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Chapitre CCLVI


Premiers moments de l'arrestation. – Les treize mille francs de Madame. – Ce qu'un gendarme peur gagner à dormir sur un lit de camp et à faire des réflexions philosophiques. – La duchesse au château de Nantes. – Elle est transférée à Blaye. – Judas.

Les premières paroles de Madame furent pour demander Dermoncourt.
Un des gendarmes descendit le chercher au rez-de-chaussée, où le général était resté. Il monta aussitôt auprès de la duchesse, accompagné de M. Baudot, substitut du procureur du roi à Nantes, ainsi que de plusieurs officiers qui se trouvaient là.
Lorsque le général entra, la princesse avait quitté la cachette, et elle se trouvait dans la chambre où elle avait vu Deutz, et que M. Joly avait appelée la chambre d'audience. Elle s'était enfermée dans une espèce de placard pour n'être pas exposée aux regards des curieux qui montaient dans l'intention de la voir. A peine mademoiselle de Kersabiec eut-elle prononcé ces mots : « Le général ! » que Madame en sortit, et s'avança si précipitamment vers Dermoncourt, qu'elle se trouva presque dans ses bras.
- Général, dit-elle vivement, je me rends à vous, et m'en remets à votre loyauté.
- Madame, lui répondit-il, Votre Altesse est sous la sauvegarde de l'honneur français.
Il la conduisit alors vers une chaise ; elle avait le visage pâle, la tête nue, les cheveux hérissés sur son front comme ceux d'un homme ; elle portait une robe de napolitaine, simple et de couleur brune, sillonnée en bas par plusieurs brûlures ; et ses pieds étaient chaussés de petites pantoufles de lisière.
En s'asseyant, elle dit à Dermoncourt, en lui serrant fortement le bras :
- Général, je n'ai rien à me reprocher ; j'ai rempli le devoir d'une mère pour reconquérir l'héritage d'un fils.
Sa voix était brève et accentuée. A peine assise, elle chercha des yeux les autres prisonniers et les aperçut, à l'exception de M. Guibourg, qu'elle fit demander.
Puis, se penchant vers Dermoncourt :
- Général, lui dit-elle, je désire n'être point séparée de mes compagnons d'infortune.
Le général le lui promit au nom du comte d'Erlon, espérant que le général en chef ferait honneur à sa parole.
Madame paraissait très altérée, et, quoique pâle, elle était animée comme si elle avait eu la fièvre. Le général lui fit apporter un verre d'eau, dans lequel elle trempa ses lèvres ; la fraîcheur la calma un peu. Dermoncourt lui proposa d'en boire un autre : elle accepta, et ce ne fut pas chose facile que de trouver tout de suite un second verre d'eau dans cette maison bouleversée. Enfin, on en apporta un. Mais la duchesse aurait été obligée de le boire sans sucre, si Dermoncourt n'avait avisé M. de Ménars dans un coin. L'idée lui vint, par bonheur, que celui-ci était homme à avoir du sucre sur lui. Il lui en demanda donc, comme s'il était sûr qu'il allait lui en donner ; en effet, en fouillant dans ses poches, M. de Ménars en trouva deux morceaux qu'il offrit au général. La duchesse les fit fondre dans le verre, les tournant avec un coupe-papier, car il eût fallu trop de temps pour trouver une cuiller, et il était même inutile d'y songer. Lorsque la princesse eut bu, elle fit asseoir près d'elle Dermoncourt.
Pendant ce temps, Rusconi et l'aide de camp du général s'étaient rendus, l'un chez le comte d'Erlon, et l'autre chez M. Maurice Duval, pour les prévenir de ce qui venait de se passer.
M. Maurice Duval arriva le premier. Il entra dans la chambre le chapeau sur la tête, comme s'il n'y avait pas eu là une femme prisonnière, qui, par son rang et ses malheurs, méritait plus d'égards qu'on ne lui en avait jamais rendu. Il s'approcha de la duchesse, la regarda en portant cavalièrement la main à son chapeau, et, le soulevant à peine de son front, il dit :
- Ah ! oui, c'est bien elle !
Et il sortit pour donner ses ordres.
- Qu'est-ce que cet homme ? demanda la princesse au général.
Sa demande était naturelle, car M. le préfet se présentait sans aucune des marques distinctives de sa haute position administrative.
- Madame ne devine pas ? Iui répondit Dermoncourt.
La princesse regarda le général avec un léger sourire.
- Ce ne peut être que le préfet, lui dit-elle.
- Madame n'aurait pas deviné plus juste, quand elle aurait vu sa patente.
- Est-ce que cet homme a servi sous la Restauration ?
- Non, Madame.
- J'en suis bien aise pour la Restauration.
En ce moment, M. Maurice Duval rentra et demanda à la duchesse ses papiers. Madame dit de chercher dans la cachette, et qu'on y trouverait un portefeuille blanc qui y était resté. M. le préfet alla prendre ce portefeuille et le rapporta à la duchesse.
- Monsieur le préfet, ajouta-t-elle avec dignité, les choses renfermées dans ce portefeuille sont de peu d'importance ; mais je tiens à vous les donner moi-même, afin que je vous désigne leur destination.
A ces mots, elle l'ouvrit.
- Voilà, dit-elle, ma correspondance... Ceci, ajouta-t-elle en tirant une petite image peinte, est un saint Clément auquel j'ai une dévotion toute particulière ; il est plus que jamais de circonstance.
- Madame sait-elle combien elle a d'argent ?
