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Chapitre CCLIV


La duchesse de Berry revient à Nantes déguisée en paysanne. – Le panier de pommes. – La maison Duguiguy. – Madame dans sa retraite. – Simon Deutz. – Ses antécédents. – Ses missions. – Il entre en marché avec MM. Thiers et Montalivet. – Il part pour la Vendée.

Sur ces entrefaites, on apprit à Paris l'arrestation, à Nantes, de madame la duchesse de Berry.
Il ne fallait pas moins que cette nouvelle pour faire diversion à l'indignation publique, soulevée contre moi, à propos de ce malheureux Fils de l'émigré.
Nous avons laissé madame la duchesse de Berry avec M. Berryer dans une mauvaise chaumière vendéenne, où elle séjournait sous le nom de M. Charles ; nous l'avons vue, cédant aux instances de l'illustre avocat, prendre l'engagement de quitter la France ; elle devait, le même jour, à midi, rejoindre M. Berryer à un endroit convenu, rentrer avec lui à Nantes, traverser la France en poste – grâce au passeport qu'il lui apportait – et rentrer en Italie par la route du mont Cenis.
Depuis une heure, M. Berryer attendait à l'endroit désigné pour le rendez- vous, lorsqu'il reçut une dépêche de Madame, qui lui disait que trop d'intérêts étaient liés aux siens pour qu'elle les abandonnât.
Elle restait donc en Vendée ; seulement, la prise d'armes, fixée au 24 mai, était remise au 3 ou 4 juin.
On se doute bien que nous n'allons pas faire l'historique de la guerre civile de 1832. Le but de ces Mémoires est de raconter, non pas les choses officielles, mais les détails que certaines relations de position ou d'amitié nous ont mis à même de connaître.
Or, qui a pris la duchesse de Berry ? Ce même général Dermoncourt, mon vieil ami. Qui avait-il pour secrétaire ? Ce même Rusconi qui est mon secrétaire, à moi, depuis vingt et un ans, et qui a reçu, des mains de M. de Ménars, ce fameux chapeau historique détourné momentanément de son usage habituel par madame la duchesse de Berry.
Nous reprendrons donc notre narration au moment où Madame, traquée de tous côtés à la suite des affaires de Maisdon, de la Caraterie, du Chêne, de la Pénissière et de Riaillé, prit la résolution de rentrer à Nantes.
Ce projet, qui, au premier abord, paraît téméraire, était cependant celui qui présentait le plus de sécurité. Une fois arrivée à Nantes, madame la duchesse de Berry rencontrerait un asile sûr ; il ne s'agissait plus pour elle que de trouver les moyens d'y parvenir sans être découverte.
La duchesse trancha la question elle-même en déclarant qu'elle rentrerait à Nantes à pied, vêtue en paysanne, et suivie seulement de mademoiselle Eulalie de Kersabiec.
Elles avaient à peu près trois lieues à faire.
M. de Ménars et M. de Bourmont partirent après elles, et entrèrent à Nantes sans déguisement, bien qu'ils fussent cependant très connus. Ils passèrent la Loire en bateau, en face de la prairie des Mauves.
Au bout d'une heure de marche, les gros souliers et les bas de laine, auxquels la duchesse n'était point habituée, lui blessèrent les pieds ; elle essaya, cependant, de marcher encore ; mais, jugeant que, si elle gardait sa chaussure, elle ne pourrait continuer sa route, elle s'assit sur le bord d'un fossé, ôta ses souliers et ses bas, les fourra dans ses grandes poches, et se mit à marcher nu-pieds.
Mais bientôt, en voyant passer les paysannes, elle remarqua que la finesse de sa peau et la blancheur aristocratique de ses jambes pourraient la trahir ; alors, elle s'approcha d'un des bas-côtés de la route, y prit de la terre noirâtre, se brunit les jambes en les frottant avec cette terre, et poursuivit son chemin. Il y avait encore deux bonnes lieues à faire.
