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Chapitre XLIX


Je franchis le Haha. – Il survient un accroc. – Les deux paires de gants. – La contredanse. – Triomphe de Fourcade. – J'en ramasse les miettes. – La valse. – L'enfant commence à devenir homme.

Nous accomplîmes la promenade obligée de tout bourgeois de la ville, ou de tout étranger qui vient la visiter : nous suivîmes la grande et magnifique allée de marronniers, toute chargée de fleurs, jusqu'à sa limite, c'est-à-dire jusqu'à un énorme saut de loup creusé à fleur de terre, et appelé le Haha, sans doute de l'exclamation qu'il arrache aux promeneurs ignorants de son gisement, et qui l'aperçoivent tout à coup.
Je crus que le moment était arrivé de rattraper un peu de ma supériorité perdue. On sait que j'étais d'une certaine adresse ou d'une certaine force à tous les exercices du corps. Je sautais surtout parfaitement.
- Vous voyez bien ce fossé-là, dis-je à ma compagne, comme une chose qui devait l'émerveiller. Eh bien, je saute par-dessus.
- Vraiment ? dit-elle d'un air insoucieux. Il me semble bien large.
- Il a quatorze pieds... Je vous réponds que M. Miaud n'en ferait pas autant.
- Il aurait bien raison, répondit-elle, à quoi cela pourrait-il lui servir ?
Je fus tout étourdi de la réplique. J'avais vu que, lorsque Pizarre conquit le Pérou, un de ses lieutenants, poursuivi par les naturels du pays, avait, à l'aide de sa lance appuyée au fond d'une petite rivière, franchi cette petite rivière, large de vingt-deux pieds.
J'avais trouvé cela merveilleux, et j'avais longtemps rêvé à la possibilité d'en faire autant dans un grand péril. Or, j'étais arrivé à sauter quatorze pieds, avec mes propres forces et sans le secours d'aucune lance ; cet acte d'agilité émerveillait mes camarades, dont deux ou trois seulement pouvaient lutter avec moi. Comment donc laissait-il si froide ma belle Parisienne ?
Je me figurai que cette froideur venait de son incrédulité.
- Vous allez voir, lui dis-je.
Et, sans écouter ses observations, je pris mon élan, et, d'un bond qu'eût envié Auriol, je me trouvai au-delà du fossé.
Mais Auriol fait ses exercices avec un pantalon large, tandis que, moi, je faisais les miens avec une culotte étroite. Lorsque je retombai, pliant sur mes genoux, un sinistre craquement se fit entendre ; une impression d'air me frappa vers la partie inférieure de ma personne : je venais de crever le fond de ma culotte.
Le coup était décisif ; je ne pouvais ramener ma belle Parisienne à la salle de danse, et me livrer au moindre exercice chorégraphique sous le poids d'un pareil accident ; je ne pouvais lui dire ce qui venait de m'arriver et lui demander congé pour une demi-heure. Je résolus donc de prendre congé sans le demander ; et, en effet, sans prononcer une seule parole, sans donner aucune explication, je partis d'une course effrénée, me dirigeant vers la maison, distante de plus d'une demi-lieue, au milieu des promeneurs étonnés, et se demandant si mon passage rapide, à travers la foule, était le résultat d'un pari ou d'un accès subit d'aliénation mentale.
J'arrivai à la maison dans l'état, à peu près, où mon père arriva au trou Jérémie, le jour où il avait fait la rencontre d'un caïman, et s'était amusé à lui jeter des pierres.
En m'apercevant, ma pauvre mère fut effrayée de l'état de surexcitation dans lequel j'étais. Haletant, sans voix, près d'étouffer, je ne pus répondre à ses questions que par ce geste peu respectueux que le Napolitain se permet à l'endroit de son Vésuve, quand il croit avoir à s'en plaindre. Mais ma mère ne vit dans ce geste que ce qui y était réellement, c'est-à-dire un appel à son obligeance pour réparer l'accident qui venait d'arriver.
Cinq minutes après, grâce à l'agilité d'une aiguille exercée à de semblables réparations, la solution de continuité avait disparu.
J'avalai un grand verre d'un cidre que nous faisions nous-mêmes avec des pommes sèches, et je repris ma course vers le Parterre aussi vivement que j'en étais revenu.
