.
Je n'ose présumer, général, qu'il n'y aura pas de sortie du côté du général Dallemagne. Au contraire, je crois que l'ennemi peut se présenter en force sur Governol et Formigosa, pour s'assurer de ces deux points et s'assurer le Pô pour ravitailler Mantoue. Il est bien certain qu'ils auront moins de chemin à faire pour arriver dans cette partie-là que par ici. Au reste, je pense qu'il faut nous garder partout cela n'empêchera point que, s'il y a quelque occasion, nous en profitions.
Le général Beaumont n'a plus de cavalerie, je la lui ai toute retirée cette nuit pour l'envoyer à Castelnovo.
Salut et fraternité.
                    Serrurier.

Je compte beaucoup sur le général Miollis et sur un bataillon que j'ai mis à Governolo.
Toute réflexion faite, pour ne pas perdre de temps, je vais retourner à Roverbella, où j'espère recevoir des nouvelles du général en chef. »

Mon père fit passer au général Miollis, qui était à Saint-Georges, copie de ces deux lettres.
La journée s'écoula en observation. Mon père passa la nuit aux avant-postes.
Le 26, à neuf heures du matin, il reçut cette dépêche :

« Serrurier, etc.
Je vous donne avis que les ennemis paraissent du côté des Due-Castelli.
Donnez vos ordres en conséquence.
Salut et fraternité.
                    Serrurier.
Roverbella, 26 nivôse.

Deux heures après, il recevait cette seconde lettre :

« Serrurier, etc.
Il faut absolument, général, vous opposer au débarquement de l'ennemi ; portez à cet effet de ce côté jusqu'à quinze cents hommes.
Les troupes ne nous manquent point à présent, ainsi soyez tranquille.
Salut et fraternité.
                    Serrurier.
26 nivôse, Roverbella.

Pour porter quinze cents hommes sur le point indiqué par le général Serrurier, il eût fallu les avoir. Mon père écrivit donc à son ami Dallemagne, à Montanara, de détacher ce qu'il pourrait d'hommes de sa division et de les lui envoyer.
Dallemagne répondit aussitôt :

« Montanara, 26 nivôse an V.
Dallemagne à son ami Dumas.
Quoique je ne doive pas être attaqué, mon bon ami, les moyens que j'ai sont trop faibles pour porter une grande force du côté de Formigosa ; j'ai un tiers de ma division qui ne peut se relever, et sa force n'est que de deux mille hommes. Juge, mon cher, si je puis avoir du disponible. Aussitôt ta lettre reçue, j'ai cependant donné ordre au général Montaut de tenir quelque peu de troupe prêt à marcher. D'ailleurs, je t'observe que le général Serrurier me prévient, par sa lettre d'hier soir, qu'il va donner des ordres pour que le pont de Formigosa soit coupé. En conséquence, s'il a mis son ordre à exécution, il m'est impossible de te donné du secours ; je te dirai mieux, si l'ennemi qui a passé l'Adige parvient à attaquer par Saint-Georges, la sortie de Mantoue est assurée et, malgré la meilleure volonté à soutenir le choc, nous serons obligés de succomber, parce que l'ennemi ne peut s'enfourner sans courir de grands risques où il a des forces majeures. Adieu, mon cher ami, conte que je saisirai toujours avec empressement toutes les occasions de t'être utile ainsi qu'à mon pays.
Je t'embrasse sincèrement. »
                    Dallemagne.

Cependant, il en coûtait au brave Dallemagne de refuser à mon père les hommes qu'il demandait, car il savait une chose : s'il les demandait, c'est qu'il croyait en avoir grand besoin.
Aussi, vers midi, lui écrivait-il de Casanova :

« Le général Dallemagne au général Dumas.
Je viens d'apprendre, général, que le pont de Formigosa existait encore ; j'ai de suite donné ordre au général Montaut de partir avec cinq cents hommes et deux pièces d'artillerie pour se rendre à Formigosa, et lui ai donné les instructions nécessaires pour prendre l'ennemi par derrière, si toutefois tu es attaqué.
Salut et fraternité. »
                    Dallemagne.