- Monsieur, il doit se trouver dans la cachette environ trente mille francs, dont douze mille appartiennent aux personnes de ma suite.
Lorsque M. le préfet fut pour vérifier la somme indiquée, un des deux gendarmes lui remit un sac dans lequel se trouvaient environ treize mille francs en or, dont une partie en monnaie d'Espagne, et que, dans la confusion, il avait eu la précaution de mettre à part.
- Comment ce sac se trouve-t-il entre vos mains ? demanda le préfet au gendarme.
- Madame me l'a donné, en disant que c'était pour moi.
- Comment ! Madame vous l'a donné en disant que c'était pour vous ?
- Oui.
- De quelle façon vous a-t-elle fait ce cadeau ?
- Elle a demandé lequel des deux gendarmes était couché sur le lit de camp, de minuit à quatre heures du matin. Je lui ai dit que c'était moi : alors, elle s'est retournée du côté de mon compagnon. « Etait-ce bien lui ? » demanda-t-elle. Mon compagnon lui répondit oui. Alors, elle m'a tendu le sac en me disant : « Prenez ! C'est pour vous. »
- C'était une plaisanterie, dit le préfet.
- Je le crois aussi, dit le pauvre gendarme en jetant un dernier coup d'oeil sur cette masse d'or ; aussi, vous voyez que je vous le remets.
Le préfet réunit les treize mille francs aux dix-sept mille autres, et emporta le tout à la préfecture.
Lorsque, un an plus tard, je fis La Vendée et Madame, et que la duchesse de Berry sut que les treize mille francs avaient été pris à son protégé, elle écrivit au général en lui donnant avis que, par le même courrier, elle écrivait au gouvernement pour le mettre en demeure de rendre les treize mille francs à qui de droit.
Le gendarme était alors à Limoges. On lui envoya les treize mille francs ; mais on l'expulsa du corps.
A peine la visite de l'argent et des papiers était-elle faite, que M. le comte d'Erlon arriva, employant, pour arriver jusqu'à Madame, toutes ces courtoisies d'homme du monde auxquelles le préfet avait jugé inutile de recourir.
La duchesse se pencha vers le général :
- Vous avez promis de ne pas me quitter, lui dit-elle à voix basse.
- Et je tiendrai parole à Votre Altesse, répondit le général.
La duchesse se leva alors vivement, alla à M. le comte d'Erlon, et lui dit :
- Monsieur le comte, je me suis confiée au général Dermoncourt ; je vous prierai de me l'accorder pour rester près de moi. Je lui ai demandé, en outre, de n'être point séparée de mes malheureux compagnons, et il me l'a promis encore ; ferez-vous honneur à sa parole ?
- Le général n'a rien promis que je ne sois prêt à ratifier, Madame ; et vous ne me demanderez aucune des choses qui sont en mon pouvoir, que vous ne me trouviez toujours prêt à vous les accorder avec tout l'empressement possible.
Ces mots rassurèrent la duchesse, qui, voyant que le comte d'Erlon parlait bas au général et le prenait à part, alla de son côté, causer discrètement avec M. de Ménars et mademoiselle de Kersabiec.
M. le comte d'Erlon fit alors observer au général que M. de Ménars et mademoiselle de Kersabiec pourraient rester près de madame la duchesse de Berry ; mais que, pour M. Guibourg, sa conviction était qu'il serait réclamé par l'autorité judiciaire pour être replacé dans la position où il était avant son évasion, puisqu'il y avait un procès criminel commencé contre lui. Il pensait aussi que la duchesse devait être conduite au plus tôt au château ; il avait même d'avance, et avant de se présenter à la duchesse, donné tous les ordres nécessaires à cette translation.
Dermoncourt alors, revenant à Madame, lui demanda si elle se trouvait mieux.
- Si je me trouve mieux ? Pourquoi cette question ?
- Parce que, si Madame pouvait marcher ou ne craignait pas la voiture, il serait instant que nous quittassions la maison.
- Quitter la maison ? Mais pour aller où ? demanda-t-elle finement en regardant le général ; où allez-vous donc me conduire ?
- Au château, Madame.
- Ah ! oui, et, de là, à Blaye, sans doute !
Mademoiselle de Kersabiec s'approcha alors du général.
- Général, dit-elle, Son Altesse royale ne peut aller à pied, cela n'est pas convenable.
- Mademoiselle, répondit Dermoncourt, permettez-moi de n'être point de votre avis. Une voiture, s'il y a quelque insulte à recevoir, ce dont je doute, ne garantira pas Madame de cette insulte. tandis que mon bras, j'en réponds, sera, sur ce point-là du moins, un bouclier sûr.
Puis, se retournant vers la duchesse :
- Croyez-moi, Madame, dit-il, allons à pied. Puisque le trajet est court, vous mettrez un chapeau sur votre tête, vous jetterez un manteau sur vos épaules, et tout ira bien.
Alors, Rusconi se précipita par les escaliers, et rapporta trois chapeaux qui, probablement, appartenaient aux demoiselles Duguigny. Parmi ces chapeaux, il y en avait un noir. Dermoncourt invita la duchesse à prendre celui-là.
- Oui dit-elle ; en effet, il semble bien approprié à la circonstance. Alors, prenant le bras du général, et s'adressant à ses compagnons :
- Allons, mes amis, dit-elle, partons !