Cependant, quelque vitesse que j'eusse mise dans ma course, je ne pas arriver à la salle de danse que dix minutes après mes deux Parisiennes ; elles venaient de se mettre en place. – Mademoiselle Vittoria dansait avec Niguet ; mademoiselle Laurence dansait avec Miaud.
En prenant pour théâtre les mêmes localités, j'ai raconté les douleurs imaginaires d'Ange Pitou ; je n'ai eu qu'à les calquer sur des douleurs réelles.
Pendant toute cette contredanse, mes yeux ne quittèrent pas la belle Laure – on l'appelait ainsi, dans l'intimité de la famille, par abréviation – ; à chaque sourire qu'elle échangeait avec son danseur, le rouge de la colère et de la honte me montait au front ; il me semblait que j'étais l'objet de la conversation, et que cette conversation ne devait avoir rien de flatteur pour mon amour-propre.
La contredanse finie, Miaud reconduisit Laure à sa place. Je m'approchai aussitôt du banc sur lequel nos deux Parisiennes étaient assises, élégantes et belles parmi les plus élégantes, les plus belles et les plus aristocratiques jeunes filles des environs.
Vers le milieu de l'espace que j'avais à franchir pour arriver jusqu'à elles, je rencontrai Miaud.
- Voilà, dit-il en me croisant, et comme s'il se fût parlé à lui-même, voilà ce que c'est que de porter des culottes ! On devine que cette apostrophe fut loin de changer en tendresse le mouvement de répulsion que m'inspirait un homme dans lequel je sentais déjà un rival. Mais je compris tout le ridicule qu'il y aurait à moi de chercher querelle à Miaud pour une pareille cause, et je continuai mon chemin.
Arrivé derrière ma Parisienne :
- C'est moi, mademoiselle Laure, dis-je.
- Ah ! tant mieux ! répondit-elle ; en vous voyant partir ainsi, je craignais qu'il ne vous fût arrivé quelque accident !
La conversation prenait, du premier coup, une tournure assez embarrassante.
- En effet, mademoiselle, répondis-je en balbutiant, je m'étais aperçu que...
- Que vous aviez oublié vos gants. Je comprends cela. Vous ne vouliez pas danser sans gants, et vous aviez raison.
Je jetai les yeux sur mes mains nues, et je devins pourpre. Je portai machinalement mes mains à mes poches.
Hélas ! je n'avais pas de gants.
Je fis un pas en arrière, et jetai avec égarement les yeux autour de moi.
Un jeune homme, nommé Fourcade, envoyé de Paris pour établir et diriger à Villers-Cotterêts une école d'enseignement mutuel, était justement à quatre pas de moi, occupé à mettre avec assez de difficulté une paire de beaux gants tout neufs, dont il venait évidemment de faire, un quart d'heure auparavant, l'acquisition.
Fourcade était un charmant garçon qui m'avait, malgré notre différence d'âge, pris en affection. Il appartenait presque autant au siècle qui venait de finir qu'à celui qui commençait ; il en résultait que, comme moi, Fourcade portait une culotte de nankin et un habit bleu barbeau.
Cette similitude dans nos costumes eût achevé de me donner toute confiance en lui, quand bien même cette confiance n'eût pas existé antérieurement.
- Mon cher ami, dis-je, rendez-moi un énorme service.
- Lequel ?
- Donnez-moi vos gants.
- Mes gants ?
- Oui, j'ai invité à danser mademoiselle Laurence, cette jeune fille qui est là assise, et je me suis aperçu, au moment de me mettre en place, que j'ai oublié mes gants. Vous comprenez la situation ?...
- Mon cher ami, je ne vous dirai pas : « Vous êtes plus heureux qu'amoureux », car vous me paraissez fort amoureux ; mais je vous dirai : « Mon cher ami, vous tombez à merveille ! » j'en ai justement deux paires.
Et il tira de sa poche une seconde paire de gants, neuve comme la première, tout en me donnant celle qu'il était en train d'essayer.
Ce luxe inouï m'étonna.
- Pourquoi deux paires de gants ? lui demandai-je.
- Mais parce que la première peut crever en la mettant, me répondit-il avec la plus grande simplicité, et comme étonné que je lui fisse une pareille question.
