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Chapitre CCLXIII


Débuts d'Eugène Sue dans le journalisme. – L'Homme-Mouche. – Le mouton mérinos. – Eugène Sue dans la marine. – Il assiste à la bataille de Navarin. – Il se met dans ses meubles. – Dernière folie de jeunesse. – Un autre « Fils de l'homme ». – Bossange et Desforges.

Vers la fin de 1825, Eugène Sue revint de Toulon.
Il trouva la Nouveauté dans l'état le plus prospère. Comme son ami Ferdinand Langlé en était le directeur, comme lui, Eugène Sue, venant de faire jouer un à-propos à Toulon, était auteur, il devint tout naturellement rédacteur du journal ; on lui demanda des articles : il en fit quatre, une série intitulée l'Homme-Mouche.
Ce sont les premières lignes de l'auteur de Mathilde et des Mystères de Paris qui aient été imprimées ; il nous semble curieux de les consigner ici. – Nos Mémoires, nous l'avons dit, sont les archives littéraires de la première moitié du XIXème siècle ; d'ailleurs, il est toujours intéressant pour les artistes d'étudier le point de départ d'un homme arrivé au sommet élevé où est parvenu notre illustre confrère.
Voici les quatre articles qu'il écrivit pour la Nouveauté, et qui parurent, le premier dans le numéro du lundi 23 janvier 1826, le second dans le numéro du mercredi 25, le troisième dans le numéro du dimanche 29, et le quatrième dans le numéro du mardi 31.

Première lettre de l'Homme-Mouche.
A Monsieur le préfet de police.

« Monsieur le préfet,

Je prends la liberté de me rappeler à votre souvenir ; car vous n'ignorez pas que, depuis dix ans que je suis au bagne de Toulon, je n'ai pas interrompu un seul instant les honorables fonctions que l'on m'a confiées. Cependant, comme il serait possible que vous m'eussiez oublié, je vais vous tracer de nouveau un petit tableau de mon existence physique et morale.
Je m'appelle de *** ; oui, monsieur le préfet, de *** ! Mon nom est précédé de la particule, et j'ai pourtant été confondu avec un tas de coquins obscurs... Mais, hélas ! vous le savez comme moi, dans ce monde, à quoi n'est-on pas exposé ? Revenons à mon portrait. – Je ne suis ni grand ni petit, ni beau ni laid ; j'ai une de ces figures qui s'oublient facilement, ce qui est un grand avantage dans notre état, car, si l'on nous reconnaissait toujours, nous serions souvent exposés à des scènes fort désagréables. La nature m'a doué d'un de ces regards obliques que le vulgaire appelle louches, mais que nous autres savons apprécier ; car, lorsqu'on a l'air de regarder d'un côté, on voit de l'autre. J'ai l'organe de ouïe très développé, et, dans une conversation, pas un mot ne m'échappe. Enfin, ma colonne vertébrale est excessivement souple, ce qui m'a été d'une grande utilité dans mainte occasion... Quant au moral, j'ai l'air le plus engageant du monde : je suis poli, affable, obséquieux même, et je possède la flatterie au plus haut degré ; je m'insinue dans l'intérieur des familles, je pénètre les replis les plus cachés du coeur humain : un regard, un demi-mot, me mettent sur la voie, et, quand, malgré toute ma pénétration, toute ma science, je n'ai rien trouvé, alors j'invente !
Grâce à cette réunion d'heureuses qualités, vous eûtes la bonté de me donner de l'emploi. Criblé de dettes, connu comme un assez mauvais sujet de bon ton... vous entendez ? un de vos agents qui pouvait m'apprécier me proposa d'entrer dans la grande confrérie ; j'acceptai, et ce nouvel état ne servit qu'à développer mon naturel ; car je fus accusé pour faux ! J'eus beau supplier, intriguer, faire parler en ma faveur par un de mes confrères de Montrouge... impossible de me disculper : la justice et les tribunaux n'entrent pas, malheureusement, dans tous ces petits intérêts-là ; elle ne plaisante jamais. Je fus condamné à dix ans de travaux forcés. Quelle humiliation pour un agent de l'autorité !
A peine arrivé dans ce vaste établissement... qui rend réellement d'immenses services à la société, et qu'on devrait nommer autrement, par égard pour nous autres gens bien nés... ma figure plut à l'inspecteur de police ; il devina mes talents, me fit des propositions. Malgré le voeu que j'avais fait de ne plus servir un pays aussi ingrat, la philanthropie, le désir du bien général, etc., etc., me déterminèrent ; mais hélas ! quelle décadence, monsieur le préfet ! Etre réduit à examiner la conduite morale et politique des galériens... moi qui avais exercé cet état important dans la meilleure société ! Vous m'avouerez que c'est très désagréable. Outre que les agents en chef ne sont pas honnêtes du tout... Au moins, dans la capitale, on gazait les termes ; vous nous faisiez appeler agents de l'autorité, voire même du gouvernement, tandis que là, on vous appelle mouchards tout court... Si nous nous plaignons, si nous parlons de notre utilité, on nous compare aux plus vils instruments ! Enfin, monsieur le préfet, c'était à n'y pas tenir. Heureusement que vous avez bien voulu vous intéresser à moi, pour me faire, le plus tôt possible, sortir de ce vilain endroit, et me promettre de me faciliter les moyens de continuer une carrière que je crois avoir exercée avec honneur et au gré de vos désirs ; car j'ai mis à profit le temps que j'ai passé ici. J'ai fait des progrès sensibles en souplesse et en ruse ; je sais beaucoup de tours d'adresse que m'ont enseignés ces messieurs, et j'en compte faire usage, non pas pour moi, mais pour le bien public.
Vous voyez monsieur le préfet, que je suis digne de toute votre estime et de toute votre confiance. Mes talents ont augmenté ; j'ai analysé la délation avec fruit, et je suis certain que ma conduite passée vous sera un garant de ma fidélité future à remplir mes devoirs.
Veuillez me faire connaître vos ordres, et ce que vous désirez faire de moi à la sortie du bagne.
J'ai l'honneur d'être, monsieur le préfet, avec la considération la plus distinguée,

