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Chapitre CCLVII


Le roi s'amuse. – La critique et la censure.

Tandis que la police de M. Thiers arrêtait madame la duchesse de Berry, à Nantes, la censure arrêtait, à Paris, le drame du Roi s'amuse.
La représentation avait eu lieu le 22 novembre. Je n'en rendrai pas compte : je n'y assistais pas ; un peu de froid s'était glissé dans mes relations avec Hugo ; des amis communs nous avaient à peu près brouillés.
Le lendemain de la représentation, la pièce fut brutalement interdite, et l'auteur dut appeler de cette décision devant le tribunal de commerce.
Dans toute autre circonstance, les journaux de l'opposition eussent pris parti pour Victor Hugo ; ils eussent crié à l'oppression, à la tyrannie. Point ! La haine que l'on portait à l'école romantique était si grande, que ce fut à qui donnerait, non pas raison au gouvernement, mais tort à l'auteur.
Ecoutez ce que disait la critique de l'oeuvre d'un des poètes les plus éminents qui aient jamais existé. Nous allons la suivre dans ses citations ; nous allons apprécier sa bonne foi.
De qui est le feuilleton qui nous tombe sous la main ? Nous n'en savons rien : le feuilleton n'est pas signé ; seulement, c'est le type de ce qui se faisait alors, de ce qui s'est fait depuis, et de ce qui se fera probablement toujours en critique. Vilain type ! Qu'on en juge :

Théâtre-Français. – Le roi s'amuse, drame en cinq actes en vers, par M. Victor Hugo.

« Après Hernani, et surtout après Marion Delorme, la critique essaya de faire entendre à M. Victor Hugo deux bonnes vérités poliment exprimées, comme il convenait à l'égard d'un haut et véritable talent ; la première, c'est que les essais de M. Victor Hugo révélaient une impuissance et une stérilité absolues dans la conception ; la deuxième, c'est que M. Victor Hugo avait adopté un système vicieux, qui, au lieu de le conduire à l'original, le poussait au trivial et à l'absurde... »

Le fait est qu'il est impossible d'être plus poli, n'est-ce pas ? La conséquence naturelle de ces conseils devait faire retourner M. Hugo à ses odes et à ses romans.
Par bonheur, M. Hugo s'est cru aussi fort que ceux qui lui disaient ces deux bonnes vérités, et il a continué malgré la critique. Nous devons à ce fatal entêtement du poète Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Ruy Blas, Angelo et Les Burgraves.

« M. Hugo n'a tenu aucun compte de ces vérités : il a voulu obstinément faire des drames, et, loin de modifier son système, il l'a outrepassé d'une manière monstrueuse. Dans ses drames précédents, il avait encore, en donnant dans le bizarre, conservé quelque principe du vrai et du beau, quelque sentiment de la morale et des convenances. Dans le Roi s'amuse, il s'est affranchi de tout ; il a tout foulé aux pieds : histoire, raison, morale, dignité de l'art, délicatesse. Il y a progrès... »

Ceci toujours en vertu de la même politesse.
Suivons le critique :

« D'abord, le sujet du drame n'est pas historique, quoique des personnages historiques y figurent. Passons ; car, par le temps qui court, c'est une peccadille. Au moins, un auteur consciencieux, en donnant, dans un fait faux - lisez dans une action fausse – un rôle à des personnages historiques, s'appliquerait à ne pas les calomnier : l'école actuelle est plus hardie, et connaît peu ces scrupules. Vous allez voir comment M. Hugo vient de traiter sur la scène de la Comédie-Française le roi François Ier, la cour de ce prince, et le poète Clément Marot... »

Ah ! monsieur le critique, il vous appartient bien de défendre les poètes que l'on traite mal ! Avec cela que vous traitez bien M. Hugo, vous ! Il est vrai qu'à vos yeux, M. Hugo n'est pas un poète de la taille de Clément Marot. Retournez la lunette, monsieur le critique, et mesurez à sa taille l'auteur des Odes et Ballades, des Orientales, des Feuilles d'automne, de Notre-Dame de Paris, d'Hernani et de Marion Delorme, quitte à vous dresser sur la pointe du pied, et même à monter sur une chaise, si besoin est.
« Au premier acte, nous sommes à la cour de François Ier : on entend les sons d'une musique lointaine ; il y a un bal. Un bal, c'est chose neuve depuis quelques années ! Il y en a dans presque tous les drames... »
Où diable avez-vous vu un bal dans Henri III, monsieur le critique ?... Un bal dans Christine, un bal dans Richard Darlington, un bal dans la Tour de Nesle ?... Où avez-vous vu un bal dans Hernani, un bal dans Marion Delorme ?...
Il y a, il est vrai, une espèce de musique dans Hernani, une espèce de bal dans Antony ; mais, enfin, vous voyez qu'il n'y a pas abus.

« Bientôt ce sera chose obligée, continue le critique. Donc, François Ier s'amuse. Il fait tout ce qu'il peut pour s'amuser. Les courtisans aussi causent, rient et cherchent à s'amuser. En voilà un grand nombre : M. de Cossé, M. de Simiane, M. de Montmorency, Clément Marot et une foule de gentilshommes, et, au milieu d'eux, le roi et Triboulet, le fou du roi, en manteau de drap d'or et la marotte à la main. Madame de Cossé laisse tomber son gant ; le roi le ramasse. Les gentilshommes rient et causent de la femme à Cossé. Le roi en est amoureux. Triboulet lui donne un conseil pour se défaire du mari : c'est de le faire pendre ; et le roi s'amuse, et les courtisans s'amusent. Du reste, il ne sera plus question de la femme à Cossé, et nous ne la reverrons pas. C'est vraiment dommage, car elle est jolie.
« L'action ne commence pas encore, mais les conversations continuent. Triboulet dit au roi beaucoup de mal des savants et des poètes, et nous entendons plus tard François Ier dire qu'il ne fait pas un temps à mettre un poète dehors. De leur côté, les courtisans parlent de la maîtresse de Triboulet. L'un d'eux répond :

          Ma foi de gentilhomme,
          Je m'en soucie autant qu'un poisson d'une pomme ! »

Ici, le critique se trompe, et je m'en étonne, son erreur ne lui rapportant rien. Ce n'est pas un gentilhomme qui dit les vers cités par le critique, ce n'est pas à propos de la femme de Cossé ou à Cossé que les vers sont dits. L'homme qui les dit, c'est le roi. Les gens dont il se soucie comme les poissons d'une pomme, ce sont les savants.

Triboulet
          Les femmes, sire, ah ! Dieu !... c'est le ciel, c'est la terre,
          C'est tout ! mais vous avez les femmes, vous avez les femmes !
          Laissez-moi tranquille, vous rêvez
          De vouloir des savants.

Le roi
          Ma foi de gentilhomme,
          Je m'en soucie autant qu'un poisson d'une pomme !

Revenons au critique.

« En ce moment se présente le comte de Saint-Vallier, qui vient faire de sanglants reproches au roi, qui, en lui faisant grâce de la vie pour avoir conspiré il faudrait parce qu'il a, et non pour avoir, mais les critiques n'y regardent pas de si près a séduit sa fille Diane de Poitiers. Il est à remarquer que M. Victor Hugo aime singulièrement les vieillards, et il en place dans tous ses drames. Du moins, le langage qu'il met dans la bouche de Saint- Vallier est noble et beau. Aussi les vers ont été unanimement applaudis, mais la tirade est longue... »

C'était l'occasion, monsieur le critique, puisque vous avez cité des vers que vous trouviez ridicules, de citer au moins ceux que vous trouviez beaux. Il est vrai que cette citation détruirait l'harmonieuse raillerie de votre critique.
A votre défaut, nous les citerons, nous.
Ecoutez bien : c'est à l'homme qui écrit cette langue-là que l'on conseille, comme une bonne vérité, de ne plus écrire pour le théâtre, attendu qu'il est impuissant, stérile, trivial et absurde.

Saint-Vallier.
          Une insulte de plus ! - Vous, sire, écoutez-moi
          Comme vous le devez, puisque vous êtes roi !
          Vous m'avez fait, un jour, mener pieds nus en Grève ;
          Là, vous m'avez fait grâce ainsi que dans un rêve,
          Et je vous ai béni, ne sachant, en effet,
          Ce qu'un roi cache au fond d'une grâce qu'il fait.
          Or, vous aviez caché ma honte dans la mienne.
          Oui, sire, sans respect pour une race ancienne,
          Pour le sang des Poitiers, noble depuis mille ans !
          Tandis que, revenant de la Grève à pas lents,
          Je priais dans mon coeur le Dieu de la victoire
          Qu'il vous donnât mes jours de vie en jours de gloire,
          Vous, François de Valois, le soir du même jour,
          Sans crainte, sans pitié, sans pudeur, sans amour,
          Dans votre lit, tombeau de la vertu des femmes,
          Vous avez froidement, sous vos baisers infâmes,
          Terni flétri, souillé, déshonoré, brisé
          Diane de Poitiers, comtesse de Brézé...
          Quoi ! lorsque j'attendais l'arrêt qui me condamne,
          Tu courais donc au Louvre, ô ma chaste Diane !
          Et lui, ce roi sacré chevalier par Bayard,
          Jeune homme auquel il faut des plaisirs de vieillard,
          Pour quelques jours de plus, dont Dieu seul sait le compte,
          Ton père sous ses pieds, te marchandait ta honte ;
          Et cet affreux tréteau, chose horrible à penser !
          Qu'un matin le bourreau vint en Grève dresser,
          Avant la fin du jour, devait être, ô misère !
          ou le lit de la fille, ou l'échafaud du père !
          O Dieu qui nous jugez, qu'avez-vous dit là-haut,
          Quand vos regards ont vu, sur ce même échafaud,
          Se vautrer, triste et louche, et sanglante et souillée,
          La luxure royale en clémence habillée ?...
          Sire ! en faisant cela, vous avez mal agi.
          Que du sang d'un vieillard le pavé fut rougi,
          C'était bien : ce vieillard, peut-être respectable,
          Le méritait, étant de ceux du connétable ;
          Mais que pour le vieillard vous ayez pris l'enfant ;
          Que vous ayez broyé sous un pied triomphant
          La pauvre femme en pleurs, à s'effrayer trop prompte,
          C'est une chose impie et dont vous rendrez compte !
          Vous avez dépassé votre droit d'un grand pas :
          Le père était à vous, mais la fille, non pas.
          Ah ! vous m'avez fait grâce ! ah ! vous nommez la chose
          Une grâce ! et je suis un ingrat, je suppose !
          Sire, au lieu d'abuser ma fille, bien plutôt
          Que n'êtes-vous venu vous-même en mon cachot ?
          Je vous aurais crié : « Faites-moi mourir...
          Grâce ! oh ! grâce pour ma fille, et grâce pour ma race !
          Oh ! faites-moi mourir ! la tombe et non l'affront !
          Pas de tête plutôt qu'une souillure au front !
          Oh ! monseigneur le roi, puisque ainsi l'on vous nomme,
          Croyez-vous qu'un chrétien un comte, un gentilhomme
          Soit moins décapité, répondez, monseigneur,
          Quand, au lieu de la tête, il lui manque l'honneur ? »
          J'aurais dit cela, sire, et le soir, dans l'église,
          Dans mon cercueil sanglant, baisant ma barbe grise,
          Ma Diane au coeur pur, ma fille au front sacré,
          Honorée, eût prié pour son père honoré !...
          Sire, je ne viens point redemander ma fille :
          Quand on n'a plus d'honneur, on n'a plus de famille.
          Qu'elle vous aime ou non d'un amour insensé,
          Je n'ai rien à reprendre où la honte a passé.
          Gardez-la ! – Seulement, je me suis mis en tête
          De venir vous troubler ainsi dans chaque fête.
          Et jusqu'à ce qu'un père, un frère ou quelque époux
          La chose arrivera – nous ait vengé de vous,
          Pâle à tous vos banquets je reviendrai vous dire :
          « Vous avez mal agi, vous avez mal fait, sire ! »
          Et vous m'écouterez, et votre front terni
          Ne se relèvera que quand j'aurai fini.
          Vous voudrez, pour forcer ma vengeance à se taire,
          Me rendre au bourreau ; non ! vous ne l'oserez faire,
          De peur que ce ne soit mon spectre qui, demain,
Montrant sa tête.
          Ne vienne vous parler, cette tête à la main !