Cette réplique m'atterra ; elle m'ouvrait des horizons de prodigalité inconnus ; il y avait donc des gens qui avaient la précaution de prendre deux paires de gants, quand il y en avait d'autres qui n'avaient pas même songé à se munir d'une seule !
- Avez-vous un vis-à-vis ? demandai-je à Fourcade.
- Non, j'arrive.
- Voulez-vous être le mien ?
- Parfaitement.
- En place pour la contredanse ! cria le ménétrier en chef.
Je m'élançai vers Laure, et lui présentai fièrement ma main gantée.
Fourcade invita sa voisine Vittoria.
Nous nous mîmes en place. Fourcade et moi, nous étions les deux seules culottes courtes du bal.
Nous faisions l'un et l'autre nos débuts : Fourcade était arrivé depuis quinze jours à peine à Villers-Cotterêts, et les danses en plein air ne commençaient qu'à la Pentecôte.
Cette solennité, jointe à nos deux culottes courtes, attirait bon nombre de regards.
Les moins curieux n'étaient pas ceux de nos Parisiennes.
Les figures commencèrent.
J'ai dit mon aptitude aux exercices du corps. J'avais eu un maître de danse comme j'avais eu un maître d'armes, c'est-à-dire par raccroc ; mon maître de danse avait été un nommé Brézette, ex-caporal de voltigeurs, et oncle d'une des plus jolies jeunes filles de la ville, à laquelle, à cette époque, je n'avais encore fait aucune attention.
Je me suis rattrapé depuis, et, plus d'une fois, j'aurai occasion de parler d'elle.
Il en résulte que j'avais fait l'acquisition, moyennant mes trois francs par mois, d'une danse assez excentrique, mais qui cependant ne manquait ni d'agilité ni de force.
Fourcade partit le premier ; Fourcade était tout simplement un des bons élèves de Vestris.
Je le répète, à cette époque, on dansait encore, et toutes ces fioritures de la chorégraphie, devenues aujourd'hui un ridicule, étaient alors une élégance.
Aux premiers pas de Fourcade, un murmure d'admiration se fit entendre. Ceux qui ne dansaient pas montèrent sur leurs bancs ; ceux qui dansaient allongeaient leurs chassés croisés ou leurs traversés, pour saisir un entrechat ou un flic-flac : le début de Fourcade était un triomphe.
Ce fut à cette occasion que se révéla pour moi cette faculté d'assimilation dont la nature m'a doué. Pendant le court avant-deux que fit mon vis-à-vis, je compris toute la supériorité qu'une pareille danse avait sur la mienne ; je démêlai, dans les tricotements compliqués des chevilles, dans les liés et déliés de ses jambes, ceux qui étaient à ma portée en les simplifiant, et, lorsque vint mon tour de débuter, à l'ombre de l'immense succès de mon partenaire, une bienveillante rumeur m'apprit que je venais de faire mieux qu'on n'attendait de moi.
A partir de ce moment, je devins un danseur frénétique, et cette frénésie dura jusqu'au moment où il fut de mode pour les jeunes gens de vingt-quatre à vingt-cinq ans de se déclarer trop blasés et trop rêveurs pour prendre part à un plaisir tel que celui de la danse.
Je suis en train de dire les ridicules de mon enfance ; que l'on soit tranquille, je ne cacherai pas davantage ceux de ma jeunesse ; je serai plus courageux que Rousseau : Rousseau n'a avoué que des vices.
En reconduisant ma danseuse à sa place, je recueillis les fruits de mon triomphe.
- Mais savez-vous que vous dansez très bien ? me dit ma Parisienne. Où avez-vous donc appris ?
- Ici.
- Comment... ici, à Villers-Cotterêts ?
J'eus grande envie de répondre comme la baronne de la Fausse Agnès, profondément blessé que j'étais dans l'amour-propre de ma ville natale : « Vous nous prenez donc pour des grues, nous autres gens de province ? » Mais je me contentai de dire, d'un petit ton goguenard :
- Oui, ici, à Villers-Cotterêts.
Puis j'ajoutai, de l'air d'un homme qui est sûr de lui :
- Valseriez-vous, par hasard ?
- Non, cela me fait mal ; mais voilà Vittoria qui adore la valse.