          Votre très humble serviteur, »
          L'Homme-Mouche. »

Deuxième lettre de l'Homme-Mouche.
A Monsieur le préfet de police.

« Monsieur le préfet,
J'ai reçu vos nouveaux ordres, et, grâce à vous, je suis sorti de ce vilain endroit, où je m'ennuyais à la mort ; car j'y étais tout à fait déplacé. J'ai quitté l'uniforme, j'ai changé mon bonnet rouge pour un trois-pour-cent... Oh ! pardon, monsieur le préfet... Pardon ! Cela m'échappe !... N'allez pas croire au moins que je veuille insulter ce respectable M. de V***, notre père à tous, notre bon père ! Car c'est lui qui fournit à toutes nos petites dépenses, à votre budget secret... Mais cette expression est si universellement répandue, que je suis excusable. – J'ai donc quitté cette casaque rouge qui m'allait si mal, pour un frac couleur aile de mouche : c'est du dernier goût ; au lieu de cette grosse bague qu'ils m'avaient mise aux jambes ce qui, entre nous, n'a pas le sens commun, j'en ai une au doigt, fort jolie, sur laquelle est gravé un oeil qui n'est pas celui de la Providence. Mon passeport est en règle... "on accordera protection et appui au sieur de***, propriétaire..." Il est vrai que j'ai fort peu de propriétés, et que je n'en ai même plus du tout, si ce n'est un pot de fleurs avec un rosier... que j'ai confiés aux soins d'un ami, à l'époque de mon accident ; mais j'ai mon industrie, votre protection, et c'est quelque chose !
Je me suis mis en route le... pour ***. Je vais tâcher de vous rendre un compte succinct de mon voyage.
J'ai préféré la diligence, parce que, pour nous autres observateurs, le théâtre est plus vaste et les scènes plus variées. J'aurais bien désiré avoir le coin gauche, à cause de mon épaule ; mais la place hait prise : il a fallu me contenter du côté droit. En face de moi se trouvaient deux grands militaires porteurs de moustaches effroyables. Je ne sais, mais leur aspect m'importunait... Je ne pouvais supporter leur regard... A côté d'eux était un prêtre ; et j'avais pour voisins un gros monsieur et une grosse dame. Je commençai par faire semblant de dormir, parce que cela n'empêche pas d'entendre, et qu'on inspire une honnête confiance.
Les deux militaires parlaient à voix basse ; les mots : Mécontents... Assez de leur service, etc., etc., frappèrent mon oreille attentive ; je jugeai qu'il était temps de ne plus dormir, je m'éveillai ; je tâchai de provoquer insensiblement une de ces petites inconséquences dont nous faisons si facilement des conspirations... Impossible ! Je suis forcé de l'avouer. Ils pensaient presque bien... Ecoutez notre conversation.
- Ces messieurs sont au service ?
- Nous y étions.
- Ces messieurs ont quitté le service volontairement ?
- Oui, monsieur.
- Ces messieurs ont bien fait ; car, dans le temps où nous sommes, hélas ! comment récompense-t-on la valeur ?... Tenez, moi qui vous parle...
- Monsieur a servi ?
- Beaucoup, monsieur ! beaucoup ! Même plus que je n'aurais voulu... et Dieu sait comment j'ai été récompensé !
