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Chapitre III


Mon père rejoint le régiment. – Son portrait. – Sa force. – Son adresse. – Le serpent du Nil. – Le régiment du Roi et le régiment de la Reine. – Le camp de Maulde. – Les treize chasseurs tyroliens. – Le nom de mon père est mis à l'ordre de l'armée. – la France providentielle. – Mon père lieutenant- colonel – Le camp de la Madeleine. – Mon père général de brigade à l'armée du Nord. – Il est nommé général en chef de l'armée des Pyrénées occidentales. – Lettre de Bouchotte. – Les représentants du peuple en mission à Bayonne. – Leur arrêté contre mon père. – Malgré cet arrêté mon père reste à Bayonne. – Monsieur de l'Humanité.

Le nouvel enrôlé rejoignit son régiment, en garnison à Laon, vers la fin du mois de juin 1786.
Mon père, nous l'avons déjà dit, à l'âge de vingt-quatre ans qu'il avait alors, était un des plus beaux jeunes hommes qu'on pût voir. Il avait ce teint bruni, ces yeux marrons et veloutés, ce nez droit qui n'appartiennent qu'au mélange des races indiennes et caucasiques. Il avait les dents blanches, les lèvres sympathiques, le cou bien attaché sur de puissantes épaules, et, malgré sa taille de cinq pieds neuf pouces, une main et un pied de femme. Ce pied surtout faisait damner ses maîtresses, dont il était bien rare qu'il ne pût pas mettre les pantoufles.
Au moment où il se maria, son mollet était juste de la grosseur de la taille de ma mère.
La liberté dans laquelle il avait vécu aux colonies avait développé son adresse et sa force d'une manière remarquable ; c'était un véritable cavalier américain, un gaucho. Le fusil ou le pistolet à la main, il accomplissait des merveilles dont Saint-Georges et Junot étaient jaloux. Quant à sa force musculaire, elle était devenue proverbiale dans l'armée. Plus d'une fois, il s'amusa, au manège, en passant sous quelque poutre, à prendre cette poutre entre ses bras, et à enlever son cheval entre ses jambes. Je l'ai vu, et je me rappelle cela avec tous les étonnements de l'enfance, porter deux hommes sur sa jambe pliée, et, avec ces deux hommes en croupe, traverser la chambre à cloche-pied. Je l'ai vu, dans un mouvement de douleur, prendre un jonc de grosseur moyenne entre ses deux mains, et entre ses deux mains le briser en tournant une main à droite et une main à gauche. Je me rappelle enfin que, sortant un jour du petit château des Fossés, où nous demeurions, il avait oublié la clef d'une barrière ; je me rappelle l'avoir vu descendre de cabriolet, prendre la barre transversale, et, à la deuxième ou troisième secousse, faire éclater la pierre dans laquelle elle était scellée.
Le docteur Ferus, qui a servi sous mon père, m'a raconté souvent que, âgé de dix-huit ans à peu près, lui, Ferus, fut expédié à l'armée des Alpes comme aide-chirurgien. Le soir de son arrivée, il regardait au feu d'un bivouac un soldat, qui, entre plusieurs tours de force, s'amusait à introduire son doigt dans le canon d'un fusil de munition, et le soulevait, non pas à bras mais à doigt tendu.
Un homme, enveloppé d'un manteau, se mêla aux assistants et regarda comme les autres. Puis, souriant et jetant son manteau en arrière :
- C'est bien, cela, dit-il. Maintenant, apportez quatre fusils.
On obéit ; car on avait reconnu le général en chef.
Alors il passa ses quatre doigts dans les quatre canons, et leva les quatre fusils avec la même facilité que le soldat en avait levé un seul.
- Tiens, dit-il en les reposant lentement à terre, quand on se mêle de faire des tours de force, voilà comment on les fait.
Ferus, en me racontant cette anecdote, en était encore à comprendre comment les muscles d'un homme pouvaient soulever un pareil poids.
