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Chapitre L


Un chapitre inédit du « Diable boiteux ». – Histoire de Samud et de la belle dona Lorenza.

Quinze jours environ après cette fameuse soirée, pendant laquelle j'avais passé par tant d'émotions nouvelles et inconnues, j'étais occupé chez maître Mennesson – en l'absence de Niguet, qui était allé faire un contrat de mariage à Pisseleu, et de Ronsin, qui était allé en recouvrement à Haramont – à grossoyer tristement l'expédition d'un acte de vente, lorsque M. Lebègue, un des collègues de mon patron, entra dans l'étude, et, après m'avoir regardé d'un air goguenard, alla s'asseoir près de maître Mennesson, dans la chambre voisine, qui était son cabinet. On saura tout à l'heure la cause de ma tristesse.
Lorsque la porte qui séparait les deux pièces était ouverte – et cette porte, pour la facilité des demandes que nous adressait maître Mennesson, restait constamment ouverte, à moins que le client ne la fermât pour entretenir le patron d'affaires secrètes – lors, dis-je, que cette porte était ouverte, on entendait de notre étude tout ce qui se disait dans le cabinet de maître Mennesson ; de même que, du cabinet de maître Mennesson, on entendait tout ce qui se disait dans notre étude.
Ce M. Lebègue venait, depuis quelques mois, d'épouser une des filles du premier lit de M. Deviolaine, nommée Eléonore ; l'aînée, Léontine, s'était, quelque temps avant sa soeur, mariée à un percepteur des contributions, nommé Cornu.
La singularité du nom avait failli empêcher le mariage de se conclure. La railleuse jeune fille craignait d'être raillée à son tour, et plus elle était spirituelle, plus elle redoutait l'apparence du ridicule.
Cependant Cornu était lui-même un si bon et si honnête garçon, les autres étaient si bien habitués à ce nom, porté par deux ou trois familles de Villers- Cotterêts, il y était si bien habitué lui-même, il répondait si naïvement et si victorieusement à la fois aux observations de sa fiancée, que celle-ci se décida. Une fois mariée, elle comprit une chose, c'est qu'il fallait enlever à ce malheureux nom, qui semblait prédestiné, jusqu'à l'apparence du doute railleur qui s'y attachait ; elle fut l'épouse la plus chaste, la mère la plus tendre que j'aie jamais connue, et son mari, heureux, la rendit heureuse.
Il n'en était pas tout à fait de même de madame Lebègue, plus jeune que sa soeur de trois ou quatre ans, plus jolie, et surtout plus coquette qu'elle. Cette coquetterie, fort innocente, je n'en doute pas, était en général assez mal interprétée par les caquets de la petite ville ; ce dont, dans son innocence, s'inquiétait peu madame Lebègue ; ce dont, dans son insouciance, se raillait philosophiquement son mari.
Ce mari était gros, rond, grêlé, assez laid, et assez vulgaire de figure, mais brave homme au fond, quoiqu'on m'ait assuré depuis qu'il s'était ruiné, non pas pour avoir prêté à trop bas intérêt, mais par une raison toute contraire.
J'ignore complètement la vérité de cette accusation, et je la tiens pour une calomnie, comme cette autre accusation, plus gracieuse, et surtout plus philanthropique, qui pesait sur sa femme.
Voilà l'homme qui venait d'entrer, qui s'était assis près de M. Mennesson, et qui, pour le moment, tenait avec lui une conversation à voix basse, entremêlée de quelques éclats de rire.
Grâce à une suprême finesse d'oreille dont m'avait doué la nature, et que j'avais perfectionnée à la chasse, il me semblait avoir entendu prononcer mon nom ; cependant, j'avais cru à une erreur d'acoustique, ne supposant pas que deux si graves personnages pussent me faire l'honneur de s'occuper de moi.
Malheureusement pour mon amour-propre – et j'ai dit à quel point était développé chez moi ce sentiment, qui serait si ridicule s'il n'était si douloureux – malheureusement pour mon amour-propre, je ne pus douter longtemps.
J'ai dit que M. Mennesson était fort moqueur et assez spirituel. Partout où il trouvait à mordre, il enfonçait sa dent : vertu de femme réputation d'homme, peu lui importait ! Quand la rage mue de la raillerie s'emparait de lui, il s'en donnait à coeur joie et en pleine chair.
Ce jour-là, n'ayant probablement pu rien trouver à mordre, il s'en prenait à moi ; la pâture était maigre, mais enfin mieux valait faire craquer mes pauvres os que de mâcher à vide et de gueuleter l'air.
Donc, après quelques-uns de ces chuchotements et de ces éclats de rire étouffés, qui avaient éveillé mon inquiétude, M. Mennesson éleva la voix :
- Mon cher collègue, dit-il, c'est un chapitre du Diable boiteux, retrouvé et encore inédit, que je compte faire imprimer à mon prochain voyage à Paris, pour compléter l'oeuvre de Lesage.
- Ah ! dites-moi cela, reprit Lebègue ; je le raconterai à ma femme, qui le racontera à ses soeurs, qui le raconteront à tout le monde. Cela posera d'avance notre publication.
M. Mennesson commença :

