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Chapitre XLIII


Choron et le chien enragé. – Niquet dit Bobino. – Sa maîtresse. – Chasse au sanglier. – Hallali. – Triomphe de Bobino – Il est décoré. – Le sanglier qu'il avait tué ressuscite.

Voilà donc nos nouveaux acteurs posés. Le jeudi est venu : il est huit heures et demie du matin, et nous débouchons – M. Deviolaine, mon beau-frère, moi et une douzaine de gardes, tant partis de Villers-Cotterêts que recrutés sur la route, – au tournant de la forêt, situé à quatre cents pas, à peu près, de la Maison-Neuve.
Choron était, comme d'habitude, sur sa porte, son cor à la main. Dès qu'il nous aperçut, il jeta au vent les notes les plus sonores, et nous ne doutâmes point que la chasse ne fût certaine.
Nous doublâmes le pas, et nous arrivâmes.
C'était quelque chose de charmant, comme goût et comme propreté, que l'intérieur de cette petite maison, que M. Deviolaine avait fait bâtir il y avait huit ou dix ans, et que l'on appelait la Maison-Neuve.
Je vois encore cet intérieur comme il m'apparut, quand je mis le pied sur le seuil, avec son lit à rideaux verts ; à gauche, la cheminée garnie de trois fusils ; au chevet du lit, une fenêtre égayée par un rayon de soleil d'hiver ; au pied de ce lit, une autre fenêtre, afin qu'on pût, sans sortir, inspecter les deux côtés de la route ; un bahut plein de plats à grandes fleurs, et une collection complète d'animaux à quatre pattes et d'oiseaux empaillés.
Parmi ces animaux, il y avait un affreux chien de berger, de la couleur d'un loup, le poil hérissé, les yeux sanglants, la gueule ouverte et baveuse.
Choron disait qu'il n'avait eu peur qu'une fois dans sa vie, et il avait éternisé la cause de sa peur.
La cause de sa peur, c'était ce chien.
Ce chien, avant d'être un chien empaillé, était un chien enragé.
Choron taillait des arbres dans son petit jardin, situé en face de sa maison, quand il vit tout à coup ce chien qui faisait effort pour passer à travers sa haie ; il comprit aussitôt, à l'aspect de ces yeux ardents, de cette bouche écumante, que l'animal était enragé, et il prit sa course vers la maison. Mais, si bien que courût Choron, le chien courait mieux encore ; de sorte que Choron n'eut ni le temps de fermer sa porte derrière lui, ni celui de prendre son fusil, pendu à la cheminée. Tout ce qu'il put faire, fut de sauter sur son lit, et de rouler la couverture autour de son corps, pour parer autant que possible aux morsures. Le chien sauta sur le lit presque en même temps que Choron, et se mit à mordre au hasard ce ballot de laine, au centre duquel était un homme. Mais tout à coup Choron développa la couverture dans toute sa largeur, roula à son tour le chien dedans, et, tandis que celui-ci se débattait, sauta sur son fusil, et, à bout portant, lâcha les deux coups à travers la couverture, qui se teignit de sang puis se bossela convulsivement pendant quelques secondes. Mais bientôt les ondulations diminuèrent, et enfin cessèrent tout à fait, pour faire place aux derniers frémissements de la vie qui s'éteint. Choron déroula la couverture : l'animal était mort.
Choron avait empaillé le chien, et l'avait monté sur la couverture sanglante, qu'il mordait à belles dents.
En voyant l'animal, tout empaillé qu'il était, on comprenait que Choron eût eu peur.
J'examinai tous les animaux les uns après les autres. Je me fis raconter leur histoire, depuis celle du premier jusqu'à celle du dernier. Je mangeai, tout en questionnant, un morceau de pain et de fromage ; je bus, tout en écoutant, deux verres de vin, et je me trouvai prêt à partir encore avant les autres.
En sortant, M. Deviolaine me montra, au jardin de Choron, une porte de six pieds de haut, par-dessus laquelle il avait, au moment de la construction de la maison, vu sauter mon père, tout souffrant qu'il était à cette époque.
Cette tradition était arrivée jusqu'à Choron, qui avait plus d'une fois essayé d'en faire autant, sans jamais avoir pu y réussir.