- Nous, monsieur, c'est à peu près la même chose. Nous allons en Grèce ; nous offrons notre bras et notre sang ; on accepte, et on ne nous paye pas... Nous manquons vingt fois d'être assassinés ! Alors, nous quittons cette terre inhospitalière, et nous revenons servir le roi dans nos grades respectifs.
Vous voyez, monsieur le préfet, qu'il n'y avait rien à faire de ce côté.
Je m'adressai au curé... Ecoutez encore.
- Monsieur le curé va rejoindre sa paroisse ?
- Oui, monsieur.
- La paroisse de M. le curé est considérable ?
- Non, monsieur.
- Alors, les appointements de M. le curé doivent être fort médiocres ?
- Oui, monsieur.
- Mais c'est affreux, des appointements médiocres ! Comment veut-on que le clergé soutienne le trône si on le paye aussi mal ?
- Monsieur, je ne me plains pas ; car je trouve encore de quoi secourir quelques malheureux.
- Mais, monsieur le curé, secourir les malheureux, sans doute c'est fort beau ; mais vous devez vivre de privations ?
- Monsieur, j'ai fait voeu de charité et d'humilité : je suis fidèle à mon voeu.
- Mais, monsieur le curé, je connais des habitants de Montrouge qui ont aussi fait ce voeu-là, et ça n'empêche pas...
- Monsieur, je n'habite pas Montrouge ; je suis un homme honnête, pieux, et je sais aimer Dieu sans haïr mon prochain.
A ces mots, il se remet à lire son bréviaire.
Il ne me restait qu'à exploiter le gros monsieur et la grosse dame ; ils ronflaient à qui mieux mieux...
Je pris le parti d'éveiller le gros monsieur pour lui demander l'heure : il accueillit ma demande assez peu civilement mais il était éveillé, et c'est ce que je voulais. J'engageai la conversation, et j'appris qu'il était électeur... Electeur ! hein ! monsieur le préfet... Electeur ! Quelle mine !... Eh bien, pas du tout. Ecoutez encore.
- Peut-on savoir de quel côté monsieur votera ?
- Pardieu ! monsieur, du bon côté.
- Comment, monsieur ? Lequel ?
- Y en a-t-il donc tant ?... Celui où se trouve l'amour du roi et une juste liberté !
Et de trois !... Vous avouerez, monsieur le préfet, qu'il est excessivement désagréable de perdre ainsi un temps précieux ; aussi, pour l'éviter, je serais assez d'avis de faire surveiller d'abord les deux grands militaires. Ils aiment le roi, c'est bien ; ils sont braves, c'est très bien ; mais ils ont combattu les Turcs, et c'est suspect. – Et ce prêtre qui fait du bien, qui n'habite pas Montrouge... C'est suspect ! très suspect ! Car, enfin, il ne suffit pas d'aimer Dieu et son prochain : il faut savoir se faire respecter. – Quant au gros monsieur, il avait un air goguenard avec son bon côté ! La grosse dame a rappelé certaine époque où l'on assommait les chiens ; j'ai pris cela pour une personnalité. Tenez, si vous m'en croyez, nous dénoncerons toute la voiture ; si ça ne fait pas de mal, ça ne peut pas faire de bien. Vous voyez... toujours fidèle à nos principes.
Nous sommes arrivés à ***. J'attends de nouvelles instructions.
J'ai l'honneur d'être, etc.

                    L'Homme-Mouche.

Troisième lettre de l'Homme-Mouche.
A Monsieur le préfet de police.