C'était, on en conviendra, un admirable thème de pensées philosophiques pour ceux qui l'accompagnaient, que le spectacle de cette femme qui, deux ans auparavant, avait aux Tuileries sa place de reine mère, qui possédait Chambord et Bagatelle, qui sortait dans des voitures à six chevaux, avec des escortes de gardes du corps brillants d'or et d'argent ; qui se rendait à des spectacles commandés pour elle, précédée de coureurs secouant des flambeaux ; qui remplissait la salle avec sa seule personne, et qui, de retour au château, regagnait sa chambre splendide, marchant sur de doubles tapis de Perse et de Turquie, de peur que le parquet ne blessât ses pieds d'enfant. Aujourd'hui, cette même femme, couverte encore de la poudre des combats, entourée de dangers, proscrite, n'ayant pour escorte et pour courtisans qu'une jeune fille, allant chercher un asile qui se fermera peut-être devant elle, vêtue des habits d'une femme du peuple, marchant nu-pieds sur le sable aigu et sur les cailloux tranchants de la route. C'est une chose curieuse que notre époque, où presque chaque pays a ses rois qui courent pieds nus par les chemins !
Cependant, la route se faisait, et, à mesure que l'on approchait de Nantes, les craintes disparaissaient. La duchesse s'était habituée à son costume, et les métayers devant lesquels elle était passée n'avaient point paru s'apercevoir que la petite paysanne qui courait si lestement près d'eux fût autre chose que ce qu'indiquaient ses habits ; c'était déjà beaucoup que d'avoir trompé l'instinct pénétrant des gens de la campagne, qui n'ont peut-être pour rivaux, si ce n'est pour maîtres, sur ce point, que les gens de guerre.
Enfin, on arriva en vue de Nantes ; Madame reprit ses bas et ses souliers, et se chaussa pour entrer dans la ville. En traversant le pont Pyrmile, elle tomba au milieu d'un détachement commandé par un officier qui sortait de la garde, et qu'elle reconnut parfaitement pour l'avoir vu autrefois faire le service au château.
Elle rappela cette circonstance à MM. de Ménars et de Bourmont, qui arrivèrent quelques heures après elle.
- Je crois que l'officier qui commandait ce détachement sur le pont m'a reconnue : il m'a beaucoup regardée dit-elle. S'il en est ainsi, et qu'il m'arrive quelque chose d'heureux, son affaire est bonne ; il fera son chemin !
Parvenue en face du Bouffai, la duchesse se sentit frapper sur l'épaule. Elle tressaillit et se retourna. La personne qui venait de se permettre cette familiarité était une bonne vieille femme qui, ayant déposé à terre son panier de pommes, ne pouvait seule le replacer sur sa tête.
- Mes enfants, dit-elle à la duchesse et à mademoiselle de Kersabiec, aidez-moi à recharger mon panier, et je vous donnerai à chacune une pomme.
Madame s'empara aussitôt d'une anse, fit signe à sa compagne de prendre l'autre, et le panier fut replacé en équilibre sur la tête de la bonne femme, qui s'éloignait sans donner la récompense promise ; mais la duchesse, l'arrêtant par le bras :
- Dites donc, la mère !... et ma pomme ? demanda-t-elle.
La marchande la lui donna ; Madame la mangeait avec un appétit aiguisé par trois lieues de marche, lorsque, en levant la tête, ses yeux tombèrent sur une affiche portant en grosses lettres ces trois mots : Etat de siège.
C'était l'arrêté ministériel qui mettait quatre départements de la Vendée hors de la loi commune. La duchesse s'approcha de cette affiche, la lut tranquillement d'un bout à l'autre, malgré les instances de mademoiselle de Kersabiec, qui la pressait de gagner la maison où l'on devait la recevoir ; mais Madame lui fit observer que la chose l'intéressait assez pour qu'elle en prît connaissance.
Enfin, elle se remit en route ; quelques minutes après, elle arriva dans la maison où elle était attendue, et où elle déposa son costume couvert de boue, que l'on y conserve comme un souvenir de cet événement. Bientôt elle quitta ce premier refuge pour se rendre chez les demoiselles Duguigny, rue Haute-du-Château, n° 3.
L'exposition de la maison Duguiguy était agréable : elle donnait sur les jardins du château, et, au-delà, sur la Loire et les prairies qui la bardent. C'est là qu'on lui avait préparé une chambre, et, dans cette chambre, une cachette. La chambre n'était autre chose qu'une mansarde au troisième étage ; la cachette était un recoin formé par la cheminée, établie dans un angle : on y pénétrait par la plaque, qui s'ouvrait au moyen d'un ressort. Cette cachette avait été pratiquée lors des premières guerres de la Vendée, pour sauver des prêtres et d'autres proscrits.