Le père Moulin propriétaire de l'hôtel du Palais-Royal, où fut tué le maréchal Brune à Avignon ; le père Moulin, qui lui-même était d'une force telle, que, le jour de l'assassinat du maréchal, et en le défendant, il prit un des assassins, en lui passant la main sous les côtes, ce sont ses propres expressions, et le jeta par une fenêtre ; le père Moulin me racontait à l'un de mes passages à Avignon que, servant sous mon père en Italie, un ordre du jour était intervenu défendant aux soldats de sortir sans leur sabre, sous peine de quarante-huit heures de salle de police.
Cet ordre du jour était motivé par les fréquents assassinats qui avaient lieu.
Mon père passait à cheval et rencontra le père Moulin, qui à cette époque était un beau et grand garçon de vingt-cinq ans.
Malheureusement, ce beau et grand garçon de vingt-cinq ans n'avait pas de sabre au côté.
En apercevant mon père, il se mit à courir pour gagner une rue transversale ; mais mon père, qui avait avisé le fuyard et reconnu la cause de sa fuite, mit son cheval au galop, le rejoignit, et, tout en lui criant : « Mais, gredin ! tu veux donc te faire assassiner », il l'empoigna par le collet de son habit, et, le soulevant de terre, sans presser ni ralentir la marche de son cheval, il l'emporta ainsi dans sa serre comme un épervier fait d'une alouette, jusqu'à ce que, trouvant un corps de garde sur sa route, il le jetât dans ce corps de garde en criant :
- Quarante-huit heures de salle de police à ce bougre-là !
Le père Moulin avait fait les quarante-huit heures de salle de police ; mais ce qui lui était resté dans l'esprit, ce qui lui avait paru durer le plus longtemps, ce n'étaient pas ces quarante-huit heures de prison, c'étaient ces dix minutes de course.
L'adresse de mon père comme chasseur était égale à sa force physique ; j'ai retrouvé dans les Alpes, où, comme on vient de le voir, il a commandé en chef, des traditions conservées chez des vieillards qui avaient chassé avec lui, et qui citaient des exemples presque incroyables de sa rapidité à ce qu'on appelle, en terme de chasse, jeter le coup.
Au reste, un seul fait en donnera une idée.
Parmi ses aides de camp, mon père avait distingué, comme un excellent et infatigable chasseur, le capitaine d'Horbourg de Marsanges, commandant la compagnie d'élite du 15e régiment de dragons.
Il en avait fait son compagnon ordinaire dans ses expéditions de chasse.
Un matin, mon père et son aide de camp sortirent du Caire, par la porte du Nil, pour aller chasser dans l'île de Rhodah ; à peine avaient-ils fait cinq cents pas hors des murs, qu'ils rencontrèrent un capitaine de dromadaires, qui, contrairement à toutes les habitudes de la vénerie, leur souhaita une bonne chasse.
- Au diable l'animal ! s'écria le capitaine d'Horbourg, qui avait toutes les superstitions des vrais chasseurs ; voilà notre journée flambée ; si vous m'en croyez, nous rentrerons.
- Allons donc, fit mon père, es-tu fou ?
- Mais, mon général, vous savez le proverbe ?
- Sans doute, je le sais ; mais c'est un proverbe français et non arabe. Oh ! si nous chassions dans la plaine Saint-Denis, je ne dis pas... Allons, en route !
On s'embarqua et l'on atteignit l'île.
L'île, ordinairement si giboyeuse, semblait déserte.
Le capitaine d'Horbourg, de cinq minutes en cinq minutes, envoyait à tous les diables le capitaine de dromadaires.
Tout à coup, il s'arrêta, l'oeil fixe, le fusil en arrêt.
- Général ! dit-il à mon père, qui était à vingt-cinq pas de lui.
- Eh bien, quoi ?
- Un serpent !
- Comment, un serpent ?
- Oui, et même de taille ! il est plus gros que mon bras.
- Où cela ?
- Devant moi !
Mon père fit quelques pas ; mais, malgré toute son attention, il ne put rien voir.
Il fit un mouvement d'épaules qui indiquait son impuissance.
- Comment ! là, là, vous ne voyez pas ? dit le capitaine. Il est enroulé autour de lui-même et balance sa tête en sifflant.
- Alors, tire sur lui, le plus promptement possible, car il va s'élancer.
Le capitaine d'Horbourg porta rapidement la crosse de son fusil à l'épaule et lâcha le coup.
L'amorce seule brûla.