Ce qu'il y avait de particulier à ces chasses, composées en grande partie de gardes, c'était l'absence complète de craques – que l'on me pardonne ce mot, il est consacré entre chasseurs. Chacun connaissait trop bien son voisin, et était trop bien connu de lui, pour lui en imposer, par quelques-uns de ces honnêtes mensonges dont les habitués de la plaine Saint-Denis rehaussent leur mérite ; on savait quels étaient les forts et les faibles, et l'on rendait toute justice aux forts.
Mais aussi, l'on était impitoyable pour les faibles.
Au premier rang de ceux-ci, était un nommé Niquet, surnommé Bobino, à cause de sa passion – nous parlons de son jeune âge, bien entendu – pour le jeu de toupie qui porte ce nom. Il avait la réputation d'être un homme d'esprit ; mais, à cette réputation, il joignait celle, non moins méritée, d'être le plus maladroit tireur de la troupe. On racontait donc les prouesses de Choron, de Moinat, de Mildet et de Berthelin. mais on raillait à mort le pauvre Bobino.
Ce à quoi il répondait par les coq-à-l'âne les plus plaisants, auxquels son accent provençal donnait une allure tout à fait amusante.
Ce jour-là, M. Deviolaine avait jugé à propos de changer le sujet de la raillerie, sans en changer l'objet. C'était toujours Bobino que l'on faisait enrager, mais non plus à cause de sa maladresse. On le faisait enrager à cause de sa maîtresse.
Bobino avait une maîtresse... Pourquoi pas ?
Cette maîtresse n'était pas belle... Chacun son goût.
Cette maîtresse était justement la femme qui avait monté sur le marchepied du cabriolet du général Lallemand, et qui lui avait craché au visage.
- Voyons, Niquet, disait M. Deviolaine, vous qui avez une femme grosse et grasse, quel charme trouvez-vous dans cette femme, qui est sèche comme un clou ?
- Monsieur l'inspecteur, c'est pour les jours maigres.
- Si elle était jolie, insistait M. Deviolaine, je comprendrais cela.
- Ah ! monsieur l'inspecteur, vous ne savez pas !...
- Mais des yeux rouges...
- Monsieur l'inspecteur, vous ne savez pas ?...
- Mais des dents noires...
- Monsieur l'inspecteur, qu'est-ce qui fait le mérite des monstres de Bréguet ?
- Pardieu ! c'est le mouvement.
- Eh bien, monsieur l'inspecteur, un mouvement Bréguet !... un mouvement à mettre dans un boîtier d'or !
Tout le monde éclata de rire. Je ris comme les autres, quoique je ne comprisse absolument rien à la réponse de Bobino.
J'allais m'approcher de Bobino, et lui demander à lui-même l'explication de sa plaisanterie, lorsque Choron nous fit signe qu'il était temps de se taire.
Nous étions à cinq cents pas de l'endroit où le sanglier était baugé.
A partir de ce moment, pas un chuchotement ne se fit entendre. Alors Choron fit part de son plan à l'inspecteur, lequel nous donna ses ordres à voix basse, et nous allâmes prendre nos places autour de l'enceinte, que Choron, avec son limier qu'il tenait en laisse, s'apprêtait à fouiller.
Je demande bien humblement pardon à mes lecteurs de me servir de tous ces termes de chasse, ni plus ni moins que le baron des Fâcheux. Mais ces termes seuls rendent ma pensée, et, d'ailleurs, je les crois tous assez connus pour qu'ils n'aient pas besoin d'explication.
Ma mère m'avait, comme on pense bien, recommandé à M. Deviolaine. Elle ne m'avait laissé aller qu'à cette condition, que M. Deviolaine ne me perdrait pas de vue. Il le lui avait promis, et, pour lui tenir scrupuleusement parole, il m'avait placé entre lui et Moinat, me recommandant de me tenir entièrement caché derrière un gros chêne ; puis, si je tirais sur le sanglier, et qu'il revînt sur le coup, je devais m'accrocher à une branche de ce chêne, m'enlever à la force des poignets, et laisser passer l'animal au-dessous de moi.
Tout chasseur un peu expérimenté sait que c'est là la manière généralement adoptée en cette circonstance.
Dix minutes ne s'étaient point écoulées, que chacun était à son poste. Bientôt la voix du chien de Choron, qui était tombé sur la piste, retentit avec une plénitude et une fréquence qui annonçaient son approche de l'animal. Tout à coup l'on entendit craquer les arbres du fourré. Je vis, pour mon compte, passer quelque chose ; mais, avant que j'eusse le temps de porter mon fusil à mon épaule, ce quelque chose s'était évanoui. Moinat envoya son coup de fusil au juger ; mais lui-même secoua la tête, en signe qu'il ne croyait pas le moins du monde avoir touché l'animal. Puis, un peu plus loin, on entendit un second coup de fusil, puis un troisième, lequel fut immédiatement suivi du cri d'Hallali ! poussé du fond de ses poumons par la voix de Bobino.