« Monsieur le préfet,
J'ai reçu vos nouveaux ordres à mon arrivée à ***. Je suis logé d'une manière commode et agréable ; j'ai surtout un fort joli cabinet où je travaille. Je mange à table d'hôte, parce qu'on peut mieux observer. Le théâtre n'est pas très bon ; mais il faut bien aller quelque part.
Je vous avouerai que je ne goûte pas du tout la manière de voir des acteurs.
Je vous recommande surtout de faire défendre un pitoyable mélodrame, où l'on pend un espion ; ce n'est pas que je redoute aucune allusion, mais c'est égal, on n'aime pas à avoir ce spectacle-là devant les yeux. D'ailleurs, la pièce est immorale, très immorale !
Il m'est arrivé ici une scène assez bizarre, mais qui prouve combien vos employés, mes confrères, font bien leur devoir.
Je vous demanderai la permission de vous rapporter notre conversation et les réflexions que nos réponses mutuelles nous suggéraient ; car mon confrère m'a communiqué les siennes.
J'étais allé au café prendre ma demi-tasse, parce que cela me donne des idées, agrandit l'imagination ; car vous sentez que nous ne pouvons jamais avoir trop d'imagination. Je prenais donc mon café sur la table qui est près du poêle... excellente place pour un observateur ! on domine tout, rien ne vous échappe ; on est à peu près caché par le tuyau, et, grâce à cet abri protecteur, on voit sans être vu.
Le café était assez mal composé : des marchands, quelques sous-officiers, de petites gens enfin. Je perdais mon temps, lorsqu'un grand monsieur d'assez mauvaise mine entra dans le café ; ses regards observateurs le parcoururent dans tous les sens ; puis il choisit une table dans un coin écarté, et demanda d'une voix de stentor... Devinez, monsieur le préfet... J'ose à peine vous le dire ! Il demanda le Constitutionnel ! Vous sentez bien qu'en province, surtout, quand on demande un journal comme celui-là, on est très suspect. Aussi, je m'approchai d'un air engageant, et lui souris agréablement.
Ecoutez, monsieur le préfet ; c'est une espèce de scène de comédie.
L'Homme-Mouche. – Monsieur voudrait-il me passer le journal après lui ?
L'inconnu. – Certainement, monsieur, avec plaisir... à part. Voilà un gaillard qui fait un bien mauvais choix en fait de journaux ! Tâchons d'engager la conversation... Haut. Monsieur va bien s'ennuyer en attendant ! s'il prenait un autre journal ?...
L'Homme-Mouche. – Monsieur, je vous avouerai que je ne lis que celui-là.
L'inconnu, à part. – Diable ! que celui-là... Attention ! cet homme est suspect. Haut. Monsieur a bien raison : c'est le seul, l'unique qui pense bien... Seulement, je lui voudrais un peu plus d'énergie.
L'Homme-Mouche, à part. – Ceci devient sérieux, très sérieux !... Haut Certainement, monsieur, je lui voudrais beaucoup plus d'énergie... Car entre nous, ça va mal, très mal... n'est-ce pas ?
L'inconnu. – Hum ! hum !
L'Homme-Mouche, à part. – J'espère que c'est clair. Haut. Parbleu ! je le crois bien ! Ce M. de V***, entre nous, c'est un...
L'inconnu, à part. – Plus de doute ! Haut. Comment donc ! Et ce M. de C***, c'est un paresseux !
L'Homme-Mouche, à part. – Je ne puis décidément plus longtemps supporter un langage aussi opposé à la morale publique... Haut. Monsieur, je suis désolé, mais j'ai une triste fonction à remplir... à remplir envers vous, vu votre manière de penser...
L'inconnu. – Eh bien, monsieur ?
L'Homme-Mouche. – Eh bien, monsieur, je vous arrête !
L'inconnu. – Monsieur, ne plaisantez pas avec des choses aussi sacrées ! Dans cet instant, je suis moi-même disposé à vous arrêter.
L'Homme-Mouche. – Comment ! m'arrêter ?... Monsieur, connaissez-vous ce signe respectable et respecté ? Le connaissez-vous ?
L'inconnu. – Quoi ! vous seriez ?
L'Homme-Mouche. – Comme vous dites !
L'inconnu, montrant sa carte. – Le tour est charmant !
L'Homme-Mouche. – Comment ! vous êtes aussi un m... ?
L'inconnu. – Parole d'honneur... foi d'honnête homme !
L'Homme-Mouche. – Touchez là, monsieur ! Sans vous flatter, vous avez été charmant : impossible de réunir plus d'esprit, de finesse et de pénétration !
L'inconnu. – Et vous donc ! Comme vous lancez le mot de temps en temps !
L'Homme-Mouche. – Et votre hum ! hum ! Quelle profondeur, quel génie dans votre hum !
L'inconnu. – Et puis, il faut l'avouer, vous avez tout à fait le ton de bonne compagnie : je vous prenais au moins pour un courtier marron !
L'Homme-Mouche. – Vous êtes trop indulgent !... Si un petit verre pouvait vous être agréable !...
L'inconnu accepta le petit verre, et me mit au fait de quelques petites intrigues dont je vous donnerai connaissance.
Vous voyez, monsieur le préfet, avec quel zèle nous nous occupons du bien public.
J'attends de nouveaux ordres.
J'ai l'honneur d'être, etc. »

                    L'Homme-Mouche.

