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Chapitre XLII


Seconde période de ma jeunesse. – Les gardes forestiers et les marins. – Choron. – Moinat. – Mildet. – Berthelin. – La Maison-Neuve.

Puisque j'entre dans la seconde période de ma jeunesse, puisque je dépose la robe prétexte pour prendre la robe virile, il faut que le lecteur fasse connaissance avec les individus qui peuplent le second cercle de ma vie, comme il a déjà fait connaissance avec ceux qui peuplaient le premier.
Il existe, dans les localités voisines des grands bois, une population particulière qui, au milieu de la population générale, garde son cachet, conserve son caractère, et fournit à la poésie universelle, qui est l'âme du monde, son contingent de poésie.
Cette population, c'est la population forestière.
J'ai beaucoup vécu avec les gardes, et beaucoup vécu avec les marins, et j'ai toujours remarqué une grande analogie entre ces deux races d'hommes ; les uns et les autres sont, en général, froids, rêveurs et religieux ; souvent, le marin ou le garde forestier restera côte à côte avec son meilleur ami, l'un filant quarante ou cinquante noeuds sur l'océan, l'autre faisant huit ou dix lieues à travers les grands bois, sans échanger une seule parole, sans avoir l'air de rien entendre, sans paraître rien voir et, cependant, pas un bruit ne passera dans l'air que leur oreille ne l'ait saisi ; pas un mouvement n'agitera la surface de l'eau ou l'épaisseur des feuilles que leur regard ne l'ait apprécié ; puis, comme tous deux ont les mêmes idées, une science pareille, un sentiment analogue ; comme leur silence n'a été, à tout prendre, qu'une longue conversation muette, on sera étonné qu'au moment venu, ils n'auront qu'un mot à dire, qu'un geste à faire, qu'un coup d'oeil à échanger, et ils se seront communiqué plus de pensées par ce coup d'oeil, par ce geste, par ce mot, que d'autres n'auraient pu le faire dans une longue discussion. Puis, lorsqu'ils causent le soir, autour d'un bivouac forestier ou au coin de leur feu, toujours riche de braise et d'étincelles, comme ils racontent longuement et pittoresquement, les gens froids, rêveurs et silencieux, les gardes leurs chasses, les marins leurs tempêtes ! Comme cette poésie des grands bois et des larges océans, qui a roulé sur eux du sommet des arbres ou de la cime des flots, leur fait un langage naïf et imagé à la fois ! comme leur parole est grande et simple ! comme on sent que là est l'élu de la nature et de la solitude, qui a presque désappris la langue des hommes pour parler celle du vent, des arbres, des torrents, des tempêtes et de la mer !
C'est parmi cette population remarquable, à Villers-Cotterêts surtout, à cause de l'étendue de la forêt, qui les isole de la ville, où ils ne viennent qu'une fois par semaine prendre l'ordre à l'inspection, tandis que leurs femmes vont à la messe ; c'est parmi cette population, dis-je, que je passai en sortant, comme on disait autrefois, des mains des femmes.
Au reste, mon apparition au milieu de ces hommes était une chose désirée depuis longtemps par eux : presque tous avaient chassé avec mon père, qui, comme on l'a vu, avait des permissions, dans la forêt, et tous gardaient un grand souvenir de sa libéralité. Quelques-uns, d'ailleurs, étaient d'anciens soldats qui avaient servi sous lui, et que, par son influence, il avait fait entrer dans l'administration forestière ; en somme, tous ces braves gens, qui voyaient d'avance en moi des dispositions à être aussi large de la main que le général, – c'était ainsi qu'ils appelaient toujours mon père, – m'avaient-ils pris en grande amitié, et me demandaient-ils, chaque fois qu'ils me rencontraient par hasard à la pipée ou à la marette :
- Eh bien, quand donc notre inspecteur vous invitera-t-il à une chasse plus sérieuse ?