Je me retournai vers l'Espagnole.
- Si vous n'avez pas d'engagement ? lui demandai-je.
- Non.
- Etes-vous disposée à vous risquer ?
Elle me regarda.
- Ma foi, oui, dit-elle en souriant. On joua une valse.
Si j'étais un danseur passable, j'étais un excellent valseur. L'Espagnole s'en aperçut aux premiers tours que nous fîmes, et se livra tout entière, sentant qu'elle était soutenue et conduite.
- Mais vous valsez très bien, me dit-elle.
- Vous me faites d'autant plus de plaisir, lui répondis-je, que je n'ai encore valsé qu'avec des chaises.
- Comment, avec des chaises ? me demanda-t-elle.
- Oui, continuai-je, j'ai appris à valser, l'année où j'ai fait ma première communion, et l'abbé Grégoire m'avait défendu de valser avec des femmes ; de sorte que mon maître de danse, pensant qu'il fallait absolument que je tinsse quelque chose dans mes bras, m'y mettait une chaise ; de cette façon, je prenais ma leçon sans pécher.
Ma valseuse s'arrêta court ; je crus qu'elle allait suffoquer à force de rire.
- En vérité, me dit-elle, quand elle eut repris la faculté de parler, vous êtes un drôle de garçon, et je vous aime beaucoup... Valsons.
Et nous nous élançâmes de nouveau dans le tourbillon, qui nous emporta avec lui.
C'était, je l'ai dit, la première fois que je valsais avec une femme ; c'était la première fois que je respirais une haleine parfumée, que je sentais des cheveux passer sur mon visage, que mes yeux s'arrêtaient, plongeant dans des épaules nues ; que mon bras enlaçait une taille rebondie, cambrée, mouvante. Je poussai une espèce de soupir frémissant et joyeux.
- Eh bien, me demanda ma valseuse en fixant sur moi cet oeil espagnol qui brille même à travers les dentelles d'une mantille, qu'avez-vous ?
- J'ai, répondis-je tout en valsant, j'ai que je trouve qu'il est bien plus agréable de valser avec vous qu'avec une chaise.
Pour cette fois, elle m'échappa des mains, et alla s'asseoir près de sa compagne.
- Eh bien, qu'as-tu donc ? demanda Laurence.
- Ah ! ma chère, qu'il est drôle !
- C'est singulier, il ne m'a pas fait cet effet, à moi.
- C'est que tu n'as pas valsé avec lui, répondit-elle à demi-voix ; quant à moi, je te jure que je le trouve charmant. Allons, continua-t-elle en revenant d'elle-même se placer dans mon bras, encore un tour.
Je ne demandais pas mieux.
Nous reprîmes notre rang.
J'ignore le succès que j'eus pour mon compte, mais ma valseuse en eut un immense. Cette taille souple et frémissante, habituée à la cachucha et au fandango, infiltrait dans la valse française une partie de cette voluptueuse énergie qui appartient essentiellement à la danse espagnole ; quelque chose d'électrique jaillissait de tout son corps, onduleux comme celui d'un serpent ; elle avait cette qualité des Andalouses, qui aiment la valse pour la valse ; qui sont doublement gracieuses, parce qu'elles se laissent aller sans calculer leurs mouvements ; doublement belles, parce qu'elles ne songent pas à être belles.
La musique s'arrêta ; nous restâmes fermes à notre place ; moi, le sourcil froncé, les dents découvertes, le regard fixe ; elle, souple, haletante, abandonnée.
Un immense changement venait de s'opérer en moi. Ce souffle, ces cheveux, cette émanation féminine, m'avaient fait homme en quelques minutes.
- Valsons-nous encore ensemble ? lui demandai-je.
- Tant que vous voudrez, me répondit-elle.
Elle alla s'asseoir près de sa compagne, qui se pencha à son oreille. J'écoutai à la fois de l'ouïe et de la vue.
- Voyons, dit Laure avec un sourire qui indiquait le côté railleur de la réclamation, ne va pas me prendre mon collégien ; tu sais bien que c'est à moi que mon oncle l'a donné.
- Non, répondit l'Espagnole en montrant ses blanches dents, qui semblaient aussi prêtes à mordre qu'à caresser ; seulement, tu me le prêteras pour la valse, et je te le rendrai pour la danse.