Quatrième et dernière lettre de l'Homme-Mouche.
A Monsieur le préfet de police.

« Monsieur le préfet,
Vous avez été instruit de l'accident qui m'a forcé de revenir dans la capitale : ça commence à aller un peu mieux ; seulement, les reins sont encore bien faibles... Enfin, n'y pensons plus !... Mais je l'ai échappé belle : une canne grosse comme le bras ! Ah ! ciel ! j'en frissonne encore...
Revenons à nos affaires.
Comme, dans la capitale, chaque instant offre un sujet d'observation, je vais tout bonnement vous tracer un petit journal de ma journée.
Je me suis levé à neuf heures ; j'ai appelé mon petit Brisquet... Quel bon chien ! Quel chien estimable ! Monsieur le préfet, vous n'en avez pas d'idée. D'abord, il rapporte très bien ; il a un nez... quel nez ! Il sent un suspect d'une lieue à la ronde... et il arrête supérieurement !... Je ne fais pas mieux.
J'ai été déjeuner dans un cabaret de la rue Montorgueil. "Un cabaret ! direz- vous, monsieur le préfet ; quel mauvais genre ! Comment un homme de bon ton peut-il fréquenter un tel endroit ?" Eh bien, détrompez-vous : ce cabaret est quelquefois le rendez-vous de jeunes élégants du café de Paris, qui viennent y manger des huîtres fraîches et boire du vin blanc. J'attendis quelque temps. Rien ne me paraissait digne de fixer mon attention, lorsque j'entendis du bruit dans l'escalier, et que je vis monter quatre jeunes gens ; ils avaient l'air un peu défait ; leur toilette était négligée... J'y suis : ils sortent du bal, du jeu, etc., etc. Ecoutons.
- Que demanderons-nous ?
- Des huîtres, du vin blanc et une soupe au madère.
- Pas autre chose ?
- Ici, il n'y a que cela de supportable... A propos, mon cher, sais-tu qu'on devrait faire fermer ces maisons honnêtes où l'on vous vole votre argent, et dont les maîtresses vivent du produit du flambeau ! Autrefois, si l'on y allait, on était sûr au moins d'y trouver bonne compagnie... en hommes, mais, maintenant, qu'y voyez-vous ? Des gens fardés, des fripons et même des mouchards !
J'irai là, monsieur le préfet.
L'entretien roula sur les femmes, les chevaux... le vocabulaire ordinaire de ces messieurs. Ils s'en allèrent en se donnant rendez-vous pour le bal de l'opéra.
J'allai faire un tour aux Tuileries, aux Champs-Elysées... voir si je ne pourrais pas mal interpréter un pantalon... Ou dénoncer un chapeau. Oui, monsieur le préfet... n'avons-nous pas eu les habillements politiques : les quirogas, les bolivars, etc. ? Je ne remarquai qu'un gros monsieur en trois- pour-cent ; j'eus d'abord envie de faire quelque attention à lui ; mais j'appris qu'il arrivait de province... Alors, je vis qu'il était coiffé sans intention politique.
Je fus à la Bourse : c'étaient, comme à l'ordinaire, des entrepreneurs en faillite, des goujats se vendant trois ou quatre cent mille livres de rente, et s'empruntant trente sous pour aller dîner !
Cinq heures sonnèrent. Je me rendis au café Anglais. Quel désappointement pour un observateur ! J'arrive, je me trouve seul ; j'espère que la foule va arriver : personne ne vient, excepté un monsieur qui demande un poulet à la Marengo, et un autre un potage à la Colbert... A la Colbert ! Il me semble que c'est un peu insultant pour M. de V*** ; nous verrons. Mais, comme ils étaient seuls, il n'y eut pas de conversation.
Je fus, de là, aux Variétés. Rien de marquant. Mauvaise journée, monsieur le préfet ; elle finira mal. Cependant, j'y pense, vous avez toléré une chose bien extraordinaire : votre M. Odry, avec sa chanson des gendarmes ! Mais c'est direct, cela, monsieur le préfet, c'est direct... Les gendarmes n'obéissent qu'à l'impulsion qu'on leur donne ; cette impulsion est produite par un autre ; remontez à la source, et vous verrez que rien n'est sacré pour M. Odry !
En sortant du spectacle, je fus dans une maison de jeu. Il n'y a guère à observer dans ces endroits aussi c'est de l'un d'eux que je vous écris, ne sachant que faire de mon temps, parce que les croupiers, etc., sont nos confrères... Mais quelquefois on voit le jeune homme s'y présenter pour la première fois... Il rougit, porte à la ronde des yeux timides, et tremble de rencontrer un regard de connaissance ; sa vue s'arrête surtout avec crainte sur le banquier... Si on allait l'expulser, l'empêcher de perdre l'or, fruit d'un emprunt usuraire !...
Le banquier m'appelle ; justement, il venait d'entrer un de ces jeunes gens.
- Mon cher, me dit-il je connais beaucoup ce banquier, nous avons servi ensemble, ce jeune homme a de l'or, beaucoup d'or ! Mes renseignements sont pris ; mais il est timide, il tente la fortune d'une main tremblante. Donnez-lui l'exemple ; rendez-nous ce petit service ; car, vous savez, vous et nous, c'est tout un. Prenez ces dix mille francs ; jouez comme vous voudrez ; perdez, gagnez : l'exemple agira sur lui, et il mordra à l'hameçon !
Je pris les billets... Le banquier s'apprêta à lancer la bienheureuse boule. Le confrère a un poignet d'enfer ; c'est comme un coup de pistolet et... »
Ici, je manuscrit est interrompu ; on lit la lettre suivante :