On conçoit que le critique ne cite pas les vers que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs ; près de pareils vers, que deviendrait sa prose ?
A cette splendide sortie de Saint-Vallier, le roi s'emporte et s'écrie :

          On s'oublie à ce point d'audace et de délire !...
A M. de Pienne.
          Duc, arrêtez monsieur !

Triboulet
          Le bonhomme est fou, sire.

Saint-Vallier, levant le bras.
          Soyez maudits tous deux !
Au roi.
          Sire, ce n'est pas bien.
          Sur le lion mourant vous lâchez votre chien !
A Triboulet.
          Qui que tu sois, valet à langue de vipère,
          Qui fais risée ainsi de la douleur d'un père,
          Sois maudit !
Au roi
          J'avais droit d'être par vous traité
          Comme une majesté par une majesté.
          Vous êtes roi, moi père, et l'âge vaut le trône.
          Nous avons tous les deux au front une couronne
          Où nul ne doit lever de regards insolents,
          Vous de fleurs de lis d'or, et moi de cheveux blancs.
          Roi, quand un sacrilège ose insulter la vôtre,
          C'est vous qui la vengez ; – c'est Dieu qui venge l'autre !

Le critique continue :

« Le comte de Saint-Vallier termine sa harangue, et sort en maudissant le roi et Triboulet. Le roi en rit, Triboulet en parait foudroyé. Ce luxe de conversations peu édifiantes, le bal et le personnage du comte de Saint- Vallier ne se lient en aucune façon à l'action, et tout le premier acte est employé à nous apprendre que Triboulet a une maîtresse, et que les gentilshommes de la cour veulent l'enlever... »

Dites, monsieur le critique, que vous, vous personnellement, vous n'avez pas vu en quoi le bal et M. de Saint-Vallier tiennent à l'action, mais ne dites point qu'ils n'y tiennent en aucune façon.
Vous êtes aveugle, vous êtes sourd, monsieur le critique ; mais, par bonheur, nous ne nous boucherons pas les oreilles, et nous ne nous crèverons pas les yeux, pour la seule satisfaction de vous ressembler.
Tenez, vous allez voir en quoi M. de Saint-Vallier ne tient pas à l'action. L'auteur va prendre la peine de nous le dire lui-même :

« Il paraît que nos faiseurs de censures se prétendent scandalisés dans leur morale par Le roi s'amuse. Cette pièce a révolté la pudeur des gendarmes ; la brigade Léotaud y était et la trouva obscène ; le bureau des moeurs s'est voilé la face ; M. Vidocq a rougi ; enfin, le mot d'ordre que la censure a donné à la police, et que l'on balbutie depuis quelques jours autour de nous, le voici tout net :
« C'est que la pièce est immorale.
« Holà ! mes maîtres, silence sur ce point !
« Expliquons-nous pourtant, non pas avec la police, à laquelle, moi, honnête homme, je défends de parler de ces matières, mais avec le petit nombre de personnes respectables et consciencieuses qui, par des ouï-dire ou après avoir entrevu la représentation, se sont laissé entraîner à partager cette opinion, pour laquelle peut-être le nom seul du poète inculpé aurait dû être une suffisante réfutation. Le drame est imprimé aujourd'hui, et, si vous n'étiez pas à la représentation, lisez ; si vous y étiez, lisez encore.
« Souvenez-vous que cette représentation a été moins une représentation qu'une bataille, une espèce de bataille de Montlhéry – que l'on nous passe cette comparaison un peu ambitieuse – où les Parisiens et les Bourguignons ont prétendu, chacun de leur côté, avoir emporté la victoire, comme dit Mathieu.
« La pièce est immorale.
« Croyez-vous ? Est-ce par le fond ?
« Voici le fond :
« Triboulet est difforme, Triboulet est malade, Triboulet est bouffon de cour, triple misère qui le rend méchant. Triboulet hait le roi parce qu'il est le roi, les seigneurs parce qu'ils sont les seigneurs, et les hommes parce qu'ils n'ont pas tous une bosse sur le dos ; son seul passe-temps est d'entre-heurter sans relâche les seigneurs contre le roi, brisant le plus faible au plus fort. Il déprave le roi, il le corrompt, il l'abrutit, il le pousse à la tyrannie, à l'ignorance, au vice. Il le lâche à travers toutes les familles de gentilshommes, lui montrant sans cesse la femme à séduire, la soeur à enlever, la fille à déshonorer.
« Le roi, dans les mains de Triboulet, n'est qu'un pantin tout-puissant qui brise les existences au milieu desquelles le bouffon le fait jouer : un jour, au milieu d'une fête, au moment même où Triboulet pousse le roi à enlever la femme de M. de Cossé, M. de Saint-Vallier pénètre jusqu'au roi, et lui reproche hautement le déshonneur de Diane de Poitiers. Ce père, auquel le roi a pris sa fille, Triboulet le raille et l'insulte. Le père lève le bras et maudit Triboulet.
« De ceci découle toute la pièce. Le sujet véritable du drame, c'est la malédiction de M. de Saint-Vallier. »

Que disiez-vous donc, monsieur le critique ? « Ce luxe de conversations peu édifiantes, le bal et le personnage de Saint-Vallier ne se lient en aucune façon à l'action. »
Vous ne m'avez pas l'air d'être d'accord avec l'auteur.
Au reste, voyons ce que dit encore l'auteur ; nous verrons après ce que vous dites. Nous vous promettons de ne pas comparer sa prose avec la vôtre.
Ecoutez, c'est Victor Hugo qui parle. – Vous êtes au second acte :

« Cette malédiction, sur qui est-elle tombée ?
« Sur Triboulet, fou du roi ? Non, sur Triboulet, qui est homme, qui est père, qui a un coeur, qui a une fille.
« Triboulet a une fille : tout est là. Triboulet n'a que sa fille au monde. Il la cache à tous les yeux, dans un quartier désert, dans une maison solitaire. Plus il fait circuler dans la ville la contagion du vice et de la débauche, plus il tient sa fille isolée et murée. Il élève son enfant dans l'innocence, dans la foi et dans la pudeur. Sa plus grande crainte est qu'elle ne tombe dans le mal ; car il sait, lui, méchant, tout ce que l'on y souffre. Eh bien, la malédiction du vieillard atteindra Triboulet dans la seule chose qu'il aime au monde, dans sa fille. Ce même roi, que Triboulet pousse au rapt, ravira la fille de Triboulet. Le bouffon sera frappé par la Providence, exactement de la même manière que M. de Saint-Vallier et, une fois sa fille séduite et perdue, il tendra un piège au roi pour la venger : c'est sa fille qui y tombera. Ainsi, Triboulet a deux élèves : le roi et sa fille. Le roi, qu'il dresse au vice, sa fille, qu'il fait croître pour la vertu. L'un perdra l'autre. Il veut enlever pour le roi madame de Cossé c'est sa fille qu'il enlève. Il veut assassiner le roi pour venger sa fille, c'est sa fille qu'il assassine. Le châtiment ne s'arrête pas à moitié chemin. la malédiction du père de Diane s'accomplit sur le père de Blanche.
« Sans doute, ce n'est pas à nous de décider si c'est là une idée dramatique ; mais, à coup sûr, c'est une idée morale. »

Eh bien, lecteur, de quel avis êtes-vous ?
- Pardieu ! de l'avis de Victor Hugo.
- Mais pourquoi donc la critique voit-elle et entend-elle si mal ? Elle est donc aveugle ? Elle est donc sourde ?
Oh ! cher lecteur, ce serait trop heureux pour elle et pour nous ! Non, vous connaissez le proverbe : Il n'y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, il n'y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
Et ce que l'auteur a dit de la malédiction de Saint-Vallier est si vrai, que le second acte s'ouvre par ces mots de Triboulet :

          Ce vieillard m'a maudit !

