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Chapitre LXI


De Leuven m'invente pour son collaborateur. – Le Major de Strasbourg. – Mon premier couplet chauvin. – Le Dîner d'Amis. – Les Abencérages.

J'avais naïvement raconté à de Leuven mon impuissance à traduire la belle ballade de BŸrger ; mais, comme c'était un parti pris chez lui de faire de moi un auteur dramatique, de Leuven m'avait consolé en me disant que l'opinion de son père était que certaines oeuvres allemandes se refusaient absolument à la traduction, et que, tout particulièrement, la ballade de Lénore tenait le premier rang parmi ces oeuvres-là.
Voyant que de Leuven ne perdait pas son espoir, j'avais peu à peu repris le mien.
Je dirai plus, à quelques jours de là, j'eus même un triomphe.
Lafarge avait beaucoup ri de cette idée qu'avait eue de Leuven, de faire de moi son collaborateur. En effet, quelle connaissance pouvait avoir du théâtre parisien un enfant sans éducation ; pauvre provincial, perdu dans une petite ville de l'Ile-de-France ; ignorant de la littérature française et de la littérature étrangère ; connaissant à peine les noms des maîtres ; n'éprouvant pour leurs chefs-d'oeuvre les plus vantés, dont son défaut d'éducation artistique lui voilait la forme, qu'une médiocre sympathie ; se mettant à la pratique sans savoir, en théorie, ce que c'était qu'un plan, qu'une action, qu'une péripétie, qu'un dénouement ; n'ayant jamais lu jusqu'au bout ni Gil Blas, ni Don Quichotte, ni le Diable boiteux, livres recommandés par les directeurs d'éducation à l'admiration générale, et pour lesquels, je dois l'avouer à ma honte, l'homme qui a succédé à l'enfant n'éprouve pas, aujourd'hui même, un bien vif intérêt ; lisant, en échange, tout ce qu'il y a de mauvais dans Voltaire, qui était à la mode à cette époque comme opposition politique et religieuse ; n'ayant jamais ouvert un volume ni de Walter Scott ni de Cooper, ces deux grands romanciers, dont l'un a si bien connu l'homme dont l'autre a si bien deviné Dieu ; tandis qu'au contraire, il avait dévoré tous les méchants livres de Pigault-Lebrun, dont il raffolait, Le Citateur compris ; ne connaissant de nom ni Goethe, ni Schiller, ni Uhland, ni André Chénier ; ayant entendu parler de Shakespeare, mais comme d'un barbare, du fumier duquel Ducis avait tiré ce collier de perles qu'on appelle Othello, Hamlet et Roméo et Juliette, mais sachant par coeur son Bertin, son Parny, son Legouvé, son Demoustier ?
Décidément, Lafarge avait raison, et il fallait qu'Adolphe eût bien du temps à perdre pour avoir entrepris cette tâche à laquelle l'impossibilité seule pouvait ôter de son ridicule.
Mais Adolphe, avec son flegme anglo-allemand, avait bravement continué l'oeuvre entreprise, et nous avions fait, tant bien que mal, un plan de vaudeville en un acte, intitulé Le Major de Strasbourg.
Pourquoi le major de Strasbourg, plutôt que le major de La Rochelle ou de Perpignan ? C'est ce qu'il me serait impossible de dire. Quels étaient l'intrigue, le développement de cet embryon dramatique ? C'est ce que j'ai complètement oublié.
Mais ce que je n'ai pas oublié, parce que ce fut la première caresse faite à mon amour-propre, le voici.
C'était l'époque des pièces patriotiques ; une grande réaction intérieure se faisait contre nos revers de 1814, et notre défaite de 1815. Le couplet national faisait fureur, le chauvinisme était à la mode ; pourvu que l'on fit rimer, à la fin d'un couplet, Français avec succès, et lauriers avec guerriers, on était sûr d'être applaudi. Il est facile de comprendre que, de Leuven et moi, nous n'étions pas de force à innover et que nous devions nous contenter de suivre et d'adorer les traces de MM. Francis et Dumersan. Aussi, notre Major de Strasbourg était-il de la famille de ces dignes officiers en retraite, dont le patriotisme continuait de battre l'ennemi dans des couplets consacrés à la plus grande gloire de la France, et à venger Leipzig et Waterloo sur les champs de bataille du Gymnase et des Variétés. Or, notre major, devenu simple laboureur, était surpris par un père et par un fils, lesquels arrivaient là, je ne saurais trop dire pourquoi, au moment où, au lieu de creuser son sillon, il venait de quitter sa charrue pour se livrer à une lecture dans laquelle peu à peu il s'absorbait tellement, qu'il ne voyait pas entrer ce père et ce fils – circonstance bien heureuse, puisque cette préoccupation du brave officier valait au public le couplet suivant :

Julien, apercevant le major.
          N'approchez pas, demeurez où vous êtes.
          Il lit...

Le Comte
                    Sans doute un récit de combats,
          Ce livre ?

Julien, regardant par-dessus l'épaule du major, et revenant à son père.
                    C'est Victoires et Conquêtes.

Le Comte
          Tu vois, enfant, je ne me trompais pas :
          Son coeur revole aux champs de l'Allemagne !
          Il croit encor voir les Français vainqueurs...

Julien
          Mon père, il lit la dernière campagne,
          Car de ses yeux je vois couler des pleurs ?