Enfin, l'invitation était venue pour le jeudi suivant.
Le rendez-vous était à la Maison-Neuve au chemin de Soissons, chez un garde chef nommé Choron.
Au sein de cette population que j'ai essayé d'esquisser par des traits généraux, il y avait quatre ou cinq hommes qui méritaient des mentions particulières, soit par leur adresse, soit par leur originalité, et Choron était un de ces hommes-là.
J'ai déjà eu l'occasion de parler plus d'une fois de lui ; seulement, j'en ai parlé sous un autre nom. Aujourd'hui que j'écris des mémoires, et non un roman, c'est sous son vrai nom qu'il doit apparaître, puisque ce sont des catastrophes réelles que je vais raconter.
A l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire vers le commencement de l'année 1816, Choron était un beau garçon de trente ans, à peu près, à la physionomie franche et ouverte, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, aux gros favoris, encadrant admirablement son joyeux visage ; du reste, admirablement pris dans une taille de cinq pieds quatre pouces, et devant à l'harmonie de ses membres une force herculéenne citée à dix lieues à la ronde.
Aussi Choron était-il toujours prêt. Avant que certaines idées de jalousie – idées fatales qui causèrent sa mort – lui passassent par l'esprit, nul ne pouvait dire qu'il avait vu Choron malade ou soucieux ; le matin comme le soir, le soir comme la nuit, M. Deviolaine pouvait venir frapper à sa porte et l'interroger ; il savait, à cinquante pas prés, où baugeaient les sangliers de sa garderie ; car Choron était un de ces hommes qui, comme Bas-de-Cuir, auraient pu suivre une piste pendant des jours entiers. Lorsque le rendez- vous de chasse était à la Maison-Neuve, et qu'on devait attaquer à un quart de lieue, une demi-lieue ou une lieue de là, si l'animal avait été détourné par Choron, on savait d'avance à quelle bête on avait affaire, si c'était un tiéran, un ragot ou un solitaire, un sanglier ou une laie, si cette laie était pleine, et depuis combien de temps elle l'était. Le solitaire le plus rusé n'aurait pu cacher six mois de son âge à Choron, qui, à l'inspection de son pas, eût rectifié son extrait de naissance.
C'était merveilleux à voir, surtout pour les chasseurs parisiens qui nous arrivaient de temps en temps. Il est vrai que, pour nous autres, chasseurs campagnards qui avions fait les mêmes études mais qui étions restés dans les degrés inférieurs, la chose n'avait rien de surnaturel.
Choron n'en était pas moins, pour ses camarades, une espèce d'oracle en tout ce qui concernait la chasse à la grosse bête.
Puis le courage conquiert vite une grande puissance sur les hommes. Choron ne savait pas ce que c'était que la peur ; il n'avait jamais reculé devant ni homme ni animal qui fût au monde. Il allait relancer le sanglier jusque dans sa bauge la plus profonde. Il allait attaquer les braconniers jusque dans leurs retraites les mieux défendues. A la vérité, Choron recevait de temps en temps quelque coup de boutoir à la cuisse, ou quelque chevrotine dans les reins ; mais, dans ce cas, il avait une façon de traiter ses blessures qui lui réussissait souverainement bien.
Il montait de sa cave deux ou trois bouteilles de vin blanc, tirait un de ses chiens de sa niche, se couchait à terre sur une peau de cerf, faisant lécher sa plaie par Rocador ou par Fanfaro, et, pour réparer le sang perdu, avalait, pendant ce temps-là, ce qu'il appelait sa tisane ; le soir, il n'y paraissait presque plus, et, le lendemain, il était guéri.
Avec tout cela, chose assez singulière, Choron était un assez médiocre tireur, et, dans ce que l'on appelait les chasses au panier, c'est-à-dire lorsqu'on chassait pour envoyer du menu gibier, lapin, lièvre, perdrix ou chevreuil au duc d'Orléans, il était bien rare que Choron fournît sa quote part.