Au même instant, le serpent s'élança ; mais, avant qu'il eût parcouru la distance qui le séparait du capitaine, le coup était parti et la charge, faisant balle, lui avait emporté la tête.
Le serpent alla tomber aux pieds du capitaine, autour des jambes duquel il se tordit dans les dernières convulsions de l'agonie.
Le capitaine jeta un cri, car ce ne fut qu'au bout d'un instant qu'il put s'apercevoir dans quel état était le serpent.
Revenu à lui et un peu rassuré, le capitaine d'Horbourg rapporta le serpent au Caire, le fit dépouiller, et, en souvenir du danger qu'il avait couru, se fit faire un ceinturon de sabre avec sa peau.
Mais, tout le long du chemin, il n'en répétait pas moins à mon père :
- Hein ! mon général, quand je vous disais que ce diable de capitaine nous porterait malheur !
En effet, de toute la journée, les deux chasseurs ne tirèrent que le serpent ; ce qui était une assez pauvre chasse.
Au mois de juillet 1843, comme, à mon retour de Florence, je logeais rue de Richelieu, hôtel de Paris, je reçus une lettre signée « Ludovic d'Horbourg », dans laquelle le signataire me demandait une entrevue pour acquitter près de moi une dernière recommandation à lui faite par son père mourant.
Le lendemain était le jour de la première représentation des Demoiselles de Saint-Cyr : je remis l'entrevue au surlendemain.
L'ancien aide de camp du général Dumas en Egypte, avait, en mourant, recommandé à son fils, Ludovic d'Horbourg, de me remettre, après sa mort, comme un souvenir de reconnaissance, la peau du serpent tué si vivement et si adroitement par mon père dans l'île de Rhodah.
Souvent, au reste, il avait raconté l'histoire à son fils ; car de tous les dangers qu'avait affrontés le comte d'Horbourg dans sa longue carrière militaire, c'était celui que lui avait fait courir le serpent du Nil qui était resté le plus profondément empreint dans sa mémoire.
Grâce à cette tradition orale, j'ai donc pu consigner ici le fait dans tous ses détails.
A peine mon père avait-il rejoint son régiment, que l'occasion se présenta de déployer son adresse, comme élève de Laboissière.
Le régiment du Roi et le régiment de la Reine, qui avaient toujours été en rivalité, se trouvèrent en garnison dans la même ville. C'était une belle occasion pour faire de la petite guerre ; de si dignes rivaux ne la laissèrent pas échapper, on le comprend bien.
Un jour, un soldat du régiment du Roi passa près d'un soldat du régiment de la Reine.
Le premier arrêta le second.
- Camarade, lui dit-il, tu ne sais pas une chose ?
- Non, répondit celui-ci ; mais, si tu me la dis, je la saurai.
- Eh bien, c'est que le Roi f... la Reine.
- Ce n'est pas vrai, répondit l'autre ; c'est au contraire la Reine qui f... le Roi.
L'insulte était grave de part et d'autre ; il fallut recourir aux armes.
Une centaine de duels eurent lieu dans les vingt-quatre heures. Mon père en prit trois pour son compte.
Dans un de ces duels, il reçut un coup de pointe au front. Heureusement, comme Duguesclin, il avait la tête dure.
Cette blessure, à laquelle il ne fit aucune attention dans le moment, eut plus tard de graves conséquences et faillit le rendre fou.
Les premiers événements de la Révolution se passèrent sans que mon père y prit aucune part. L'Assemblée nationale fut constituée, la Bastille tomba, Mirabeau grandit, tonna et mourut, tandis que, simple soldat ou brigadier, mon père faisait ses garnisons en province.
Vers 1790, il vint en détachement à Villers-Cotterêts, et y connut ma mère, qu'il épousa comme nous l'avons dit, le 28 novembre 1792.
Cependant, la Révolution grandissait en France et la coalition s'organisait à l'étranger. Le 27 août 1791, quatre jours après la première insurrection des nègres à Saint-Domingue, Léopold Ier, empereur d'Allemagne, et Frédéric- Guillaume II, roi de Prusse, se réunirent à Pilnitz, et, en présence de M. de Bouillé à qui l'affaire des Suisses de Nancy avait donné une si terrible célébrité, ils rédigèrent la déclaration suivante :