Ma part de travail faite dans l'oeuvre, je la portai à de Leuven. De Leuven, je dois le dire, était plein d'indulgence ; mais, cette fois, arrivé au couplet que je viens de citer, son indulgence monta jusqu'à l'enthousiasme, il mit le couplet sur l'air :

          Dis-moi, soldat, dis-moi, t'en souviens-tu ?

Il le chanta deux fois, quatre fois, dix fois, s'interrompant pour dire :
- Oh ! oh ! voilà un couplet qui sera bissé, si la censure nous le laisse. Car dès cette époque, était en vigueur cette honorable institution appelée la censure, et qui n'a fait que croître et prospérer depuis.
J'avoue que j'étais bien fier ; je ne croyais pas avoir fait un pareil chef- d'oeuvre. Adolphe courut chanter le couplet à son père, qui, en mâchant son cure-dent, lui dit :
- C'est toi qui as fait cela ?
- Non, mon père, c'est Dumas.
- Hum ! Vous faites donc un vaudeville avec Dumas ?
- Oui.
- Pourquoi n'y glisses-tu pas ta froide Ibérie ? ce serait une occasion de la placer !
Adolphe tourna les talons et alla chanter mon couplet à Lafarge. Lafarge l'écouta en clignant les yeux.
- Tiens ! tiens ! tiens ! dit-il, et c'est Dumas qui a fait cela ?
- Oui, c'est lui.
- Vous êtes sûr qu'il ne l'a pas copié quelque part ?
Touchante confiance !
- J'en suis sûr ; je connais tous les couplets patriotiques qu'on a faits sur tous les théâtres de Paris, et je vous réponds que celui-là est inédit.
- Alors, c'est un hasard, et il se sera trompé.
De la Ponce lut le couplet à son tour ; le couplet chatouilla son coeur de soldat de 1814, et, à la première occasion, il m'en fit compliment.
Hélas ! pauvre couplet, si médiocre que tu sois, à mes yeux surtout, reçoit cependant la place qui t'est due. Es-tu d'or ou de cuivre ? En tout cas, tu es la première pièce de monnaie littéraire jetée par moi dans le monde dramatique ! tu es l'amulette trouée que l'on met dans le fond du sac pour y faire venir un trésor ! Aujourd'hui, le sac est plein à déborder ! Ce qui est venu te recouvrir vaut-il beaucoup mieux que toi ? C'est ce que l'avenir décidera – cet avenir, qui, pour les poètes, prend la forme superbe d'une déesse, et le nom orgueilleux de postérité ! On connaît le côté vaniteux de ma personne. Mon orgueil n'avait pas besoin d'être encouragé pour sortir du vase où il était enfermé, et grandir comme le géant des Mille et une Nuits : je commençai à croire que j'avais fait un chef-d'oeuvre.
Dès lors, je ne pensai plus qu'à la littérature dramatique, et, comme, un jour ou l'autre, Adolphe devait retourner à Paris, nous nous mîmes à la besogne, afin qu'il emportât une cargaison d'ouvrages de la force du Major de Strasbourg.
Il n'y avait aucun doute que des oeuvres si distinguées n'obtinssent devant le public éclairé de Paris, le succès qu'elles méritaient, et ne m'ouvrissent, vers la capitale du génie européen, un chemin semé de couronnes et de pièces d'or.
Que diraient alors les personnes bienveillantes qui avaient affirmé à ma mère que j'étais un paresseux, et que je ne ferais jamais rien ?
A l'oeuvre, futur Schiller ! A l'oeuvre, futur Walter Scott ! A l'oeuvre !...
C'est dès lors que s'éveilla dans mon coeur une grande force qui peut tenir lieu de toutes les autres : la volonté ; une grande vertu, qui n'est certes pas le génie, mais qui le remplace : la persévérance.
Malheureusement, Adolphe n'était pas un guide bien sûr ; comme moi, il tâtonnait fort. C'est une vérité qui, d'elle-même, ressortira du choix des sujets que nous prîmes.
Notre second vaudeville fut emprunté aux Contes à ma fille du vénérable M. Bouilly.
Il était intitulé Le Dîner d'amis.
Notre premier drame fut emprunté au Gonzalve de Cordoue de Florian.
Il était intitulé Les Abencérages.
O intéressants Abencérages ! ô traîtres ­égris ! que de crimes du même genre vous avez à vous reprocher ! O Gonzalve de Cordoue ! que de jeunes poètes tu as égarés dans cette voie où nous entrâmes pleins d'espérance, et d'où nous sortîmes pleins de confusion !
Pauvre Elisa Mercoeur ! je t'ai vue mourir caressant la chimère orientale ; seulement, tu t'y cramponnas comme le naufragé à la planche flottante ; tandis que nous, sentant son peu de résistance, nous eûmes le courage de l'abandonner, et de la laisser flotter au hasard sur cet océan sombre où tu la rencontras à ton tour !
Mais, alors, nous ne savions pas quel serait l'avenir de ces enfants errants sur les grandes routes, que nous essayions de voler à leurs véritables pères, et que nous vîmes expirer de langueur, les uns après les autres, dans nos bras.
Ces travaux nous occupèrent un an, de 1820 à 1821. Pendant cette année, deux grands événements s'accomplirent, qui, pour nous, penchés sur notre oeuvre, et ne nous préoccupant que d'elle, passèrent inaperçus :
L'assassinat du duc de Berry : 13 février 1820 ;
La mort de Napoléon : 5 mai 1821.

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