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Chapitre XLIV


Les sangliers et les gardes. – La balle de Robin-des-Bois. – Le charcutier.

Le rendez-vous du dimanche fut fixé au regard Saint-Hubert, un des rendez- vous les plus usités, et, en même temps, un des plus charmants endroits de la forêt.
Nous arrivâmes, M. Deviolaine et moi, à l'heure militaire. – Mon beau-frère n'avait pu venir, étant en tournée.
Tout le monde se trouvait au rendez-vous avec la ponctualité de l'obéissance.
Il y avait trois bêtes détournées, deux ragots et une laie.
Il va sans dire que pas un garde ne manqua de demander à Bobino des nouvelles de son sanglier ; mais, à part la queue qu'il avait eu le bon esprit de conserver à sa boutonnière, Bobino n'en avait pas entendu parler.
Il y avait, comme nous l'avons dit, trois sangliers à attaquer : un sur la garderie de Berthelin ; un sur la garderie de Choron ; un sur la garderie de Moinat. On commençait par celui qui se trouvait le plus proche : c'était un des ragots ; il était détourné par Berthelin.
Avant qu'il sortît de l'enceinte, il fut tué par Mildet, qui, à cinquante pas, lui coula un lingot au beau travers du corps. On passa au second, qui était sur la garderie de Choron. – C'était à une petite lieue, à peu près, de l'endroit où on avait tué le premier. – Choron, selon son habitude, nous conduisit d'abord à la Maison-Neuve, pour y boire un coup et y manger un morceau ; après quoi, nous nous remîmes en route.
L'enceinte fut formée. J'étais placé entre M. Deviolaine et ce même François qui avait décoré Bobino ; après François, venait Moinat, et, après Moinat, je ne sais plus qui.
Cette fois, nous avions affaire à la laie.
Choron entra dans le taillis avec son limier ; cinq minutes après, la laie était lancée. Nous l'entendîmes venir comme la première fois, faisant claquer ses mâchoires l'une contre l'autre. M. Deviolaine, à qui elle passa d'abord, lui envoya ses deux coups de fusil sans la toucher. Je lui envoyai le mien ; mais, comme c'était le premier que je tirais, je le manquai aussi ; enfin, François fit feu à son tour, et l'atteignit en plein corps. Aussitôt le sanglier fit un retour à angle droit, et, avec la rapidité de la foudre, fondit sur le tireur. François, qui était assez sûr de lui, l'attendit de pied ferme, et lui envoya son second coup presque à bout portant ; mais, au même instant, au milieu de la fumée, que le vent n'avait pas encore eu le temps de dissiper, François et le sanglier ne formèrent plus qu'un groupe informe. Nous entendîmes un cri de détresse. François, renversé sur le dos, cherchait vainement à tirer son couteau de chasse, tandis que la laie, acharnée sur lui, le fouillait à coups de groin. Nous nous précipitâmes tous pour courir à son secours ; mais nous n'avions pas fait quatre pas, qu'une voix cria d'un accent impératif, qui arrêta M. Deviolaine tout le premier :
- Ne bougez pas !
Chacun s'arrêta, immobile et muet à sa place ; seulement, tous les yeux se dirigèrent du côté où était venue la voix. Alors, nous vîmes Moinat abaisser le canon de son fusil dans la direction du groupe terrible. Un moment, le vieillard parut changé en statue de pierre ; enfin, le coup partit, et l'animal, frappé au défaut de l'épaule, alla rouler à quatre pas de celui qu'il tenait terrassé.
- Merci, vieux ! dit François en se remettant vivement sur ses jambes ; si jamais tu as besoin de moi, tu comprends, c'est à la vie, à la mort !
- Oh ! ça ne vaut pas la peine, dit Moinat.
Et il se mit tranquillement à recharger son fusil.
Nous courûmes tous à François. Il avait une égratignure à la cuisse, et une morsure au bras, voilà tout ; ce n'était rien en comparaison de ce qui eût pu arriver, si, au lieu d'avoir eu affaire à une laie, il eût eu affaire à un sanglier. Lorsqu'on se fut assuré du peu de gravité des deux blessures, toutes les exclamations tournèrent en félicitations pour Moinat ; mais, comme ce n'était pas la première fois qu'il était le héros d'une pareille aventure, Moinat reçut nos compliments en homme qui ne comprend pas qu'on trouve extraordinaire une chose si simple, et, selon lui, si facile à exécuter.