« Leurs Majestés, ayant entendu les désirs et les représentations de Leurs Altesses Monsieur et le comte d'Artois, frères du roi, regardent conjointement la situation où se trouve actuellement le roi de France, comme un objet d'un intérêt commun à toute l'Europe. Ils espèrent que cet intérêt ne peut manquer d'être reconnu par les puissances dont les secours sont réclamés, et qu'en conséquence, elles ne refuseront pas d'employer, conjointement avec Leurs susdites Majestés, les moyens les plus efficaces, relativement à leurs forces, pour mettre le roi de France en état d'affermir, dans les limites de la plus parfaite liberté, les bases d'un gouvernement monarchique également convenables aux droits des souverains et au bien- être de la nation française. Alors, et dans ce cas, Leurs dites Majestés, l'empereur et le roi de Prusse, sont résolus d'agir promptement d'un mutuel accord avec les forces nécessaires pour obtenir le but proposé en commun. En attendant, elles donneront à leurs troupes les ordres convenables pour qu'elles soient à portée de se mettre en activité. »

Ce furent ces quelques lignes qui allumèrent à Quiévrain un incendie qui ne s'éteignit qu'à Waterloo.
Le 14 janvier 1792, un décret de l'Assemblée nationale invita le roi Louis XVI à demander, au nom de la nation, des explications à l'empereur. Le 10 février était fixé comme terme à sa réponse. « Et, à défaut de réponse, disait le décret, le silence de l'empereur, après la déclaration de Pilnitz, sera considéré comme une rupture des traités de 1756 et comme une hostilité. »
Le 1er mars suivant, l'empereur Léopold mourait, épuisé de débauches, à l'âge de quarante-cinq ans, et son fils François lui succédait dans les Etats héréditaires.
Comme aucune réponse satisfaisante n'avait été faite, les troupes se portèrent à la frontière, et le régiment des dragons de la Reine, où mon père servait toujours, mais, depuis le 16 février 1792, en qualité de brigadier, fut placé sous les ordres du général Beurnonville.
Ce fut au camp de Maulde que mon père trouva la première occasion de se distinguer. Commandant comme brigadier une découverte composée de quatre dragons, il se rencontra à l'improviste avec une patrouille ennemie composée de treize chasseurs tyroliens. Les apercevoir et, malgré l'infériorité du nombre, donner l'ordre de charger, fut pour lui l'affaire d'un instant. Les Tyroliens, qui ne s'attendaient pas à cette brusque attaque, se retirèrent dans une petite prairie entourée d'un fossé assez large pour arrêter la cavalerie. Mais, je l'ai dit, mon père était excellent cavalier ; il montait un bon cheval qu'il appelait Joseph. Il rassembla les rênes, lança Joseph, franchit le fossé comme M. de Montmorency, et se trouva en un instant seul au milieu des treize chasseurs, qui, étourdis d'une pareille audace, tendirent leurs armes et se rendirent. Le vainqueur réunit en un seul faisceau les treize carabines, les posa sur l'arçon de sa selle, fit marcher les treize hommes à la rencontre de ses quatre dragons, qui se tenaient de l'autre côté du fossé qu'ils n'avaient pu franchir, et, ayant le dernier repassé le fossé, il ramena ses prisonniers au camp.
Les prisonniers étaient rares à cette époque. L'apparition de quatre hommes en ramenant treize produisit donc une vive sensation dans le camp. Cette preuve de courage que venait de donner le jeune brigadier fit du bruit ; le général Beurnonville voulut le voir, le fit maréchal des logis, l'invita à dîner et mit son nom à l'ordre du jour.
Ce fut la première illustration qui s'attacha à ce nouveau nom d'Alexandre Dumas, adopté par le fils du marquis de la Pailleterie.
A partir de ce moment, le général Beurnonville voua à mon père une bienveillance qu'il lui a toujours conservée, et il avait coutume de dire, quand mon père était de service au quartier général :
- Oh ! cette nuit, je dormirai tranquille, c'est Dumas qui veille sur nous.
C'était le moment des enrôlements volontaires, et la France présentait au monde un spectacle qui pouvait passer pour un exemple.
Jamais nation n'avait été si près de sa perte que l'était la France de 1792, si ce n'est la France de 1428.
Deux miracles la sauvèrent, cette bien-aimée fille de Dieu : en 1428, le Seigneur suscita une vierge qui sauva la France, comme Jésus avait sauvé le monde, en mourant ; en 1792, il souleva tout un peuple, il mit son souffle dans toute une nation.
Xerxès, sur le rocher de Salamine, se crut moins sûr d'Athènes, se jetant à la nage et se réfugiant sur la flotte de Thémistocle ; Louis XIV, aux portes d'Amsterdam, se crut moins sûr de la Hollande, se noyant pour lui échapper, que le roi Frédéric-Guillaume ne se crut sûr de la France à Longwy et à Verdun.
La France sentit la main de la Mort qui s'étendait sur elle, et, par une puissante et terrible contraction, déjà les pieds dans son linceul, elle s'élança hors de son tombeau.
Tout la trahissait.
Son roi, qui essayait de fuir à Varennes et de rejoindre Bouillé à Montmédy ; sa noblesse, qui combattait dans les rangs ennemis et qui poussait les Prussiens sur la France ; les prêtres, plus terribles, qui infiltraient la guerre civile, non pas même entre citoyens d'une même patrie, d'une même province, d'une même ville, mais entre les membres de la même famille, entre le mari et la femme, entre le fils et le père, entre le frère et la soeur !
A cette époque où la Rome française luttait, nous ne dirons pas contre Albe, mais contre l'Europe, il n'y eut peut-être pas une maison qui n'eût sa Camille maudissant son frère et pleurant son amant.