« Monsieur le préfet,

L'Homme-Mouche n'est plus ! Un malheur effroyable vient d'arriver ! Le banquier allait lancer la fatale boule de roulette ; mais, au moment où son bras vigoureux lui donnait l'impulsion, elle lui a échappé des mains, est allée frapper à la tête notre malheureux ami, et il est tombé mort dans mes bras, victime de son attachement à ses devoirs.
Quelle perte, monsieur le préfet !
Je vous envoie ci-joint une lettre, sa carte, sa médaille, etc., etc.
Si vous aviez assez de confiance en moi pour me donner sa place car il avait un grade au-dessus de moi, je vous en aurais la plus grande obligation... Il y a huit ans que je végète dans les bas emplois, et, étant aussi bien élevé que le défunt, je puis prétendre à le remplacer.

« J'ai l'honneur d'être, etc. »

On voit que l'opposition de notre ami Eugène Sue ne date pas d'hier. Cependant, la Nouveauté ne payait pas ses rédacteurs au poids de l'or. D'un autre côté, le docteur Sue restait inflexible ; il avait sur le coeur non seulement le vin bu, mais encore le vin gâté !
Restait une ressource dont on n'usait que dans les grandes occasions : c'était une montre Louis XVI, à fond d'émail, donnée par la bonne marraine, par l'impératrice Joséphine. Dans les cas extrêmes, on la portait au mont-de piété, et l'on en avait cent cinquante francs.
Elle défraya le mardi gras de 1826 ; mais, le mardi gras passé, après avoir traîné le plus longtemps possible, il fallut prendre un grand parti, et s'en aller à la campagne.
Bouqueval offrait aux jeunes gens son hospitalité champêtre et frugale : on alla à Bouqueval.
Pâques arriva, et, avec Pâques, un certain nombre de convives. Chacun avait promis d'apporter son plat : qui un homard, qui un poulet rôti, qui un pâté ; mais le malheur voulut que, chacun comptant sur son voisin, l'argent manquant à tous peut-être, personne n'apportât rien.
On alla droit aux étables, et on égorgea un mouton : c'était un magnifique mérinos que le docteur Sue gardait comme échantillon ! Il fut dépouillé, rôti et mangé jusqu'à la dernière côtelette.
Lorsque le docteur apprit ce nouveau méfait, il se mit dans une colère abominable ! Heureusement qu'aux colères paternelles Eugène Sue opposait une admirable sérénité. C'était un charmant caractère que celui du brave enfant, toujours gai, joyeux, riant. En est-il ainsi de l'homme ? Les soucis ont passé sur son visage, et l'exil pèse sur son coeur !
Ordre fut donné à Eugène Sue de quitter Paris.
Il passa dans la marine, et fit deux voyages aux Antilles. – De là le roman d'Atar Gull ; de là l'explication de ces magnifiques paysages qui semblent entrevus dans un pays de fées, à travers les déchirures d'un rideau de théâtre.
Puis il revint en France.
Une bataille décisive se préparait contre les Turcs : Eugène Sue s'embarqua, en qualité d'aide-major, à bord du Breslau, capitaine La Bretonnière ; assista à la bataille de Navarin, et rapporta, comme dépouilles opimes, un magnifique costume turc – qui fut mangé, au retour, jusqu'à la dernière broderie – un sabre et un Coran.
Tout en mangeant le costume turc, Eugène Sue, qui, peu à peu, prenait goût à la littérature, avait fait jouer, avec Desforges, Monsieur le Marquis. Enfin, vers le même temps, il faisait paraître, dans la Mode, Plick et Plock, son point de départ comme roman.
Sur ces entrefaites, le grand-père maternel d'Eugène mourut, lui laissant soixante-quinze mille francs, à peu près. C'était une fortune inépuisable ! Aussi le jeune poète, qui avait vingt-quatre ans, donna-t-il sa démission au ministre de la marine, et se mit-il dans ses meubles.
Nous disons qu'il se mit dans ses meubles, parce qu'Eugène Sue artiste d'habitudes comme d'esprit, fut le premier à meubler un appartement à la manière moderne ; il eut le premier tous ces charmants bibelots dont personne ne voulait alors, et que tout le monde s'arracha depuis : vitraux de couleur, porcelaines de Chine, porcelaines de Saxe, bahuts de la Renaissance, sabres turcs, kriss malais, etc.