Puis, passant devant la mansarde, en y jetant un dernier regard, ainsi que sur la plaque de la cheminée, qui était restée ouverte :
- Ah ! général, dit-elle en riant, si vous ne m'aviez pas fait une guerre à la saint Laurent – ce qui, soit dit entre parenthèses, est indigne de la générosité militaire – vous ne me tiendriez pas sous votre bras à l'heure qu'il est.
Lorsqu'on sortit de la maison, M. Guibourg ouvrit la marche avec un magistrat du parquet et un autre fonctionnaire public ; venaient ensuite mademoiselle de Kersabiec avec M. le préfet et M. le comte d'Erlon. le général Dermoncourt les suivait immédiatement avec la duchesse et M. de Ménars, et derrière la duchesse et M. de Ménars venaient plusieurs officiers de l'état-major.
Arrivé dans la rue, M. le préfet invita le colonel de la garde nationale à prendre l'autre bras de la duchesse. Elle s'y décida, et même avec assez de grâce. La troupe de ligne et la garde nationale faisaient la haie depuis la maison des demoiselles Duguigny jusqu'au château, et derrière eux, formant, autant que les localités le permettaient, une ligne dix fois plus épaisse que celle des soldats, s'entassait toute la population.
Il y avait, parmi ces hommes qui regardaient passer la duchesse, les yeux étincelants, bien des souvenirs de haine ; aussi des murmures sourds grondèrent-ils sur la route, et même quelques cris commencèrent bientôt à battre l'air ; mais le général Dermoncourt s'arrêta, fit rouler son oeil noir de droite à gauche, et grogna plutôt qu'il ne dit ces mots :
- Ah çà ! où est donc le respect que l'on doit aux prisonniers, surtout quand ces prisonniers sont des femmes ?
On se tut.
Mais, néanmoins, ce fut un bonheur que soixante pas à peine séparassent la maison de mesdemoiselles Duguigny du château : sans les égards dont les généraux entouraient la duchesse, cette distance eût encore été trop longue. Leur respect commanda le silence à cette multitude, cahotée par la guerre civile qui, depuis six mois, grondant aux alentours de Nantes, ruinait son commerce et décimait ses enfants.
On arriva enfin au château ; on traversa le pont-levis, et la porte se referma sur le cortège.
Madame, pendant tout le trajet, n'avait donné d'autre signe de crainte que de serrer plus fortement le bras du général.
Après avoir traversé la cour du château, on monta l'escalier ; mais la duchesse était tellement affaiblie par les émotions successives qu'elle venait d'éprouver, que Dermoncourt la sentit en quelque sorte plier et peser à son bras de tout son poids. Enfin, elle arriva à l'appartement qui lui était destiné, et que le colonel d'artillerie, gouverneur du château, s'était empressé de lui offrir. Là, se trouvant mieux, elle dit au général qu'elle prendrait volontiers quelque chose.
En effet, dérangée au moment où elle allait se mettre à table, il y avait près de trente heures qu'elle n'avait rien pris.
Comme aucun ordre pour un déjeuner n'avait été donné, et que ce déjeuner pouvait se faire attendre, le colonel d'artillerie proposa à Madame, qui l'accepta, un verre de frontignan avec des biscuits.
Au reste, Madame alors mangeait très peu à cause d'une fièvre tierce qui la prenait régulièrement depuis deux ou trois semaines.
Le déjeuner ne fut prêt qu'au bout de trois quarts d'heure. On vint annoncer qu'il était servi. Le général Dermoncourt offrit le bras à la duchesse pour la conduire à la salle à manger.
En se mettant à table, elle se tourna en souriant vers son cavalier.
- Général, dit-elle, si je ne craignais que l'on dît que je cherche à vous séduire, je vous proposerais de partager mon repas.
- Et moi, Madame, répondit le général, si j'osais, j'accepterais volontiers, car je n'ai rien pris depuis hier à onze heures du matin.
- Oh ! oh ! général, fit la duchesse en riant, alors nous sommes quittes.
Pendant qu'on était à table, M. le préfet entra. Il était comme Madame et comme Dermoncourt, il avait faim : seulement, la duchesse se garda bien d'inviter M. Maurice Duval à s'asseoir.
Le préfet en prit son parti ; il alla droit au buffet, où l'on venait de porter des perdreaux desservis de la table de la duchesse, se fit donner une fourchette et un couteau, et se mit à manger, tournant le dos à la princesse.
Madame le regarda faire, et, reportant les yeux sur le général :
- Général, dit-elle, savez-vous ce que je regrette le plus du rang que j'occupais ?
- Non, Madame.
- Deux huissiers pour me faire raison de monsieur.
Le déjeuner terminé, la duchesse retourna au salon.
Arrivé là, le général Dermoncourt lui demanda la permission de prendre congé d'elle. Le général d'Erlon passait une revue de la garde nationale et de la troupe de ligne à laquelle il ne pouvait se dispenser d'assister.
- Quand vous reverrai-je ? demanda la princesse.
- Aussitôt que la revue sera terminée, Madame, répondit le général, et je présume que ce ne sera pas long.
A peine Dermoncourt avait-il fait trente pas hors du château, qu'un trompette de gendarmerie le rejoignit tout essoufflé, et lui dit que la duchesse le demandait à l'instant même. Le trompette ajouta qu'elle paraissait furieuse contre le général. Interrogé sur la cause de cette colère, le soldat répondit que, d'après quelques mots adressés par Madame à mademoiselle de Kersabiec, il l'attribuait à ce que M.de Ménars, au lieu d'être placé dans son antichambre, avait été envoyé dans un autre corps de logis.