Après nous être occupés des hommes, nous nous occupâmes de la bête.
Le sanglier avait reçu les deux balles de François ; mais, l'une, tirée de côté, s'était aplatie sur la cuisse presque sans entamer la peau ; l'autre, envoyée de face, avait glissé sur la tête, où elle avait creusé un sillon sanglant.
Quant à la balle de Moinat, elle avait pris l'animal au défaut de l'épaule, et l'avait tué raide. On fit la curée ; on mit la bête sur les épaules de deux ouvriers du bois, qui se chargèrent de la porter à la Maison-Neuve, comme les envoyés de Moïse portaient la grappe de la terre promise, et l'on se remit en chasse comme si rien ne s'était passé, ou comme si l'on eût prévu qu'il se passerait, avant la fin de la journée, un événement bien autrement terrible que celui que nous venons de raconter.
La troisième attaque devait avoir lieu sur la garderie de Moinat, limitrophe de celle où, trois jours auparavant, Bobino avait été décoré ; on y arriva au bout de trois quarts d'heure de marche. Les mêmes précautions furent prises que dans les battues précédentes ; l'enceinte fut formée. Cette fois, j'étais placé entre M. Deviolaine et Berthelin ; puis, comme c'était Moinat qui avait détourné la bête, il entra à son tour dans l'enceinte pour la fouiller.
Cinq minutes après, la voix du chien annonça que le sanglier était lancé.
Chacun était attentif pour saisir le sanglier au passage, quand tout à coup l'on entendit un coup de carabine. En même temps, je vis un grès, placé à quarante pas de moi, à peu près, voler en éclats ; puis j'entendis, à ma droite, un cri de douleur. Je tournai la tête, et j'aperçus Berthelin, qui, d'une main se cramponnait à une branche d'arbre, et qui appuyait l'autre sur son côté.
A travers ses doigts, le sang ruisselait.
Peu à peu, il s'affaissa sur lui-même en se courbant en deux ; puis il se laissa aller à terre en poussant un profond gémissement.
- Au secours ! au secours ! criai-je. Berthelin est blessé !
Et je courus à lui, suivi de M. Deviolaine, tandis que, sur toute la ligne, les chasseurs, d'un pas rapide, se rapprochaient de nous.
Berthelin était sans connaissance. Nous le soutînmes dans nos bras ; le sang coulait à flots d'une blessure qu'il avait reçue au-dessus de la hanche gauche.
La balle était restée dans le corps.
Nous étions tous autour du mourant, nous interrogeant du regard, pour savoir qui avait tiré le coup de fusil, quand nous vîmes sortir du fourré Choron, sans casquette, pâle comme un spectre, tenant à la main sa carabine encore fumante, et criant :
- Blessé ! blessé ! Qui est-ce qui a dit que mon oncle était blessé ?
Personne de nous ne répondit ; mais nous lui montrâmes le moribond, qui vomissait le sang à pleine bouche.
Choron s'avança, les yeux hagards, la sueur au front, les cheveux dressés sur la tête et arriva près du blessé. Il le regarda en pâlissant encore, ce que l'on aurait cru impossible, poussa une espèce de rugissement, brisa le bois de sa carabine contre un arbre, et en jeta le canon à cinquante pas de lui.
Puis il tomba à genoux, priant le mourant de lui pardonner ; mais le mourant avait déjà fermé les yeux pour ne plus les rouvrir ! On improvisa à l'instant même un brancard : on posa le blessé dessus ; puis on le transporta dans la maison de Moinat, qui n'était qu'à trois ou quatre cents pas de l'endroit où l'accident était arrivé. Nous accompagnions tous le brancard, ou plutôt nous suivions Choron, qui marchait près de lui les bras pendants, la tête basse, ne disant pas une parole, ne versant pas une larme. Pendant ce temps, un des gardes était monté sur le cheval de M. Deviolaine, et courait ventre à terre chercher le médecin.
Au bout d'une demi-heure, le médecin arriva, pour annoncer ce dont chacun se doutait en voyant que Berthelin n'avait pas repris connaissance : c'est que la blessure était mortelle.
La femme du blessé ignorait encore cette nouvelle. Il fallait la lui transmettre. M. Deviolaine se chargea de ce triste message, et s'apprêta à sortir de la maison.
