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Chapitre CCLXIV


Les duels politiques.

Au commencement de l'année 1833, qui s'ouvre maintenant devant nous, les yeux de la France tout entière étaient tournés vers le château de Blaye, où avait été écrouée madame la duchesse de Berry.
Le 28 janvier, à propos d'une pétition adressée à la chambre des pairs par quelques pensionnaires de l'ancienne liste civile, une interpellation fut adressée au ministère par M. de Dreux-Brézé, relativement à la détention de la princesse.
Il faut dire, au reste, qu'à part quelques exceptions, le sens moral de la France se soulevait contre cette détention, comme il se souleva depuis contre celle d'Abd el-Kader.
M. de Dreux-Brézé avait demandé la parole ; la parole lui avait été accordée.
Il monta à la tribune.
- Puisque la Chambre m'accorde la parole, dit-il, je me permettrai de lui faire remarquer que le droit de pétition, consacré par la Charte, est devenu depuis quelque temps, dans cette assemblée, un droit illusoire. Un grand nombre de pétitions relatives à la loi sur l'état de siège ont été adressées à la Chambre, et, cependant, l'on n'a point fait de rapport. Or, je vous le demande, qu'attend-on pour faire le rapport ? Si on ne le fait que lorsque la Chambre aura statué sur cette loi, que devient le droit de pétition ?
« Mais il est d'autres pétitions d'un ordre plus élevé, et que je m'étonne de ne pas voir rapportées. Je veux parler de celles relatives à la captivité d'une illustre princesse dont le sort fixe en ce moment les regards de la France et de l'Europe. Je ne saurais ignorer leur existence, puisqu'elles m'ont été presque toutes adressées pour les déposer sur le bureau de la Chambre ; je saisirai même l'occasion qui m'est offerte, par la publicité des débats, pour témoigner aux pétitionnaires ma profonde reconnaissance pour la confiance dont ils m'ont honoré. J'en ai reçu une ce matin qui est relative au même objet et qui est couverte de dix-sept cents signatures.
« Comment se fait-il, messieurs, qu'au mépris du droit de pétition on laisse enfouies dans les cartons des milliers de signatures qui demandent la liberté de Madame, duchesse de Berry ? Et dans quelles circonstances ? Lorsqu'il est impossible de ne pas éprouver pour sa personne les craintes les plus vives, les alarmes les plus fondées ; lorsque sa captivité, vu l'insalubrité du lieu de sa détention, n'est plus seulement un acte arbitraire, mais devient un attentat à son existence ! Je ne me propose point d'entrer, messieurs, dans une discussion qui, dans ce moment, ne serait point motivée, mais je demande que la Chambre fixe, dans cette séance, le jour de la discussion sur les nombreuses pétitions qui réclament la liberté de Madame, duchesse de Berry. »
Le garde des sceaux monta à son tour à la tribune et répondit :
- L'orateur s'est plaint du lieu où la duchesse de Berry est détenue. Voudrait-il qu'on l'eût laissée perpétuer la guerre civile dans la Vendée ? Ce n'est sans doute pas sa pensée ; mais on pourrait le croire, et, rationnellement, sa réclamation pour la liberté de la duchesse de Berry, quand on sait l'usage qu'elle en fait, pourrait être ainsi interprétée.
Puis le ministre de l'intérieur ajouta quelques mots, disant que, bien que le château de Blaye fût un séjour insalubre, il était de notoriété publique que jamais la ville n'avait été atteinte d'aucune épidémie. Il ne comprenait donc pas cette animosité des partis, qui prétendaient que le lieu de cette détention avait été choisi à dessein pour nuire à la santé de l'auguste prisonnière.
L'incident n'eut pas d'autre suite. La chambre des pairs, depuis que le duc de Fitz-James et M. de Chateaubriand avaient donné leur démission, n'était plus guère qu'une espèce de greffe où l'on enregistrait les lois de la Chambre des députés.
Or, il arriva que, malgré l'affirmation du garde des sceaux et de M. le ministre de l'intérieur, la santé de la duchesse de Berry donna bientôt d'assez vives inquiétudes pour que le gouvernement expédiât à Blaye MM. Orfila et Auvity.
Leur départ fut annoncé par un journal du gouvernement, le Nouvelliste, je crois. Il se bornait à dire que les deux illustres praticiens avaient à examiner une question importante de médecine légale.
La vague concision de cette note souleva de tous côtés des commentaires. Le Nouvelliste, mis en demeure de s'expliquer, inséra la note suivante :
« Plusieurs journaux se livrent à mille conjectures sur la mission de MM. Orfila et Auvity pour le château de Blaye. Cette mission n'a pourtant rien qui puisse justifier la multitude des commentaires qu'elle fait naître. L'état de madame la duchesse de Berry ne présente rien d'inquiétant ; seulement, elle est depuis quelque temps assez indisposée pour qu'il ait paru convenable de lui offrir l'occasion de consulter, sur sa santé, deux des hommes les plus dignes de confiance, M. Orfila, doyen de la faculté de médecine, et M. Auvity, dont l'un a été son médecin ordinaire, et l'autre son médecin consultant. La position de prisonnière où se trouvait madame la duchesse de Berry imposait l'obligation de suivre cette marche régulière, et c'est dans ce sens que nous avons appelée légale la mission des deux médecins. »
A la suite de cette déclaration, le Corsaire laissa supposer que l'indisposition de madame la duchesse de Berry pouvait bien être une grossesse.
Le lendemain, un jeune carliste, M. Barbot de la Trésorière, se présenta dans les bureaux du journal pour appeler en duel l'auteur de l'article, ou, à son défaut, le gérant responsable.
Le gérant responsable était M. Viennot.
M. Viennot répondit qu'il ne pouvait accepter la responsabilité de l'article que dans le cas où l'auteur de cet article ne la réclamerait point. Il demandait jusqu'au lendemain pour rendre une réponse à M. Barbot de la Trésorière.
Celui-ci trouva la demande trop juste, mais manifesta le désir que cette réponse fût positive, l'intention du parti carliste étant de ne pas laisser planer l'ombre d'un soupçon sur la réputation de l'illustre prisonnière.
A peine ces derniers mots étaient-ils prononcés, qu'un des rédacteurs du Corsaire sortit du cabinet de rédaction.
Il avait tout entendu. il s'avança vers M. de la Trésorière.
- Monsieur, lui dit-il, c'est moi qui suis l'auteur de l'article dans lequel vous prétendez voir une insulte. Je me nomme Eugène Briffault, et suis tout à votre disposition.
Le duel accepté, le reste de l'affaire regardait les témoins.
Les témoins s'abouchèrent, et il fut convenu que la rencontre aurait lieu le lendemain, à huit heures du matin, au bois de Boulogne.
Le lendemain, à l'heure les deux adversaires se trouvaient sur le terrain.
Le pistolet avait été l'arme choisie. On plaça les deux adversaires à trente pas l'un de l'autre ; au troisième coup tappé dans les mains, ils devaient tirer en même temps.
Au troisième coup, tous deux tirèrent, en effet.
La balle de M. Briffault fut perdue ; celle de M. Barbot de la Trésorière se logea dans l'épaule de M. Briffault, et s'y logea si bien, que jamais on ne put l'en tirer.
La blessure était grave. On transporta M. Briffault chez Etienne Arago, directeur du Vaudeville. – Il va sans dire que le blessé fut soigné avec un dévouement tout fraternel.
Cependant, le jour même où le duel devait avoir lieu, on lisait dans la Quotidienne :
« 30 janvier. – MM. Orfila et Auvigy sont de retour de Blaye, où ils ont accompli la mission qui leur avait été donnée.
« Quelle était cette mission ? – Le pouvoir ne le dira pas.
« Nous le dirons, nous, parce que nous pensons, comme Madame, qu'il est des circonstances où le sacrifice des convenances les plus sacrées est imposé par l'honneur même.
« Depuis environ huit jours, des bruits infâmes étaient répandus sur la position de Madame. Les honnêtes gens de tous les partis ne les écoutaient qu'avec dégoût, et nous devons à la vérité de déclarer que l'opposition libérale en a hautement témoigné son indignation. Généralement, on ne pensait point que l'autorité fût étrangère à ces honteuses insinuations ; on présumait que les hommes du pouvoir, quelques-uns du moins, étaient complices de la calomnie ; mais il ne venait à la pensée de personne qu'ils fussent les premières dupes. D'indignes paroles étaient répétées, à la vérité ; prononcées, disait-on, par des personnages officiels, et notamment par M. Thiers, et, cependant, on ne pouvait croire à un miracle de stupide méchanceté.
« Eh bien, on se trompait : moins coupables, si l'on veut, mais plus ineptes qu'on ne le présumait, ce qu'ils disaient, ils le croyaient, entendez-vous ? Mais passons rapidement sur toutes ces hontes. Bornons-nous à laisser entrevoir dans quel excès d'aveuglement certains hommes peuvent être entraînés par les basses passions qui les obsèdent.
« Ainsi donc, voici les deux savants médecins dans la citadelle de Blaye. – Les voici en présence de Madame ! Ils balbutient, ils essayent de parler, ils parlent ; mais ils n'ont pas prononcé trois paroles, que Madame les a compris. C'est alors nous nous en rapportons à un témoignage qui, certes, ne peut pas être suspect, c'est dans cette épreuve, si cruelle pour une femme, si offensante pour une femme du sang royal ; c'est alors, disons- nous, que Madame, s'armant de son caractère, s'élève, par un sublime effort, au-dessus des vains ménagements et des susceptibilités vulgaires.