Il y avait au fond de tout cela une moquerie que je devinai ; il était évident qu'aux mains de ces deux belles créatures à la beauté si différente, j'étais un joujou sans importance, une espèce de volant qu'on pouvait impunément renvoyer d'une raquette à l'autre, dût la violence des coups faire sauter quelques-unes de ses plumes.
J'avais bien vieilli depuis dix minutes ; car, cette fois, ce ne fut plus une honte que j'éprouvai, ce fut une tristesse que je ressentis ; ce n'était plus une rougeur humide qui me montait au front, c'était une morsure aigu qui me faisait saigner le coeur.
J'entrais réellement dans le second cercle de la vie humaine : je souffrais.
Et cependant, malgré cette souffrance, il s'élevait au fond de mon âme quelque chose comme un chant inconnu, disant un hymne mystérieux ; cet hymne glorifiait la douleur qui, pour la première fois, criait à l'enfant : « Courage ! tu es homme ! »
Le premier besoin que j'éprouvai fut celui de la solitude.
Les musiciens jouèrent les premiers accords d'une contredanse ; chacun s'élança pour prendre la main de sa danseuse. Fourcade me fit de la tête un signe interrogateur, qui signifiait : « Me faites-vous toujours vis-à-vis ? » Je répondis par un signe négatif, et, comme les deux Parisiennes allaient prendre leur place avec deux nouveaux danseurs, je m'éloignai.
Il me serait impossible de dire ce qui me traversa l'esprit pendant l'heure qui s'écoula, et que je passai à rêver. Toute ma vie d'enfant venait de disparaître comme, dans un tremblement de terre, disparaissent villages et villes, vallées et montagnes, lacs et rivières : le présent seul m'apparaissait, chaos immense rayé par des lueurs fugitives qui n'éclairaient ni comme ensemble, ni comme détail : rien d'assez positif pour être saisi, soit par les regards de mon corps, soit par ceux de mon esprit.
La seule chose positive, incontestable, réelle, c'est que, depuis un quart d'heure, j'aimais.
Qui ?
Personne encore... l'Amour.
Je revins au bout d'une heure.
- Vous êtes charmant ! me dit Vittoria, vous m'invitez à valser, et vous vous en allez.
- C'est vrai, lui répondis-je ; mais pardonnez-moi, j'avais oublié.
- Vous êtes poli.
Je souris.
- Je vous assure, lui dis-je, que ce n'est point par impolitesse.
- D'où venez-vous, au moins ?
- Vous voulez le savoir ?
- Il me semble que j'en ai bien le droit.
- Tenez, lui dis-je, voyez-vous d'ici cette belle allée si sombre ?
- Oui ; après ?...
- Elle s'appelle l'allée des Soupirs : je viens de là.
J'avais répondu dans toute la naïveté de mon âme ; je n'avais l'intention de faire ni esprit ni sentiment.
Ces deux défauts-là me sont venus plus tard.
- Quand je te disais qu'il était charmant ! dit Vittoria à Laure.
Je ne comprenais ni pourquoi ni comment j'étais charmant. Aussi, au lieu de remercier l'Espagnole du compliment qu'elle m'adressait, lui fis-je une moue qui me fut payée par les éclats de rire des deux jeunes filles.
Je fus prêt à retourner dans mon allée des Soupirs ; mais je n'en eus pas le courage ; j'étais déjà comme ces amoureux de Molière, qui remontent toujours vers la porte, mais qui ne peuvent jamais se décider à la franchir. On se remettait en place pour la contredanse.
- Voyons, dit Laure, ne boudez pas, monsieur l'écolier, je vous invite à danser cette fois... Acceptez-vous ?
- Hélas ! oui, répondis-je.
- Comment, hélas ?...
- Oui, je m'entends.
Et je lui donnai la main.
Le reste de la soirée et une partie de la nuit s'écoulèrent à danser et à valser. Nous rentrâmes à une heure du matin.
Niguet, mon maître clerc, reconduisait mademoiselle Vittoria ; je reconduisis mademoiselle Laurence.
Le reste de la nuit se composa des heures les plus agitées que j'eusse eues de ma vie.

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