M. de Ménars vint seul habiter cette maison avec la duchesse.
On aurait pu penser qu'après tant de traverses et de fatigues, trouvant une retraite tranquille et sûre, elle eût pris quelque repos, et fût revenue à ses occupations favorites : la tapisserie et la peinture des fleurs, talents dans lesquels elle excellait ; mais, après les projets qu'elle avait médités, et qui en avaient en quelque sorte fait un homme, ces occupations futiles ne pouvaient plus être de son goût, ni suffire à cette âme active.
Elle reprit une correspondance, abandonnée depuis quelque temps, avec les légitimistes de France et de l'extérieur, correspondance dont l'objet principal était de leur faire savoir et de leur affirmer que, dans le cas d'une guerre d'invasion contre la France, qui alors paraissait assez menaçante, jamais son fils ne se mettrait à la suite des étrangers, et de les inviter, le cas échéant, à réunir leurs efforts à ceux de tous les Français pour les repousser. Les papiers trouvés dans la cachette ont dû faire connaître le but et l'énormité du travail auquel elle s'était livrée. Le nombre de ses lettres s'élevait à plus de neuf cents. Elles étaient presque toutes de sa main, à l'exception de quelques-unes écrites par M. de Ménars. Elle avait vingt-quatre chiffres différents pour correspondre avec les diverses parties de la France ; elle écrivait en chiffres avec une facilité remarquable.
Une des distractions qu'elle se procura fut de coller entièrement, aidée de M. de Ménars, le papier grisâtre qui fait aujourd'hui la tapisserie de la mansarde.
Pendant le séjour de la duchesse à Nantes, le choléra y exerçait quelques ravages ; elle voyait tous les jours passer sous ses fenêtres des militaires ou des habitants que l'on conduisait au cimetière. Un soir, elle fut prise de coliques et de vomissements qui donnèrent les plus vives inquiétudes aux personnes de son entourage. Elle-mêrne n'était pas tranquille.
- Comment sont mes pieds et mes mains ? disait-elle. Quand ils seront froids, frottez-les, mettez-y des briques brûlantes, et envoyez chercher médecin et prêtre.
On s'était assuré de l'un et de l'autre ; mais elle ne voulut pas qu'on les appelât, avant que des symptômes plus alarmants se fussent manifestés. Les vomissements cessèrent, et la malade se trouva mieux.
Madame descendait au deuxième étage pour prendre ses repas ; elle admettait à sa table M. de Ménars et mademoiselle Stylite de Kersabiec – qui était venue la rejoindre – les deux demoiselles Duguigny, et, enfin, M. Guibourg, qui, après son évasion de la prison de Nantes, avait aussi cherché un refuge dans la même maison, mais seulement trois semaines avant l'arrestation de la duchesse. Bien souvent, les repas furent interrompus par de fausses alarmes que causait quelque détachement rentrant dans la ville ou en sortant ; alors, une sonnette qui, du rez-de-chaussée, communiquait dans la chambre donnait le signal de la retraite.
La duchesse passa ainsi cinq mois. Néanmoins, l'activité avec laquelle on poursuivait les chouans ne leur laissait aucun moyen de se rassembler ; d'ailleurs, l'âme et la tête de la guerre n'étaient plus avec eux. Le 56ème régiment, qui arriva vers la fin de juin, permit à l'autorité militaire d'organiser encore une chasse plus vigoureuse et une plus étroite surveillance ; les cantonnements furent renforcés ; des colonnes mobiles sillonnaient le pays en tous sens ; enfin, tout espoir s'évanouit bientôt, pour les partisans d'Henri V, de rallumer une guerre sérieuse.
Pendant ce temps, le bruit s'était répandu que la duchesse était cachée à Nantes ; ce bruit était une certitude pour le général Dermoncourt, qui avait donné à l'autorité supérieure des preuves presque matérielles de la présence de Madame dans la ville ; mais, comme la retraite de la fugitive n'était connue que de peu de personnes, et que ces personnes lui étaient complètement dévouées, quelque créance que l'autorité civile et l'autorité militaire eussent accordée aux avis du général, il y avait peu de chances de la découvrir ; d'ailleurs, la duchesse était devenue l'objet d'une extrême surveillance de la part même de ses amis, qui sentaient la nécessité de l'isoler entièrement au milieu de la ville, afin d'empêcher les agents de police de pénétrer jusqu'à elle. Aussi était-elle inaccessible pour tout le monde, excepté pour M. de Bourmont, qui, du reste, usait de ce privilège avec autant de prudence que de réserve.