A cette lettre était jointe la copie suivante, qui expliquait comment le pont de Formigosa n'était point détruit :
Copie de la lettre écrite par le citoyen Doré, chef du Ier bataillon de la 64e demi-brigade, au général Dallemagne.
« Je vous préviens, général que, conformément aux ordres que j'ai reçus cette nuit du général Serrurier, je me suis rendu ce matin à Governolo, avec mon bataillon ; le général m'avait donné l'ordre de rompre le pont de Formigosa avant de me porter à Governolo. Lorsque je me suis présenté pour mettre son ordre à exécution, le commandant d'un détachement de la 45e demi-brigade, qui occupe ce poste, s'est opposé à l'exécution de cet ordre, comme étant contraire aux instructions que vous lui aviez données, disant qu'il fallait au moins voir l'ennemi auparavant : je me suis rendu à son raisonnement, que j'ai trouvé fort juste. »
                    Signé : Doré.
                    Pour copie conforme,
                    Dallemagne.

A six heures, mon père recevait cette troisième lettre :

« Au quartier général à Montanara, ce 26 nivôse, sur les quatre heures et demie.
Le général Dallemagne au général Dumas.
En supposant que le général Montaut ne soit pas encore rendu avec ses cinq cents hommes à Formigosa, je viens de lui écrire pour précipiter sa marche. Comme le général Serrurier me marque qu'en cas d'attaque, il faut tenir jusqu'à la dernière extrémité, en conséquence de ce que je crains beaucoup, si l'ennemi m'attaque et si tu prévois que ces cinq cents hommes ne te soient pas bien utiles, fais-moi l'amitié de me les renvoyer ; quoi qu'il en soit, si l'ennemi attaque, nous ferons en sorte de le bien recevoir.
Je t'embrasse. »
                    Dallemagne.