Puis il entra chez Gudin, et se mit à faire de la peinture.
Nous avons dit qu'Eugène Sue dessinait ou plutôt croquait assez habilement. Il avait, je me le rappelle, rapporté de Navarin un album doublement curieux, et comme côté pittoresque, et comme côté artistique.
Ce fut chez l'illustre peintre de marine qu'arriva à Eugène Sue la dernière aventure par laquelle se clôt la liste de ces folies de jeunesse qui avaient rendu si célèbre la société Rousseau, Romieu et Eugène Sue.
Nous avons, à propos de la parodie d'Henri III, raconté la fameuse charge faite au portier de la rue du Mont-Blanc, et connue sous le titre de Portier, je veux de tes cheveux, laquelle se trouve reproduite dans les Mystères de Paris.
Gudin, qui avait trente ans alors, était déjà dans toute la force de son talent et dans tout l'éclat de sa renommée ; les amateurs s'arrachaient ses oeuvres, les femmes se disputaient l'homme. Gudin, comme tous les artistes dans une certaine position, recevait de temps en temps des lettres de femmes inconnues qui, désirant faire connaissance avec lui, lui donnaient des rendez-vous à cet effet.
Un jour, il en reçut deux ; les deux lettres donnaient rendez-vous pour la même heure. Gudin ne pouvait pas se dédoubler ; il fit part à Eugène Sue de son embarras.
Eugène Sue s'offrit pour le remplacer. De l'élève au maître, il n'y avait qu'un pas ; puis il existait une grande ressemblance physique entre Gudin et Eugène Sue, de même taille, ayant tous les deux la barbe et les cheveux noirs, de beaux yeux, des dents magnifiques ; l'un vingt-sept ans, l'autre trente ; la plus mal partagée des deux inconnues n'aurait point à crier au voleur. D'ailleurs, on mit les deux lettres dans un chapeau, et chacun y prit la sienne.
A partir de ce moment, et pour le reste de la journée, il y eut deux Gudin, et plus d'Eugène Sue.
Le soir, chacun alla à son rendez-vous ; le lendemain, tous deux revenaient enchantés. La chose eût pu durer ainsi éternellement ; mais la curiosité perdit toujours les femmes, témoin Eve, témoin Psyché.
La dame qui avait obtenu le faux Gudin en partage avait des goûts artistiques ; après avoir fait connaissance avec le peintre, elle voulut absolument visiter l'atelier, voir Gudin travaillant, la palette et le pinceau à la main.
Au nombre des femmes curieuses, nous avons oublié Sémélé, qui voulut voir son amant Jupiter dans toute sa splendeur, et qui fut brûlée vive par les rayons de la foudre.
Le faux Gudin ne put résister à tant d'instances : il consentit et donna rendez-vous pour le lendemain à la belle curieuse. Elle devait venir à deux heures de l'après-midi, moment où le jour est le plus favorable à la peinture.
A deux heures moins un quart, Eugène Sue, vêtu d'une magnifique livrée, attendait dans l'antichambre de Gudin, à deux heures moins quelques minutes, la sonnette s'agita sous la main tremblante de la jolie visiteuse.
Eugène Sue alla ouvrir.
La dame, jalouse de tout voir, commença par jeter les yeux sur ce domestique, qui lui paraissait d'excellente mine, et qui s'inclinait humblement devant elle.
Cet examen fut suivi d'un cri terrible.
- Quelle horreur ! un laquais !...
Et la dame, se cachant le visage dans son mouchoir, descendit précipitamment les escaliers.
Au bal masqué suivant, Eugène Sue la rencontra et voulut renouer connaissance avec elle ; mais elle s'obstina à croire que c'était cette fois-là qu'il était déguisé, et Eugène Sue n'en obtint pour toute réponse que ces mots qu'il avait déjà entendus :
- Quelle horreur !...
La campagne d'Alger arriva ; Gudin partit avec l'expédition : les deux amis se trouvèrent séparés. Eugène Sue se remit à la littérature ; Atar Gull fut commencé à cette époque.