Oh ! c'est dans ces moments-là que la France est grande et qu'on s'aperçoit qu'elle a bien réellement une mission providentielle, puisque là où tout autre peuple succomberait, elle se lève, combat et triomphe.
Tous les historiens ont parlé de Paris à cette époque ; il semble que ce soit Paris qui ait tout fait, que la Révolution armée soit sortie de Paris pour marcher à la frontière.
Oui, certes, Paris avec ses bureaux d'enrôlements dressés sur les places publiques, Paris avec ses recruteurs allant de maison en maison, Paris avec ses canons tonnants, ses tambours battants, ses cloches sonnantes, Paris avec ses proclamations de la patrie en danger, Paris avec son drapeau de détresse, aux plis immenses, flottant aux fenêtres de l'hôtel de ville, Paris avec la grande voix de Danton criant aux armes, a beaucoup fait ; mais la province a fait autant que Paris, et elle n'a pas eu ses terribles journées des 2 et 3 septembre.
Deux départements, le Gard et la Haute-Saône, levèrent à eux seuls deux armées.
Deux hommes à eux seuls armèrent et équipèrent chacun un escadron de cavalerie.
Un village se donna tout entier, depuis le premier jusqu'au dernier homme, et, en se donnant, offrit une somme de trois cent mille francs.
Les mères firent plus que de donner leur argent, plus que de se donner elles- mêmes : elles donnèrent leurs fils, second accouchement plus terrible, plus douloureux et plus déchirant que le premier.
Huit cent mille hommes s'enrôlèrent ; la France, qui avait eu grand-peine à rassembler une armée pour défendre ses Thermopyles de l'Argonne et pour gagner la bataille de Valmy, avait douze armées et commençait de marcher à la conquête de l'Europe un an après.
Ce fut une grande faute à Frédéric-Guillaume et à Léopold que de déclarer la guerre à la Révolution ; s'ils se fussent contentés de tendre une espèce de cordon sanitaire autour de la France, de l'envelopper d'une ceinture armée, la France se fût probablement dévorée elle-même. Le volcan qui faisait éruption eût tout renfermé, flammes et laves, dans ce sombre et profond cratère que l'on appelait Paris, et où bouillonnaient des journées comme les 5 et 6 octobre, comme le 20 juin, comme le 10 août, comme les 2 et 3 septembre, comme le 21 janvier. Mais ils crevèrent la montagne de deux coups d'épée, et la Révolution, à qui on ouvrait une voie, se répandit sur le monde.
A tout moment, on voyait arriver à l'armée quelque nouveau régiment, dont on ne soupçonnait pas l'existence, qui n'était porté sur aucun cadre.
Créé de la veille, tout incomplet encore, il marchait à l'ennemi.
Saint-Georges avait été nommé colonel de la légion franche de cavalerie des Américains du Midi.
Boyer, de son côté, venait de lever le régiment des hussards de la Liberté et de l'Egalité.
Tous deux connaissaient mon père, tous deux le voulurent avoir sous leurs ordres.
Saint-Georges le prit d'abord comme sous-lieutenant, le 1er septembre 1792.
Boyer le prit comme lieutenant le lendemain.
Enfin, Saint-Georges, qui à tout prix voulait le garder, le fit nommer lieutenant-colonel le 10 janvier 1793.
Placé en réalité à la tête du régiment – car Saint-Georges, peu friand du feu, était resté à Lille sous prétexte de veiller à l'organisation de sa troupe –, placé à la tête du régiment, disons-nous, mon père vit rouvrir devant son courage et devant son intelligence un plus vaste champ. Les escadrons de guerre disciplinés par lui furent cités pour leur patriotisme et leur belle tenue. Toujours au feu, il se passa peu d'affaires au camp de la Madeleine où ses escadrons ne donnassent, et, pourtant où ils donnèrent, ils laissèrent un souvenir honorable, souvent une trace glorieuse.
Un jour, entre autres, le régiment se trouva d'avant-garde et heurta tout à coup un régiment hollandais caché dans des seigles qui, en cette saison et en ce pays, s'élèvent à hauteur d'homme. La présence de ce régiment fut révélée par le mouvement d'un sergent qui, placé à quinze pas à peine de mon père, apprêta son fusil pour faire feu. Mon père vit ce mouvement, comprit qu'à cette distance le sergent ne pouvait le manquer, tira un pistolet de ses fontes et lâcha le coup avec tant de rapidité et de bonheur, qu'avant que l'arme se fût abaissée, le canon était percé à jour par la balle du pistolet.
Ce coup de pistolet fut le signal d'une charge magnifique dans laquelle le régiment hollandais fut taillé en pièces.
Mon père ramassa sur le champ de bataille ce fusil au canon percé d'une balle et qui ne tenait plus à droite et à gauche que par deux parcelles de fer. Je l'ai eu longtemps en ma possession, mais il a fini par m'être volé dans un déménagement.
Les pistolets qui avaient opéré ce miracle de justesse avaient été donnés par ma mère et sortaient des magasins de Lepage. Ils acquirent plus tard une certaine célébrité dans l'armée d'Italie. Quand nous en serons là, nous dirons à quelle occasion.
Le 30 juillet 1793, mon père reçut le brevet de général de brigade à l'armée du Nord.
Le 3 septembre de la même année, il fut nommé général de division à la même armée.
Enfin, cinq jours après, il fut nommé général en chef de l'armée des Pyrénées occidentales.
Ainsi, le 28 novembre 1792, ma mère avait épousé mon père lieutenant- colonel de hussards ; et, moins d'une année après, il était nommé général en chef.
Il lui avait fallu vingt mois en partant des derniers rangs, puisqu'il n'était que simple soldat, pour atteindre une des plus hautes positions de l'armée.
Voici dans quels termes mon père reçut, du ministre de la guerre Bouchotte, avis de sa nomination au commandement en chef de l'armée des Pyrénées occidentales :