On voit la préoccupation dans laquelle mettait cet excellent Dallemagne l'idée du danger que courait mon père.
Ce n'était pas mon père, c'était Miollis, qui portait le poids de toute cette journée.
Provera avait marché droit devant lui, et, par Ceva, Sanguinetto, Torre et Castellaro, était venu donner de front contre Saint-Georges, où commandait Miollis.
Le général autrichien connaissait le mauvais état dans lequel se trouvaient les fortifications de Saint-Georges, et il espérait bien que Miollis n'essayerait pas même de lui disputer le passage ; aussi le fit-il sommer tout simplement de se rendre.
Miollis répondit par une effroyable canonnade, que non seulement mon père entendait de Saint-Antoine, mais dont il voyait même la fumée.
Mon père expédia aussitôt Dermoncourt pour avoir des nouvelles positives. D'enclos en enclos et de haies en haies, Dermoncourt, fort jeune, fort alerte et fort brave, gagna Saint-Georges et y trouva le général Miollis, qui faisait à la fois face à Provera et à Wurmser.
Au moment où, au milieu du feu, Dermoncourt joignait Miollis et le saluait, une balle enlevait le chapeau de ce dernier.
- Ah ! c'est toi, mon enfant, lui dit Miollis ; tu viens de la part de Dumas ?
- Oui, général, il entendait votre canonnade, et, connaissant le mauvais état de vos fortifications, il était fort inquiet de vous.
- Eh bien, dis-lui de se rassurer sur mon compte ; j'ai établi mon quartier général ici, sur la place d'armes, et je réponds d'une chose, c'est que, si l'ennemi traverse cette place, il passera sur mon tombeau.
- Mais Provera ? demanda Dermoncourt.
- Bah ! Provera, il est dans le traquenard ! Mon ami Augereau, qui l'a laissé passer, le suit, et, tandis que je l'arrête ici, va lui en donner sur le cul... Dis donc à Dumas que, demain, Provera sera expédié.
Dermoncourt n'avait pas besoin d'en voir davantage ; il repartit pour Saint- Antoine, où mon père avait établi son quartier général pour être plus à portée de l'ennemi.
Il arriva à cinq heures, annonça que tout allait bien. Victor avait rallié mon père avec sa brigade ; il dînait avec lui quand Dermoncourt entra.
C'était la troisième nuit qu'on allait passer sans dormir ; mon père et Victor se jetèrent tout habillés sur leur lit. Dermoncourt restait pour faire le rapport au général Serrurier de son excursion à Saint-Georges.
Il était au plus fort de sa rédaction, lorsqu'il sentit qu'on lui mettait la main sur l'épaule.
Il se retourna, c'était Bonaparte.
- Eh bien, lui dit le général, nous avons gagné la bataille de Rivoli ; j'arrive ; la tête de la division Masséna me suit au pas de course. Que fait Miollis ? où est Provera ? Augereau l'a laissé passer à ce qu'on m'a dit ; l'a-t- il suivi, au moins ? Que fait Wurmser ? a-t-il essayé quelque mouvement ? Voyons, parle.
- Général, répondit Dermoncourt avec le même laconisme, Augereau a été forcé, mais il est tombé sur les derrières de Provera et lui a pris deux mille hommes et quatre pièces de canon.
- Bon.
- Provera est devant Saint-Georges, où Miollis a tenu toute la journée et tiendra jusqu'à ce qu'on l'extermine, lui et ses hommes.
- Bon.
- Wurmser a voulu faire des sorties, mais on l'a rejeté dans Mantoue.
- Bon ! où est Dumas ?
- Me voilà, général, répondit mon père en paraissant sur le seuil de la chambre à coucher.
- Ah ! c'est vous, monsieur, lui dit Bonaparte en le regardant de travers.
Ce regard n'était pas de ceux que mon père laissait passer sans en demander l'explication.
- Oui, c'est moi. Eh bien, qu'y a-t-il ?
- Il y a, monsieur, que le général Serrurier vous a écrit deux lettres hier.
- Eh bien, après ?
- Dans la première, il vous prévenait qu'en cas d'événement, il se retirerait sur Goïto.
- Oui, général.
- Vous avez répondu à cette lettre ?
- Oui.
- Qu'avez-vous répondu ?
- Vous voulez le savoir ?
- Cela me fera plaisir.
- Eh bien, je lui ai répondu : « Retirez-vous au diable, si vous voulez ; je m'en bats l'oeil ; quant à moi, je me fais tuer, mais je ne me retire pas. »
- Savez-vous que, si vous m'écriviez une lettre comme celle-là, je vous ferais fusiller.
- C'est possible ; mais vous ne m'écririez probablement pas une lettre comme celle que m'a écrite le général Serrurier.
- C'est bien, dit simplement Bonaparte.
Puis, se retournant vers Dermoncourt :
- Allez faire former les troupes en trois colonnes, lui dit-il, et, quand cela sera fait, venez m'en rendre compte.
Dermoncourt sortit. Alors, s'adressant à mon père, qui s'apprêtait à rentrer dans sa chambre :
- Restez, général. j'ai dû vous dire ce que je vous ai dit devant votre aide de camp. Que diable ! quand on écrit des lettres pareilles à son supérieur, on les écrit soi-même, au moins. et on ne les dicte pas à un secrétaire. Ne parlons plus de cela. Quels sont vos commandants ici ?