Vers cette époque, le juif Deutz arriva à Paris.
Hyacinthe-Simon Deutz naquit à Coblence en janvier 1802. A l'âge de dix- huit ans, il entra comme ouvrier imprimeur chez M. Didot. Peu de temps après, son beau-frère, M. Drack, s'étant fait catholique, Deutz, furieux de cette conversion, le menaça si hautement, que Drack en prévint la police. Néanmoins, deux ou trois ans plus tard, son fanatisme judaïque s'adoucit à ce point, qu'il manifesta lui-même l'intention d'embrasser la religion catholique, et fit solliciter, par son beau-frère, une audience de l'archevêque de Paris. Ce prélat, pensant que sa conversion serait plus prompte et plus efficace à Rome, l'engagea à s'y rendre. Deutz fit effectivement ce voyage au commencement de 1828 ; il était recommandé de la manière la plus pressante par M. de Quélen au cardinal Capellari depuis, Grégoire XIV, alors préfet de la propagande. Le pape Léon XII chargea le père Orioli, du collège des Cordeliers, de l'instruire dans la religion catholique. Pendant quelque temps, et à plusieurs reprises, Deutz parut chanceler dans sa résolution. Il écrivait en 1828 : « J'ai éprouvé quelques jours d'orage ; j'étais même sur le point de retourner à Paris sans le baptême : c'était le judaïsme expirant ; mais, grâce à Dieu, mes yeux se sont entièrement dessillés, et, sous peu, j'aurai le bonheur d'être chrétien ! »
Jugé digne enfin de recevoir le baptême, il eut pour parrain M. le baron Mortier, premier secrétaire d'ambassade, et pour marraine une princesse italienne. Ainsi, c'est en trahissant Dieu qu'il s'exerçait à trahir les hommes.
Peu après, il fut présenté au saint-père, qui l'accueillit avec la plus grande bienveillance. Une pension de vingt-cinq piastres cent vingt-cinq francs par mois lui avait été allouée, dès son arrivée à Rome, sur les fonds de la propagande. Son beau-frère Drack, recommandé par le baron Mortier à la duchesse de Berry, avait été nommé par elle bibliothécaire du duc de Bordeaux. C'est alors que le pape fit entrer, comme pensionnaire au couvent des Saints-Apôtres, Deutz, qui continuait d'affecter en public la même dévotion. Cependant, ceux qui vivaient dans son intimité avaient jugé bien vite dans quel but d'intérêt il avait fait son abjuration. La plupart de ses premiers protecteurs, se voyant joués par lui, l'abandonnèrent peu à peu ; il ne lui resta bientôt plus que l'appui du cardinal Capellari, qui, ne le voyant que rarement, conservait pour lui le même intérêt.
En 1830, Deutz, sous prétexte qu'il ne voulait plus vivre d'aumônes, obtint de Pie VIII, le pape alors régnant, trois cents piastres avec lesquelles il partit, pour établir, disait-il, un commerce de librairie à New-York.
Après avoir mangé les fonds de ses livres, il revint en Europe, et arriva à Londres dans l'automne de 1831. Il était recommandé aux jésuites établis en Angleterre, et se présenta chez M. l'abbé Delaporte, aumônier de la chapelle des émigrés et légitimistes français, qui le mit en rapport avec M. le marquis Eugène de Montmorency, alors résidant à Londres. Deutz se faisait remarquer par une assiduité extraordinaire aux offices de la chapelle, priant avec ferveur et communiant fréquemment ; il capta ainsi la bienveillance de M. de Montmorency, homme très religieux, qui l'admit à sa table, et même à une espèce d'intimité.