Mais, comme nous l'avons dit, le critique ne voit pas cela.
Il continue son analyse :

« Au deuxième acte, Triboulet rôde la nuit auprès d'une maison modeste, voisine de l'hôtel de Cossé. Un homme à la mine hideuse vient lui faire des offres de services. Son métier est de tuer ; il ne prend pas cher, et travaille chez lui et en ville. Triboulet lui répond qu'il n'a pas besoin de lui pour l'instant. Saltabadil – c'est le nom du bandit, s'éloigne, et Triboulet entre dans la maison. Alors, il prononce un long monologue dans lequel il exprime tout ce que lui fait souffrir son métier de fou du roi. – Ici, M. Hugo a trouvé encore une tirade éloquente et étincelante de beaux vers... »

Pourquoi ne pas les citer, monsieur le critique ? Ah ! oui, les beaux vers, cela écorche la bouche.

« Triboulet entre chez sa fille et lui exprime, poursuit le critique, toute son affection paternelle. Ici encore, ajoute-t-il, quelques beaux vers... »

Et il passe.
Mais est-ce donc si commun, les beaux vers, que vous les dédaigniez ainsi ? En faites-vous ? Votre femme en fait-elle ? Vos amis en font-ils ? M. Planche en fait-il ? M. Janin en fait-il ? M. Lireux en fait-il... dans le genre de ceux-ci ?

Blanche.
          ... Mon bon père, au moins, parlez-moi de ma mère !

Triboulet.
          Oh ! ne réveille pas une pensée amère :
          Ne me rapelle pas qu'autrefois j'ai trouvé
          – Et, si tu n'étais pas là, je dirais :" J'ai rêvé !" –
          Une femme, contraire à la plupart des femmes,
          Qui, dans ce monde, où rien n'appareille les âmes,
          Me voyant seul, infirme, et pauvre, et détesté,
          M'aima pour ma misère et ma difformité !
          Elle est morte, emportant dans la tombe avec elle
          L'angélique secret de son amour fidèle,
          De son amour passé sur moi comme un éclair ;
          Rayon du paradis tombé dans mon enfer !
          Que la terre, toujours à me recevoir prête,
          Soit légère à ce sein où reposa ma tête !

Blanche.
          Mon père...

Triboulet, à sa fille.
          Est-il ailleurs un coeur qui me réponde ?
          Oh ! je t'aime pour tout ce que je hais au monde
          - Assieds-toi près de moi. Viens, parlons de cela.
          Dis, aimes-tu ton père ? Et puisque nous voilà
          Ensemble, et que ta main entre mes mains repose,
          Qu'est-ce donc qui nous force à parler d'autre chose ?
          Ma fille, ô seul bonheur que le ciel m'ait permis !
          D'autres ont des parents, des frères, des amis,
          Une femme, un mari, des vassaux, un cortège
          D'aïeux et d'alliés, plusieurs enfants, que sais-je ?
          Moi, je n'ai que toi seule ! Un autre est riche ; – eh bien,
          Toi seule es mon trésor, et toi seule es mon bien !
          Un autre croit en Dieu, je ne crois qu'en ton âme !
          D'autres ont la jeunesse et l'amour d'une femme.
          Ils ont l'orgueil, l'éclat, la grâce et la santé ;
          Ils sont beaux ; moi, vois-tu, je n'ai que ta beauté !
          Chère enfant ! - ma cité, mon pays, ma famille,
          Mon épouse, ma mère, et ma soeur et ma fille,
          Mon bonheur, ma richesse, et mon culte, et ma loi,
          Mon univers, c'est toi, toujours toi, rien que toi !
          De tout autre côté, ma pauvre âme est froissée.
          - Oh ! si je te perdais !... Non, c'est une pensée
          Que je ne pourrais pas supporter un moment !
          Souris-moi donc un peu. - Ton sourire est charmant !
          Oui, c'est toute ta mère ! - Elle était aussi belle.
          Tu te passes souvent la main au front comme elle,
          Comme pour l'essuyer, car il faut au coeur pur
          Un front tout innocent et des yeux tout azur.
          Tu rayonnes pour moi d'une angélique flamme,
          A travers ton beau corps, mon âme voit ton âme,
          Même les yeux fermés, c'est égal, je te vois.
          Le jour me vient de toi ! Je me voudrais parfois
          Aveugle, et l'oeil voilé d'obscurité profonde,
          Afin de n'avoir pas d'autre soleil au monde !

Eh bien, monsieur le critique, voulez-vous que je vous dise une chose, moi ? C'est que, si une fée, comme dans ces jolis contes d'enfant que vous n'avez pas lus – car vous n'avez jamais dû être enfant, vous – c'est que, si une fée, sa baguette d'or à la main, venait me dire : « Que désires-tu ? Que souhaites- tu ? Que veux-tu ? Demande, je tiens à ta disposition la jeunesse, la fortune, l'ambition ; tu peux d'un mot avoir vingt-cinq ans, d'un mot être millionnaire, d'un mot être prince ! », je lui dirais : « Oh ! belle et bonne fée, je veux faire des vers comme ceux-là. »
Suivons le critique à travers le troisième acte.
Il raconte comment Blanche est amenée au Louvre ; comment le roi reconnaît, dans celle qu'il prend pour la maîtresse de Triboulet, la Blanche dont il est amoureux, et comment Blanche reconnaît dans le roi Gaucher Mahiet qu'elle aime ; comment Blanche, ne sachant où fuir, en voyant une porte ouverte, fuit par cette porte, et se trouve dans la chambre du roi ; comment, alors, le roi entre derrière elle et referme la porte ; après quoi, les seigneurs font invasion, en riant, suivis de Triboulet au désespoir.
Laissons parler le critique :

« Triboulet se présente et les regarde tous. On vient demander le roi de la part de la reine. "Il n'est pas levé. - Mais il était là tout à l'heure. - Il est à la chasse. - Ses piqueurs ne sont point partis."
          - On vous dit, comprenez-vous ceci ?
          Que le roi ne veut voir personne.

Triboulet
                                        Elle est ici !

« Et Triboulet veut pénétrer dans la chambre du roi ; les courtisans le repoussent ; il les supplie, ils en rient ; et Triboulet vomit contre eux l'injure, l'imprécation. Vous n'êtes pas nobles, leur dit-il,

                                        Au milieu des huées,
          Vos mères aux laquais se sont prostituées !

« Et les gentilshommes supportent cela ! »

Oui, ils le supportent, monsieur le critique, et je vais vous dire pourquoi ils le supportent.
C'est que tous ces seigneurs qui ont mis la main au rapt, et qui sont en train de mettre la main au viol, croient avoir enlevé la maîtresse de Triboulet, et qu'ils apprennent tout à coup qu'ils ont enlevé sa fille.
Vous ne direz pas que la chose vous a échappé : elle est dite en beaux vers, et la voix de Ligier n'est point de celles qu'on a le prétexte de ne pas entendre.

M. de Pienne, riant.
          Triboulet a perdu sa maîtresse ! - Gentille
          Ou laide, qu'il la cherche ailleurs.

Triboulet
                                        Je veux ma fille...

Tous
          Sa fille !

Triboulet, croisant les bras.
                    C'est ma fille ! - oui, riez maintenant !
          Ah ! vous restez muets ! Vous trouvez surprenant
          Que ce bouffon soit père, et qu'il ait une fille ?
          Les loups et les seigneurs n'ont-ils pas leur famille ?
          Ne puis-je avoir aussi la mienne ? Allons, assez !
          Que si vous plaisantiez, c'est charmant ; finissez !
          .......................................................................
          Elle est là !
Les courtisans se placent devant la porte du roi

Marot.
          Sa folie en furie est tournée.

Triboulet, reculant avec désespoir.
          
Courtisans ! courtisans ! démons ! race damnée !
          C'est donc vrai qu'ils m'ont pris ma fille, ces bandits !
          Une femme, à leurs yeux, ce n'est rien, je vous dis !
          Quand le roi, par bonheur, est un roi de débauches,
          Les femmes des seigneurs, lorsqu'ils ne sont pas gauches
          Les servent fort. – L'honneur d'une vierge, pour eux,
          C'est un luxe inutile, un trésor onéreux.
          Une femme est un champ qui rapporte, une ferme
          Dont le royal loyer se paye à chaque terme.
          ...............................................................................
          N'est-ce pas que c'est vrai, messeigneurs ? - En effet,
          Vous lui vendriez tous, si ce n'est déjà fait,
          Pour un nom, pour un titre, ou toute autre chimère,
A M. de Brion
          
Toi, ta femme, Brion !
A M. de Gordes.
                                        Toi, ta soeur !
Au jeune page de Pardaillan.
                                                            Toi, ta mère ?

Et le critique s'étonne que tous ces seigneurs se taisent. Cela ne nous étonne pas, surtout s'ils ont des enfants.
Est-ce que ce désespoir d'un père qui perd sa fille n'est pas assez effrayant, assez solennel, assez menaçant pour qu'on fasse un instant silence devant lui ?
L'auteur de l'ouvrage, qui est père, qui a écrit ce magnifique vers :

          Et les coeurs de lion sont les vrais coeurs de père,

l'a cru, lui. Il s'est trompé ? - Tant mieux pour lui. C'est vous qui avez raison ? - Tant pis pour vous !
- Mais, si cela est ainsi, dites-vous, il eût dû nous prévenir de voir une beauté là où nous voyons un défaut.
Oh ! il vous a prévenu, et à haute voix. Ecoutez plutôt :

Un page se verse un verre de vin au buffet, et se met à boire en fredonnant :
          Quand Bourbon vit Marseille,
          Il a dit à ses gens :
          « Vrai-Dieu ! quel capitaine... »

Triboulet, se retournant.
          Je ne sais à quoi tient, vicomte d'Aubusson,
          Que je te brise aux dents ton verre et ta chanson !

Vous le voyez, parmi tous ces courtisans, un seul raille. Lequel ? Un enfant, un enfant de quinze ans, qui ne peut pas savoir ce que c'est que la paternité.
- Oh ! me direz-vous, oui, c'est vrai ; cela y est ; mais c'était trop fin, nous ne l'avons pas vu.
Cela, messieurs, ce n'est point de ces choses qui se voient, mais qui se sentent. On a des yeux au coeur.
- Et puis, ajoutez-vous, nous n'avons pas d'enfants.
C'est vrai, eunuques et critiques meurent d'habitude sans postérité.
Nous en étions à ces mots, monsieur le critique :
« Et les gentilshommes supportent cela, et, quand Triboulet le leur commande, ils sortent.
« Triboulet reste seul, et bientôt sa fille accourt, échevelée, hors d'elle, et se jette dans ses bras. »
Ah ! vous voyez plus clair que vous ne dites, monsieur le critique, car voilà que vous mentez !
Non, ce n'est point ainsi que cela se passe.