Puis vint la révolution de juillet.
Eugène Sue fit, avec Desforges, une comédie intitulée Le Fils de l'homme.
On se rappelle le poème de Barthélemy ; c'était le même sujet : le roi de Rome, figure poétique, isolée et prisonnière à Schnbrunn, comme Napoléon avait été isolé et prisonnier à Sainte-Hélène.
Les souvenirs de jeunesse se réveillaient chez Eugène Sue, il se souvenait que Joséphine avait été sa marraine et qu'il portait le prénom du prince Eugène.
La comédie, une fois faite, était restée là. Outre que la réaction orléaniste avait été rapide, Desforges, l'un des auteurs, était devenu secrétaire du maréchal Soult.
Mais l'amour-propre d'auteur est une passion bien imprudente ! on a vu de pauvres filles trahir leur maternité par leur amour maternel.
Un jour que Desforges avait déjeuné avec Volnys, il tira du carton la pièce incendiaire, et la lut à son convive. Volnys est fils d'un général de l'Empire : le coeur de Volnys se fondit à cette lecture.
- Laissez-moi le manuscrit, dit-il : je veux relire cela.
Desforges laissa le manuscrit.
Six semaines s'écoulèrent.
Le bruit se répandait sourdement, dans le monde littéraire, qu'il se préparait un grand événement aux Nouveautés, on se demandait quel pouvait être cet événement.
Bossange était alors le directeur de ce théâtre ; Bossange, le collaborateur de Frédéric Soulié dans deux ou trois drames, et l'un des hommes les plus spirituels de Paris. – Bossange était donc directeur et avait notre chère Déjazet au nombre de ses pensionnaires. On les savait capables de tout à eux deux.
Le bruit de cet événement littéraire qui devait bouleverser Paris arriva jusqu'à Desforges, tout enseveli qu'il était au fond de son secrétariat. Il en tressaillit, et eut comme une révélation.
Si cet événement dramatique, c'était la première représentation du Fils de l'homme !
Il se promit d'aller le soir même aux Nouveautés, et de s'entendre avec Bossange à ce sujet.
En effet, à huit heures, Desforges était dans les coulisses.
- Oh ! ne me parlez pas de vos affaires ce soir, mon cher Desforges ! lui dit le directeur. Vous voyez un homme désespéré ! Un tel je ne sais plus qui nous fait manquer le spectacle, et nous sommes obligés de donner, au pied levé, une pièce qui était en répétition, et qui n'est pas sue. – Voyons, monsieur le régisseur, Déjazet est-elle prête ?
- Oui, monsieur Bossange.
- Eh bien, frappez les trois coups, et faites l'annonce convenue.
On frappa les trois coups, on cria : « Place au théâtre ! » et force fut à Desforges de se ranger comme les autres derrière un châssis.
Le régisseur, en cravate blanche, en habit noir, entra en scène, et dit, après les trois saluts d'usage :
- Messieurs, un de nos artistes s'étant trouvé indisposé au moment de lever le rideau, nous sommes forcés de vous donner, à la place de la seconde pièce, une comédie nouvelle qui ne devait passer que dans trois ou quatre jours. Nous vous supplions d'accepter l'échange.
Le public, à qui l'on offrait une pièce nouvelle au lieu d'une vieille, couvrit d'applaudissements les paroles du régisseur.
La toile tomba pour se relever presque aussitôt.
En ce moment, Déjazet descendait de sa loge avec un uniforme de colonel autrichien.
- Ah ! mon Dieu, s'écria Desforges en l'arrêtant, que joues-tu donc là ?
- Ce que je joue ?... Mais je joue Le Fils de l'homme... Allons, laissez-moi passer, monsieur l'auteur !
Les bras tombèrent à Desforges, et Déjazet passa.
Ce grand événement que préparait le théâtre des Nouveautés, c'était, en effet, la représentation du Fils de l'homme ; seulement, Bossange, qui craignait quelque empêchement du ministère, avait gardé le plus profond silence, et, comme on vient de le voir, jouait la comédie à l'improviste !

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