Craignant effectivement que l'on n'eût pas eu pour M. de Ménars tous les égards qu'il avait recommandé d'avoir, le général se rendit aussitôt chez celui-ci, et le trouva si malade, qu'il s'était jeté sur son lit sans avoir la force de se déshabiller. Le général lui offrit d'être son valet de chambre ; mais, comme il n'y avait encore ni table ni chaises dans son appartement, et qu'il ne pouvait se tenir debout, ce n'était pas un office facile à remplir ; le général, en conséquence, appela un gendarme à son secours, et, à eux deux, ils parvinrent à mettre au lit M. de Ménars.
Lorsqu'il fut couché, le général lui dit que la duchesse venait de le faire rappeler, et qu'il allait sans doute avoir avec Madame une scène à l'endroit de sa séparation.
M. de Ménars chargea alors Dermoncourt de rassurer Madame sur son état, et lui affirma qu'il n'éprouvait qu'une faiblesse passagère et qu'il était très content de son logement.
Le général se rendit immédiatement chez la duchesse. Lorsque Madame l'aperçut, elle bondit plutôt qu'elle ne s'avança vers lui.
- Ah ! monsieur, s'écria-t-elle d'une voix tremblante de colère, c'est comme cela que vous commencez ? C'est ainsi que vous tenez votre parole ? Cela promet pour l'avenir. En vérité, c'est affreux !
- Qu'y a-t-il donc, Madame ? demanda le général.
- Il y a que vous m'aviez promis de ne me séparer d'aucun de mes compagnons, et que, dès le début, vous mettez Ménars dans un autre corps de logis que le mien.
- Madame est dans l'erreur, répondit Dermoncourt. M. de Ménars est dans un autre corps de logis, c'est vrai ; mais la tour qu'habite Madame tient à son appartement.
- Oui ; seulement, il faut descendre et remonter par un autre escalier.
- Madame se trompe encore, reprit le général. On peut se rendre chez M. de Ménars en descendant au premier étage, et en suivant les appartements.
- Si cela est ainsi, allons-y, monsieur, dit la duchesse ; je veux voir ce pauvre Ménars, et à l'instant.
A ces mots, elle prit le bras du général, et l'entraîna vers la porte.
Dermoncourt l'arrêta.
- Est-ce que Madame a oublié qu'elle est prisonnière ? lui demanda-t-il.
- Ah ! c'est vrai, murmura la duchesse. Je me croyais encore dans un château, tandis que je suis dans une prison. Au moins, général, j'espère qu'il ne m'est pas défendu de faire prendre de ses nouvelles ?
- J'ai voulu vous en apporter moi-même, dit le général. Je viens de chez lui.
- Eh bien, comment va-t-il ?
Le général raconta alors à la duchesse les soins qu'il avait eus de M. de Ménars. Ces marques d'attention, qu'elle comprit être données bien plus à elle qu'à M. de Ménars, la touchèrent vivement.
- Général, dit-elle d'un ton qui annonçait que sa colère était évanouie, je vous remercie de toute votre bonté pour Ménars ; mais il le mérite bien, car il n'est point partisan de mon équipée.
Il était trop tard pour aller à la revue. Le général resta près de Madame, qui manifesta le désir d'écrire à son frère, le roi de Naples, et à sa soeur, la reine d'Espagne.
- Je n'ai à leur faire part, lui dit-elle, que de ma mauvaise aventure. J'ai peur qu'ils ne soient inquiets de ma santé, et qu'à cause de l'éloignement où nous sommes les uns des autres, des rapports faux ne leur soient faits. – A propos, ajouta-t-elle, que pensez-vous de la conduite politique de ma soeur la reine d'Espagne ?
- Mais, Madame, lui répondit Dermoncourt, je crois qu'elle suit la bonne route.
- Tant mieux, général, reprit-elle en soupirant, pourvu qu'elle arrive à bien ! Louis XVI a commencé comme elle.
La duchesse remarqua alors que Dermoncourt avait une écharpe noire dans laquelle il passait quelquefois son bras.
- Et comment va votre bras, général ? demanda-t-elle.
- Fort bien ; mais comment Madame sait-elle... ?
- Ah ! j'ai appris cela à Nantes ; on m'a dit que c'était un cheval à moi qui vous avait jeté à terre. Je dis : « Oh ! pour le cheval, c'est une bonne prise » ; mais je vous avoue que je n'étais pas fâchée de l'accident ; car vous nous avez fait bien du mal ! J'espère, cependant, que cela ne sera pas grave.
- Vous voyez, Madame, répondit Dermoncourt, que votre souhait est exaucé d'avance. Je suis presque guéri.
- Dites-moi, général, demanda la duchesse, me sera-t-il permis d'avoir des journaux ?
- Je n'y vois aucun inconvénient. Si Madame veut m'indiquer ceux qu'elle désire ?
- Mais l'Echo d'abord, la Quotidienne ensuite, puis le Constitutionnel
- A vous, Madame, le Constitutionnel ?
- Pourquoi pas ?
- Seriez-vous prête à abjurer votre politique, comme Henri IV a fait de sa religion, et diriez-vous : « Paris vaut bien une charte ? »
- Croyez-vous que la lecture du vénérable Constitutionnel puisse me convertir ?
- Certes ! C'est un journal très serré de raisonnement, et très entraînant de conviction !...
- C'est égal, je me risque : je voudrais aussi le Courrier français.
- Le Courrier ! mais Madame n'y pense pas ; elle va devenir ultra !ibérale.