Triboulet.
          Ah ! Dieu ! vous ne savez que rire ou que vous taire !
          C'est donc un grand plaisir de voir un pauvre père
          Se meurtrir la poitrine, et s'arracher du front :
          Des cheveux que deux nuits pareilles blanchiront !

La porte de la chambre du roi s'ouvre : Blanche en sort éperdue, égarée, en désordre ;
elle vient tomber dans les bras de son père avec un cri terrible.

Blanche.
          Mon père, ah !...

Triboulet, la serrant dans ses bras.
                    Mon enfant ! ah ! c'est elle ! ah ! ma fille !
          Ah ! messieurs !
Suffoqué de sanglots. et riant au travers.
                              Voyez-vous, c'est toute ma famille,
          Mon ange ! - Elle de moins, quel deuil dans ma maison !
          - Messeigneurs, n'est-ce pas que j'avais bien raison ?...
A Blanche.
          Mais pourquoi pleurer, toi ?

Blanche.
                                        Malheureux que nous sommes !
          La honte...

Triboulet.
          Que dis-tu ?

Blanche.
                              Pas devant tous ces hommes !
          Rougir devant vous seul !

Triboulet, se retournant vers la porte du roi.
                              Oh ! l'infâme ! - Elle aussi

Blanche.
          Seule, seule avec vous !

Triboulet, aux seigneurs.
                                        Allez-vous-en d'ici !
          Et, si le roi François par malheur se hasarde
          A passer près d'ici...
A M. de Vermandois.
                                        Vous êtes de sa garde,
          Dites-lui de ne pas entrer, – que je suis là !
Les seigneurs sortent.

Vous voyez bien, monsieur le critique, que Triboulet n'est pas seul quand sa fille vient se jeter dans ses bras, et que, si les seigneurs sortent, ce n'est point parce que le bouffon du roi leur a ordonné de sortir, mais parce qu'ils ne savent comment demeurer devant le père de Blanche.
Au lieu d'être fausse, comme vous le prétendez, la scène est, au contraire, si profondément creusée, que vous n'avez pas osé la suivre dans cette blessure du coeur que vous avez prise pour un abîme.
Oh ! monsieur le critique, c'est que, pour faire le métier que vous faites, il faut être de la taille au moins de celui que vous critiquez. Voyez-vous un Lilliputien faisant l'analyse de Gulliver !

« En ce moment, continuez-vous, monsieur le critique, en ce moment, le comte de Saint-Vallier, qu'on va mener à la Bastille, recommence ses imprécations contre François Ier et dit :

          Puisque, par votre roi d'outrages abreuvé,
          Ma malédiction n'a pas encor trouvé,
          Ici-bas ni là-haut, de voix qui me réponde,
          Pas une foudre au ciel, pas un bras d'homme au monde,
          Je n'espère plus rien. – Ce roi prospérera.

Triboulet, relevant la tête.
          Comte ! vous vous trompez ! – Quelqu'un vous vengera ! »

Vous voyez bien que, vous aussi, vous vous trompiez, monsieur le critique, et que M. de Saint-Vallier sert à quelque chose.

« Ce troisième acte est d'une immoralité révoltante ! poursuit le critique. Le même dégoût nous attend au quatrième acte. Nous apercevons la maison du brigand Saltabadil ; c'est une espèce de cabaret. Le roi y vient au milieu de la nuit, il s'attable, et demande à boire : on lui en apporte. »

Laissons l'auteur répondre à cette accusation formulée en si beau langage.

« Si l'ouvrage est moral par l'intention, est-ce qu'il serait immoral par l'exécution ? La question, ainsi posée, nous parait se détruire d'elle-même. Mais voyons. – Probablement, rien d'immoral au premier ni au second acte.
« Est-ce la situation du troisième acte qui vous choque ? Lisez ce troisième acte, et dites-nous si l'impression qui en résulte, en toute probité, n'est pas profondément chaste, vertueuse, honnête ?
« Est-ce le quatrième acte ? Mais depuis quand n'est-il plus permis à un roi de courtiser sur la scène une servante d'auberge ? Cela n'est nouveau ni dans l'histoire, ni au théâtre : l'histoire nous permettait de vous montrer François Ier ivre dans les bouges de la rue du Pélican. Mener un roi dans un mauvais lieu, cela ne serait pas même nouveau non plus : le théâtre grec – qui est le théâtre classique – l'a fait ; Shakespeare, qui est le théâtre romantique, l'a fait. Eh bien, l'auteur de ce drame ne l'a pas fait. Il sait tout ce que l'on a écrit de la maison de Saltabadil ; mais pourquoi lui faire dire ce qu'il n'a pas dit ? Pourquoi lui faire franchir de force une limite qui est tout en pareil cas, et qu'il n'a pas franchie ? Cette bohémienne Maguelonne, tant calomniée, n'est assurément pas plus effrontée que toutes les Lisettes et toutes les Martons du vieux théâtre. La cabane de Saltabadil est une hôtellerie, une taverne, le cabaret de la Pomme de pin, une auberge suspecte, un coupe- gorge, soit ! mais non un lupanar ; c'est un lieu sinistre, terrible, horrible, effroyable, si vous voulez : ce n'est pas un lieu obscène.
« Restent les détails du style. Lisez ! L'auteur accepte pour juges de la sévérité austère de son style les personnes mêmes qui s'effarouchent de la nourrice de Juliette et du père d'Ophélia, de Beaumarchais et de Regnard, de l'Ecole des femmes et d'Amphitryon, de Dandin et de Sganarelle, et de la grande scène du Tartufe, du Tartufe accusé aussi d'immoralité dans son temps. Seulement, là où il fallait être franc, il a cru devoir l'être à ses risques et périls : mais toujours avec gravité et mesure ; il veut l'art chaste, mais non pas l'art prude. »

Revenons au critique.

« C'est à minuit que Saltabadil doit livrer le cadavre. Le roi, à moitié ivre, est chez Saltabadil, sans défense et couché, et il est onze heures trois quarts. Maguelonne supplie son frère d'épargner un si joli garçon. Le brigand refuse, car il est un honnête brigand, et fait son métier en conscience ; seulement, il désire que quelqu'un se présente pour le tuer et le livrer au lieu de l'autre. Blanche est revenue et a tout entendu ; elle a été violée par le roi ; elle ne l'aime pas, il courtise les femmes les plus infâmes. Blanche va mourir pour lui ! C'est là un dévouement de jeune fille qui n'a pu être conçu que par M. Victor Hugo... »

Pourquoi cela ? Voulez-vous dire que Victor Hugo soit le seul qui ait le coeur assez grand pour comprendre ce dévouement ? Alors, il me semble que le blâme tourne singulièrement à la louange.

« Blanche frappe à la porte, entre... et la toile tombe.
« Pourquoi M. Hugo ne nous a-t-il pas montré l'assassinat ? Une horreur de plus, qu'est-ce que cela ?
« Au cinquième acte, Triboulet vient devant le cabaret. La nuit est orageuse ; minuit sonne. Alors, le brigand ouvre sa porte, et traîne par terre un sac qui contient un cadavre. Il reçoit le reste des vingt écus, et ferme sa porte. Triboulet met le pied sur le cadavre en disant :

          Ceci, c'est un bouffon ! et ceci, c'est un roi !

Puis il s'acharne sur le cadavre ; il fait encore des imprécations, et se pavane, et parle de gloire, et de révolution, et de couronne, et revient au cadavre en lui adressant ce vers assez extraordinaire :

          M'entends-tu ? m'entends-tu ? m'entends-tu ? m'entends-tu ?... »

En effet, le vers serait assez extraordinaire s'il y était ; mais, par malheur, ce vers n'y est pas.
Voici le vers qui y est, ou plutôt les vers qui y sont :

          Je te hais, m'entends-tu ? c'est moi, roi gentilhomme ;
          Moi, ce fou, ce bouffon ; moi, cette moitié d'homme,
Cet animal douteux à qui tu disais : « Chien ! »
C'est que, quand la vengeance est en nous, vois-tu bien,
Dans le coeur le plus mort, il n'est plus rien qui dorme ;
Le plus chétif grandit, le plus vil se transforme,
L'esclave tire alors sa haine du fourreau,
Et le chat devient tigre, et le bouffon bourreau !

Il y a loin de là, vous en conviendrez, à ce vers inventé par le critique :

          M'entends-tu ? m'entends-tu ? m'entends-tu ? m'entends-tu ?

« Enfin, continue notre Aristarque, après un monologue interminable interminable, oui, si vous avez entendu tous les vers à la façon dont vous avez entendu celui que vous citez, mais qui vous semblerait court, monsieur le critique, si vous étiez poète !, après un monologue interminable, Triboulet tire le cadavre à lui et va le jeter à la Seine, lorsque sort du cabaret un chevalier qui s'éloigne le long du quai. Triboulet a reconnu le roi ; alors il déchire le sac, et, à la lueur d'un éclair, il reconnaît sa fille ! Il appelle au secours ; on vient avec des flambeaux. Blanche respire encore. On va chercher un médecin ; à peine est-il arrivé, qu'elle meurt, et, au même instant, Triboulet tombe mort.
« Telle est cette pièce monstrueuse, où l'histoire est méprisée, les moeurs du temps méconnues ; des caractères tels que ceux de François Ier et de Clément Marot avilis, calomniés ; où étincellent à peine quelques beaux vers pour racheter le vide de la conception, l'absence d'une conduite habile, le manque absolu d'intérêt ; où, enfin, se mêlent, comme dans un chaos, l'horrible, l'ignoble, l'immoral. »

Eh bien, monsieur le critique, êtes-vous content ? Vous êtes-vous bien vengé de l'homme de génie ? Avez-vous bien foulé aux pieds son drame, comme Triboulet le cadavre de celui qu'il croit son ennemi ?
Non ! Et vous recommencez votre monologue. Ah ! celui-là, vous le trouvez court, n'est-ce pas ? C'est celui de la haine.
Continuez donc ! Ce n'est pas une haine sans cause, que la haine du petit contre le grand, et parfois, comme Triboulet nous l'a fait voir à l'endroit du roi, et comme vous allez nous le faire voir à l'endroit du drame, parfois elle tue.