Alors Choron se leva, et, s'approchant de lui :
- Monsieur Deviolaine, dit-il, il est bien entendu que, tant que je vivrai, elle ne manquera de rien, la pauvre chère femme ! et que, si elle veut venir demeurer chez nous, elle y sera vue comme ma mère.
- Oui Choron, répondit M. Deviolaine, le coeur gonflé ; oui, je sais que tu es un brave coeur, un honnête garçon. Que veux-tu, mon ami ! tu sais qu'il y a des balles qui sont fondues avec un nom dessus ; ce n'est point ta faute, c'est celle de la fatalité.
- Ah ! monsieur l'inspecteur ! s'écria Choron, dites-moi encore quelques paroles comme celles-là ; vous ne savez pas le bien qu'elles me font... Je crois que je vais pleurer.
- Pleure, mon enfant, pleure ! dit M. Deviolaine ; pleure, cela te fera du bien.
- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! s'écria enfin le malheureux en éclatant en sanglots, et en tombant dans un fauteuil.
Rien ne m'a jamais plus impressionné qu'une grande force brisée par une grande douleur. La vue de Berthelin, luttant contre la mort et versant tout son sang, m'avait moins ému que la vue de Choron, luttant contre le désespoir et ne pouvant verser une larme.
Nous quittâmes, les uns après les autres, cette chambre mortuaire, où il ne resta que le mourant, le médecin, Moinat et Choron.
Dans la nuit, Berthelin expira. On devine l'émotion de ma mère lorsqu'elle apprit ce qui s'était passé, et le discours magnifique qu'elle me fit sur les balles perdues. La balle de Choron ne pouvait-elle pas m'atteindre, aussi bien qu'elle avait atteint Berthelin ? Et, si cela était arrivé, ce serait elle qui, à cette heure, pleurerait près de mon cadavre !
J'abondai dans son sens. Je lui dis que tout était possible, mais que, de mémoire d'homme, c'était le premier accident de ce genre qui arrivât dans la forêt ; que, par cela même qu'il était arrivé, c'était une raison pour qu'il ne se renouvelât plus avant cent ans ; que, dans cent ans, ceux qui ne seraient pas tués par les balles seraient tués par ce chasseur bien autrement redoutable qu'on appelle le Temps ; qu'ainsi donc, il n'y avait aucune raison pour que je n'allasse point aux chasses suivantes, comme j'avais été aux chasses passées... Hélas ! ma pauvre mère n'avait d'autre volonté que la mienne, et je la tourmentai tant, qu'elle céda.
O pauvre mère ! c'est toi que le chasseur fatal devait tuer avant l'âge, au moment où j'allais te rendre en joies et en bien-être toutes les douleurs que je t'avais faites, toutes les gênes que je t'avais causées !
Le jeudi suivant, j'allai à la chasse, malgré le terrible accident du dimanche.
Le rendez-vous, cette fois, était à la Bruyère-aux-Loups.
M. Deviolaine avait convoqué tout le monde, à l'exception de Choron. Mais, convoqué ou non, Choron n'était pas homme à manquer à son devoir : il arriva à la même heure que les autres ; seulement, il n'avait ni carabine ni fusil.
- Le voilà ! dit M. Deviolaine ; j'en étais sûr !
Puis, se retournant vers lui :
- Pourquoi diable es-tu venu, Choron ?
- Parce que je suis chef de brigade, mon inspecteur.
- Mais je ne t'avais pas convoqué.
- Oui, je comprends, et je vous remercie... Mais ce n'est point cela ; le service avant tout. Dieu sait si je donnerais ma vie pour que le malheur ne fût pas arrivé ; mais, quand je resterais à me lamenter à la maison, il n'en aura pas moins six pieds de terre sur le corps, le pauvre cher homme !... Oh ! il y a une chose qui me tourmente, monsieur Deviolaine.
- Laquelle, Choron ?
- C'est qu'il est mort sans me pardonner.
- Comment voulais-tu qu'il te pardonnât ? Il ne savait même pas que c'était toi qui eusses tiré le malheureux coup de carabine.
- Non, il ne l'a pas su au moment de la mort, mais il le sait là-haut. Les morts savent tout, à ce qu'on dit.
- Allons, Choron ! allons, du courage ! dit M. Deviolaine.