- Mais, général, répondit mon père, la première colonne, composée de la 57e demi-brigade, a son chef naturel, c'est Victor ; la seconde sera commandée par l'adjudant général Raimbaud, notre chef d'état-major ; la troisième par le colonel Moreau, commandant la 11e demi-brigade.
- C'est bon. Où est Victor ?
- Oh ! il n'est pas loin, dit mon père ; écoutez, et vous l'entendrez ronfler.
- Allez l'éveiller.
Mon père passa dans la chambre à côté et secoua Victor, qui ne voulait pas à toute force ouvrir les yeux.
- Mais, sacrebleu ! lui dit mon père, éveille-toi donc !
- Que diable me veux-tu ? demanda celui-ci en grommelant.
- Je veux te faire général de division.
- Moi ?
- Oui, Bonaparte est là, et te donne le commandement d'une colonne à la bataille de demain.
- Ah ! morbleu !
Victor se secoua et accourut.
Dermoncourt rentrait en même temps.
- Eh bien ? demanda Bonaparte.
- Vos ordres sont exécutés, général.
- Bien ! Maintenant, va voir aux environs de la Favorite dans quelle position est l'ennemi.
Dermoncourt partit.
Il était huit heures du soir, nos troupes occupaient la Favorite. Dermoncourt dépassa les avant-postes, et, s'aventurant vers Mantoue, alla juste donner dans une sortie que faisait Wurmser.
Aussi, trois quarts d'heure après son départ, l'entendit-on crier de loin :
- A cheval, général, à cheval ! l'ennemi me suit.
En effet, il avait manqué être pris, et, se sentant poursuivi de près, il appelait à son aide.
Mon père monta à cheval, se lança à la tête du 20e régiment de dragons, et tomba sur l'ennemi, qu'il refoula dans la place, et qu'il contint jusqu'au jour. Tandis que la division Masséna, toute disloquée par la marche forcée et la distance énorme qu'elle avait parcourue, arrivait à Marmirolo et à Saint Antoine, où elle se reformait.
L'intention de Bonaparte, en faisant si grande diligence, était d'en finir d'un coup avec Provera, comme, d'un coup, il en avait fini avec Alvintzy.
En effet, du moment où Provera n'était point entré dans Mantoue, du moment où Augereau l'avait suivi par-derrière, du moment où, ayant en face de lui Miollis, Bonaparte lui tombait sur les flancs avec la division Masséna, Provera était perdu.
Bonaparte passa la nuit à faire ses dispositions du lendemain.
Mon père resta au poste où il était ; c'était le poste important, puisqu'il était chargé de refouler dans la place Wurmser et ses quinze ou vingt mille hommes, c'est-à-dire une garnison qui, sans compter Provera, était plus forte que l'ennemi qui la bloquait.
Pendant la nuit, Provera, au moyen d'une barque, parvint à communiquer avec Wurmser, et à combiner pour le lendemain avec ce général une attaque sur la Favorite et sur Montada. On ignorait à Mantoue, et dans le camp de Provera, l'arrivée de Bonaparte et des troupes qui avaient combattu la veille à Rivoli.
L'eût-on sue, elle n'était pas croyable et on ne l'eût pas crue.
A cinq heures du matin, mon père fut attaqué par Wurmser ; la lutte fut terrible ; après la lettre qu'il avait écrite trois jours auparavant à Serrurier, mon père ne pouvait pas reculer et ne recula point ; avec deux ou trois régiments, et, entre autres, son régiment de dragons, il tint ferme et donna le temps à Bonaparte de lui envoyer la 57e demi-brigade de Victor, qui, pour arriver jusqu'à lui et le dégager, fit une si sanglante trouée, qu'à partir de ce jour-là, elle fut appelée La Terrible.
On retrouva mon père, avec sept ou huit cents hommes, entouré de morts ; il avait eu un cheval tué sous lui ; un second avait été enterré par un boulet, et le cavalier seul, que l'on croyait mort, était sorti, en se secouant, de cette glorieuse tombe.
Wurmser, repoussé à son tour, se rabattit sur la Favorite ; mais la Favorite, défendue par quinze cents hommes, résista à l'effort de Wurmser, et fit même une sortie ; devant cette sortie, devant les charges réitérées de mon père et de ses dragons, devant l'héroïque obstination de Victor, dont les troupes fraîches combattaient avec la rage du repos auquel elles avaient été condamnées tandis que l'armée s'illustrait à Rivoli, Wurmser recula et fut forcé de rentrer dans la ville.
Dès lors Provera, abandonné, fut perdu ; pris entre Bonaparte, Miollis, Serrurier et Augereau, il mis bas les armes avec cinq mille hommes ; le reste de sa troupe était tué.
Ainsi, en deux jours, les batailles de Rivoli et de la Favorite gagnées, deux armées détruites, vingt mille hommes faits prisonniers, tous les canons et tout le matériel pris, les Autrichiens hors d'état de tenir la campagne à moins de créer une cinquième armée, tout cela était le résultat du hasard qui avait livré l'espion à mon père, fécondé par le génie de Napoléon.
La brigade seule de mon père prit six drapeaux. Aussi, le lendemain 28 nivôse, mon père reçut-il cette lettre du général Serrurier :