- Ecoutez, général : moi, j'aime tout ce qui est franc et loyal ; je désire aussi L'Ami de la Charte.
- Oh ! pour le coup, c'est du jacobinisme !
- Celui-là, c'est pour un autre motif, général, dit-elle à Dermoncourt avec mélancolie ; celui-là m'appelle toujours Caroline tout court, et c'est mon nom de jeune fille ; or, je regrette mon nom de jeune fille, car mon nom de femme ne m'a pas porté bonheur.
Il se fit un instant de silence ; puis la duchesse demanda à Dermoncourt s'il la connaissait avant les événements de juillet.
- Non, madame, lui répondit-il.
- Mais vous n'êtes donc jamais venu à Paris ?
- Pardon, madame, répondit Dermoncourt : j'y ai été deux fois pendant la Restauration.
- Comment ! général, vous êtes venu deux fois à Paris, et vous ne m'avez pas vue ?
- Pour une bonne raison, lui répondit Dermoncourt.
- Expliquez-moi donc cela.
- C'est que, quand je voyais venir Madame d'un côté, je m'en allais bien vite d'un autre.
- C'est peu galant, monsieur ; mais, enfin, pourquoi ?
- Pourquoi, Madame ? Pardonnez, je vous prie, à ma franchise, elle est un peu crue, je l'avoue ; mais c'est que je n'aimais pas la Restauration. On pourra bien supposer, d'après cela, Madame, que, si j'ai pu être assez heureux pour faire quelque chose qui vous fût agréable, du moins je l'ai fait sans aucune espèce de spéculation, d'autant plus que Votre Altesse se trouve dans une position à ne m'offrir aucune garantie.
La duchesse sourit ; puis, se retournant vers mademoiselle de Kersabiec :
- N'est-ce pas, Stylite, dit-elle, qu'il est bon enfant ?
- Oui, Madame ; c'est malheureux qu'il ne veuille pas être des nôtres.
A cela, Dermoncourt s'empressa de répondre :
- Tout ce que Madame aura droit d'exiger de respect, de prévenances, d'égards et d'intérêt, dans la position accablante où elle se trouve, elle l'obtiendra de moi ; tous les services qu'elle me demandera, et que je pourrai lui rendre, je les lui rendrai ; mais, quant à mes devoirs, rien au monde n'est capable de me les faire oublier.
Puis, se retournant vers mademoiselle de Kersabiec :
- Vous m'avez entendu, mademoiselle Stylite ; j'espère que, pendant tout le temps que j'aurai l'honneur d'être près de Madame, vous me ferez le plaisir de ne jamais revenir sur le même sujet.
- Vous l'avez entendu Stylite, dit Madame ; parlons d'autre chose.
Puis, avec une intonation toute différente :
- Avez-vous vu mon fils, général ?
- Je n'ai jamais eu cet honneur.
- Eh bien, c'est un bon enfant, bien vif, bien étourdi, mais bien Français, comme moi.
- Vous l'aimez beaucoup ?
- Autant qu'une mère peut aimer son fils.
- Eh bien, que Madame me permette de lui dire que je ne comprends pas comment, lorsque tout a été fini dans la Vendée ; lorsque, après les combats du Chêne et de la Pénissière, tout espoir a été perdu, elle n'a pas eu l'idée de retourner aussitôt près de ce fils qu'elle aime tant : nous lui avons fait beau jeu, cependant.
- Général, c'est vous qui avez saisi ma correspondance, je crois ?
- Oui, madame.
- Et vous avez lu mes lettres ?
- J'ai eu cette indiscrétion.
- Eh bien, vous auriez dû voir que, du moment où j'étais venue me mettre à la tête de mes braves Vendéens, j'étais résolue à subir toutes les conséquences de l'insurrection... Comment ! C'est pour moi qu'ils se sont levés, qu'ils ont compromis leur tête, et je les aurais abandonnés !... Non, général, leur sort sera le mien, et je leur ai tenu parole. Du reste il y a longtemps que je serais votre prisonnière, que je me serais rendue moi même, pour faire tout finir, si je n'avais eu une crainte.
- Laquelle ?
- C'est que je savais bien qu'à peine prisonnière, je serais réclamée par l'Espagne, la Prusse et la Russie. Le gouvernement français, de son côté, voudrait me faire juger, et c'est tout naturel ; mais, comme la Sainte- Alliance ne permettrait pas que je comparusse devant une cour d'assises – car la dignité de toutes les têtes couronnées de l'Europe y est intéressée – de ce conflit d'intérêts à un refroidissement, et d'un refroidissement à une guerre, il n'y avait qu'un pas, et, je vous l'ai déjà dit, je ne voulais pas être le prétexte d'une guerre d'invasion. Tout pour la France et par la France, c'était la devise que j'avais adoptée, et dont je ne voulais pas me départir. D'ailleurs, qui pouvait m'assurer que la France, une fois envahie, ne serait point partagée ? Je la veux tout entière, moi !
Dermoncourt sourit.
- Pourquoi riez-vous ? lui dit-elle.
Il s'inclina sans répondre.
- Voyons, pourquoi riez-vous ? Je veux le savoir.
- Je ris de voir à Votre Altesse toutes ces craintes d'une guerre étrangère...
- Et si peu d'une guerre civile, n'est-ce pas ?
- Je prie Madame de remarquer qu'elle achève ma pensée et non point ma phrase.