« Il y avait autrefois à Salamanque un écolier qui descendait d'une race arabe, et que l'on nommait Samud. Il était encore si jeune, que, si on lui eût tordu le nez, il en serait bien certainement sorti du lait. Ce qui ne l'empêchait pas d'avoir le ridicule de se croire un homme, peut-être aussi, car, pour être juste, il faut tout dire, ce ridicule ne lui fut-il inspiré que par l'événement que nous allons raconter. »

On devine si j'écoutais attentivement ; j'avais reconnu, dès les premiers mots, que c'était bien de moi qu'il était question, et je me demandais avec inquiétude où allait tendre ce début, que je trouvais pour mon compte, plus impertinent que pittoresque.
M. Mennesson continua, et, l'oreille tendue, ma plume inactive à la main, j'écoutai.

« Le jour de la fête de la Pentecôte de l'an... je ne sais point parfaitement le millésime de l'année, mais enfin, c'était le jour de la fête de la Pentecôte, qui est en même temps celle de la ville, deux belles senoras arrivèrent venant de Madrid, et descendirent chez un brave chanoine, qui était l'oncle de l'une d'elles.
« Par hasard, ce chanoine était le même chez lequel Samud avait appris le peu de latin qu'il savait. Or, comme il fallait aux deux belles Madrilènes un cavalier servant qui ne pût faire soupçonner leur vertu, le chanoine jeta les yeux sur son écolier, et le pria de mettre ses deux bras à la disposition des nouvelles arrivées, pour leur faire voir le parc de Salamanque, qui est fort beau, fort étendu, et qui appartient au duc de Rodelnas.
« Je ne m'appesantirai pas sur les aventures de ce premier jour. Cependant je noterai en passant deux événements : le premier fut la rencontre que fit notre écolier d'un senor élégant de Madrid, qui fut du premier coup d'oeil remarqué par la senora Lorenza, à laquelle notre écolier, vêtu comme on l'est en province, c'est-à-dire à dix ans de date de la capitale, donnait le bras.
« Ce jeune élégant s'appelait Audim.
« Le second fut un accident des plus graves, qui arriva au haut-de-chausses de l'écolier, au moment où, pour donner à la belle Lorenza une preuve de sa légèreté, il sautait un fossé de quatorze pieds de large. »
On comprend ce que je souffrais en écoutant ce récit indirect de mes tribulations amoureuses, qui, d'après la façon dont il procédait, ne devait pas s'arrêter aux deux mésaventures de ce premier jour.
M. Mennesson reprit :