- Du courage ! parbleu ! vous voyez bien que j'en ai, mon inspecteur, puisque me voilà. Mais n'importe, j'aurais voulu qu'il me pardonnât.
Puis, se penchant à l'oreille du chef :
- Il m'arrivera malheur, lui dit-il, vous verrez, monsieur Deviolaine, il m'arrivera malheur... et cela...
- Et cela ?
- Parce qu'il ne m'a pas pardonné.
- Tu es fou !
- Vous verrez cela.
- Choron !
- Que voulez-vous ! c'est mon idée.
- C'est bien, tais-toi, ou parlons d'autre chose.
- De ce que vous voudrez, mon inspecteur.
- Pourquoi es-tu venu sans armes ?
- Parce que, de ma vie, entendez-vous ? de ma vie, je ne toucherai ni carabine ni fusil.
- Et avec quoi tueras-tu le sanglier, si le sanglier tient aux chiens ?
- Avec quoi je le tuerai ?
Choron tira un couteau de sa poche.
- Je le tuerai avec cela, donc !
M. Deviolaine haussa les épaules.
- Haussez les épaules tant que vous voudrez, monsieur Deviolaine, il en sera comme je vous le dis. Ce sont ces brigands de sangliers qui sont cause que j'ai assassiné mon oncle ! avec mon fusil ou ma carabine, je ne sentais pas que je les tuais, tandis qu'avec mon couteau, c'est autre chose ! D'ailleurs, avec quoi égorge-t-on les cochons ? Avec un couteau. Eh bien, un sanglier, ce n'est pas autre chose qu'un cochon.
- Enfin, dit M. Deviolaine, qui comprenait qu'il n'aurait jamais le dernier mot, puisque tu ne veux entendre à rien, il faut bien te laisser faire.
- Oui, oui, laissez-moi faire, mon inspecteur, et vous verrez !
- En chasse ! en chasse, messieurs ! dit l'inspecteur.
Le sanglier était retourné sur la garderie d'un nommé Lajeunesse. On l'attaqua presque aussitôt, car le rendez-vous n'était pas à plus de cinq cents pas de la bauge.
Mais, cette fois, quoique touché de quatre ou cinq balles, le sanglier qui était une bête de trois ans, prit un grand parti, et ce ne fut qu'au bout de quatre ou cinq heures de chasse qu'il se décida à faire tête aux chiens.
Tout le monde sait une chose : c'est que, fût-on harassé à ne pas pouvoir se tenir debout, toute fatigue cesse au moment où le sanglier tient. Nous avions fait, en tours et en détours, plus de dix lieues. Cependant, dès que nous reconnûmes, à la voix des chiens, qu'ils étaient aux prises avec l'animal, chacun de nous retrouva ses forces, et se mit à courir vers le point de la forêt où s'amassaient les aboiements.
C'était dans une jeune coupe de huit ou dix ans, c'est-à-dire au milieu d'un taillis de dix ou douze pieds de haut, que le drame se jouait. Au fur et à mesure que nous avancions, le bruit redoublait, et, de temps en temps, on apercevait, au-dessus de la cime des arbres, un chien enlevé par un coup de boutoir, les quatre pattes en l'air, hurlant comme un désespéré, mais ne retombant à terre que pour se ruer de nouveau sur le sanglier. Enfin, nous arrivâmes à une espèce de clairière : l'animal était acculé, comme dans un fort, aux racines d'un grand baliveau renversé par quelque ouragan. Vingt- cinq ou trente chiens l'assaillaient à la fois ; dix ou douze étaient blessés, quelques-uns avaient le ventre ouvert. Mais ces nobles animaux ne sentaient pas la douleur, et revenaient au combat en piétinant sur leurs entrailles traînantes. C'était à la fois magnifique et horrible à voir !
- Allons, allons, Mildet ou Moinat, un coup de fusil à ce gaillard-là ! Assez de chiens tués ; finissons-en.
- Hein ! que dites-vous donc, monsieur l'inspecteur ? s'écria Choron. Un coup de fusil ! un coup de fusil à un pourceau ? Allons donc ! Un coup de couteau, c'est assez bon pour lui... Attendez, et vous allez voir !