« Calme, sans émotion apparente, moins troublée, sans doute, que les hommes qui sont devant elle, la princesse s'adresse à eux avec autorité ; elle parle à leur conscience, elle invoque leur honneur, elle les somme de remplir exactement leur mission, elle exige que leur conviction d'art soit pleine, entière, irréfragable ; elle veut que, devant Dieu et devant les hommes, ils puissent témoigner de ce qu'ils vont savoir de la veuve du duc de Berry, de la mère d'Henri V ! Les deux savants obéissent aux ordres de Madame ; leur conviction est formée ; tout ce qu'il faut qu'ils sachent, ils le savent ; il ne leur reste plus qu'à se retirer, et ils se retirent la rougeur sur le front.
« Un premier rapport est rapidement expédié aux hommes qui avaient cru... De là un maladroit désaveu que nous avons enregistré avec tout le mépris qu'il devait inspirer.
« Le pouvoir n'ira pas plus loin, il n'aura pas le courage d'avouer ce qu'il attendait de deux hommes de l'art, et ce qu'il en a obtenu. »
L'affaire, comme on le voit, était, de la part du parti carliste, et comme lutte armée et comme polémique écrite, engagée aussi crânement que possible. On va voir qu'elle fut soutenue par le parti républicain avec une ardeur égale.
Effectivement, le 5 février, le rapport de MM. Auvity et Orfila parut dans le Moniteur.
Ce rapport ne renfermait aucune circonstance propre à fixer les opinions sur l'état présumé de la princesse ; de sorte que les journaux continuèrent à donner carrière à leurs suppositions. Le Corsaire, surtout, qui avait annoncé la grossesse de Madame, maintenait son dire.
Il en résulta qu'une nouvelle provocation lui fut adressée.
Le Corsaire
en donna connaissance à ses lecteurs dans les termes suivants :
« On s'est présenté dans nos bureaux pour nous demander raison d'un article récemment publié sur la duchesse de Berry. Nous avons répondu que, ne reconnaissant à aucun individu le droit de nous demander raison au nom de la duchesse de Berry, nous refusions toute satisfaction pour ces faits. Nous avons ajouté que nous acceptions, même à cet égard, la mauvaise humeur du parti légitimiste.
« Le mot calomnieux, appliqué aux bruits répandus sur la duchesse de Berry, ne s'adresse pas à nous : il remonte aux sources élevées d'où ces bruits sont partis ; leur origine est aujourd'hui de notoriété publique.
« Le rédacteur de l'article a déclaré formellement qu'il tenait pour vrai ce qu'il avait écrit. Le :temps seul pourra détruire ou confirmer son opinion.
« Quant à l'attitude politique du parti carliste, que nous avons représenté comme songeant bien plus à conspirer qu'à combattre, nous rappellerons les paroles mêmes de la prisonnière de Blaye. A la vue des listes de dévouement, elle s'est écriée :
« - Ils m'offrent leurs noms, et ils ne m'ont pas offert leurs bras !
« Cette exclamation, rapportée il y a plus d'un mois dans le journal le plus répandu, n'a pas été démentie.
« Ce n'est pas la première, mais la seconde fois que Le Corsaire se trouve exposé à semblables visites, et l'un de ses rédacteurs, M. Briffault, a même le malheur d'être blessé par un soi-disant légitimiste, à qui il avait bien voulu reconnaître le droit de prendre fait et cause pour la prisonnière de Blaye.
« Il est assez singulier que la susceptibilité du parti carliste, en ce qui touche les princes de la famille déchue, ne se montre que depuis ce qu'on appelle la défaite essuyée en juin par le parti patriote. Il est vrai que la royauté se vante d'avoir fait pâlir la République ; mais toutes les royautés n'ont pas vaincu peut-être ce jour-là avec Louis-Philippe. Il est vrai encore que beaucoup de patriotes sont, par l'effet des journées de juin, dispersés, bannis, emprisonnés ; mais il en reste assez hors des prisons pour que MM. Ies champions de la légitimité puissent être assurés de trouver à qui parler en toute occasion ; seulement, pour se disputer l'honneur d'achever M. Briffault, il faudrait attendre qu'il fût guéri de sa blessure.
« Il serait vraiment extraordinaire qu'on ne pût pas écrire un mot sur la duchesse de Berry sans avoir l'épée au côté pour en répondre à toutes les personnes qui sont intéressées à en faire une héroïne. Qui s'amusait à rompre des lances, avant la révolution de juillet, pour ou contre la vertu de la duchesse de Berry ? Et, cependant, les bruits calomnieux ou vrais ne manquaient pas plus alors qu'aujourd'hui. Mais la duchesse est captive ! Elle est malheureuse ! Cela peut faire saigner le coeur à ses cavaliers servants ; mais, nous qui nous souvenons fort bien qu'elle dansait aux Tuileries quand on coupait la tête à nos amis en place de Grève, il faut avouer que les égards ne peuvent être, de notre part, que générosité pure.
« Le parti carliste prend un fort mauvais moyen d'obtenir la bienveillance de la presse patriotique pour la prisonnière de Blaye ; il suffirait qu'on voulût nous imposer silence sur des particularités scandaleuses qui sont ou ne sont pas, mais dont on parle enfin, pour que nous nous crussions obligés d'insister sur ces on-dit, que nos habitudes nous portent à négliger, et, certainement, nous reconnaîtrions à ces messieurs, en aussi grand nombre qu'il leur plairait, le droit de signaler contre nous leur dévouement à la personne de la duchesse de Berry, ils trouveraient à notre bureau une fort longue liste de gens disposés à leur offrir toutes les occasions de se distinguer qu'ils peuvent désirer.
« Il faut que ces messieurs comptent beaucoup sur l'approche d'une troisième restauration, car les dévouements prennent date, se font mettre en prison, insultent la révolution de juillet en brochures, en romans, en protestations signées, en promenades dans les rues, en cartels adressés aux feuilles patriotes ; il paraît que voilà le moment venu de prouver la fameuse alliance républicaine carliste.
« Eh bien, qu'à cela ne tienne ! Que MM. les cavaliers servants disent combien ils sont ; qu'on se voie une fois, et qu'il n'en soit plus question. En tout cas, nous n'irons pas chercher les gens du juste milieu pour nous aider. »
On comprend que de pareils articles n'étaient point faits pour calmer les haines politiques.
La Tribune
prit fait et cause pour le Corsaire, et une polémique ardente s'engagea entre elle et Le Revenant. Le Revenant avait alors pour rédacteur en chef M. Albert de Calvimont, aujourd'hui préfet de l'Empire. Le National intervint à son tour, et le Revenant se trouva en présence de trois adversaires.
M. Albert de Calvimont reçut un défi collectif de la Tribune, pour lui et ses amis. M. Albert de Calvimont répondit pour lui personnellement, mais refusa de s'engager sur le terrain qu'on voulait lui imposer.
En même temps, on répondit à un article agressif d'Armand Carrel, en lui envoyant une liste de douze personnes, sur laquelle il devait choisir un nom.
Le bruit se répandit aussitôt parmi nous qu'une liste de provocation, demandant douze adversaires, avait été envoyée à Armand Carrel.
Je courus chez Carrel ; il y avait encombrement à la porte : c'était à qui s'inscrirait. Je venais m'inscrire comme les autres.
Il y avait assez longtemps que je n'avais vu Carrel ; nous n'étions pas personnellement en froid ; mais, le National attaquant avec acharnement l'école romantique, nos relations étaient devenues plus rares.
Je dus probablement à la rareté de mes visites la faveur d'être introduit près de lui.
Il déjeunait avec cette charmante femme dont j'ai eu l'occasion de parler, et dont l'existence, au milieu de toutes ces émeutes et de toutes ces provocations, était une angoisse continuelle, qu'elle déguisait sous un sourire dont il était facile de voir la tristesse, et qui, cependant, était un sourire.
Autant que je puis me le rappeler, Grégoire déjeunait avec eux.
- Ah ! c'est vous ! me dit Carrel ; il faut les grandes circonstances pour que l'on vous voie.
- Qu'importe, cher ami, répondis-je, si l'on me voit dans les grandes circonstances ?
- Vous venez pour vous battre ?
- Je viens pour faire ce que l'on fera... On m'a dit que l'on vous avait envoyé une liste de douze carlistes : si vous êtes embarrassé de trouver douze républicains, disposez de moi, c'est toujours une unité.
- Mais, si je ne suis pas embarrassé de les trouver... ?
- Alors, cher ami, dispensez-moi de cette bagarre.
- Vous n'y mettez pas d'enthousiasme.
- Je trouve la cause ridicule.
- Comment ! ridicule ?
- Oui, à mon avis, on eût dû attendre en silence des nouvelles officielles de Blaye. La duchesse de Berry, avant tout, est une femme ; et de quel droit dit-on d'une princesse, parce qu'elle est princesse, ce que vous ne voudriez pas dire de la veuve de votre épicier ?
- Que voulez-vous ! dit Carrel, qui sentait qu'au fond, et au point de vue chevaleresque, j'avais raison, la question est engagée ainsi...
- Il faut la soutenir.
- Etes-vous d'une certaine force ?