Il laissait alors la royauté de la chasse soit à Moinat, soit à Mildet.
Moinat était le premier tireur à plomb, et Mildet le premier tireur à balle de la forêt de Villers-Cotterêts.
Si Montagnon m'avait appris à monter et démonter un fusil, c'est Moinat qui m'apprit à m'en servir. Montagnon n'avait fait de moi qu'un garçon armurier ; Moinat fit de moi un véritable chasseur.
Quant Moinat mettait en joue un animal quelconque, depuis la bécassine jusqu'au chevreuil, c'était, sauf accident, une bête morte. Cette habileté s'étendait parfois à ceux qui chassaient dans le voisinage de Moinat. M. Deviolaine, dans ses chasses particulières, invitait Moinat, et prétendait qu'il ne tirait bien que lorsqu'il le sentait près de lui.
Un jour que j'étais en tiers dans une de ces chasses, je découvris le secret : Moinat tirait en même temps que M. Deviolaine ; la pièce tombait. M. Deviolaine croyait avoir tiré seul, et ramassait le gibier : c'était Moinat qui l'avait tué.
De temps en temps, cependant, il le laissait tirer tout seul ; à ces coups-là, il était rare que quelque chose tombât.
Moinat eut le courage de ne jamais se vanter de cette simultanéité ; de sorte qu'il demeura le favori de l'inspecteur jusqu'à la fin de sa vie.
A l'époque où nous sommes arrivés, Moinat avait soixante ans ; mais, pour le jarret et le coup d'oeil, il défiait les plus jeunes. En plaine, il faisait ses dix lieues sans broncher ; au marais, il entrait jusqu'au ventre dans l'eau et la vase ; au bois, il foulait les taillis les plus épais et les ronciers les plus épineux. Moinat avait été aimé de mon père, et me faisait le grand honneur – il ne le faisait pas à tout le monde – d'être, non seulement mon ami, mais encore mon maître. Au reste, il n'a pas eu à s'en repentir, et, dans toutes les forêts de l'Etat, où on en était arrivé à suspendre mes permissions, vu la quantité de gibier que je tuais, et un soufflet que j'eus l'imprudence de donner à un inspecteur, je me suis montré son digne élève, à ce que je crois.
Je me brouillai avec Moinat, à peu près comme Van Dyck se brouilla avec Rubens. Je tuai un jour un chevreuil que Moinat venait de manquer : il ne me le pardonna jamais.
Nous avons dit que Moinat était le premier tireur à plomb, et Mildet le premier tireur à balle de la forêt de Villers-Cotterêts.
Nous n'avons pas voulu dire, pour cela, que Moinat ne fût pas un excellent tireur, à balle comme à plomb ; mais Mildet s'était, pendant un assez long séjour en Allemagne, fait au tir à balle une véritable spécialité. Je l'ai vu clouer sur le tronc d'un chêne un écureuil qui de toute sa vitesse, grimpait au long de ce tronc. Je l'ai vu placer un fer à cheval contre un mur, et mettre six balles dans les six trous du fer à cheval. Je l'ai vu, dans un tir à la carabine où il y avait douze balles à tirer, faire un cordon autour du noir avec les onze premières balles, et enfoncer la broche avec la douzième.
Après eux, venait Berthelin, l'oncle de Choron, qui tirait sûrement les trois quarts de ses coups ; puis, après Berthelin, on tombait dans le commun des martyrs.
Du temps de l'empereur, on avait fort conservé le gros gibier dans la forêt de Villers-Cotterêts. Au premier retour des Bourbons, à peine si M. le duc d'Orléans, à qui cette forêt avait été vendue comme forêt apanagère, avait eu le temps de donner des ordres à ce sujet. Mais, après la seconde restauration – moitié par opposition, moitié par pertes réelles –, les propriétaires riverains, s'étant beaucoup plaints des dégâts causés par la grosse bête, et ayant fait force procès à cet endroit, les ordres les plus sévères furent donnés à M. Deviolaine pour détruire les sangliers.