« La première représentation, ajoute le critique, a offert le scandale d'admirateurs forcenés et tumultueux qui, à chaque coup de sifflet qui se faisait entendre, s'écriaient : "A bas les stupides ! A la porte les brutes !" C'était une cohorte nombreuse d'amis introduite dans la salle avant l'heure accoutumée, une cohorte bien disciplinée, et applaudissant à outrance tout ce qui donnait au public un véritable dégoût. Cependant, malgré cette claque extraordinaire, les sifflets ont été assez forts pour que le nom de M. Victor Hugo n'ait été jeté que dans le tumulte.
« Malgré cette chute éclatante, on annonce pour jeudi une seconde représentation.
« Hernani, comparé à ce drame, est un véritable chef-d'oeuvre ah ! monsieur le critique, si nous avions le temps, comme nous lirions ce que vous avez dit d'Hernani !... et l'on peut appliquer à M. Victor Hugo l'épigramme de Boileau contre Corneille :

          Après l'Agésilas,
          Hélas !
          Mais, après l'Attila,
          Holà ! »

Croyez-vous, monsieur le critique, que ces quatre vers de Boileau contre l'auteur du Cid, de Cinna et de Polyeucte ne soient pas une des pauvretés que Boileau ait faites ? Mais, au moins, Boileau se bornait à dénoncer les pièces du vieux Corneille comme faibles : il ne les dénonçait pas à la police comme immorales.
Aussi avec quelle satisfaction le critique ne termine-t-il pas son article par ces mots :

« Nous apprenons ce soir que M. le ministre des travaux publics a donné l'ordre de cesser la représentation de cette pièce. »

Maintenant suivons le drame de notre ami Victor Hugo devant le tribunal de commerce, comme nous l'avons suivi sur la scène du théâtre Richelieu ; seulement, laissons parler l'auteur lui-même. – La prose de M. Victor Hugo vaut bien la mienne ; par conséquent, mes lecteurs ne se plaindront pas.

« L'apparition de ce drame au théâtre a donné lieu à un acte ministériel inouï.
« Le lendemain de la première représentation, l'auteur reçut de M. Jouslin de la Salle, directeur de la scène au Théâtre-Français, le billet suivant, dont il conserve précieusement l'original :

"Il est dix heures et demie, et je reçois à l'instant l'ordre de suspendre les représentations du Roi s'amuse. C'est M. Taylor qui me communique cet ordre de la part du ministre.
Ce 23 novembre. "