- Au pistolet, oui... à l'épée, non...
- Alors, vous vous battriez au pistolet ?
- Non, je me battrais à l'épée.
- Comment arrangez-vous cela ?
- C'est une affaire de sentiment, vous savez. Je me suis battu deux fois à l'épée : deux fois j'ai touché mon adversaire ; je ne me suis battu qu'une fois au pistolet, et, quoique mon adversaire tirât fort mal, puisque la balle a frappé à terre et à six pas de moi, cette même balle m'a traversé le mollet.
- Voulez-vous tirer quelques bottes avec moi ?
- Si cela peut vous être agréable.
- Venez.
Nous passâmes dans une espèce de chambre-salon où il y avait des fleurets et des masques.
Nous nous mimes en garde.
Je tire mal, comme je l'ai dit, quoique Grisier, par amitié pour moi, m'ait fait une réputation de bon tireur qui m'a sauvé plus d'un duel ; seulement, à cette époque, ayant eu occasion de rendre un petit service d'argent à un brave homme nommé Castelli, qui était de première force à l'épée, et qui servait de répétiteur à tous les maîtres en renom, il n'avait trouvé d'autre moyen de s'acquitter envers moi que de venir de temps en temps me donner une leçon. Il en résulta que, sans m'en douter, comme ses leçons étaient excellentes, je me trouvai plus fort que je ne le croyais moi-même.
Comme élève de Grisier, j'avais un peu de défense plutôt que d'attaque. Carrel me porta plusieurs coups que j'évitai, soit en rompant d'un pas, soit en parant des contres.
Carrel s'emportait facilement, et je sentis que son jeu se ressentait de cet emportement.
- Prenez garde, lui dis-je, en faisant ainsi sur le terrain, vous courriez grand risque d'être arrêté court ou touché en riposte.
- C'est vrai, me dit-il en jetant son fleuret ; mais je suis fataliste comme un musulman : ce qui doit arriver est écrit.
- Trouvez-vous que je tire suffisamment pour me faire l'honneur de m'inscrire ?
- Oui ; mais je ne vous inscrirai pas.
- Pourquoi ?
- Parce que j'ai reçu une liste, c'est vrai ; qu'elle porte douze noms, c'est encore vrai ; mais, dans ces douze noms, le National n'en doit choisir qu'un seul.
- Et... ?
- Et je choisis M. Roux-Laborie.
- C'est donc vous qui vous battez ?
- Pardieu ! répondit Carrel.
- Et quand cela ?
- Demain.
- C'est décidé ?
- Parfaitement décidé.
- Je présume que vous avez déjà vos témoins ?
- Oui.
- C'est... ?
- Grégoire et d'Hervas.
- Et vous vous battez... ?
- A l'épée... Je suis comme vous : je tire peut-être mieux le pistolet que l'épée ; mais j'avoue que j'ai un faible pour l'épée : à l'épée, on défend sa vie, au pistolet, on la livre.
- Vous n'avez pas besoin de moi ?
- Non.
- En rien ?
- Merci.
- Bonne chance, cher ami !
Carrel fit un mouvement d'épaules qui signifiait : « Il en sera ce qu'il plaira à Dieu ! »
Je rentrai chez moi, où je trouvai deux de mes amis qui m'attendaient pour le cas où je serais porté sur la liste. Je leur annonçai la résolution de Carrel. Carrel était si parfaitement brave, que cela n'étonna personne, qu'il se fit le champion de la République – quoique ce fût un singulier républicain – et qu'il prît le duel pour son compte.
Pendant ce temps, c'est-à-dire le 1er février 1833, la réponse de M. Albert de Calvimont était portée à La Tribune par MM. Albert Berthier et Théodore Anne, chargés de maintenir la lutte sur le terrain individuel, le seul que M. Albert de Calvimont voulût accepter.
La discussion fut longue entre les deux témoins de M. Albert de Calvimont et M. Marrast, auquel s'adressait la réponse de M. de Calvimont, M. Marrast, entouré de tous ses amis, et poussé par eux, voulait une véritable bataille dans laquelle les forces des deux partis eussent donné ; les amis de M. de Calvimont, de leur côté, ne pouvaient qu'offrir le duel, tout accord autre que celui-là les exposant à un désaveu.
Au milieu de la discussion arriva une communication du National : elle annonçait la provocation reçue par Carrel. On tint conseil, et l'on décida qu'il ne fallait prendre aucun engagement avant de savoir ce que ferait Carrel lui-même.
On se borna donc, pour le moment, à mettre la communication sous les yeux des deux témoins de M. de Calvimont, et à ajourner la discussion jusqu'au soir.
Le soir, la décision de Carrel fut connue : il avait choisi M. Roux-Laborie fils, non seulement comme royaliste, mais encore parce que M. Roux- Laborie était fils d'un homme qui avait des intérêts dans le Journal des Débats, journal dévoué à la royauté de juillet.
Les détails du combat furent réglés entre MM. Grégoire et d'Hervas, témoins de Carrel, et Théodore Anne et Albert Berthier, témoins de M. Roux-Laborie.
Carrel, comme provoqué, avait le choix des armes : il choisit l'épée.
Le lendemain samedi, 2 février – jour de la première représentation de Lucrèce Borgia – M. Roux-Laborie, accompagné de MM. Berthier et Théodore Anne, se rendit à la barrière de Clichy, où arriva presque immédiatement Armand Carrel, assisté de M. d'Hervas, capitaine de chasseurs, et de Grégoire.
Les deux adversaires restèrent chacun dans sa voiture ; les témoins descendirent et s'abouchèrent.
Alors, un incident qui, avec un autre homme que le brave et loyal Carrel, eût fait manquer la rencontre s'éleva entre les témoins. Les seconds de M. Roux-Laborie, d'après les instructions reçues des chefs du parti carliste, déclarèrent que leur ami était prêt à répondre de son défi, mais qu'il désirait seulement se battre avec un autre que Carrel, attendu que les sentiments que les légitimistes avaient pour le rédacteur en chef du National étaient bien plutôt des sentiments de reconnaissance que des sentiments de haine, Carrel ayant, devant les assises de Blois, par sa déposition franche et loyale, sauvé la vie à l'un des leurs, M. de Chièvres, accusé de participation aux affaires de la Vendée. – Au reste, en cette occasion, Carrel n'avait fait pour M. de Chièvres, en 1832, que ce que M. de Chièvres avait fait pour Carrel quand Carrel était accusé, en 1823, de complot contre l'Etat.
Si Carrel était blessé, disaient MM. Théodore Anne et Albert Berthier, le deuil existerait dans les deux camps, tandis que, si, au contraire, M. Roux- Laborie était atteint, le deuil n'existerait que dans un seul ; la partie ne serait donc pas égale.
Par tous ces motifs, les témoins de M. Roux-Laborie demandaient le remplacement de Carrel par telle autre personne que l'on voudrait. M. Roux Laborie était prêt à accepter cette personne, quelle qu'elle fût.
Ces observations furent transmises à Carrel. Il descendit de sa voiture, s'approcha des témoins, les remercia de ce qu'ils avaient dit de flatteur pour lui, mais déclara, en même temps, qu'il n'avait pas l'habitude de se faire remplacer, et que, venu pour se battre, il se battrait.
La résolution de Carrel était positive, il fallut céder.
On remonta en voiture, et l'on chercha un endroit convenable à une rencontre ; on fut longtemps sans le trouver. Enfin, l'on s'arrêta derrière une usine, du côté de l'île Saint-Ouen. Jusque-là, on avait trouvé la terre trop humide et trop glissante ; là seulement, le terrain était solide, à cause du charbon de terre qui y avait séjourné.
Les deux adversaires descendirent alors de leur voiture, se saluèrent avec politesse, et tombèrent en garde.
L'engagement fut court et vif. Les deux adversaires, après deux ou trois passes, se fendirent en même temps.
L'épée de Carrel avait seulement traversé le bras de M. Roux-Laborie.
Les témoins arrêtèrent le combat, en s'écriant :
- Il y a un blessé !
Et ils s'approchèrent de M. Roux-Laborie.
- Mais, moi aussi, dit tranquillement Carrel, je suis blessé.
Et, en même temps, il porta la main au bas-ventre.
Tandis que le médecin de M. Roux-Laborie, M. Bouché-Dugua, pansait son client, Dumont, médecin de Carrel, constatait une blessure grave à l'aine.
M. Roux-Laborie put être emmené en voiture ; mais, pour Carrel, la chose fut impossible. On courut à l'usine, on prit un matelas que l'on étendit sur un brancard de charrette qui se trouvait là, on plaça Carrel sur le matelas, et ses témoins, aidés des amis de M. Roux-Laborie, qui étaient restés auprès d'eux, transportèrent le blessé à l'usine, où l'on s'empressa de lui donner l'hospitalité.
Carrel fut soigné par Dumont ; mais son état était trop grave pour qu'il pût être ramené en voiture à Paris : c'eût été provoquer un accident fatal, le mouvement de la voiture pouvant amener l'extravasation du sang.
Un des témoins de M. Roux-Laborie courut à Clichy, et rapporta une civière sur laquelle on put ramener Carrel à sa maison de la rue Blanche.
On envoya chercher aussitôt M. Dupuytren, qui accourut.
La blessure était grave : l'épée était entrée de trois pouces, à peu près, et avait traversé le foie ; on ne pouvait encore rien préjuger sur le résultat de l'accident.
Le même soir, le bruit de l'événement se répandit dans Paris, avec la rapidité des mauvaises nouvelles.
Il faut avoir vécu à cette époque d'exaltation et d'enthousiasme pour avoir idée du prestige qui s'attachait au nom de Carrel.
Le lendemain, le duel et les détails du duel faisaient le premier-Paris de tous les journaux.
Nous ouvrons au hasard le premier venu ; c'est Le Corsaire.
Lisons :