« Ce qui avait surtout frappé la belle Lorenza, c'était la mise du jeune élégant. Tout au contraire de l'écolier, affublé d'un costume gothique emprunté à la garde-robe de ses aïeux, le senor Audim était vêtu à la dernière mode, c'est-à-dire d'un pantalon collant, s'enfonçant dans de charmantes petites bottes découpées en coeur, et d'un pourpoint de couleur sombre, sorti de l'atelier d'un des premiers tailleurs de Madrid.
« L'écolier n'avait pas été insensible à cette attention toute particulière accordée par sa compagne au costume du bel Audim, et, comme il commençait à comprendre l'influence que peut avoir sur une femme un habit taillé d'une certaine façon, ou un pantalon teinté d'une certaine couleur, il résolut, dans la nuit qui suivit la fête, nuit pendant laquelle il décida qu'à quelque prix que ce fût il plairait à Lorenza, il résolut, dis-je, de se faire un costume en tout point pareil à celui que portait le jeune homme qui, par une fatalité du destin, paraissait appelé à devenir son rival.
« Le point le plus important, et surtout le plus coûteux du costume, c'étaient les bottes. Ce fut celui dont il s'occupa le premier.
« De l'autre côté de la place qu'habitait la mère de Samud, et qu'on appelait la place de la Fontaine, était le magasin du premier bottier de la ville ; il chaussait d'habitude l'écolier, mais ne lui avait encore fait que des souliers ; son jeune âge n'ayant donné à personne, pas même à lui, l'idée qu'il pût, sans risquer une trop grande ressemblance avec le vénérable chat botté de Perrault, porter une autre chaussure que des souliers ou des espadrilles.
« Maître Laudereau fut donc fort étonné quand son client se présenta chez lui, et lui demanda résolument combien lui coûterait une paire de bottes.
« Il regarda Samud à deux fois.
« - Une paire de bottes, lui demanda-t-il, et pour qui ?...
« - Mais pour moi ! répondit fièrement l'écolier.
« - Et avez-vous l'autorisation de votre mère, pour demander des bottes ?
« - Je l'aurai.
« Le bottier secoua la tête avec un air de doute ; il savait que la mère de Samud n'était pas riche, et que ce serait une folie à elle que de passer une pareille folie à son fils.
« - C'est cher, des bottes ! dit-il.
« - N'importe, dites toujours le prix.
« - Pour vous, ce sera quatre douros, tout au juste.
« - Bien... Prenez-moi la mesure.
« - Je vous ai dit que je ne ferais rien sans l'autorisation de votre mère.
« - Je vous l'enverrai.
« En rentrant, l'écolier hasarda la demande d'une paire de bottes.
« La prétention parut si singulière à la mère de Samud, qu'elle lui fit répéter deux fois cette demande.
« C'était d'autant plus étrange, que c'était pour la première fois que l'écolier s'occupait de sa toilette. Jusqu'à l'âge de dix ans, on avait eu toutes les peines du monde à lui faire quitter une longue robe d'indienne à fleurs, qui lui paraissait beaucoup plus commode que tous les hauts-de-chausses et tous les pourpoints de la terre. Puis, de l'âge de dix ans à l'âge de quinze, il avait indifféremment porté tous les vêtements dont on avait jugé à propos de l'affubler, préférant toujours les sales aux propres, les vieux aux neufs ; parce que, avec les premiers, on le laissait sortir en tout temps et se rouler en tous lieux.
« La demande d'une paire de bottes paraissait donc, à la pauvre mère, insolite au dernier degré, et elle craignit que son fils ne fût devenu fou.
« - Une paire de bottes ! répéta-t-elle ; mais avec quoi mettras-tu cela ?
« - Avec un pantalon collant, ma mère.
« - Avec un pantalon collant ! Mais tu ne sais donc pas que tu es jambé comme un coq ?
« - Pardon, ma mère, répondit l'écolier, qui ne manquait pas d'une certaine logique ; mais, si j'ai assez de mollets pour porter des culottes courtes, j'en aurai assez pour porter des pantalons collants.
« La mère admira l'esprit de son fils, et, à moitié vaincue par la repartie :
« - Le pantalon collant, dit-elle, est encore possible en recourant à l'armoire aux habits ; mais les bottes... Où trouveras-tu des bottes ?
« - Pardieu ! chez Laudereau.
« - Mais cela coûte cher, mon enfant, des bottes ! dit la pauvre femme avec un soupir, et tu sais que nous ne sommes pas riches.
« - Bah ! maman, Laudereau te fera crédit.
« - On a beau avoir crédit, mon enfant, tu sauras un jour qu'il faut finir par payer, et que plus on tarde à payer, plus on paye cher.
« - Oh ! maman, je t'en prie !
« - Et combien cela coûte-t-il, des bottes ?
« - Quatre douros, ma mère.
« - C'est six mois de ton éducation, au prix que me la faisait payer le bon chanoine Gregorio.
« - Tu payeras en quatre mois, bonne mère, insista l'écolier.
« - Mais encore... veux-tu me dire quel bénéfice tu espères tirer de ce pantalon collant et de cette paire de bottes ?
« - Je compte plaire à dona Lorenza, la nièce du chanoine.
« - Comment cela ?
« - Oui ; elle raffole des pantalons collants et des bottes... Il paraît que c'est la dernière mode de Madrid.
« - Eh bien, que t'importe ce dont raffole et ce dont ne raffole pas la nièce de don Gregorio, je te le demande ?
« - Cela m'importe beaucoup, ma mère.
« - Et pourquoi ?
« L'écolier prit un air de suprême fatuité.
« - Parce que je lui fais la cour, dit-il. »

