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Chapitre XXV


L'abbé Conseil. – Ma bourse au séminaire. – Ma mère, à force d'instances, me décide à y entrer. – L'encrier de corne. – Cécile chez l'épicier. – Ma fuite.

Cependant j'allais avoir dix ans. Il était temps de s'occuper sérieusement de mon éducation morale. Quant à l'éducation physique, elle allait son train : je lançais des pierres comme David, je tirais de l'arc comme un soldat des îles Baléares, je montais à cheval comme un Numide ; seulement, je ne montais ni aux arbres ni aux clochers.
J'ai beaucoup voyagé ; j'ai, soit dans les Alpes, soit en Sicile, soit dans les Calabres, soit en Espagne, soit en Afrique, passé par de bien mauvais pas ; mais j'y suis passé parce qu'il fallait y passer. Moi seul, à l'heure qu'il est, sais ce que j'ai souffert en y passant. Cette terreur toute nerveuse, et par conséquent inguérissable, est si grande, que, si l'on me donnait le choix, j'aimerais mieux me battre en duel que de monter en haut de la colonne de la place Vendôme.
Je suis monté un jour, avec Hugo, en haut des tours de Notre-Dame ; je sais ce qu'il m'en a coûté de sueur et de frissons.
Revenons donc à mon éducation morale, dont il était temps de s'occuper sérieusement. On avait sollicité pour moi des entrées gratuites à tous les collèges destinés aux fils d'officiers supérieurs. Mais, quelles que fussent les instances faites, on n'avait pu obtenir ni mon admission au Prytanée, ni une bourse dans aucun lycée impérial.
Si j'avais été quelque chose à cette époque, je me ferais l'honneur de croire que j'avais hérité de la haine que Bonaparte portait à mon père.
Aucune des demandes faites pour moi n'avait donc réussi, lorsque mourut un de mes cousins dont j'ai déjà parlé, et qui se nommait l'abbé Conseil.
L'abbé Conseil avait été gouverneur des pages ; l'abbé Conseil avait eu, sous Louis XV et sous Louis XVI, toute sorte de bénéfices. Si bien que l'abbé Conseil était riche : il possédait à Largny, village situé à une lieue de Villers-Cotterêts, une charmante maison, un jardin des plus pittoresques au fond d'une vallée ; mais je n'ai point parlé de tout cela, attendu le peu d'hospitalité du cousin Conseil.
Le cousin Conseil avait, en outre, une maison à Villers-Cotterêts. Il demeurait, je crois, au numéro 3 ou 5 de la rue de Lormet, juste en face de la maison où était mort Demoustier.
J'allais faire deux visites par an au cousin Conseil, l'une le 1er janvier, l'autre le jour de sa fête ; il m'embrassait sur une joue, me donnait une claque sur l'autre. Là se bornaient ses libéralités.
Une fois, il me donna un petit écu. Nous n'en revenions pas, ma mère ni moi.
Il mourut la même année.
Il laissait une dizaine de mille livres de rente, dont héritait une certaine demoiselle de Ryan, déjà nommée.
Quant à ma mère, elle héritait de quinze cents francs, une fois donnés.
En outre, il laissait, pour un de ses parents, une bourse au séminaire de Soissons.
La désignation était claire, et la prédiction de Cécile allait se réaliser. Le futur séminariste, c'était moi.
Seulement, il s'agissait de me faire aller au séminaire, ce qui n'était pas chose facile. Je n'entendais pas raison à l'endroit des curés, et cette prédiction de Cécile m'avait mis au coeur de grands germes de révolte contre cette intention.
Chez ma mère, il n'y avait aucun parti pris. Pauvre femme ! elle était incapable d'insister sur une détermination dans laquelle elle eût vu pour moi la moindre contrariété; mais elle avait un désir, c'était de me donner la meilleure éducation possible. Faire de moi un prêtre ! elle n'y avait jamais songé ; je crois même que, si elle eût pensé que la chose en vînt là, elle se fût la première opposée au projet qu'elle me présentait sous le plus riant aspect.
Deux ou trois mois se passèrent en luttes de ma part, et en prières de la part de ma mère.
Enfin, un beau jour qu'elle avait déployé toutes les séductions de son esprit pour me décider. qu'elle me jurait, sur sa parole d'honneur, que je serais toujours libre de revenir à la maison, si le régime du séminaire ne me convenait pas, je lâchai le oui fatal, et je consentis à tout ce qu'elle voulut.
Il me fut accordé huit jours pour faire mes préparatifs de départ.