- Oh ! cela ne peut pas me blesser, général ; car, lorsque je vins en France, j'étais trompée sur la disposition des esprits. Je croyais que la France se soulèverait, que l'armée passerait de mon côté ; d'autant plus que j'ai été invitée a rentrer en France plus par mes ennemis que par mes amis. Enfin, je rêvais une espèce de retour de l'île d'Elbe. Après les combats de Maisdon, de la Caraterie, du Chêne, de la Pénissière et de Riaillé, je donnai l'ordre positif à tous mes Vendéens de rentrer chez eux ; car je suis française avant tout, général, et la preuve, c'est qu'en ce moment, rien que de me retrouver en face de ces bonnes figures françaises, je ne me crois plus en prison. Toute ma peur est qu'on ne m'envoie autre part ; ils ne me laisseront certes pas ici, je suis trop près des émeutes. On a bien parlé de me transférer à Saumur ; mais Saumur est encore une ville d'émeute. Au reste, ils sont plus embarrassés que moi, allez, général !
En disant ces dernières paroles, elle se leva et se promena comme un homme, les mains derrière le dos. Au bout d'un instant, elle s'arrêta tout court, et reprit :
- Si je suis en prison, j'espère du moins que je ne suis pas au secret, et que M. Guibourg pourra dîner avec moi ?
- Je n'y vois pas d'inconvénient, Madame, d'autant plus que je pense que c'est la dernière fois qu'il aura cet honneur.
Soit qu'elle n'entendit pas ces paroles, soit qu'elle n'y fit pas attention, la duchesse ne répondit point à Dermoncourt ; et, comme il faisait nuit et que l'heure du dîner approchait, il demanda à la princesse la permission de se retirer, en même temps que ses ordres pour le lendemain.
Le lendemain, à dix heures, le colonel d'artillerie commandant le château entra chez Dermoncourt ; il venait lui annoncer une nouvelle colère de la duchesse ; elle avait une cause à peu près pareille à celle de la veille.
M. Guibourg – ainsi que le comte d'Erlon en avait prévenu la duchesse – M. Guibourg avait été réintégré en prison pendant la nuit ; de sorte que, lorsque la duchesse avait demandé pourquoi il ne venait pas déjeuner, on lui avait annoncé cette nouvelle, à laquelle une phrase échappée la veille à Dermoncourt aurait dû la préparer, si elle l'avait entendue. La duchesse avait crié à la trahison et avait appelé le général jésuite. Cette injure avait quelque chose de si curieux dans la bouche de Madame, que Dermoncourt en riait encore lorsqu'il arriva chez elle.
Elle le reçut avec la même pétulance que la veille, et presque avec les mêmes paroles.
- Ah ! c'est comme cela, monsieur ? Je ne l'aurais jamais cru, vous m'avez trompée, et indignement !
Le général feignit, comme la veille, l'étonnement, et lui demanda ce qu'elle avait.
- J'ai que Guibourg a été enlevé cette nuit et conduit en prison, malgré la promesse que vous m'aviez faite que je ne serais pas séparée de mes compagnons d'infortune.
- J'aurais voulu accomplir tous les désirs de Madame ; mais il ne dépendait pas de moi ni de M. le comte d'Erlon d'empêcher l'autorité judiciaire de revendiquer M. Guibourg. Il avait été mis en accusation avant son arrestation : la cour d'assises de Loir-et-Cher était saisie du procès, et M. Guibourg devait être transféré à Blois pour y être jugé. Aucun pouvoir légal ne pouvait l'en dispenser. Quant à mademoiselle de Kersabiec et à M. de Ménars, qui ne sont pas en état d'accusation, ils sont restés auprès de Votre Altesse royale ; ainsi vous voyez bien, Madame, que M. le comte d'Erlon et moi n'avons nullement manqué à la parole que nous vous avions donnée !
- Mais, au moins, pourquoi ne m'avoir point prévenue ?
- Je n'ai encore, de ce côté, aucun reproche à me faire, puisque, en autorisant M. Guibourg à dîner hier avec vous, j'ai ajouté ces paroles : D'autant plus que ce sera probablement le dernier repas qu'il aura l'honneur de faire avec Madame.
- Je n'ai point entendu cela.
- Le général l'a cependant dit, madame, interrompit doucement mademoiselle de Kersabiec.
- Mais pourquoi ne pas s'être expliqué d'une manière plus claire ?
- Parce que Madame, répondit Dermoncourt, avait éprouvé tant de secousses dans la journée, que je voulais lui conserver au moins une bonne nuit, et que je savais qu'elle ne pourrait dormir si elle était informée que, pendant son sommeil, on devait transférer M. Guibourg en prison.
- Et vous, Stylite, pourquoi ne m'avez-vous rien dit, puisque vous aviez compris les paroles du général ?
- Par la même raison que le général, Madame.
La duchesse s'apaisa et parut même savoir gré à Dermoncourt de la circonspection qu'il avait apportée dans cette circonstance. Sur l'observation qu'il lui fit alors, qu'il avait remarqué qu'elle conservait la même robe que la veille, où l'on apercevait les trous occasionnés par les brûlures, et les mêmes bas, elle lui répondit :
- Le peu d'effets que j'ai sont chez les demoiselles Duguigny ; d'ailleurs, mon cher général, pendant la vie que j'ai menée depuis six mois, je ne m'occupais guère de ma garde-robe ; voilà pourquoi je n'ai rien. Seriez-vous assez bon pour aller chez ces demoiselles, et me faire apporter ce qui s'y trouve ?
- Je suis aux ordres de Madame.
La duchesse fit une note et la remit au général.