« 2 février 1833. – C'est avec une inexprimable douleur que tout ce qui porte un coeur généreux a connu hier la nouvelle de la blessure qu'a reçue M. Armand Carrel, dans une rencontre avec M. Roux-Laborie, un des légitimistes dont les noms avaient été envoyés au National. Mais il est tout à fait impossible de faire comprendre quelles ont été l'indignation et l'affliction des patriotes en apprenant ce déplorable événement.
« Les carlistes sauront que notre énergie n'avait pas besoin d'être poussée jusqu'au désespoir ; ce que nous accomplissions comme un devoir, nous l'accomplirons maintenant comme une obligation sacrée.
« M. Armand Carrel, par la hauteur de son talent, par la noble fermeté de son caractère, par l'éclat et l'utilité des services qu'il a rendus, et surtout par la haine que lui avaient vouée les ennemis de nos libertés, est un de ces hommes dont la jeunesse a déjà honoré le pays.
« Le parti qui l'a frappé n'a pas la monnaie de M. Carrel.
« Obéissant à un élan généreux, alors même qu'il repoussait par le raisonnement une agression injuste, il a accepté une rencontre dans la triste collision à laquelle nous sommes aujourd'hui en butte.
« Il a été atteint d'un coup d'épée dans la région de l'aine ; son état n'est pas désespéré : M. Dupuytren, appelé près de lui, a constaté la gravité de la blessure, sans ôter tout espoir.
« L'avenir est si immense pour M. Carrel, que nous ne pouvons nous habituer à l'accablante idée qu'il sera sitôt terminé. Il est des hommes qui semblent unis aux destinées de la patrie.
« Et nous auxquels il témoignait un si touchant intérêt lors du malheur qui, dans la même cause, avait frappé un de nos amis, nous ne cesserons de l'entourer de notre reconnaissance, de nos voeux, de notre dévouement, et aussi de ce patriotisme qu'il enseignait si bien, et dont il nous a donné de si beaux exemples. »