C'était mot à mot le dialogue que j'avais échangé avec ma mère, à mon retour de chez Laudereau ; aussi, la sueur de la rage me montait-elle au front.

« A ces mots : Parce que je lui fais la cour, continua le narrateur, la mère de Samud fut saisie d'un invincible étonnement ; son fils, qu'elle voyait encore courant les rues avec sa grande robe à fleurs, ou renouvelant les Voeux du baptême son cierge à la main ; son fils, faisant la cour à la belle dona Lorenza, lui apparaissait comme une de ces énormités auxquelles elle n'avait jamais songé.
« Sur quoi, voyant son doute, son fils retroussa la manche de sa veste, et lui montra un bracelet de cheveux avec une agrafe en mosaïque.
« Seulement, il se garda bien de lui dire que, ce bracelet, il l'avait pris à dona Lorenza, sans que dona Lorenza le lui donnât, et que même elle en était tout inquiète, ne sachant pas ce qu'il était devenu. »

Quoique le détail ne fût pas tout à fait à mon honneur, il était d'une effrayante exactitude. J'avais eu, trois jours, ce bracelet en ma possession ; pendant ces trois jours, je l'avais sinon montré, du moins laissé voir à plusieurs personnes et, entre autres, à ma mère et à mes cousines Deviolaine, près desquelles je tenais à me poser comme un homme à bonnes fortunes ; puis, enfin, touché de l'inquiétude de Laure, qui croyait l'avoir perdu, je le lui avais rendu, en avouant humblement ma faute, qui me fut pardonnée, sans doute en considération de la joie qu'on éprouvait de retrouver ce bijou, mais qui ne l'eût pas été avec la même facilité si l'on eût connu mes indiscrétions.
Aussi, la sueur qui, au commencement du récit, avait perlé sur mon front, coulait-elle à grosses gouttes sur mon visage.
Cependant, je voulais savoir jusqu'à quel point M. Mennesson était instruit de mes aventures amoureuses, et j'eus le courage de rester, ou plutôt je n'eus pas la force de m'enfuir.
M. Mennesson reprit.