Un des substituts du procureur du roi, qui par hasard se trouvait présent, et qui avait fait mettre les scellés à l'appartement qu'avait occupé la princesse, ainsi qu'à la chambre de la cachette, fut invité par le général à se rendre sur les lieux pour retirer les objets indiqués dans la note.
« Nous nous transportâmes, en conséquence, dit Dermoncourt, dans la maison Duguigny, où nous ne trouvâmes, suivant ce que nous avait dit la duchesse, que très peu de chose. Parmi les objets désignés dans la note, il devait y avoir une boîte remplie de bonbons, qu'effectivement nous rencontrâmes, mais vide. De retour de ma mission près de la duchesse, je lui en rendis compte, en lui faisant observer que j'avais bien trouvé la boîte, mais que les bonbons qu'elle contenait avaient disparu. »
- Ah ! dit Madame, les bonbons ? Ce n'est pas étonnant : des bonbons se mangent.
- Quels sont ceux, reprit le général, que Madame préfère ? J'aurai l'avantage de lui en offrir.
- Des bonbons, si cela se mange, cela s'accepte aussi. J'aime le chocolat en rouleau avec des dragées dessus.
- Alors, Madame permet... ?
- Certainement.
Le général appela son secrétaire Rusconi, et lui transmit les désirs de la duchesse.
Une demi-heure après, Madame avait un plein panier de bonbons.
A six heures et demie, on annonça le dîner ; Dermoncourt prit congé de la duchesse.
- A demain, général, lui dit-elle avec une gaieté toute d'enfant, et n'oubliez pas d'autres bonbons surtout.
Le général sortit.
A neuf heures, le comte d'Erlon prit la peine de passer lui-même chez Dermoncourt pour lui dire qu'on croyait être certain de la présence de M. de Bourmont à la Chaslière.
- Si cela est, général, répondit Dermoncourt, je vais prendre avec moi cinquante chevaux, et, demain matin, M. de Bourmont sera ici.
A onze heures, il était en route.
A minuit, on réveillait la duchesse, mademoiselle Stylite de Kersabiec et M. de Ménars ; ils montèrent dans une voiture qui les conduisit à la Fosse, où les attendait un bateau à vapeur sur lequel se trouvaient déjà MM. Polo, adjoint au maire de Nantes ; Robineau de Bourgon, colonel de la garde nationale, Rocher, porte-étendard de l'escadron d'artillerie de la même garde ; Chousserie, colonel de gendarmerie ; Ferdinand Petit-Pierre, adjudant de la place de Nantes, et Joly, commissaire de police de Paris, qui devait conduire la duchesse à Blaye. Madame était accompagnée, en se rendant au bateau, de M. le comte d'Erlon, de M. Ferdinand Favre, maire de Nantes, et de M. Maurice Duval, préfet. En descendant de voiture, elle chercha des yeux Dermoncourt, et, ne le voyant pas, elle demanda où il était. On lui répondit qu'il était en expédition.
- Allons, dit-elle, encore une gentillesse de plus !
Le général commandant la division, le préfet et le maire de Nantes devaient accompagner la duchesse jusqu'à Saint-Nazaire, et ne la quitter qu'après son embarquement sur le brick La Capricieuse.
En mettant le pied sur le bâtiment, Madame s'informa si M. Guibourg la suivait ; le préfet lui répondit que la chose était impossible. Alors elle lui demanda une plume et de l'encre, et écrivit le billet suivant :
« J'ai réclamé mon ancien prisonnier, et l'on va écrire pour cela. Dieu nous aidera, et nous nous reverrons. Amitié à tous nos amis. Dieu les garde ! Courage, confiance en lui. Sainte Anne est notre patronne, à nous autres Bretons. »
Ce billet fut confié à M. Ferdinand Favre, qui le remit religieusement à son adresse.
A quatre heures, le bateau partit, glissant en silence au milieu de la ville endormie ; à huit heures, on était à bord de La Capricieuse.
Madame resta deux jours en rade. Les vents étaient contraires. Enfin, le 11, à sept heures du matin, La Capricieuse déploya ses voiles, et, remorquée par le bateau à vapeur qui ne la quitta qu'à trois lieues en mer, elle s'éloigna majestueusement : quatre heures après, elle avait disparu derrière la pointe de Pornic.
Quant à Dermoncourt, il revint le 9, à huit heures du matin à Nantes, n'ayant, comme on le pense bien, trouvé personne au château de la Chaslière.
Pendant ce temps, M. de Bourmont était tranquillement à sa campagne, dans les environs de Condé Maine-et-Loire, où il s'était rendu le jour même du départ de la duchesse pour Blaye. Il avait quitté Nantes à six heures du soir, ne paraissant pas beaucoup redouter que la haute police eût l'incivilité de l'empêcher de visiter ses propriétés et de mettre ordre à ses affaires.
De là, il se dirigea, par Angers, sur Lyon, où il fut très bien accueilli dans une maison légitimiste, laquelle offrait une sécurité qui pouvait le déterminer à y prolonger son séjour. Les dames de la maison, très dévotes et très curieuses, étaient prévenues qu'il était un des chefs du parti légitimiste, mais elles ignoraient qu'il fût M. de Bourmont. Elles étaient très intriguées de savoir quel était ce personnage si réservé et si discret ; elles s'épuisaient en conjectures ; enfin, soit que le costume de M. de Bourmont leur en eût donné l'idée, soit que leur imagination eût fait tous les frais, elles finirent par se persuader que c'était un ecclésiastique ; et, pour lui faire, à son insu, une galanterie, elles s'empressèrent d'élever dans une des chambres de la maison un autel qu'elles parèrent de leur mieux, et de se procurer les vases et les ornements nécessaires. Le lendemain matin, elles vinrent lui annoncer, avec une satisfaction qu'elles croyaient lui faire partager, que tout était disposé pour qu'il pût dire sa messe dans la maison.