« Paris, le 11 septembre 1793, l'an II de la République une et indivisible.

Le ministre de la guerre, au citoyen Dumas,
général de division à l'armée du Nord
.
Je vous préviens, général, que le conseil exécutif provisoire, comptant sur votre patriotisme, votre courage et votre expérience, vous a nommé à la place de général en chef de l'armée des Pyrénées occidentales, vacante par la mort de Delbecq. La Convention nationale a approuvé cette nomination, et je m'empresse de vous envoyer votre lettre de service, en vous invitant à ne pas perdre de temps pour vous rendre au poste qui vous est désigné.
Cette nomination va vous fournir une nouvelle occasion de montrer votre dévouement à la chose publique, et de terrasser ses ennemis : le républicanisme que vous avez montré jusqu'à présent, est un sûr garant que vous n'en épargnerez aucun. »
          Bouchotte.

Mais, à Bayonne, de graves dissentiments éclatèrent entre mon père et les représentants du peuple en mission dans cette ville.
Ces représentants du peuple étaient les citoyens Monestier, Pinet aîné, Garreau, Dartigoyte et Cavaignac.
Cette mission s'était fait dans le Midi une triste célébrité ; aussi lorsque les représentants que je viens de nommer virent arriver mon père, dont ils connaissaient les opinions modérées, voulurent-ils parer le coup.
Le 3 brumaire, avant même que mon père fût arrivé, ils avaient pris l'arrêté suivant :

« Au nom de la République française une et indivisible.