Choron tira son couteau, et s'élança vers le sanglier, écartant les chiens, qui revinrent aussitôt, et se confondant avec cette masse mobile et hurlante. Pendant deux ou trois secondes, il nous fut impossible de rien distinguer ; mais, tout à coup, le sanglier fit un violent effort comme pour s'élancer. Chacun portait déjà la main à la gâchette de son fusil, quand on s'aperçut qu'au lieu de s'élancer, l'animal, au contraire, faisait un mouvement de recul. Choron se releva, tenant l'animal par les deux pieds de derrière, comme il eût fait d'une brouette, et le maintenant, malgré tous ses efforts, avec ce poignet de fer que nous lui connaissions, tandis que les chiens se jetant de nouveau sur lui, le couvraient de leurs corps comme d'un tapis mouvant et bigarré.
- Allons, Dumas, me dit M. Deviolaine, celui-là, c'est à toi ; va faire tes premières armes.
Je m'approchai du sanglier, qui, en me voyant venir, redoubla de secousses, faisant claquer ses mâchoires, et me regardant avec des yeux ensanglantés ; mais il était pris dans un véritable étau, et tous ses efforts ne purent le dégager.
Je lui introduisis le bout du canon de mon fusil dans l'oreille, et je fis feu.
La commotion fut si violente, que l'animal s'arracha des mains de Choron, mais ce ne fut que pour aller rouler à dix pas de là : balle, bourre et feu, tout lui était entré dans la tête, et je lui avais littéralement brûlé la cervelle.
Choron poussa un grand éclat de rire.
- Allons, allons, dit-il, je vois qu'il y a encore du plaisir à prendre sur la terre !
- Oui, dit M. Deviolaine, effrayé de ce qu'il venait de voir. Seulement, si tu procèdes de cette manière-là, mon garçon, tu pourras bien ne pas t'amuser longtemps... Mais qu'as-tu donc à la main ?
- Rien, une égratignure : le gredin avait la peau si dure que mon couteau s'est refermé.
- Oui, et, en se refermant, il t'a coupé le doigt, dit M. Deviolaine.
- Net, mon inspecteur, net !
Et Choron étendit sa main droite, à laquelle il manquait la première phalange de l'index.
Puis, au milieu du silence que cette vue produisit, s'approchant de M. Deviolaine :
- C'est trop juste, monsieur l'inspecteur, dit-il, c'est le doigt avec lequel j'ai tué mon oncle...
- Mais il faut soigner cette blessure-là, Choron !
- Soigner cela ? Ah bien, voilà grand-chose ! S'il faisait du vent, ce serait déjà séché.
Et, sur ce Choron, rouvrant son couteau, fit la curée de l'animal aussi tranquillement que si rien ne lui était arrivé.
A la chasse suivante, Choron revint, non plus avec un couteau, mais avec un poignard en forme de baïonnette, ayant une garde espagnole emboîtant toute la main. Il l'avait fait exécuter sous ses yeux par son frère, armurier à Villers-Cotterêts.
Ce poignard-là ne pouvait ni se briser ni se fermer, et, poussé par le poignet de Choron, il fût entré jusqu'au coeur d'un chêne.
Alors, la scène que j'ai déjà décrite se renouvela ; seulement le sanglier resta sur la place, égorgé comme un cochon domestique.
Il en fut ainsi à toutes les autres chasses ; si bien que ses camarades ne l'appelaient plus que le charcutier.
Et, chose étrange ! là où un autre que Choron eût laissé la vie, Choron n'attrapait pas une égratignure ! On eût dit qu'en se coupant le bout du doigt, il avait retranché la seule partie de son corps qui fût vulnérable.
Mais tout cela ne lui faisait pas oublier la mort de Berthelin ; il devenait de plus en plus sombre, et, de temps en temps, il disait à l'inspecteur :
- Voyez-vous, monsieur Deviolaine, tout cela n'empêche point qu'un jour il m'arrivera malheur !
Puis, tout bas, à ses amies, sa femme se plaignait de sa jalousie.
- Un jour ou l'autre, disait-elle, le malheureux me tuera, comme il a tué mon oncle Berthelin !
Dois-je finir tout de suite cette lamentable histoire de Choron ? Dois-je attendre, en suivant l'ordre des jours, que son dénouement arrive naturellement et à son heure ?
Non, débarrassons-nous de cette tache sanglante faite aux premières pages du livre de ma jeunesse.

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1998-2010
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