« A cette vue, la mère de Samud leva les mains et les yeux au ciel ; et, comme la pauvre femme ne sait rien refuser à son fils, elle lui dit avec un soupir :
« - Eh bien, soit, puisqu'une paire de bottes peut te rendre heureux, va commander des bottes.
« L'écolier ne fit qu'un bond de chez lui chez Laudereau ; il arrêta le prix à trois douros et demi, et quatre mois furent accordés pour le payement.
« Puis on visita l'armoire aux habits ; on en tira un pantalon d'uniforme bleu clair, à bandes d'or ; on vendit à un orfèvre la bande d'or, qui rapporta un douro et demi, lequel douro et demi fut donné à l'écolier comme argent de poche, sa mère jugeant que ses naissantes amours l'entraîneraient naturellement à quelques dépenses extraordinaires.
« Quant à l'habit, on arrêta que ce serait celui de la première communion, qui serait retaillé sur un patron moderne, et remis à la mode nouvelle.
« Pendant que tous ces préparatifs de séduction se faisaient, l'écolier, comme il avait dit à sa mère, continuait de faire la cour ; mais, fort brave en paroles, fort habile en théorie loin de la belle dona Lorenza, il était fort timide d'action, fort maladroit en pratique près d'elle. Tout en ayant l'air d'attendre avec impatience le tête-à-tête, il ne craignait rien tant que de rester seul avec elle. Alors, il perdait complètement l'esprit, se taisait au lieu de parler, se tenait coi au lieu d'agir : les plus belles occasions lui étaient offertes, et il les laissait échapper. L'impatiente Madrilène avait beau lui faire comprendre que tout ce temps était du temps perdu, et que le temps perdu ne se rattrape jamais, il était de son avis au fond du coeur. Il enrageait contre lui-même, chaque soir en rentrant chez lui, et, en récapitulant les occasions de la journée, il se promettait de ne pas laisser échapper ces occasions le lendemain, si ces occasions se représentaient. Puis il lisait, pour se monter la tête, un chapitre de Faublas, s'endormait là-dessus, faisait des rêves, pendant lesquels il était d'une audace étourdissante. Le jour venu, il se faisait serment à lui-même de continuer ses rêves de la nuit. Puis, en attendant les bottes et le pantalon collant, qui se confectionnaient avec une lenteur toute provinciale, il repassait sa culotte courte, son gilet de basin, son habit bleu barbeau, et reprenait ses promenades stériles dans la forêt. Il regardait avec un oeil de tristesse les beaux matelas de mousse qu'il foulait aux pieds, et sur lesquels il n'osait pas même offrir à sa compagne de s'asseoir, les belles profondeurs de verdure sous lesquelles elle ne demandait pas mieux que de s'enfoncer avec lui. Il allait jusqu'aux frémissements, jusqu'aux soupirs, jusqu'aux serrements de main, mais c'étaient là les limites les plus avancées de sa hardiesse. Une fois, seulement, il baisa la main de dona Lorenza – c'était la veille du jour où il devait se présenter à elle avec son costume de conquête – mais il lui fallut un tel effort pour accomplir cet acte de témérité, qu'après l'avoir accompli, il faillit se trouver mal.
« Ce fut ce jour-là que la belle dona Lorenza perdit, à ce qu'il paraît, tout espoir de voir l'enfant devenir un homme, et que, sans en rien dire à son maladroit adorateur, elle prit une résolution décisive.
« On se quitta comme d'habitude, après avoir passé la soirée à jouer à ces jeux innocents que détestait tant madame de Longueville.
« Le lendemain, nous l'avons dit, était le grand jour. Le tailleur et le bottier furent exacts. La réunion habituelle des jeunes gens était de midi à une heure ; après quoi, on partait en promenade : la senora Vittoria avec un jeune bachelier, duquel je tiens une grande partie de ces détails, et l'écolier avec la senora Lorenza. Malheureusement, si étroit que fût le pantalon collant, il fallut faire une pince au mollet ; cette pince prit du temps, et Samud ne fut complètement prêt qu'à une heure.
« Il se sentait en retard. il s'élança rapidement vers la maison du chanoine Gregorio, où avait lieu le rendez-vous quotidien. Sa nouvelle toilette produisit un effet du meilleur augure dans les rues où il passait ; on accourait aux portes ; on se mettait aux croisées, et lui saluait de la tête, en disant en lui-même :
« - Eh bien, oui, c'est moi ! Qu'y a-t-il d'étonnant à cela ? Avez-vous cru qu'on ne pouvait pas avoir des bottes, un pantalon collant et un habit à collet piqué comme M. Audim ? Si vous avez cru cela, détrompez-vous !
« Et il continuait son chemin en redressant de plus en plus la tête convaincu qu'il était de s'approcher d'un éclatant triomphe.
« Mais, nous l'avons dit, la malheureuse pince du mollet avait amené un retard de près d'une heure, et, quand l'écolier arriva à la maison du chanoine, les deux senoras étaient parties !
« Jusque-là, c'était un petit malheur. Nourri dans le parc de Salamanque, comme Osmin dans le sérail de Bajazet, l'écolier en connaissait tous les tours et les détours. Il allait donc s'élancer à la poursuite de la dame de ses pensées, lorsque la soeur du chanoine lui remit une lettre qu'en sortant dona Lorenza avait laissée pour lui.
« Samud ne douta point que cette lettre ne lui enjoignît la plus grande diligence. Au reste, c'était la première qu'il en recevait ; il sentit tout le prix de cette faveur, baisa tendrement la lettre, la décacheta, et, le coeur bondissant, la respiration haletante, il lut ce qui suit :