Paris tout entier alla s'inscrire chez Carrel. Au nombre des vingt premiers noms portés sur la liste, on lisait ceux de La Fayette, de Chateaubriand, de Béranger, de Thiers et de Dupin.
La société Aide-toi, le Ciel t'aidera nomma une commission de trois membres pour aller, au nom de toute la société, s'inscrire chez Carrel, et lui exprimer toute sa symphathie pour la loyale et courageuse conduite qu'il avait tenue pendant toute cette affaire. La commission se composait de MM. Thiard, Lariboisière et Lemercier, de l'Institut.
Le soir même du duel, M. Albert Berthier, l'un des témoins de M. Roux Laborie, recevait de M. d'Hervas la lettre suivante :

« Monsieur,

C'est avec un profond chagrin qu'en échange de vos bons et de vos généreux procédés de ce matin, je me vois forcé de vous demander une rencontre pour demain. M. Carrel est l'homme que j'aime et que j'estime le plus au monde. Il est grièvement blessé : l'honneur m'ordonne de le venger. Votre conduite obligeante de ce matin a seule retenu sur mes lèvres la demande que je vous fais en ce moment. Je sais que vous êtes homme d'honneur, je suis certain que vous me comprendrez. Je passe la nuit chez M. Carrel, c'est là que j'attendrai votre réponse demain matin. Choisissez les armes, le lieu du rendez-vous et l'heure. Mais je désire que nous nous rencontrions demain dans la journée, car je suis obligé de rentrer le soir à mon régiment.
Agréez l'assurance de l'estime de votre très humble serviteur. »

                    d'Hervas.

Le dimanche matin, M. Hervas reçut cette réponse :

« 3 février 1833.

Monsieur,
La police m'enlève ; je n'ai que le temps de vous répondre que, pour le moment, il m'est impossible de me rendre à votre invitation.
Vous me comprenez.
Agréez, etc. »

                    Albert Berthier.

Une lettre à peu près semblable à celle qu'avait écrite M. Berthier avait été écrite par M. Grégoire à Théodore Anne.
Mais, comme M. Albert Berthier, Théodore Anne venait d'être arrêté.
Force fut donc d'ajourner la rencontre.
Mais, pour qu'on sût bien qu'une force majeure entravait seule les rencontres proposées, le parti républicain fit insérer dans les journaux la note suivante, qui était une réponse publique aux lettres de MM. Berthier et Théodore Anne.

« Nous regrettons vivement, messieurs, qu'une arrestation, ou des menaces d'arrestation ne vous permettent pas de répondre à la lettre que nous vous avons écrite hier ; nous désirons, autant que vous pouvez le désirer vous- mêmes, qu'un prompt élargissement vous permettre de répondre bientôt à notre appel.
Au surplus, nous accepterons volontiers, en vous attendant, les légitimistes par lesquels il vous plaira de vous faire remplacer. »

                    d'Hervas, Grégoire.