A cette époque, madame de Bourmont se disposait à aller, avec ses filles, rejoindre son mari en Italie. M. de Bourmont lui recommanda Deutz comme un homme sage, honnête, qui pouvait lui être utile dans son voyage, et dévoué, d'ailleurs, corps et âme à la légitimité et à la religion. Deutz fit donc le voyage avec madame de Bourmont, et se conduisit de telle sorte qu'à son arrivée, cette dame le recommanda à son tour avec chaleur à la duchesse de Berry. Lorsque la princesse passa à Rome, le pape lui parla aussi de Deutz comme d'un homme sur lequel on pouvait compter, et capable de remplir avec intelligence les missions les plus importantes et les plus délicates. Il le lui signalait pour qu'elle pût en disposer avec une entière confiance lorsque l'occasion se présenterait. Elle ne tarda pas à s'offrir.
Au moment où la duchesse préparait sa descente en France, Deutz arriva à Massa, et se présenta à Madame pour lui offrir ses services ; il venait de Rome, et allait en Portugal remplir diverses missions que lui avait confiées le saint-père, entre autres celle de prendre, à son passage à Gênes, une dizaine de jésuites, et de les conduire à dom Miguel, qui les avait demandés pour fonder un collège. Madame le reçut avec bonté, et, sachant qu'il traversait l'Espagne pour aller en Portugal, elle accepta ses offres avec plaisir et bienveillance, lui disant qu'elle profiterait de sa bonne volonté et de son dévouement, et lui ferait passer ses ordres en temps et lieu.
Elle avait alors une telle idée de la délicatesse de Deutz, et il avait su lui inspirer tant d'intérêt, qu'elle dit, un jour, à l'un des Français qui étaient près d'elle :
- Je crains que ce pauvre Deutz n'ait besoin d'argent ; je n'en ai pas moi- même en ce moment, et il est si délicat, que je n'ose lui donner à vendre ce bijou, qui vaut, je crois, six mille francs. Faites-moi le plaisir de le vendre, et de lui en donner l'argent, sans lui dire surtout ce que je suis obligée de faire pour m'en procurer.
Il partit donc pour sa mission, en passant par la Catalogne et Madrid. C'est dans cette ville que, sur la recommandation d'un ministre plénipotentiaire des Etats italiens auquel le pape l'avait adressé, il obtint d'être présenté à un des princes de la famille royale d'Espagne, à qui il sut soutirer de l'argent, quoiqu'il en fût abondamment pourvu par les soins du saint-père et de la duchesse de Berry. Cette petite supercherie, dont il se vanta lui-même à son passage à Madrid, en revenant de Portugal, prouve que Deutz trahissait déjà à cette époque, et que tous les moyens lui étaient bons pour satisfaire sa soif de l'or.
Comme il voyageait sous les auspices de la cour de Rome, il logeait presque toujours dans les couvents, où il était bien accueilli, se faisant remarquer par sa ferveur et par son zèle pour la foi catholique.
A son arrivée en Portugal, bien que muni de lettres du saint-père, il ne put cependant obtenir de dom Miguel une audience qu'avec de grandes difficultés, et après quelques mois de séjour. Ce fut, je crois, à l'occasion d'un emprunt que dom Miguel cherchait à contracter dans ce temps à Paris. Un banquier de cette capitale, qui avait eu connaissance de ce projet, et désirait en tirer parti au profit de la duchesse, écrivit ou fit écrire, dans le courant d'août, à Deutz, alors en Portugal, qu'il se chargerait volontiers de l'emprunt, à condition que dom Miguel laisserait prélever dix pour cent en faveur de la duchesse de Berry, et que, le connaissant pour être attaché à la cause et aux intérêts de la princesse, il lui laissait la négociation de cette affaire, espérant qu'il emploierait tous les moyens que sa sagacité lui suggérerait pour la faire réussir. Mais il parait que Deutz ne réussit point dans cette entreprise.
Vers le mois de septembre 1832, il revint de Portugal à Madrid, et eut plusieurs entretiens avec des légitimistes français dont la confiance dans ce misérable était commandée par celle que lui témoignait la duchesse. Il lui échappa néanmoins des indiscrétions sur sa conduite en Portugal qui auraient dû inspirer quelques doutes ; mais la certitude que Madame avait éprouvé sa fidélité dissipa toutes les inquiétudes.