« Le premier mouvement de l'auteur fut de douter. L'acte était arbitraire au point d'être incroyable.
« En effet, ce qu'on a appelé la Charte-Vérité dit : "Les Français ont le droit de publier..." Remarquez que le texte ne dit pas seulement le droit d'imprimer, mais largement et grandement le droit de publier. Or, le théâtre n'est qu'un moyen de publication comme la presse, comme la gravure, comme la lithographie. La liberté du théâtre est donc implicitement écrite dans la Charte, avec toutes les autres libertés de la pensée. La loi fondamentale ajoute : "La censure ne pourra jamais être rétablie. " Or, le texte ne dit pas la censure des journaux, la censure des livres ; il dit la censure, la censure en général, toute censure, celle du théâtre comme celle des écrits. Le théâtre ne saurait donc désormais être légalement censuré.
« Ailleurs, la Charte dit : "La confiscation est abolie." Or, la suppression d'une pièce de théâtre après la représentation n'est pas seulement un acte monstrueux de censure et d'arbitraire, c'est une véritable confiscation, c'est une propriété violemment dérobée au théâtre et à l'auteur.
« Enfin, pour que tout soit net et clair, pour que les quatre ou cinq grands principes sociaux que la révolution française a coulés en bronze restent intacts sur leurs piédestaux de granit, pour qu'on ne puisse attaquer sournoisement le droit commun des Français avec quarante mille vieilles armes ébréchées que la rouille et la désuétude dévorent dans l'arsenal de nos lois, la Charte, dans un dernier article, abolit expressément tout ce qui, dans les lois antérieures, serait contraire à son texte et à son esprit.
« Ceci est formel. La suppression ministérielle d'une pièce de théâtre attente à la liberté par la censure, à la propriété par la confiscation. Tout notre droit public se révolte contre une pareille voie de fait.
« L'auteur, ne pouvant croire à tant d'insolence et de folie, courut au théâtre. Là, le fait lui fut confirmé de toutes parts. Le ministre avait, en effet, de son droit divin de ministre, intimé l'ordre en question. Le ministre n'avait pas de raison à donner. Le ministre lui avait pris sa pièce, lui avait pris son droit, lui avait pris sa chose. Il ne restait plus qu'à le mettre, lui, poète, à la Bastille.
« Nous le répétons, dans le temps où nous vivons, lorsqu'un pareil acte vient vous barrer le passage, et vous prendre brusquement au collet, la première impression est un profond étonnement. Mille questions se pressent dans votre esprit. – Où est la loi ? Où est le droit ? Est-ce que cela peut se passer ainsi ? Est-ce qu'il y a eu, en effet, quelque chose qu'on a appelé la révolution de juillet ? Il est évident que nous ne sommes plus à Paris ! Dans quel pachalik vivons-nous ?
« La Comédie-Française, stupéfaite et consternée, voulut essayer encore quelques démarches près du ministre pour obtenir la révocation de cette étrange décision ; mais elle perdit sa peine. Le divan... je me trompe, le conseil des ministres s'était assemblé dans la journée.
« Le 23, ce n'était qu'un ordre du ministre ; le 24, ce fut un ordre du ministère.
« Le 23, la pièce n'était que suspendue ; le 24, elle fut définitivement défendue. Il fut même enjoint au théâtre de rayer de son affiche ces quatre mots redoutables : Le roi s'amuse. Il lui fut enjoint, en outre, à ce malheureux Théâtre-Français, de ne pas se plaindre et de ne souffler mot. Peut-être serait-il beau, loyal et noble de résister à un despotisme si asiatique, mais les théâtres n'osent pas. La crainte du retrait de leur privilège les fait serfs et sujets, taillables et corvéables à merci, eunuques et muets.
« L'auteur demeura et dut rester étranger à ces démarches du théâtre. Il ne dépend, lui, poète, d'aucun ministre. Ces prières et ces sollicitations, que son intérêt mesquinement consulté lui conseillait peut-être, son devoir de libre écrivain les lui défendait. Demander grâce au pouvoir, c'est le reconnaître. La liberté et la propriété ne sont pas choses d'antichambre. Un droit ne se traite pas comme une faveur. Pour une faveur, réclamez devant le ministre ; pour un droit, réclamez devant le pays.
« C'est donc au pays qu'il s'adresse. Il a deux voies pour obtenir justice : l'opinion publique et les tribunaux. Il les choisit toutes deux.
« Devant l'opinion publique, le procès est déjà jugé et gagné. Et, ici, l'auteur doit remercier hautement toutes les personnes graves et indépendantes de la littérature et des arts qui lui ont donné, dans cette occasion, tant de preuves de sympathie et de cordialité. Il comptait d'avance sur leur appui. Il sait que, lorsqu'il s'agit de lutter pour la liberté de l'intelligence et de la pensée, il n'ira pas seul au combat.
« Et disons-le en passant, le pouvoir, par un assez lâche calcul, s'était flatté d’avoir pour auxiliaires, dans cette occasion, jusque dans les rangs de l'opposition, les passions littéraires soulevées depuis si longtemps autour de l'auteur. Il avait cru les haines littéraires plus tenaces encore que les haines politiques, se fondant sur ce que les premières ont leurs racines dans les amours-propres, et les secondes seulement dans les intérêts. Le pouvoir s'est trompé. Son acte brutal a révolté les hommes honnêtes dans tous les camps. L'auteur a vu se rallier à lui, pour faire face à l'arbitraire et à l'injustice, ceux-là mêmes qui l'attaquaient le plus violemment la veille. Si par hasard quelques haines invétérées ont persisté, elles regrettent maintenant le secours momentané qu'elles ont apporté au pouvoir. Tout ce qu'il y a d'honorable et de loyal parmi les ennemis de l'auteur est venu lui tendre la main, quitte à recommencer le combat littéraire aussitôt que le combat politique sera fini. En France, quiconque est persécuté n'a plus d'ennemi que le persécuteur.
« Si, maintenant, après avoir établi que l'acte ministériel est odieux, inqualifiable, impossible en droit, nous voulons bien descendre pour un moment à le discuter comme fait matériel, et à chercher de quels éléments ce fait semble devoir être composé, la première question qui se présente est celle-ci, et il n'est personne qui ne se la soit faite : Quel peut être le motif d'une pareille mesure ?
« Certes, si nous daignions descendre encore un instant à accepter pour une minute cette fiction ridicule, que, dans cette occasion, c'est le soin de la morale publique qui émeut nos maîtres, et que, scandalisés de l'état de licence où certains théâtres sont tombés depuis dix ans, ils ont voulu à la fin, poussés à bout, faire, à travers toutes les lois et tous les droits, un exemple sur un ouvrage et un écrivain, certes, le choix de l'ouvrage serait singulier, il faut en convenir, mais le choix de l'écrivain ne le serait pas moins. Et, en effet, quel est l'homme auquel ce pouvoir myope s'attaque si étrangement ? C'est un écrivain ainsi placé que, si son talent peut être contesté de tous, son caractère ne l'est de personne. C'est un honnête homme avéré, prouvé et constaté, chose rare et vénérable en ce temps-ci. C'est un poète que cette même licence des théâtres révolterait et indignerait tout le premier ; qui, il y a dix-huit mois, sur le bruit que l'inquisition des théâtres allait être illégalement rétablie, est allé de sa personne, en compagnie de plusieurs auteurs dramatiques, avertir le ministre qu'il eût à se garder d'une pareille mesure ; et qui, là, a réclamé hautement une loi répressive des excès du théâtre, tout en protestant contre la censure avec des paroles sévères que le ministre, à coup sûr, n'a pas oubliées. C'est un artiste dévoué à l'art, qui n'a jamais cherché le succès par de pauvres moyens, qui s'est habitué toute sa vie à regarder le public fixement en face. C'est un homme sincère et modéré, qui a déjà livré plus d'un combat pour toute liberté et contre tout arbitraire ; qui, en 1829, dans la dernière année de la Restauration, a repoussé tout ce que le gouvernement d'alors lui offrait pour le dédommager de l'interdit lancé sur Marion Delorme, et qui, un an plus tard, en 1830, la révolution de juillet étant faite, a refusé, malgré tous les conseils de son intérêt matériel, de laisser représenter cette même Marion Delorme, tant qu'elle pourrait être une occasion d'attaque et d'insulte contre le roi tombé, qui l'avait proscrite ; conduite bien simple, sans doute, que tout homme d'honneur eût tenue à sa place, mais qui aurait peut-être dû le rendre inviolable désormais à toute censure, et à propos de laquelle il écrivait, lui, en août 1831 : "Les succès de scandale cherché et d'allusions politiques ne lui sourient guère, il l'avoue. Ces succès valent peu et durent peu. Et puis c'est précisément quand il n'y a plus de censure qu'il faut que les auteurs se censurent eux-mêmes, honnêtement, consciencieusement. C'est ainsi qu'ils placeront haut la dignité de l'art. Quand on a toute liberté, il sied de garder toute mesure.
« A présent que la prétendue immoralité de ce drame est réduite à néant, à présent que tout l'échafaudage des mauvaises et honteuses raisons est là, gisant sous nos pieds, il serait temps de signaler le véritable motif de Ia mesure, le motif d'antichambre, le motif de cour, le motif qu'on ne dit pas, le motif qu'on n'ose s'avouer à soi-même, le motif qu'on avait si bien caché sous un prétexte. Ce motif a déjà transpiré dans le public, et le public a deviné juste. Nous n'en dirons pas davantage. Il est peut-être utile à notre cause que ce soit nous qui offrions à nos adversaires l'exemple de la courtoisie et de la modération. Il est bon que la leçon de dignité et de sagesse soit donnée par le particulier au gouvernement, par celui qui est persécuté à celui qui persécute. D'ailleurs, nous ne sommes pas de ceux qui pensent guérir leur blessure en empoisonnant la plaie d'autrui. Il n'est que trop vrai qu'il y a, au troisième acte de cette pièce, un vers où la sagacité maladroite de quelques familiers du palais a découvert une allusion je vous demande un peu, moi, une allusion ! à laquelle ni le public ni l'auteur n'avaient songé jusque-là, mais qui, une fois dénoncée de cette façon, devient la plus cruelle et la plus sanglante des injures. Il n'est que trop vrai que ce vers a suffi pour que l'affiche déconcertée du Théâtre-Français reçût l'ordre de ne plus offrir une seule fois à la curiosité du public la petite phrase séditieuse : Le roi s'amuse. Ce vers qui est un fer rouge, nous ne le citerons pas ici. nous ne le signalerons même ailleurs qu'à la dernière extrémité, et si l'on est assez imprudent pour y acculer notre défense. Nous ne ferons pas revivre de vieux scandales historiques. Nous épargnerons autant que possible à une personne haut placée les conséquences de cette étourderie de courtisans. On peut faire, même à un roi, une guerre généreuse. Nous entendons la faire ainsi. Seulement, que les puissants méditent sur l'inconvénient d'avoir pour ami l'ours qui ne sait écraser qu'avec le pavé de la censure les allusions imperceptibles qui viennent se poser sur leur visage.
« Nous ne savons même pas si nous n'aurions pas dans la lutte quelque indulgence pour le ministère lui-même. Tout ceci, à vrai dire, nous inspire une grande pitié. Le gouvernement de juillet est tout nouveau-né, il n'a que trente mois, il est encore au berceau, il a de petites fureurs d'enfant. Mérite- t-il, en effet, qu'on dépense contre lui beaucoup de colère virile ? Quand il sera grand, nous verrons.
« Cependant, à n'envisager la question, pour un instant, que sous le point de vue privé, la confiscation censoriale dont il s'agit cause encore plus de dommage peut-être à l'auteur de ce drame qu'à tout autre. En effet, depuis quatorze ans qu'il écrit, il n'est pas un de ses ouvrages qui n'ait eu l'honneur malheureux d'être choisi pour champ de bataille à son apparition, et qui n'ait disparu d'abord pendant un temps plus ou moins long sous la poussière, la fumée et le bruit. Aussi, quand il donne une pièce de théâtre, ce qui lui importe avant tout, ne pouvant espérer un auditoire calme dès la première soirée, c'est la série des représentations. S'il arrive que, le premier jour, sa voix soit couverte par le tumulte, que sa pensée ne soit pas comprise, les jours suivants peuvent corriger le premier jour. Hernani a eu cinquante-trois représentations ; Marion Delorme a eu soixante et une représentations. Le roi s'amuse, grâce à une violence ministérielle, n'aura eu qu'une représentation. Assurément, le tort fait à l'auteur est grand. Qui lui rendra intacte et au point où elle en était, cette troisième expérience si importante pour lui ? Qui lui dira de quoi eût été suivie cette première représentation ? Qui lui rendra le public du lendemain, ce public ordinairement impartial, ce public sans amis et sans ennemis, ce public qui enseigne le poète et que le poète enseigne ?
« Le moment de transition politique où nous sommes est curieux. C'est un de ces instants de fatigue générale, où tous les actes despotiques sont possibles dans la société, même la plus infiltrée d'idées d'émancipation et de liberté. La France a marché vite en juillet 1830 ; elle a fait trois bonnes journées ; elle a fait trois grandes étapes dans le champ de la civilisation et du progrès. Maintenant, beaucoup sont harassés, beaucoup sont essoufflés, beaucoup demandent à faire halte. On veut retenir les esprits généreux, qui ne se lassent pas et qui vont toujours ; on veut attendre les tardifs qui sont restés en arrière et leur donner le temps de rejoindre. De là une crainte singulière de tout ce qui remue, de tout ce qui parle, de tout ce qui pense. Situation bizarre, facile à comprendre, difficile à définir. Ce sont toutes les existences qui ont peur de toutes les idées ; c'est la ligue des intérêts froissés du mouvement des théories ; c'est le commerce qui s'effarouche des systèmes ; c'est le marchand qui veut vendre ; c'est la rue qui effraye le comptoir ; c'est la boutique armée qui se détend.
« A notre avis, le gouvernement abuse de cette disposition au repos et de cette crainte des révolutions nouvelles. Il en est venu à tyranniser petitement. Il a tort pour lui et pour nous. S'il croit qu'il y a maintenant indifférence dans les esprits pour les idées de liberté, il se trompe : il n'y a que lassitude. Il lui sera demandé sévèrement compte un jour de tous les actes illégaux que nous voyons s'accumuler depuis quelque temps. Que de chemin il nous a fait faire ! Il y a deux ans, on pouvait craindre pour l'ordre ; on est maintenant à trembler pour la liberté ! Des questions de libre pensée, d'intelligence et d'art sont tranchées impérialement par les vizirs du roi des barricades. Il est profondément triste de voir comment se termine la révolution de juillet, mulier formosa superne.
« Sans doute, si l'on ne considère que le peu d'importance de l'ouvrage et de l'auteur dont il est ici question, la mesure ministérielle qui les frappe n'est pas grand-chose. Ce n'est qu'un méchant petit coup d'Etat littéraire, qui n'a d'autre mérite que de ne pas trop dépareiller la collection d'actes arbitraires à laquelle il fait suite. Mais, si l'on s'élève plus haut, on verra qu'il ne s'agit pas seulement dans cette affaire d'un drame et d'un poète, mais, nous l'avons dit en commençant que la liberté et la propriété sont toutes deux, sont tout entières engagées dans la question. Ce sont là de hauts et sérieux intérêts, et, quoique l'auteur soit obligé d'entamer cette importante affaire par un simple procès commercial au Théâtre-Français, ne pouvant attaquer directement le ministère, barricadé derrière les fins de non-recevoir du conseil d'Etat, il espère que sa cause sera, aux yeux de tous, une grande cause le jour où il se présentera à la barre du tribunal consulaire, avec la liberté à sa droite la propriété à sa gauche. Il parlera lui-même au besoin pour l'indépendance de son art. Il plaidera son droit fermement, avec gravité et simplicité, sans haine des personnes et sans crainte aussi. Il compte sur le concours de tous, sur l'appui franc et cordial de la presse, sur la justice de l'opinion, sur l'équité des tribunaux. Il réussira, ; il n'en doute pas. L'état de siège sera levé dans la cité littéraire comme dans la cité politique.
« Quand cela sera fait, quand il aura rapporté chez lui, intacte, inviolable et sacrée, sa liberté de poète et de citoyen, il se remettra paisiblement à l'oeuvre de sa vie, dont on l'arrache violemment, et qu'il eût voulu ne jamais quitter un instant. Il a sa besogne à faire, il le sait, et rien ne l'en distraira. Pour le moment, un rôle politique lui vient : il ne l'a pas cherché, il l'accepte. Vraiment, le pouvoir qui s'attaque à nous n'aura pas gagné grand- chose à ce que, nous, hommes d'art, nous quittions notre tâche consciencieuse, tranquille, sincère, profonde. notre tâche sainte, notre tâche du passé et de l'avenir, pour aller nous mêler, indignés et sévères, à cet auditoire irrévérent et railleur, qui, depuis quinze ans, regarde passer avec des huées et des sifflets quelques pauvres diables de gâcheurs politiques, lesquels s'imaginent qu'ils bâtissent un édifice social, parce qu'ils vont tous les jours à grand-peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de loi des Tuileries au Palais-Bourbon, et du Palais-Bourbon au Luxembourg !
« 30 novembre 1832. »
                    Victor Hugo.