On voit que le tournoi était engagé carrément, et à fer émoulu.
Les arrestations de MM. Berthier et Théodore Anne ne firent, comme on le comprend bien, qu'exaspérer les deux partis. – Le véritable ennemi dans tout cela, carlistes et patriotes le sentaient bien, c'était le gouvernement de Louis Philippe.
La lettre suivante fut adressée aux rédacteurs du Revenant :

« Messieurs,

Nous avons regardé comme une provocation directe votre démarche d'hier au National et à la Tribune.
Hier, vous avez refusé notre défi ; aujourd'hui, après ce qui vient de se passer entre MM. Armand Carrel et Roux-Laborie, nous tenons plus que jamais à soutenir ce que nous avons avancé, et à poursuivre par tous les moyens sur votre parti une juste et éclatante réparation.
Nous vous envoyons une première liste de douze personnes, puisque, hier, vous avez parlé de douze des vôtres. Nous ne demandons pas douze duels simultanés, mais successifs, et dans des temps et des lieux dont nous conviendrons facilement.
Point d'excuse, point de prétexte, qui ne vous sauveraient pas d'une lâcheté, ni surtout des conséquences qu'elle entraîne.
Entre votre parti et le nôtre, désormais la guerre est engagée par un premier combat. Plus de trêve que l'un des deux n'ait fléchi devant l'autre. »

                    Armand Marrast, Godefroy Cavaignac, Gardarin.

Puis venaient les noms de douze patriotes.
Une lettre semblable fut adressée aux bureaux de la Quotidienne. Elle était signée d'Ambert, de Guinard et de Thévenin.
En même temps, Germain Sarrut, assisté de MM. Delsart et Saint-Edme, se rendait chez M. de Genoude, qui répondit aux explications demandées :

« Monsieur,
Les rédacteurs de la Gazette désapprouvent formellement la conduite des hommes de leur parti qui ont provoqué les écrivains rédacteurs des différents journaux et refusent, par conséquent, de prendre une part quelconque à la querelle élevée entre les deux partis. »

De son côté, la Quotidienne écrivit la lettre suivante en réponse à celle d'Ambert, de Guinard et de Thévenin :

« MM. de Montfort, M. de Calvimont et autres étant arrêtés ou sous le poids d'un mandat d'amener, l'objet de la lettre de MM. du National ne peut être rempli pour le moment.
– 3 février. »

Cette lettre fut reçue le 4.
Le 5, les journaux patriotes contenaient la note suivante :

« Les lettres adressées hier par nos amis aux champions de la légitimité ont été appuyées aujourd'hui de démarches faites par plusieurs d'entre eux auprès de ces messieurs, pour les engager à prendre un parti, et à ne pas prolonger une situation qui n'était jusqu'ici ni une acceptation ni un refus formel. Il paraît maintenant qu'il n'y a plus d'équivoque. On n'accepte pas. »

Pendant ce temps, les rencontres partielles avaient lieu..
Le 2 février, préoccupé par la première représentation de Lucrèce Borgia, je n'avais fait qu'une courte apparition au National ; on n'y savait pas encore le résultat de la rencontre. J'y trouvai M. de Beauterne, un de mes amis, caractère fiévreux et exalté. Il venait se faire inscrire ; mais, apprenant que la liste était close, il résolut d'agir pour son propre compte.
Nous revînmes ensemble, il monta chez moi, me demanda une plume, de l'encre et du papier, et écrivit à Nettement, rédacteur de la Quotidienne, pour lui offrir une rencontre.
Il me pressait beaucoup d'en faire autant ; cela m'était assez difficile : tout républicain que j'étais, je comptais certainement plus d'amis parmi les carlistes que parmi les républicains.
Il y mit une telle insistance, qu'il n'y eut pas moyen pour moi de reculer.
Je pris à mon tour la plume et j'écrivis :

« Mon cher Beauchêne,

Si votre parti est aussi bête que le mien, et vous force de vous battre, je vous demande la préférence, enchanté que je serai toujours de vous donner une preuve d'estime, à défaut d'une preuve d'amitié.

                    Tout à vous, »
                    Alex. Dumas.

Beauterne poussa la complaisance jusqu'à se charger de faire parvenir la lettre. – Beauchêne était à la campagne, et il ne revenait que dans huit ou dix jours ; mais son concierge s'était chargé de lui faire passer la lettre où il était.
Le 4 février, la rencontre offerte par Beauterne à Nettement eut lieu. Ce dernier reçut un coup d'épée à travers le bras.
Au reste, les bulletins qui nous arrivaient de la santé de Carrel étaient satisfaisants. Personne n'entrait dans sa chambre, excepté la dévouée créature qui ne le quittait pas, et M. Dupuytren, qui venait le voir deux fois par jour.
Le 5 février, Le Revenant paraissait en blanc : une note d'une demi-ligne annonçait que tous ses rédacteurs étaient arrêtés.
Le 6, on arrêtait M. Sarrut.
Le même jour, j'avais reçu une lettre de Beauchêne : il était retenu pour quelques jours encore à la campagne ; mais, aussitôt son retour, il se mettait à ma disposition.
Toutefois, il n'y avait plus moyen de se battre : chacun de nous avait un agent de police qui ne le quittait pas plus que son ombre.
Le 9, Carrel allait assez bien pour que quelques-uns de ses amis pussent être introduits dans sa chambre. J'y entrai avec deux ou trois autres : M. Dupuytren y était. C'était la première fois que je le voyais. Il faisait une dissertation sur la prompte et facile guérison des coups d'épée, et promettait à Carrel qu'avant huit jours il serait sur pied.
Un mois auparavant, voici ce qui était arrivé à l'illustre praticien :
Un officier payeur avait joué et perdu une somme considérable prise à la caisse du régiment ; rentré chez lui, il n'avait vu d'autre alternative que les galères ou la mort. Il avait choisi la mort.
Puis, avec un prodigieux sang-froid, après avoir écrit la cause de son suicide, il avait tiré son épée, en avait appuyé le pommeau à la muraille, la pointe à sa poitrine, et avait fait un pas en avant : l'épée était entrée de six pouces...
Il avait continué de pousser ; l'épée était entrée d'un pied... Il avait poussé encore : la garde de l'épée, comme on dit en termes de salle d'armes, lui avait servi d'emplâtre.
Malgré cela, il était resté debout !
Alors, il avait eu un remords ; le désir de la vie l'avait repris ; il avait sonné son domestique ; seulement, comme il se sentait faible, il s'était mis, pour l'attendre, à califourchon sur une chaise.
C'était dans cette position qu'en entrant le domestique l'avait trouvé. Celui- ci n'y avait rien compris d'abord ; il ne se rendait pas compte de cette garde d'épée appuyée à la poitrine, et de ces dix-huit pouces de fer sortant entre les deux épaules.
- Allez me chercher M. Dupuytren, lui avait dit l'officier.
Le domestique avait voulu entrer dans des explications.
- Allez ! Allez ! avait répété l'officier. Sacrebleu ! vous voyez bien qu'il n'y a pas de temps à perdre !
L'officier devenait très pâle, et il se faisait à ses pieds une mare de sang.
Le domestique vit qu'en effet il n'y avait pas de temps à perdre, et courut chez M. Dupuytren.
Quand M. Dupuytren arriva, le blessé avait glissé en bas de sa chaise, et était couché évanoui sur le côté.
M. Dupuytren avait retiré l'épée avec la plus grande précaution, avait appliqué un double appareil, et, voyant un papier écrit, s'en était emparé : la cause du suicide lui avait alors été expliquée.
Avec le papier, il avait été trouver un banquier, et celui-ci lui avait donné les cent cinquante louis perdus par l'officier.
La veille du jour où M. Dupuytren nous racontait cela, l'officier s'était levé et avait pu aller à son bureau. En ouvrant son tiroir, il y avait trouvé les cent cinquante louis.
L'homme était sauvé deux fois.
Tandis que Carrel marchait vers sa guérison, les arrestations préventives continuaient ; mais, le 14 février, la chambre du conseil rendit un arrêt de non-lieu en faveur des témoins de M. Roux-Laborie, et MM. Albert Berthier et Théodore Anne furent mis en liberté.
Le premier acte de liberté que firent ces messieurs fut de se mettre à la disposition de MM. d'Hervas et Achille Grégoire ; seulement, ne voulant pas engager cette succession de combats posée en principe, ils choisirent leurs témoins parmi les républicains.
Ainsi MM. Mathieu et Alexis Dumesnil devinrent les témoins de M. Berthier, et Etienne Arago et Anténor Joly ceux de M. Théodore Anne.
Mais, le 15 au matin, MM. Théodore Anne et Albert Berthier reçurent cette lettre écrite en double par Carrel.
Nous avons sous les yeux celle qui était adressée à Théodore Anne.