« Les représentants du peuple près l'armée des Pyrénées occidentales et les départements voisins,
« Instruits que le ministre de la guerre vient d'élever au grade de généraux de division, dans l'armée des Pyrénées occidentales, des citoyens qui n'ont pas la confiance des républicains ; que ces nominations ont excité la sollicitude de la société populaire de Bayonne, laquelle, craignant d'abord de voir enlever à leur poste les officiers sans-culottes placés par les représentants montagnards, en second lieu, de voir des intrigants et des militaires suspects travailler à égarer les soldats, a fait part de ses craintes à leur collègue Garreau, qui a déjà pris, à cet égard, des mesures provisoires ;
« Instruits en même temps que le citoyen Dumas, nommé, par le conseil exécutif, général de l'armée des Pyrénées occidentales, est près d'arriver à Bayonne et qu'il a été annoncé par son aide de camp, nommé Dariète, déjà arrivé dans ladite ville ;
« Considérant qu'au moment où le ministre de la guerre a fait les nominations dont il est question ci-dessus, il ne pouvait encore être instruit des opérations importantes que les représentants du peuple ont faites dans l'armée des Pyrénées occidentales ; opérations commandées par la voix impérieuse du salut de la chose publique et auxquelles le ministre et le conseil exécutif s'empresseront d'applaudir, lorsqu'ils en auront connaissance ;
« Considérant que l'intérêt de l'armée exige que la nomination faite, par les représentants du peuple, des généraux et officiers qui ont mérité, par leur courage, leurs talents et leurs sentiments républicains, la confiance du soldat, soit maintenue ;

« Arrêtent :

« Art. Ier. – Les nominations faites jusqu'à ce jour par les représentants du peuple dans l'armée des Pyrénées occidentales, soit du général en chef, soit de tout autre officier, sont maintenues.

« Art. II. – Il est défendu au citoyen Muller, général en chef des Pyrénées occidentales, de délivrer des lettres de service aux officiers qui viennent d'être ou qui seraient promus, à quelque grade que ce soit, par le conseil exécutif dans ladite armée, et de les faire reconnaître dans le grade que le ministre vient de leur conférer ou pourrait leur conférer.

« Art. III – Il est ordonné, tant au citoyen Dumas, nommé général de l'armée des Pyrénées occidentales, par le conseil exécutif, qu'à tous autres officiers qui pourraient être ou avoir été promus à quelque grade, par ledit conseil exécutif dans ladite armée, de sortir des murs de Bayonne et du Saint-Esprit, dès qu'ils y seront arrivés, jusqu'à l'arrivée des représentants du peuple dans cette ville.

« Le général La Roche, commandant de la ville de Bayonne et de la citadelle du Saint-Esprit, tiendra la main à l'exécution rigoureuse de cette disposition. Sont exceptés pourtant de ladite disposition les officiers qui étaient déjà dans l'armée, lorsqu'ils ont été nommés par le ministre. Ceux-là resteront à leur poste dans le grade qu'ils avaient précédemment.

« Art. IV. – Les représentants du peuple se rendront incessamment à Bayonne. Ils conféreront ensemble sur le parti à prendre relativement aux nominations du conseil exécutif.
« En attendant, ils invitent le citoyen Garreau, leur collègue, actuellement à Bayonne, à vouloir bien adhérer au présent arrêté et à tenir la main à son exécution.
« Fait à Mont-de-Marsan, le 1er, du deuxième mois de l'an II de la République française une et indivisible. »
                    J.-B.-B. Monestier du Puy-de-Dôme,
                    J. Pinet aîné et Dartigoyte.

Le représentant du peuple soussigné, adhérant à l'arrêté ci-dessus, déclare qu'il n'a et ne peut avoir aucune application au citoyen Fregeville, général de division, attaché depuis longtemps à cette armée, et que les représentants du peuple ont appelé auprès d'eux, tant à Toulouse qu'à Bordeaux. Il estime, en conséquence, que le général Fregeville doit exercer ses fonctions de général divisionnaire, soit à Bayonne, soit à l'armée, dès le moment de son arrivée.
« A Bayonne, le 3 du second mois de l'an II de la République française une et indivisible.
Pour copie conforme à l'original.
                    Garreau.

MM. les représentants du peuple avaient donc décidé que le général Dumas sortirait des murs de Bayonne aussitôt qu'il y serait arrivé.
Malheureusement, mon père n'était pas un homme que l'on pût faire sortir avec cette facilité d'une ville où il croyait avoir le droit de rester.
Il resta donc à Bayonne.
Ce refus d'obéir à MM. les représentants du peuple amena, le surlendemain de son arrivée, c'est-à-dire le 9 brumaire, ce nouvel arrêté :

« Au nom de la République française une et indivisible :