M. de Bourmont écouta cette proposition avec un grand sérieux, dont il s'est dédommagé depuis, et, ne voulant pas détruire chez ces dames une erreur qui favorisait l'incognito qu'il désirait garder, il leur donna pour excuse, qu'ayant l'habitude, en voyage, de prendre le matin une tablette de chocolat, il avait déjà pris sa tablette quotidienne, et ne pouvait, dans cet état, se présenter à l'autel. Les bonnes dames en furent persuadées, et leur vénération redoubla pour un homme qui se montrait si scrupuleux.
Cependant, M. de Bourmont, réfléchissant que l'autel était préparé, qu'on trouverait fort étrange qu'il ne s'y présentât pas, qu'il se trouverait exposé à de nouvelles obsessions, fit appeler le maître de la maison, et lui annonça qu'il allait partir à l'instant même. Son hôte fut étourdi de cette brusque résolution ; M. de Bourmont le rassura en lui disant :
- Vos dames ont voulu me faire dire la messe ce matin. si je reste ; elles voudront peut-être me faire chanter vêpres après-midi. Voilà pourquoi je pars.
En effet, il prit aussitôt la poste, non pour passer à l'étranger, mais pour venir à Paris, où il resta quelques jours. Il repartit ensuite pour Genève, et, pendant qu'il voyageait avec sécurité de Lyon à Paris et de Paris à Genève, la haute police le faisait, maladroitement ou adroitement, chercher dans la Vendée, et partout où il n'était pas.
Dans la brochure qu'il a publiée, Deutz se vante que c'est à sa recommandation près de M. Maurice Duval que M. de Bourmont dut de ne pas être inquiété. Il avait vendu Madame, mais avait réservé M. de Bourmont !...
Quant à Deutz, sa punition fut terrible : Hugo lui infligea ces vers sanglants qui ont pour titre : A l'homme qui a livré une femme !
La malédiction du poète poursuivit le coupable.
Grâce à l'énorme somme qu'il avait reçue, et qu'il a toujours niée, disant qu'il n'avait trahi sa bienfaitrice que pour obéir au sentiment de patriotisme qui lui criait de délivrer son pays de la guerre civile ; grâce, disons-nous, à l'énorme somme qu'il avait reçue, il trouva une femme... Une femme fut qui consentit à s'accoupler à cet homme !
Mais ce n'était pas le tout que d'avoir trouvé une femme : il fallait trouver un maire.
Deutz se présenta successivement dans les douze mairies de Paris ; or, comme il n'avait pas les six mois de résidence exigés par la loi, les douze mairies se fermèrent devant lui, heureuses d'avoir un prétexte pour lui défendre de mettre le pied sur leur seuil.
Alors, il franchit la barrière, et se présenta chez M. de Frémicourt, maire de La Villette. Par quel subterfuge surprit-il la religion de ce magistrat ? Quel faussaire fabriqua pour Deutz un certificat de résidence pendant plus de six mois dans la maison de M. Pierre Delacour, rue de Flandre, n° 41 ? Quelle portion de son or infâme lui fallut-il céder pour avoir ce certificat ? C'est ce que nous ignorons.
Ce que nous savons, c'est qu'il fut marié à La Villette, par M. de Frémicourt.
Or, voici ce qui arriva.
Deux ans après, M. de Frémicourt se mit, concurremment avec M. Gisquet, sur les rangs de la députation dans l'arrondissement de Saint-Denis. M. Gisquet, candidat du gouvernement, pria M. de Frémicourt de lui laisser l'arrondissement de Saint-Denis, où son élection était sûre, et de se porter candidat à Cambrai, où l'élection de M. de Frémicourt était non moins sûre que celle de M. Gisquet dans l'arrondissement de Saint-Denis. M. de Frémicourt céda à la prière du préfet de police, et se présenta à Cambrai, en concurrence avec M. Taillandier.
Il allait l'emporter sur son concurrent, lorsque celui-ci apprit que c'était M. de Frémicourt qui avait marié Deutz. M. Taillandier partit à l'instant même pour La Villette, releva l'acte civil qui constatait le fait du mariage de Deutz, se présenta chez M. Pierre Delacour, se fit donner par lui et par les locataires de la maison de la rue de Flandre, n° 41, un certificat constatant que jamais Deutz n'avait habité cette maison, et, fort de cet acte et de ce certificat, il renversa son concurrent, qui, quoiqu'il eût ignoré la fraude, fut hué sur cette seule accusation. « M. de Frémicourt est le maire qui a marié Deutz ! »
Il y avait encore, comme on voit, quelques sentiments généreux en France.
Maintenant, qu'est devenu Deutz ? Est-il mort misérable, comme quelques- uns l'assurent ? A-t-il passé aux Etats-Unis, comme quelques autres le prétendent ? Nous ne saurions le dire. Toutes les biographies abandonnent Deutz après son crime, comme si, après ce crime commis, ce Judas fût devenu la chose de Dieu !
Dieu garde tout honnête homme, s'il est vivant, de le coudoyer ! s'il est mort, de passer sur sa tombe !

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