« Paris, 15 février 1833.

J'ai appris, monsieur, avec une satisfaction bien vive, qu'aujourd'hui, enfin, vous aviez été rendu à vos affaires et à vos amis. Je ne saurais protester trop énergiquement contre le motif sur lequel on a osé fonder votre détention arbitraire ; mais j'ai surtout besoin de vous dire, monsieur, combien j'ai été sensible aux soins que votre loyauté généreuse m'a prodigués au moment où je pouvais craindre de n'avoir de droits qu'à la douleur et à l'active sollicitude de mes témoins et amis. Dans ce moment périlleux pour moi, il m'a été difficile de distinguer entre le dévouement des amis qui avaient voulu soutenir ma cause et partager mes dangers, et la courtoisie généreuse des hommes d'honneur que M. Roux-Laborie avait choisis pour seconds. Croyez, monsieur, que j'ai tout vu, tout remarqué dans le temps même où des souffrances aigus semblaient me refuser la lumière, et que je n'oublierai jamais les empressements dont vous m'avez personnellement comblé. C'est assez vous dire, monsieur, combien j'ai été désolé que mes témoins aient cru devoir, cédant à l'émotion du moment, chercher en vous et en M. Berthier des adversaires ; à l'avenir, il ne me sera plus permis de vous compter qu'au nombre des gens qui me veulent du bien, et à qui j'en veux beaucoup. En retour, recevez-en l'assurance et croyez-moi

          Votre plus dévoué serviteur, »
          Carrel.

Le même jour, Carrel sortit, passa à la Tribune et au National, et alla faire une visite à M. Roux-Laborie, que sa blessure, bien moins grave que celle de son adversaire, et cependant bien plus lentement guérie, retenait encore dans sa chambre.
Au reste, après la lettre de Carrel, il n'y avait plus de duels possibles. Le 17 février, on lisait dans les journaux républicains la note suivante :

« 17 février. – On se souvient qu'à la suite de la rencontre qui eut lieu entre MM. Carrel et Roux-Laborie, les témoins de M. Carrel adressèrent une provocation aux témoins de M. Laborie, MM. Albert Berthier et Théodore Anne. On sait que ces deux messieurs avaient été mis en état d'arrestation, comme prévenus de provocation au meurtre. Cette accusation ayant été abandonnée, MM. Albert Berthier et Théodore Anne ont dû, en recouvrant la liberté, avertir les témoins de M. Carrel qu'ils se trouvaient ainsi à leur disposition ; ils ont ajouté que, ne voulant pas qu'une rencontre entre eux pût avoir un caractère politique, ils choisissaient leurs témoins parmi les amis politiques des témoins de M. Carrel.
« Les témoins des deux partis, s'étant réunis, ont pensé ne pouvoir pas permettre qu'aucune suite fût donnée à cette affaire, puisque, de la part de MM. Berthier et Théodore Anne, la question de l'affaire politique est abandonnée, et que la provocation de MM. d'Hervas et Achille Grégoire n'était motivée que par le danger que pouvait courir alors M. Armand Carrel, danger heureusement et promptement dissipé. Les choses étant en cet état, les témoins soussignés prononcent que toute collision entre les amis de MM. Armand Carrel et Laborie, quand les motifs n'existent plus, serait injustifiable aux yeux de la raison et de l'honneur. »

                    Ambert, Guinard, Grégoire Lecocq, Ozanne,
          témoins de MM. d'Hervas et Achille Grégoire.
                    Mathieu, Alexis Dumesnil, Etienne Arago, Anténor Joly,
          témoins de MM.Berthier et Théodore Anne.

Le 14, nous l'avons dit, MM. Théodore Anne et Albert Berthier avaient été mis en liberté.
Le 15, Beauchêne était revenu de la campagne, et m'avait fait avertir de son arrivée. Le lendemain, nos témoins s'abouchaient : mais, comme je l'ai dit, après la lettre de Carrel, il n'y avait plus de duels possibles.
D'ailleurs, le bruit de la grossesse de la duchesse de Berry, sans être officiel, prenait une consistance sérieuse. Personne n'en doutait déjà plus, quand, dans la partie officielle du Moniteur du 26 février, on lut :

« Le vendredi 22 février, à cinq heures et demie, madame la duchesse de Berry a remis à M. le général Bugeaud, gouverneur de la citadelle de Blaye, la déclaration suivante :
"Pressée par les circonstances et par les mesures ordonnées par le gouvernement, quoique j'eusse les motifs les plus graves pour tenir mon mariage secret, je crois devoir à moi-même, ainsi qu'à mes enfants, de déclarer m'être mariée secrètement pendant mon séjour en Italie.
De la citadelle de Blaye, ce 22 février 1833.