« Au quartier général de Roverbella, le 28 nivôse an V de la République une et indivisible.

Serrurier, etc.
Vous voudrez bien donner l'ordre, général, pour que les drapeaux qui ont été pris par vous dans la journée d'hier à l'ennemi soient apportés ici, au général Berthier, et en son absence chez moi.
Le général en chef accorde quatre louis à chaque homme qui remettra un drapeau.
Salut et fraternité. »
                    Serrurier.

Le soir même de la bataille, mon père avait reçu une dépêche du général Serrurier, laquelle contenait une lettre pour Wurmser.
Cette lettre n'était autre chose qu'une sommation de rendre Mantoue.
Voici cette lettre du général Serrurier :

« De Roverbella, le 27 nivôse an V.
Serrurier, etc.
Je vous donne avis, général, que je viens d'envoyer l'ordre à la 57e demi- brigade, ainsi qu'à la 18e, de se porter à la Favorite, et je les préviens qu'elles y seront à vos ordres. Je vous observe cependant que les deux corps ne feront partie de votre division qu'un instant seulement ; c'est pourquoi vous ne les éloignerez que dans un cas d'absolue nécessité.
On a rendu compte au général en chef que vous aviez arrêté un convoi considérable de boeufs et grains ; si c'est vrai, donnez des ordres pour qu'on les conduise à Porto-Legnago sous bonne escorte.
Que toute l'artillerie et les caissons pris sur l'ennemi soient dirigés sur notre parc d'artillerie et que cela soit exécuté sur-le-champ. Recommandez la plus grande surveillance parmi les postes. On soupçonne le général Wurmser de vouloir profiter du moment de notre joie pour s'échapper.
Salut et fraternité.
                    Serrurier.

P.-S. – Je vous prie, général, de faire passer le plus tôt possible au général Wurmser, à Mantoue, la lettre ci-jointe. »
                    Serrurier.

Le convoi de boeufs et de grains fut à l'instant même dirigé sur Legnago, et la lettre parvint à Wurmser la nuit même.
L'armée avait grand besoin de ce convoi de grains et de viande ; la preuve en est dans cette lettre que le général Serrurier écrivait à mon père, le 20 nivôse :

« J'étais instruit, général, que la viande manque ; je n'en ai point parlé parce que je n'y connais pas de remède. Nous sommes dans le même cas que les troupes qui sont à Vérone. J'ai ordonné au commissaire des guerres de délivrer du riz en place, jusqu'à ce que nous puissions faire mieux.
On ne m'ennuie jamais, général, lorsque l'on s'occupe du soldat ; ceux qui ont servi avec moi savent que je m'en occupe.
J'ai fait des demandes en effets d'habillement et d'équipement ; mille roupes me sont annoncées depuis mon arrivée, ainsi que quelques paires de souliers pour toute la division, et rien n'arrive.
Rappelez, je vous prie, à notre adjudant général l'état des officiers que j'ai demandé ; il m'est absolument nécessaire pour remplir les vues du général en chef.
Salut et fraternité. »
                    Serrurier.