Le 19 décembre 1832, l'affaire vint devant le tribunal de commerce.
Tout le Paris artistique s'était rassemblé dans la salle de la Bourse, étonnée de voir si bonne compagnie.
Après que son avocat eut parlé, Victor Hugo se leva et : prononça le discours suivant :

« Messieurs, après l'orateur éloquent qui me prête si généreusement l'assistance puissante de sa parole, je n'aurais rien à dire si je ne croyais de mon devoir de ne pas laisser passer sans une protestation solennelle et sévère l'acte hardi et coupable qui a violé tout notre droit public dans ma personne.
« Cette cause, messieurs, n'est pas une cause ordinaire. Il semble à quelques personnes, au premier aspect, que ce n'est qu'une simple action commerciale, qu'une réclamation d'indemnité pour la non-exécution d'un contrat privé, en un mot, que le procès d'un auteur à un théâtre. Non, messieurs, c'est plus que cela, c'est le procès d'un citoyen à un gouvernement. Au fond de cette affaire, il y a une pièce défendue par ordre ; or, une pièce détendue par ordre, c'est la censure, et la Charte abolit la censure ; une pièce défendue par ordre, c'est la confiscation. Votre jugement, s'il m'est favorable, et il me semble que je vous ferais injure d'en douter, sera un blâme manifeste, quoique indirect, de la censure et de la confiscation.
« Vous voyez, messieurs, combien l'horizon de la cause s'élève et s'élargit. Je plaide ici pour quelque chose de plus haut que mon intérêt propre ; je plaide pour mes droits les plus généraux, pour mon droit de penser et pour mon droit de posséder, c'est-à-dire pour le droit de tous. C'est une cause générale que la mienne, comme c'est une équité absolue que la vôtre. Les petits détails du procès s'effacent devant la question ainsi posée. Je ne suis plus simplement un écrivain, vous n'êtes plus simplement des juges consulaires. Votre conscience est face à face avec la mienne. Sur ce tribunal, vous représentez une idée auguste, et moi, à cette barre, j'en représente une autre. Sur votre siège, il y a la justice ; sur le mien, il y a la liberté.
« Or, la justice et la liberté sont faites pour s'entendre. La liberté est juste, et la justice est libre.
« Ce n'est pas la première fois, M. Odilon Barrot vous l'a dit avant moi, messieurs, que le tribunal de commerce aura été appelé à condamner, sans sortir de sa compétence, les actes arbitraires du pouvoir. Le premier tribunal qui a déclaré illégales les ordonnances du 25 juillet 1830 personne ne l'a oublié, c'est le tribunal de commerce. Vous suivrez, messieurs, ces mémorables antécédents, et, quoique la question soit bien moindre, vous maintiendrez le droit aujourd'hui, comme vous l'avez maintenu alors ; vous écouterez, je l'espère, avec sympathie, ce que j'ai à vous dire ; vous avertirez par votre sentence le gouvernement qu'il entre dans une voie mauvaise, et qu'il a eu tort de brutaliser l'art et la pensée ; vous me rendrez mon droit et mon bien ; vous flétrirez au front la police et la censure, qui sont venues chez moi, de nuit, me voler ma liberté et ma propriété avec effraction de la Charte.
« Et ce que je dis ici, je le dis sans colère ; cette réparation que je vous demande, je la demande avec gravité et modération. A Dieu ne plaise que je gâte la beauté et la bonté de ma cause par des paroles violentes ! Qui a le droit a la force, et qui a la force dédaigne la violence.
« Oui, messieurs, le droit est de mon côté. L'admirable discussion de M. Odilon Garrot vous a prouvé victorieusement qu'il n'y a rien dans l'acte ministériel qui a défendu Le roi s'amuse que d'arbitraire, d'illégal et d'inconstitutionnel. En vain essayerait-on de faire revivre, pour attribuer la censure au pouvoir, une loi de la Terreur, une loi qui ordonne en propres termes aux théâtres de jouer trois fois par semaine les tragédies de Brutus et de Guillaume Tell, de ne monter que des pièces républicaines, et d'arrêter les représentations de tout ouvrage qui tendrait, je cite textuellement, à dépraver l'esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté. Cette loi, messieurs, les appuis actuels de la royauté nouvelle oseraient-ils bien l'invoquer, et l'invoquer contre Le roi s'amuse ? N'est-elle pas évidemment abrogée dans son texte comme dans son esprit ? Faite pour la Terreur, elle est morte avec la Terreur. N'en est-il pas de même de tous ces décrets impériaux d'après lesquels, par exemple, le pouvoir aurait non seulement le droit de censurer les ouvrages de théâtre, mais encore la faculté d'envoyer, selon son bon plaisir et sans jugement, un auteur en prison ? Est-ce que tout cela existe à l'heure qu'il est ? Est-ce que toute cette législation d'exception et de raccroc n'a pas été solennellement raturée par la Charte de 1830 ? Nous en appelons au serment sérieux du 9 août. La France de juillet n'a à compter, ni avec le despotisme conventionnel, ni avec le despotisme impérial. La Charte de 1830 ne se laisse bâillonner ni par 1807, ni par 93.
« La liberté de penser, dans tous ses modes de publication, par le théâtre comme par la presse, par la chaire comme par la tribune, c'est là, messieurs, une des principales bases de notre droit public. Sans doute, il faut pour chacun de ces modes de publication une loi organique, une loi répressive et non préventive, une loi de bonne foi, d'accord avec la foi fondamentale, et qui, en laissant toute carrière à la liberté, emprisonne la licence dans une pénalité sévère. Le théâtre en particulier, comme lieu public, nous nous empressons de le déclarer, ne saurait se soustraire à la surveillance légitime de l'autorité municipale. Eh bien, messieurs, cette loi, plus facile à faire peut-être qu'on ne pense communément, et que chacun de nous, poètes dramatiques, a probablement construite plus d'une fois dans son esprit, cette loi manque, cette loi n'est pas faite. Nos ministres, qui produisent, bon an, mal an, de soixante et dix à quatre-vingts lois par session, n'ont pas jugé à propos de produire celle-là. Une loi sur les théâtres, cela leur aura paru chose peu urgente. Chose peu urgente en effet, qui n'intéresse que la liberté de la pensée, le progrès de la civilisation, la morale publique, le nom des familles, l'honneur des particuliers, et, à de certains moments, la tranquillité de Paris, c'est-à-dire la tranquillité de la France, c'est-à-dire la tranquillité de l'Europe !
« Cette loi de la liberté des théâtres, qui aurait dû être formulée depuis 1830 dans l'esprit de la nouvelle Charte, cette loi manque, je le répète, et manque par la faute du gouvernement. La législation antérieure est évidemment écroulée, et tous les sophismes dont on replâtrerait sa ruine ne la reconstruiraient pas. Donc, entre une loi qui n'existe plus et une loi qui n'existe pas encore, le pouvoir est sans droit pour arrêter une pièce de théâtre. Je n'insisterai pas sur ce que M. Odilon Barrot a si souverainement démontré.
« Ici se présente une objection de second ordre que je vais cependant discuter. – La loi manque, il est vrai, dira-t-on ; mais, dans l'absence de la législation, le pouvoir doit-il rester complètement désarmé ? Ne peut-il pas apparaître tout à coup sur le théâtre une de ces pièces infâmes – faites, évidemment, dans un but de marchandise et de scandale – où tout ce qu'il y a de saint, de religieux et de moral dans le coeur de l'homme soit effrontément raillé et moqué ; où tout ce qui fait le repos de la famille et la paix de la cité soit remis en question ; où même des personnes vivantes soient piloriées sur la scène, au milieu des huées de la multitude ? La raison d'état n'imposerait-elle pas au gouvernement le devoir de fermer le théâtre à ces ouvrages si monstrueux, malgré le silence de la loi ? – Je ne sais pas, messieurs, s'il a jamais été fait de pareils ouvrages, je ne veux pas le savoir, je ne veux pas le croire, et je n'accepterais en aucune façon la charge de les dénoncer ici ; mais, dans ce cas-là même, je le déclare, tout en déplorant le scandale causé, tout en comprenant que d'autres conseillent au pouvoir d'arrêter sur-le-champ un ouvrage de ce genre, et d'aller ensuite demander aux Chambres un bill d'indemnité, je ne ferai pas, moi, fléchir la rigueur du principe. Je dirai au gouvernement : « Voilà les conséquences de votre négligence à présenter une loi aussi pressante que la loi de la liberté théâtrale ! Vous êtes dans votre tort, réparez-le, hâtez-vous de demander une législation pénale aux Chambres, et, en attendant, poursuivez le drame coupable avec le code de la presse, qui, jusqu'à ce que les lois spéciales soient faites, régit, selon moi, tous les modes de publicité. » Je dis selon moi, car ce n'est ici que mon opinion personnelle. Mon illustre défenseur, je le sais, n'admet qu'avec plus de restriction que moi la liberté des théâtres ; je parle ici, non avec les lumières du jurisconsulte, mais avec le simple bon sens du citoyen : si je me trompe, qu'on ne prenne acte de mes paroles que contre moi, et non contre mon défenseur. Je le répète, messieurs, je ne ferai pas fléchir la rigueur du principe ; je n'accorderai pas au pouvoir la faculté de confisquer la liberté dans un cas même légitime en apparence, de peur qu'il n'en vint un jour à la confisquer dans tous les cas ; je penserais que réprimer le scandale par l'arbitraire, c'est faire deux scandales au lieu d'un ; et je dirais, avec un homme éloquent et grave, qui doit gémir aujourd'hui de la façon dont ses disciples appliquent sa doctrine : Il n'y a pas de droit au dessus du droit.
« Or, messieurs, si un pareil abus de pouvoir, tombant même sur une oeuvre de licence, d'effronterie et de diffamation, serait déjà inexcusable, combien ne l'est-il pas davantage, et que ne doit-on pas dire quand il tombe sur un ouvrage d'art pur, quand il s'en va choisir, pour la proscrire, à travers toutes les pièces qui ont été données depuis deux ans, précisément une composition sérieuse, austère et morale ? C'est pourtant là ce que le gauche pouvoir qui nous administre a fait en arrêtant Le roi s'amuse. M. Odilon Barrot vous a prouvé qu'il avait agi sans droit ; je vous prouve, moi, qu'il a agi sans raison.
« Les motifs que les familiers de la police ont murmurés pendant quelques jours autour de nous pour expliquer la prohibition de cette pièce sont de trois espèces : il y a la raison morale, la raison politique, et, il faut bien le dire aussi, quoique cela soit risible, la raison littéraire. Virgile raconte qu'il entrait plusieurs ingrédients dans les foudres que Vulcain fabriquait pour Jupiter. Le petit foudre ministériel qui a frappé ma pièce, et que la censure avait forgé pour la police, est fait avec trois mauvaises raisons tordues ensemble, mêlées et amalgamées, tres imbris torti radios. Examinons-les l'une après l'autre.