« Les représentants du peuple près l'armée des Pyrénées occidentales et les départements voisins,
« Considérant que le comité de salut public et la Convention nationale ne connaissent pas les réformes devenues si nécessaires opérées dans cette armée, non plus que les remplacements qui y ont eu lieu à l'époque où la promotion du général Dumas, par le ministre de la guerre ou par le conseil exécutif, a été approuvée par la Convention nationale ;
« Considérant que le général Muller a reçu de ces représentants le soin de commander provisoirement en chef cette armée en raison des preuves qu'il avait déjà données de son talent, de son activité, de son courage et de son républicanisme prononcé ; en raison de l'expérience qu'il avait acquise, depuis quatre mois d'un travail assidu, de la manière de faire la guerre en ces contrées, où les localités ne permettent pas d'exercer cet art et cette profession comme dans les armées de la République, et où il faut un temps très considérable et un coup d'oeil très observateur pour réduire toutes les portions de forces employées sur une multitude de points en un ensemble et en un corps d'armée ; enfin, encore en raison de ce que ses services près de cette armée et sa manière morale d'exister lui avaient concilié l'amitié, l'estime et la confiance des chefs et des soldats.
« Considérant que le général Muller est encore aujourd'hui en pleine jouissance de cette estime, de cette amitié et de cette confiance ; que seul il peut conduire et terminer une campagne dont seul il a la clef et les dispositions. Enfin que cette campagne et la guerre ne peuvent durer encore environ que trois semaines, ou même moins.
« Considérant que le général Dumas, contre lequel, d'ailleurs, les représentants du peuple n'ont aucun reproche à former, ne pourrait obtenir ces connaissances des localités, des plans et des positions que dans six semaines au moins, ainsi qu'il s'en est expliqué lui-même dans la conférence amicale que les représentants du peuple ont eue avec lui.
« Considérant que, depuis la réforme opérée dans l'armée, et l'élection provisoire du général Muller, l'ordre et la discipline, la concorde et la bonne union, règnent plus vigoureusement et promettent des succès plus marqués.
« Arrêtent, pour le meilleur service de la République, que provisoirement, et jusqu'à un décret définitif de la Convention nationale, le général Muller retiendra le commandement en chef de l'armée des Pyrénées occidentales.
« Mais arrêtent aussi qu'il demeurera libre au général Dumas d'être employé dans cette même armée en qualité de chef divisionnaire, jusqu'à ce décret définitif.
« A Bayonne, le deuxième jour du second mois de l'an II de la République une et indivisible. »
                    Signé : J.-B.-B. Monestier du Puy-de-Dôme, Dartigoyte, Garreau,
                              Cavaignac et Pinet aîné.

Mon père avait obtenu la satisfaction qu'il désirait. Les représentants du peuple avaient déclaré qu'ils n'avaient aucun reproche à former contre lui et rapporté l'article de l'arrêté qui lui enjoignait de quitter Bayonne.
Quant à l'autorisation qui lui était accordée de servir dans l'armée comme chef divisionnaire, on comprend qu'il n'en usa point.
Il s'installa donc, avec sa maison militaire, sur la place où on lui avait d'avance retenu son logement. Malheureusement, cette place était celle où avaient lieu les exécutions.
Lorsque l'heure terrible arrivait et lorsque toutes les autres fenêtres se garnissaient de curieux, mon père fermait les siennes. baissait ses jalousies, et tirait ses rideaux.
Alors, sous ces fenêtres fermées, il se faisait une émeute terrible ; tous les sans-culottes du pays se rassemblaient et hurlaient :
- Eh ! monsieur de l'Humanité ! à la fenêtre ! à la fenêtre !
Malgré ces cris, qui souvent prenaient le caractère de la menace, et auxquels mon père et ses aides de camp, le sabre au côté et les pistolets au poing, s'apprêtèrent plus d'une fois à répondre à main armée, pas une de ces fenêtres ne s'ouvrit, pas un des officiers appartenant à l'état-major de mon père ne parut au balcon.
Il en résulta que le nouveau général envoyé par le pouvoir exécutif cessa de s'appeler le citoyen Alexandre Dumas, et ne fut plus connu que sous le nom, fort compromettant à cette époque, surtout au milieu de ceux qui le lui avaient donné, de monsieur de l'Humanité !
Contestez-moi mon nom de Davy de la Pailleterie, messieurs ; ce que vous ne contesterez pas c'est que je suis le fils d'un homme que l'on appelait l'Horatius Coclès devant l'ennemi, et monsieur de l'Humanité devant l'échafaud.

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