Quant à la garnison, elle était, on le comprend bien, dans un état déplorable sous le rapport des vivres : la famine en était arrivée à ce point, qu'une poule coûtait dix louis et un chat quinze ; on se procurait encore des rats à deux louis, mais avec la plus grande difficulté.
Wurmser se confessait tous les quinze jours, et, chaque fois qu'il se confessait, il envoyait au chanoine Cavallini, curé de la collégiale de Saint- André, un morceau de cheval en s'invitant à dîner dans la maison. Ces jours là, c'était fête, et, des restes du dîner, on vivait toute la semaine.
En vertu de la lettre que mon père lui avait fait passer dans la nuit du 27 au 28 nivôse, Wurmser se détermina à capituler le 2 pluviôse 22 janvier 1797. Mais la reddition n'eut lieu que le 14, et l'entrée de l'armée française dans la ville que le 16 du même mois.
Il eut sa libre sortie de Mantoue avec son état-major, deux cents hommes de cavalerie, cinq cents personnes à son choix et six pièces de canon.
Quant à la garnison, forte de treize à quatorze mille hommes, elle fut faite prisonnière et conduite à Trieste pour y être échangée.
Comme mon père l'avait prédit à Victor en le réveillant, celui-ci fut fait général de division ; l'adjudant général Vaux fut fait général de brigade. Bonaparte signala comme s'étant particulièrement distingués, les généraux Brune, Vial et Bon, et les chefs de brigade Destaing, Marquis et Tournery.
De mon père, il n'en fut pas question, et son nom ne fut pas même prononcé.
On sait que c'était assez l'habitude de Bonaparte ; il n'aimait pas qu'un général fit trop.
Témoin Kellermann à Marengo.
Non seulement mon père, qui avait saisi la lettre, qui avait dévoilé le plan d'Alvintzy, qui avait contenu Wurmser dans Mantoue, qui avait pris six drapeaux à une troupe trois fois plus forte que la sienne, qui avait eu deux chevaux tués sous lui ; non seulement mon père ne fut pas cité, mais encore sa division fut réunie à celle de Masséna ; ce qui était une disgrâce.
Mon père, furieux, voulait donner sa démission. Dermoncourt l'en empêcha.
Mon père alors s'informa et apprit que le général chargé du rapport sur le siège l'avait porté en observation pendant le combat de la Favorite.
Il commença par se faire donner le certificat suivant :

Armée d'Italie.
Division du blocus de Mantoue, 20e régiment de dragons.

« Nous, officiers au 20e régiment de dragons, soussignés, certifions que le général de division Dumas a perdu un cheval tué sous lui dans la bataille du 27 de ce mois devant Mantoue et un autre enterré d'un boulet.
« Fait au bivouac de Marmirolo, le 29 nivôse de l'an V de la République française.
« Signé : Bontems, adjudant ; Baudin, adjudant ; Dubois, sous-lieutenant ; L. Bonefroy, sous-lieutenant ; A.-J. Bonnart, chef de brigade ; Le Comte, lieutenant ; Lebrun, lieutenant ; Dejean, capitaine ; Bouzat, lieutenant. »

Puis il écrivit à Bonaparte :

« Général,
J'apprends que le jean-f... chargé de vous faire un rapport sur la bataille du 27 m'a porté comme étant resté en observation pendant cette bataille.
Je ne lui souhaite pas de pareilles observations, attendu qu'il ferait caca dans sa culotte.
Salut et fraternité. »
                    Alex. Dumas.

Le fait est que la lettre qui attachait mon père à la division Masséna était sèche et eût même blessé un homme d'un caractère moins susceptible que le sien.
La voici ; elle était datée du lendemain même de la bataille où mon père avait eu deux chevaux tués sous lui.

« Au quartier général de Roverbella, le 28 nivôse an V de la République une et indivisible.

Le général de division, chef de l'état-major.
Le général en chef ordonne au général divisionnaire Dumas de partir pour Marmirolo dès qu'il aura été remplacé par le général Chabot, et de se rendre à la division du général Masséna pour servir à l'armée active sous les ordres de ce général à Vérone. »
                    Alex. Berthier.

Cette fois, il n'y avait plus ni salut ni fraternité, même en abrégé.

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