« Il y a d'abord, ou plutôt il y avait, la raison morale. Oui, messieurs, je l'affirme, parce que cela est incroyable, la police a prétendu d'abord que Le roi s'amuse était, je cite l'expression, une pièce immorale. J'ai déjà imposé silence à la police sur ce point. En publiant Le roi s'amuse, j'ai déclaré hautement, non pour la police, mais pour les hommes honorables qui veulent bien me lire, que ce drame était profondément moral et sévère. Personne ne m'a démenti, et personne ne me démentira, j'en ai l'intime conviction au fond de ma conscience d'honnête homme. Toutes les préventions que la police avait un moment réussi à soulever contre la moralité de cette oeuvre sont évanouies à l'heure où je parle. Quatre mille exemplaires du livre, répandus dans le public, ont plaidé ce procès chacun de leur côté, et ces quatre mille avocats ont gagné leur cause. Dans une pareille matière, d'ailleurs, une affirmation suffisait. Je ne rentrerai donc pas dans une discussion superflue. Seulement, pour l'avenir comme pour le passé, que la police sache, une fois pour toutes, que je ne fais pas de pièces immorales. Qu'elle se le tienne pour dit, je n'y reviendrai plus.
« Après la raison morale, il y a la raison politique. Ici, messieurs, comme je ne pourrais exprimer que les mêmes idées en d'autres termes, permettez-moi de vous citer une page de la préface que j'ai attachée au drame... Cette page de la préface, nous l'avons mise nous-même sous les yeux de nos lecteurs.
« Après la raison morale et la raison politique, il y a la raison littéraire. Un gouvernement arrêtant une pièce pour des raisons littéraires, ceci est étrange, et ceci n'est pourtant pas sans réalité. Souvenez-vous – si toutefois cela vaut la peine qu'on s'en souvienne – qu'en 1829, à l'époque où les premiers ouvrages dits romantiques apparaissaient sur le théâtre, vers le moment où la Comédie-Française recevait Marion Delorme, une pétition, signée par sept personnes, fut présentée au roi Charles X, pour obtenir que le Théâtre-Français fût fermé tout bonnement, et de par le roi, aux ouvrages de ce que l'on appelait la nouvelle école. Charles X se prit à rire, et répondit spirituellement qu'en matière littéraire, il n'avait, comme nous tous, que sa place au parterre. La pétition expira sous le ridicule. Eh bien, messieurs, aujourd'hui, plusieurs des signataires de cette pétition sont députés, députés influents de la majorité, ayant part au pouvoir, et votant le budget. Ce qu'ils pétitionnaient timidement en 1829, ils ont pu, tout-puissants qu'ils sont, le faire en 1832.
« La notoriété publique raconte, en effet, que ce sont eux qui, le lendemain de la première représentation, ont abordé le ministre à la chambre des députés, et ont obtenu de lui sous tous les prétextes moraux et politiques possibles, que Le roi s'amuse fût arrêté. Le ministre, homme ingénu, innocent et candide, a bravement pris le change ; il n'a pas su démêler, sous toutes ces enveloppes, l'animosité directe et personnelle ; il a cru faire de la proscription politique : j'en suis fâché pour lui, on lui a fait faire de la proscription littéraire. Je n'insisterai pas davantage là-dessus, Cela m'inspire infiniment moins de colère que de pitié ; c'est curieux, voilà tout. Le gouvernement prêtant main-forte à l'Académie en 1832 ! Aristote redevenu roi de l'Etat ! Une imperceptible contre-révolution littéraire manoeuvrant à fleur d'eau au milieu de nos grandes révolutions politiques ! Des députés qui ont déposé Charles X travaillant dans un petit coin à restaurer Boileau ! Quelle pauvreté !...
« Messieurs, je me résume. En arrêtant ma pièce, le ministre n'a, d'une part, pas un texte de loi à citer ; d'autre part, pas une raison valable à donner. Cette mesure a deux aspects également mauvais : selon la loi, elle est arbitraire ; selon le raisonnement, elle est absurde. Que peut-il donc alléguer dans cette affaire, le pouvoir qui n'a pour lui ni la raison ni le droit ? Son caprice, sa fantaisie, sa volonté, c'est-à-dire rien !
« Vous ferez justice, messieurs, de cette volonté, de cette fantaisie, de ce caprice. Votre jugement, en me donnant gain de cause, apprendra au pays, dans cette affaire, qui est petite, comme dans celle des ordonnances de juillet, qui était grande, qu'il n'y a en France d'autre force majeure que celle de la loi, et qu'il y a, au fond de ce procès, un ordre illégal que le ministre a eu tort de donner, et que le théâtre a eu tort d'exécuter ; votre jugement apprendra au pouvoir que ses amis eux-mêmes le blâment loyalement dans cette occasion ; que le droit de tout citoyen est sacré pour tout ministre ; qu'une fois les conditions d'ordre et de sûreté générale remplies, le théâtre doit être respecté comme une des voix avec lesquelles parle la pensée publique, et qu'enfin, que ce soit la presse, la tribune ou le théâtre, aucun des soupiraux par où s'échappe la liberté de l'intelligence ne peut être fermé sans péril. Je m'adresse à vous avec une foi profonde dans l'excellence de ma cause. Je ne craindrai jamais, dans de pareilles occasions, de prendre un ministère corps à corps ; et les tribunaux sont les juges naturels de ces honorables duels du bon droit contre l'arbitraire, duels moins inégaux qu'on ne pense ; car, s'il y a, d'un côté, tout un gouvernement, et, de l'autre, rien qu'un simple citoyen, ce simple citoyen est bien fort quand il peut tramer à votre barre un acte illégal, tout honteux d'être ainsi exposé au grand jour, et le souffleter publiquement, devant vous, comme je le fais, avec quatre articles de la Charte !
« Je ne me dissimule pas, cependant, que l'heure où nous sommes ne ressemble pas à ces dernières années de la Restauration où la résistance aux empiétements du gouvernement était si applaudie, si populaire. Les idées d'immobilité et de pouvoir ont momentanément plus de faveur que les idées de progrès et d'affranchissement. C'est une réaction naturelle après cette brusque reprise de toutes nos libertés au pas de course, qu'on a appelée la révolution de 1830. Mais cette réaction durera peu. Nos ministres seront étonnés un jour de la mémoire implacable avec laquelle les hommes mêmes qui composent à cette heure leur majorité leur rappelleront tous les griefs qu'on a l'air d'oublier si vite aujourd'hui ; d'ailleurs, que ce jour vienne tard ou bientôt, cela ne m'importe guère : dans cette circonstance, je ne cherche pas plus l'applaudissement que je ne crains l'invective ; je n'ai suivi que le conseil austère de mon droit et de mon devoir.
« Je dois le dire ici, j'ai de fortes raisons de croire que le gouvernement profitera de cet engourdissement passager de l'esprit public pour rétablir formellement la censure, et que mon affaire n'est autre chose qu'un prélude, qu'une préparation, qu'un acheminement à une mise hors la loi générale de toutes les libertés du théâtre. En ne faisant pas de loi répressive, en laissant exprès déborder depuis deux ans la licence sur la scène, le gouvernement s'imagine avoir créé dans l'opinion des hommes honnêtes, que cette licence peut révolter, un préjugé favorable à la censure dramatique. Mon avis est qu'il se trompe, et que jamais la censure ne sera en France autre chose qu'une illégalité impopulaire. Quant à moi, que la censure des théâtres soit rétablie par une ordonnance qui serait illégale, ou par une loi qui serait inconstitutionnelle, je déclare que je ne m'y soumettrai jamais que comme on se soumet à un pouvoir de fait, en protestant ; et cette protestation messieurs, je la fais ici solennellement, et pour le présent, et pour l'avenir.
« Et observez, d'ailleurs, comme, dans cette série d'actes arbitraires qui se succèdent depuis quelque temps, le gouvernement manque de grandeur, de franchise et de courage. Cet édifice, beau, quoique incomplet, qu'avait improvisé la révolution de juillet, il le mine lentement, souterrainement, sourdement, obliquement, tortueusement. Il nous prend toujours en traître, par derrière, au moment où l'on ne s'y attend pas. Il n'ose pas censurer ma pièce avant la représentation ; il l'arrête le lendemain. Il nous conteste nos franchises les plus essentielles ; il nous chicane nos facultés les mieux acquises ; il échafaude son arbitraire sur un tas de vieilles lois vermoulues et abrogées ; il s'embusque, pour nous dérober nos droits, dans cette forêt de Bondy des décrets impériaux, à travers lesquels la liberté ne passe jamais sans être dévalisée.
« Je dis que c'est à la probité des tribunaux de l'arrêter dans cette voie, fatale pour lui comme pour nous. Je dis que le pouvoir actuel manque particulièrement de grandeur et de courage dans la manière mesquine dont il fait cette opération hasardeuse que chaque gouvernement, par un aveuglement étrange, tente à son tour, et qui consiste à substituer plus ou moins rapidement l'arbitraire à la constitution, le despotisme à la liberté.
« Pour peu que cela continue encore quelque temps, pour peu que les lois proposées soient adoptées, la confiscation de tous nos droits sera complète. Aujourd'hui, on me fait prendre ma liberté de poète par un censeur : demain, on me fera prendre ma liberté de citoyen par un gendarme ; aujourd'hui, on me bannit du théâtre : demain, on me bannira du pays ; aujourd'hui on me bâillonne : demain, on me déportera ; aujourd'hui, l'état de siège est dans la littérature : demain, il sera dans la cité ; de libertés, de garanties, de charte, de droit public, plus un mot ; néant ! Si le gouvernement, mieux conseillé par ses propres intérêts, ne s'arrête sur cette pente pendant qu'il est temps encore, avant peu nous aurons tout le despotisme de 1807, moins la gloire, nous aurons l'Empire, moins l'empereur.
« Je n'ai plus que quatre mots à dire, messieurs, et je désire qu'ils soient présents à votre esprit au moment où vous délibérerez. Il n'y a eu dans ce siècle qu'un grand homme, Napoléon, et qu'une grande chose, la liberté ! Nous n'avons plus le grand homme, tâchons d'avoir la grande chose. »

Il va sans dire que le tribunal se déclara incompétent, et qu'aucune justice ne fut rendue au poète.

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