De pareils ordres sont toujours bien reçus des gardes. Le sanglier étant un gibier royal, ils n'ont pas le droit de tirer dessus, ou, quand ils tirent dessus par hasard, c'est qu'on leur en demande pour la bouche. Alors, le coup de fusil leur est purement et simplement payé vingt-quatre sous, je crois ; mais, dans des cas de destruction, la bête appartenant de droit à celui qui la tue, un sanglier dans le saloir est, comme on le comprend bien, un fameux surcroît aux provisions d'hiver.
Les chasses avaient donc commencé depuis deux mois, quand M. Deviolaine me fit cette fameuse invitation qui me causait tant de joie.
Il se mêlait bien à cette joie une arrière-idée de danger : ces braves sangliers, qu'on laissait tranquilles depuis trois ou quatre ans, avaient crû et multiplié ; si bien que, croissant et multipliant, les vieux étaient arrivés à des tailles gigantesques ; les jeunes à un nombre infini. On les rencontrait dans la forêt par bandes de douze et de quinze, et on en avait tué, l'hiver, jusque dans les jardins potagers de la ville.
Aussi, il s'était fait parmi les riverains de la forêt une espèce de proverbe, par demandes et par réponses :
Demande. - Quand on plante des pommes de terre à cinq cents pas de la forêt, savez-vous ce qu'il y vient ?
Réponse. - Eh bien, mais... il y vient des pommes de terre.
Réponse à la réponse. - Non ! il y vient des sangliers.
Et les plus grands contradicteurs étaient obligés de dire : « C'est vrai. » Or, ces chasses duraient depuis le 15 septembre, c'est-à-dire depuis quatre mois, à peu prés.
Pendant ces quatre mois, Choron s'était révélé par des merveilles. Donc, quand le rendez-vous de la chasse était à la Maison-Neuve et quand Choron était chargé de détourner le sanglier, c'était double fête, car on était sûr de ne pas faire buisson creux ; il est vrai qu'on faisait une lieue et demie à pied avant d'être à la Maison-Neuve. Mais, en arrivant au détour de cette belle route taillée au beau travers de la forêt, on apercevait de loin Choron, debout sur le chemin, à quatre pas en avant de sa porte, son cor de chasse au poignet, saluant son inspecteur et son cortège d'un lancer ou d'un hallali plein de verve. Cela voulait dire que l'animal était mort, ou que l'inspecteur et son cortège étaient des mazettes.
Puis, dans la maison, on trouvait cinq ou six bouteilles de tisane, comme Choron appelait son vin blanc ; des verres scrupuleusement rincés par une charmante ménagère, et un pain de dix livres qui semblait pétri avec de la neige. On mangeait un morceau de ce pain avec un morceau de fromage ; on faisait un compliment à madame Choron sur son pain, sur son fromage et sur ses yeux, et l'on se mettait en chasse.
Disons, en passant, que Choron adorait sa femme, et, sans motif aucun, en devenait de jour en jour plus jaloux. Ses camarades le plaisantaient parfois sur cette jalousie croissante ; mais la plaisanterie d'ordinaire était courte : Choron devenait pâle comme un mort. Puis, se retournant, en secouant sa belle tête, du côté de celui qui touchait imprudemment à cette plaie de son coeur que la langue de ses chiens ne pouvait guérir :
- Tiens ! lui disait-il – un tel – si j'ai un conseil à te donner, tais-toi ; et tais-toi tout de suite... Plus tôt tu te tairas, mieux cela vaudra pour toi !
Et le mauvais plaisant se taisait aussitôt. Ajoutons même que, de jour en jour, les allusions que l'on osait faire à la seule faiblesse de cet homme si fort devenaient de plus en plus rares, et promettaient même, dans un temps très court, de ne plus se renouveler du tout.

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