"Mon cher enfant,
Depuis quinze jours, je me reproche d'abuser, comme je le fais, de la complaisance que vous croyez devoir à mon oncle, qui vous a fort indiscrètement prié d'être mon cavalier. Quelques efforts que vous fassiez pour cacher l'ennui que vous causent des occupations au-dessus de votre âge, je me suis aperçue des dérangements que je cause dans vos habitudes, et je me les reproche. Retournez donc à vos jeunes camarades, qui vous attendent pour jouer aux barres et au petit palet. Soyez, au reste, sans inquiétude sur moi ; j'ai accepté, pour le peu de temps que j'ai encore à rester chez mon oncle, le bras de M. Audim.
Recevez, mon cher enfant, tous mes remerciements pour votre complaisance, et croyez-moi votre bien reconnaissante."

                    Lorenza.

« La foudre tombée aux pieds de notre écolier ne l'eût pas plus anéanti que ne fit cette lettre. A la première lecture, il ne sentit que le coup ; il la relut deux ou trois fois, et sentit la douleur.
« Alors il lui vint à l'esprit que, puisqu'il avait négligé jusque-là tous les moyens de prouver à la belle Lorenza qu'il n'était pas un enfant, il lui en restait un seul pour lui prouver qu'il était un homme : c'était de provoquer Audim, et de se battre avec lui ; et, ma foi, séance tenante, notre écolier, qui est fort rageur, écrivit à son rival la lettre suivante :

"Monsieur,
Je n'ai pas besoin de vous dire pour quelle cause je désire vous rencontrer dans une des allées de la forêt avec deux témoins, vous le savez aussi bien que moi.
Comme vous pourrez prétendre que vous ne m'avez pas insulté, et que c'est moi qui vous provoque, je vous laisse le choix des armes.
J'ai l'honneur de vous saluer.

P.-S. – Vous ne rentrerez probablement ce soir qu'assez tard, et je ne puis exiger une réponse ce soir ; mais je désire la recevoir demain d'aussi bon matin que possible."

« Le lendemain matin, en se réveillant, il reçut une poignée de verges avec la carte de don Audim.
« C'était l'arme qu'avait choisie son rival. »

On juge de l'effet que produisit sur moi la fin de ce récit. Hélas ! c'était la narration fidèle de tout ce qui m'était arrivé.
Ainsi avaient fini mes premières amours, et s'était terminé mon premier duel.
Je poussai un cri de rage, et, m'élançant hors de l'étude, je revins tout courant chez ma mère, qui jeta les hauts cris en voyant l'état dans lequel je me trouvais.
Dix minutes après, j'étais couché dans un lit bien bassiné, et l'on avait envoyé chercher le docteur Lécosse, lequel me traita pour une fièvre cérébrale, qui, prise à temps, n'eut pas de suites.
Je prolongeai, au reste, ma convalescence à dessein, et ne sortis que lorsque les deux Parisiennes eurent quitté Villers-Cotterêts.
Je ne les ai jamais revues depuis, ni l'une ni l'autre.

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1998-2010
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