                    Signé : Marie-Caroline.

Cette déclaration, transmise par M. le général Bugeaud à M. le président du conseil, ministre de la guerre, a été immédiatement déposée aux archives de la chancellerie de France. »

Pas un mot sur la grossesse de Son Altesse royale n'était prononcé dans ces lignes ; mais on sentait parfaitement qu'elles n'avaient été écrites qu'à cause de cette grossesse.
Au reste, ce ne fut que deux mois et demi plus tard que le nom du nouveau mari de madame la duchesse de Berry fut officiellement prononcé dans le procès-verbal d'accouchement.
Voici ce procès-verbal, curieux pendant à celui qui fut dressé aux Tuileries, le jour de la naissance du duc de Bordeaux :

« L'an mil huit cent trente-trois, le dix mai, à trois heures et demie du matin ;
« Nous soussignés, Thomas-Robert Bugeaud, membre de la Chambre des députés, maréchal de camp, commandant supérieur de Blaye ;
« Antoine Dubois, professeur honoraire à la faculté de médecine de Paris ;
« Charles-François Marchand-Dubreuil, sous-préfet de l'arrondissement de Blaye ;
« Daniel-Théotime Pastoureau, président du tribunal de première instance de Blaye ;
« Pierre Nadaud, procureur du roi près le même tribunal ;
« Guillaume Bellon, président du tribunal de commerce, adjoint au maire de Blaye ;
« Charles Bordes, commandant de la garde nationale de Blaye ;
« Elie Descrambes, curé de Blaye ;
« Pierre-Camille Delord, commandant de la place de Blaye ;
« Claude-Olivier Dufresne, commissaire civil du gouvernement à la citadelle ;
« Témoins appelés à la requête du général Bugeaud, à l'effet d'assister à l'accouchement de Son Altesse royale Marie-Caroline, princesse des Deux Siciles, duchesse de Berry.
« MM. Merlet, maire de Blaye, et Regnier, juge de paix, témoins également désignés, se trouvant momentanément à la campagne, n'ont pas pu être prévenus à temps.
« Nous nous sommes transportés dans la citadelle de Blaye, et dans la maison habitée par Son Altesse royale ; nous avons été introduits dans un salon qui précède une chambre dans laquelle la princesse se trouvait couchée.
« M. le docteur Dubois, M. le général Bugeaud et M. Delord, commandant de la place, étaient dans le salon dès les premières douleurs ; il ont déclaré aux autres témoins que madame la duchesse de Berry venait d'accoucher à trois heures ; qu'ils l'avaient vue accouchant, et recevant les soins de MM. les docteurs Deneux et Menière, M. Dubois étant resté dans l'appartement jusqu'à la sortie de l'enfant.
« M. le général Bugeaud est entré demander à madame la duchesse si elle voulait recevoir les témoins ; elle a répondu : " Oui aussitôt qu'on aura nettoyé et habillé l'enfant."
« Quelques instants après, madame d'Hautefort s'est présentée dans le salon, en invitant, de la part de la duchesse, les témoins à entrer ; et nous sommes immédiatement entrés.
« Nous avons trouvé la duchesse de Berry couchée dans son lit, ayant un enfant nouveau-né à sa gauche : au pied de son lit était assise madame d'Hautefort ; madame Hansler, MM. Deneux et Menière étaient debout à la tête du lit.
« M. le président Pastoureau s'est alors approché de la princesse, et lui a adressé à haute voix les questions suivantes :
« - Est-ce à madame la duchesse de Berry que j'ai l'honneur de parler ?
« - Oui.
« - Vous êtes bien madame la duchesse de Berry ?
« - Oui, monsieur.
« - L'enfant nouveau-né qui est auprès de vous est-il le vôtre ?
« - Oui, monsieur, cet enfant est de moi.
« - De quel sexe est-il ?
« - Il est du sexe féminin. J'ai, d'ailleurs, chargé M. Deneux d'en faire la déclaration.
« Et, à l'instant, Louis-Charles Deneux, docteur en médecine, ex-professeur de clinique d'accouchement de la faculté de Paris, membre titulaire de l'Académie royale de médecine, a fait la déclaration suivante :
« - Je viens d'accoucher madame la duchesse de Berry, ici présente, épouse en légitime mariage du comte Hector de Lucchesi-Palli, des princes de Campo-Franco, gentilhomme de la chambre du roi des Deux-Siciles, domicilié à Palerme.
« M. le comte de Brissac et madame la comtesse d'Hautefort, interpellés par nous s'ils signeraient la relation de ce dont ils ont été témoins, ont répondu qu'ils étaient venus ici pour donner leurs soins à la duchesse de Berry, comme amis, mais non pour signer un acte quelconque.
« De tout quoi nous avons dressé le présent procès-verbal en triple expédition, dont l'une a été déposée en notre présence aux archives de la citadelle ; les deux autres ont été remises à M. le général Bugeaud, gouverneur, que nous avons chargé de les adresser au gouvernement, et avons signé après lecture faite, les jour, mois et an que dessus. »

A notre avis, madame la duchesse de Berry eut un tort plus grave que celui d'épouser M. le comte de Lucchesi-Palli – noble et loyal gentilhomme sicilien, du reste, dont j'ai eu l'honneur de connaître la famille pendant mon voyage en Sicile. Ce tort, ce fut de signer la déclaration du 22 février et le procès-verbal d'accouchement du 10 mai 1833 ; aucune puissance humaine ne pouvait l'y contraindre, et l'opposition contre le gouvernement était telle à cette époque, que toute pièce officielle non signée de madame la duchesse de Berry pouvait être, sinon avec bonne foi, du moins avec succès, répudiée comme apocryphe. Entre la dénégation du parti carliste et l'affirmation du juste milieu, l'opinion publique fût demeurée indécise.
C'est ainsi que l'on traversa une des périodes les plus fiévreuses du commencement du règne de Louis-Philippe. Elle eut un avantage réel : ce fut de rapprocher, non point comme opinion, mais comme estime, le parti carliste du parti républicain. MM. Théodore Anne et Berthier, en touchant la main de MM. d'Hervas et Grégoire, de même que Carrel en touchant l'épée de M. Roux-Laborie, se donnèrent cette preuve d'estime dont je parlais à Beauchêne, et que l'on se donne entre ennemis, à défaut d'une preuve d'amitié.
Et, maintenant, nous demandons à nos patients et fidèles lecteurs la permission de clore provisoirement ici la série de nos Mémoires. Plus tard, si l'accueil qui leur est fait répond à notre attente, et que Dieu veuille bien nous prêter vie, nous reprendrons notre plume de chroniqueur, avec l'espoir de fournir de nouveaux et curieux matériaux à l'histoire véridique de notre temps.

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