Chacun courut à l'appel, quoique, en reconnaissant la voix de l'appelant, chacun pensât qu'il allait être dupe de quelque nouvelle mystification inventée par le spirituel loustic.
Je courus comme les autres, et je dois même dire que je courus plus fort que les autres. Je n'avais jamais assisté à l'hallali d'un sanglier, et je ne voulais pas manquer un pareil spectacle. M. Deviolaine avait beau me crier de ne point me presser, je n'écoutais rien.
J'ai dit que tout le monde avait cru à une mystification. L'étonnement de tout le monde fut donc sans pareil lorsqu'en arrivant sur la route de Dampleux, qui coupait comme la barre d'un T la laye transversale dans laquelle nous étions postés, nous vîmes, au beau milieu du pavé, Bobino assis tranquillement sur son sanglier.
Pour compléter ce tableau, qui pouvait servir de pendant à la mort du sanglier de Calydon, tué par Méléagre, Bobino, affectant l'insouciance d'un homme habitué à ces sortes de prouesses, son brûle-gueule à la bouche, battait le briquet pour se procurer du feu.
A son premier coup de fusil, l'animal avait roulé comme un lapin, et n'avait plus bougé de l'endroit où il était tombé. On devine facilement le concert de félicitations demi-railleuses qui s'éleva autour du vainqueur, lequel, prenant son air dégagé et coiffant sa pipe d'un bonnet de papier pour que le vent n'emportât point l'amadou, répondit entre deux bouffées de fumée :
- Eh ! oui, voilà comme nous les carambolons, ces petites bêtes, nous autres Provençaux !
Et, en effet, il n'y avait rien à dire ; le carambolage était parfait : la balle avait frappé l'animal derrière l'oreille. Moinat, Mildet ni Berthelin n'eussent pas fait mieux.
Choron arriva le dernier, sans faire un pas plus vite que l'autre.
Aussitôt qu'il apparut, sortant de la forêt avec son limier remis en laisse, nous le vîmes fixer son regard étonné sur le groupe que nous formions, et dont Niquet était le centre. En voyant venir Choron, nous nous écartâmes pour qu'il pût voir ce que nous voyions sans pouvoir y croire.
- Que diable me chante-t-on, Bobino ? cria-t-il du plus loin qu'il pût être entendu. On me dit que le sanglier s'est jeté dans ton coup comme un imbécile !
- Qu'il se soit jeté dans mon coup, ou que mon coup se soit jeté dans lui, il n'en est pas moins vrai que le pauvre Bobino va avoir des grillades pour tout son hiver, et qu'il n'y aura que ceux qui pourront lui rendre la pareille d'invités à en manger chez lui – à part, bien entendu, M. l'inspecteur, ajouta Bobino en soulevant sa casquette, lequel fera toujours honneur et plaisir à son très humble serviteur, quand il voudra bien goûter de la cuisine de la mère Bobine.
C'est ainsi que Niquet appelait sa femme, attendu qu'à son avis Bobine était tout naturellement le féminin de Bobino.
- Merci, Niquet, merci, dit M. Deviolaine, ce n'est pas de refus.
- Pardieu ! Bobino, dit un des gardes, nommé François, et qui était frère du domestique de M. Deviolaine, Léon Mas, que j'ai déjà eu l'occasion de nommer plusieurs fois, comme il ne t'arrive pas souvent de faire des coups pareils... avec la permission de M. Deviolaine, il faut que je te décore !
- Décore, mon ami, décore ! dit Bobino ; il y en a plus d'un qui a été décoré sous l'autre, et qui ne le méritait pas autant que moi.
Bobino était injuste : sous l'autre, on ne prodiguait pas les décorations. Mais la passion l'aveuglait. Bobino, après avoir été terroriste en 1793, était royaliste enragé en 1815, partageant, en cela, les opinions de sa bien-aimée de la rue de Soissons.
Et Bobino continua de fumer avec le calme le plus comique, tandis que François, tirant un couteau de sa poche, s'approchait de la partie postérieure du sanglier, dont il prit la queue, que d'un seul coup il sépara du corps.