A son départ pour la France, on le chargea de dépêches importantes, dont le contenu pouvait compromettre gravement ceux qui les écrivaient et ceux à qui elles étaient adressées. Un des Français légitimistes qui étaient en ce moment à Madrid ayant annoncé l'intention de l'accompagner jusqu'au courrier, Deutz lui dit que le hasard le faisait voyager avec un Français, secrétaire de l'ambassade de Madrid. Cette circonstance n'éveilla d'abord aucun soupçon ; mais une partie des lettres confiées à Deutz, et principalement celles qu'on lui avait recommandé de laisser à Bordeaux, pour être, de là, adressées en toute sécurité à la duchesse et à d'autres personnes, n'étant jamais parvenues à leur destination, on a pensé depuis qu'il les avait livrées, après sa rentrée en France, à la police de Paris, et que le prétendu secrétaire d'ambassade n'était autre qu'un agent qui l'accompagnait, et qui servait, sans doute, quelquefois d'intermédiaire pour transmettre à cette même police les renseignements qu'il tenait de ce fourbe. Il paraît que, jusqu'à cette époque, on avait mis assez peu d'acharnement à découvrir la retraite de Madame, parce qu'on espérait que l'aventureuse princesse voyant l'inutilité de ses tentatives et toutes ses ressources épuisées, se déciderait à quitter le sol de la France, et tirerait ainsi le gouvernement d'un grand embarras ; mais, quand on vit qu'elle s'obstinait à rester dans un pays encore en fermentation, où sa présence était dangereuse, on avisa sérieusement aux moyens de s'emparer de sa personne, à quelque prix que ce fût.
La police, qui est fertile en ruses, pensa qu'on pourrait se servir de Deutz et de la correspondance dont il était porteur pour faire tomber la duchesse dans un piège, et la livrer aux agents du gouvernement. En conséquence, on fit faire des propositions à ce traître ; il avait été présenté dans des cours ; il avait vu des renégats devenir des illustrations ; il avait la conscience de ses moyens, de sa force et de sa puissance ; il savait que c'était toujours dans les salons des ministres que la perfidie et la raison d'Etat se donnaient rendez- vous ; il voulut traiter cette affaire avec le ministre seul. Il obtint donc une audience de M. de Montalivet, et ce fut dans le cabinet de cette Excellence qu'on marchanda le prix d'une infâme trahison.
Ce qui se passa dans cet entretien, quelles promesses furent faites, quelles offres furent acceptées, cela resta un secret entre le ministre et Deutz ; quant à Dieu, il ne se mêle pas, je le présume, de ces sortes d'affaires, voilà pourquoi elles réussissent. Néanmoins, lorsque l'instrument fut trouvé, on hésitait à s'en servir ; l'embarras était grand au château : la duchesse de Berry, arrêtée, devenait justiciable d'une cour d'assises qui pouvait très bien la condamner à mort ; le roi avait son droit de grâce, il est vrai ; mais il y a des moments où le droit de grâce est aussi difficile à exercer que le droit de mort. D'un autre côté, laisser faire la duchesse n'était pas sans inconvénient : la Chambre, si moutonne qu'elle fût, pouvait se lasser à la fin de la guerre civile comme d'autre chose... et demander qu'on y mit un terme ; bref, M.de Montalivet restait fort embarrassé de son traître, ne sachant que faire, et presque désolé d'avoir été si adroit.
Vers ce temps, un remaniement ministériel s'était opéré : M. de Montalivet passait à la liste civile, et M. Thiers à l'intérieur. Le jeune ministre vit dans ce déplacement un moyen de se débarrasser de son Judas, en l'envoyant demander ses trente deniers à un autre ; mais Deutz fit des difficultés : il avait commencé l'affaire avec M. le comte, et voulait la finir avec lui ; il connaissait M. de Montalivet, et ne connaissait pas M. Thiers. Enfin, après bien des pourparlers, M. de Montalivet le décida à monter dans sa voiture, et le conduisit chez M. Thiers.
M. Thiers avait trop de tact et de finesse pour ne pas saisir l'occasion de rendre sa nomination moins impopulaire, et il était trop habile pour ne pas essayer, par un grand coup, de se la faire pardonner. La prise de la duchesse de Berry lui attirait la Chambre, et la Chambre, c'était la nation, ou à peu près. M. Thiers pouvait donc devenir un homme national.
Deutz partit pour la Vendée, accompagné de l'inspecteur de police Joly ; il y arriva sous le nom d'Hyacinthe de Gonzague.

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