A la grande stupéfaction de tout le monde, le sanglier, tout en demeurant immobile, poussa un grognement sourd.
- Eh bien, qu'est-ce donc, petit ? demanda Bobino, tandis que François attachait la queue de l'animal à la boutonnière de son vainqueur ; il paraît que nous tenions à ce bout de ficelle ?
Le sanglier poussa un second grognement, et gigota d'une patte.
- Bon ! dit Bobino, bon ! Nous avons le cauchemar, comme ce pauvre Moquet – le cauchemar de Moquet était devenu proverbial – ; seulement, ce n'est pas la mère Durand qui est assise sur notre estomac, c'est le père Bobino, et le père Bobino, quand il est installé quelque part, n'est pas facile à déloger !
A peine avait-il achevé ces paroles, qu'il roulait à dix pas de là, le nez dans la poussière, et son brûle-gueule brisé entre ses dents.
Nous nous écartâmes tous, nous demandant s'il y avait tremblement de terre.
Point. – Le sanglier, qui n'était, à ce qu'il paraît, qu'étourdi par le coup, venait de se relever, rappelé à la vie par la saignée que lui avait faite François ; et, après s'être débarrassé, comme nous venions de le voir, du fardeau qui pesait sur lui, se tenait debout, mais chancelant sur ses quatre pattes, comme s'il eût été ivre.
- Ah ! pardieu ! dit M. Deviolaine, laissez-le faire. Il serait curieux que celui-là en revint !
- Eh ! non ! eh ! non ! ne le laissez pas faire, cria Choron cherchant son fusil, qu'il avait déposé dans un fossé pour rattacher son limier ; tirez dessus, au contraire, tirez dessus ! Je connais ces paroissiens-là, ils ont la vie dure. Tirez dessus, morbleu ! et plutôt deux coups qu'un, ou il nous échappe !
Mais il était déjà trop tard. Les chiens, en voyant le sanglier se relever, s'étaient jetés sur lui, les uns le tenant aux oreilles, les autres aux cuisses ; tous, enfin, réunis après sa peau, le couvraient si complètement, qu'il n'y avait pas une place sur son corps large comme un écu où l'on pût loger une balle.
Pendant ce temps, le sanglier gagnait tout doucement le fossé, entraînant avec lui la meute ; puis il entra dans le fourré, puis il disparut, poursuivi par Bobino, qui s'était relevé furieux, et qui voulait à toute force avoir raison de l'affront reçu.
- Arrête, arrête ! criait Choron, arrête-le par la queue, Bobino ! arrête, arrête !
Tout le monde se tordait de rire. On entendit deux coups de fusil.
- Allons, bon ! dit Choron, voilà l'animal qui va tuer nos chiens, maintenant !
Mais on n'entendit aucun cri qui indiquât que la funeste prophétie de Choron se fût réalisée.
Enfin, au bout d'un instant, on vit reparaître Bobino, l'oreille basse : il avait manqué le sanglier de ses deux coups, et le sanglier avait repris chasse, poursuivi par tous les chiens, dont on entendait les voix s'éloigner rapidement.
Nous le chassâmes tout le reste de la journée. Il nous mena à cinq lieues de là, au taillis d'Hivors, et nous n'en entendîmes jamais parler quoique Choron eût fait savoir à tous les gardes de Villers-Cotterêts non présents à l'accident, et même à tous ceux des forêts voisines, que si, par hasard, quelqu'un d'entre eux tuait un sanglier sans queue, et qu'il tînt à avoir ce sanglier complet, il retrouverait cette queue à la boutonnière de Bobino.
La chasse, bien certainement, avait été plus amusante que si elle eût réussi ; mais elle n'avait aucunement rempli les intentions de l'inspecteur, qui avait reçu l'ordre de détruire les sangliers, et non de les anglaiser.
Aussi, lorsque nous nous séparâmes des gardes, M. Deviolaine indiqua-t-il une chasse pour le dimanche suivant, avec ordre de détourner d'ici là le plus de sangliers que l'on pourrait, afin que, si l'on faisait buisson creux sur une garderie, on pût se jeter sur l'autre.
Tout en revenant avec M. Deviolaine, je le caressai si bien, qu'avec l'aide de mon beau-frère, qu'il aimait beaucoup, j'obtins de lui que je serais non seulement de la chasse suivante, mais de toutes les chasses à venir, à moins que l'abbé Grégoire, mécontent de moi, ne vînt mettre à mes plaisirs le fameux veto qui coûta si cher à Louis XVI.

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