C'était une grande séparation que celle qui se préparait, et, certes, elle coûtait autant à ma mère qu'à moi. Aussi ma mère me cachait-elle ses larmes, de sorte que, injuste que j'étais, je la croyais bien contente de se séparer de moi.
La veille du jour où l'on devait m'embarquer dans la voiture qui, deux fois par semaine, faisait le service entre Villers-Cotterêts et Soissons, comme je réunissais toutes mes petites affaires de collégien, je m'aperçus qu'il me manquait un encrier. J'en fis l'observation à ma mère, qui, reconnaissant la justice de mon désir, me demanda comment je le voulais.
J'avais des idées luxueuses à l'endroit de cet encrier. Je voulais un encrier de corne avec un récipient pour les plumes. Mais, comme ma mère ne comprenait pas bien mes explications, elle me donna douze sous, et me chargea d'aller acheter l'encrier moi-même.
Qu'on fasse bien attention à ce détail ; si puéril qu'il soit, il a changé la face de ma vie.
J'allai chez un épicier nommé Devaux. Je me serais bien gardé d'aller chez Lebègue : on sait pourquoi.
L'épicier n'avait pas d'encrier comme j'en désirais un ; il m'en promit un pour le soir.
Le soir, je revins.
Il avait l'encrier. Mais le hasard fit qu'en même temps que moi, se trouvait dans le magasin ma cousine Cécile.
En me voyant, sa joie fut grande. Elle trouvait donc l'occasion de me dire à moi-même qu'elle me souhaitait toute sorte de prospérités dans la carrière que j'embrassais, et elle me promit qu'aussitôt que je serais ordonné, elle me donnerait la charge de son directeur.
Je ne sais si c'est parce que les railleries me parurent trop amères ou la charge trop lourde, mais je jetai l'encrier au nez de l'épicier, je mis mes douze sous dans ma poche, et je sortis du magasin en criant :
- Eh bien, c'est bon, je n'irai pas au séminaire !
Comme César, je venais de passer mon Rubicon.
Maintenant, il s'agissait d'échapper aux premières supplications de ma mère, auxquelles je n'eusse pas eu peut-être la force de résister.
Je risquai mon premier coup de tête.
J'achetai, avec mes douze sous, un pain et un saucisson, des vivres pour deux ou trois jours enfin, et j'allai trouver Boudoux.
Il faut que j'explique ce que c'était que Boudoux.
Boudoux était un type. Si la maladie intitulée la boulimie n'avait pas été baptisée à cette époque, il aurait fallu l'appeler la boudimie.
Je n'ai jamais vu de plus terrible mangeur que Boudoux.
Un jour, il arriva chez nous ; on venait de tuer un veau : il le regardait avec des yeux d'envie.
- Veux-tu le manger tout entier, dit mon père, il est à toi.
- Oh ! le général plaisante, dit Boudoux.
- Non, sur ma parole.
- Je veux bien, général. On mit le veau tout entier au four, et, le veau cuit, Boudoux mangea le veau tout entier.
Le dernier os gratté, mon père lui fit compliment.
- J'espère que maintenant tu n'as plus faim, Boudoux ? lui dit-il.
- Mettez la mère à la broche, général, répondit Boudoux, et vous verrez.
Mon père recula ; il aimait sa vache. Boudoux était homme à n'en laisser que les cornes.
Après ce trait, nous en citerions bien d'autres ; mais ils paraîtraient faibles à côté de celui-là.
Un jour d'ouverture de chasse, chez M. Danré de Vouty, il y avait vingt- quatre poulets à la broche. Boudoux les regarda comme il avait regardé le veau de mon père. M. Danré eut l'imprudence, alors, de lui faire une proposition équivalente à celle qui lui avait été faite chez nous.
Boudoux fit vingt-quatre bouchées des vingt-quatre poulets.
Plus tard – je veux en finir d'un coup avec l'appétit de Boudoux –, lorsque, après la Restauration, M. le prince de Condé vint chasser à Villers-Cotterêts, il y amena une meute de cent vingt chiens.
Boudoux obtint la charge de valet des valets de chiens. Ce fut, en conséquence, Boudoux qui se trouva chargé de faire aux Roquadors et aux Barbaros princiers la distribution de vivres.
Bientôt on s'aperçut que, quoique l'achat de pain et de mou fût toujours le même, les pauvres bêtes languissaient, maigrissaient, perdaient leurs jambes. On se douta de la chose, et l'on guetta Boudoux. On s'aperçut qu'il mangeait à lui seul la portion de quarante chiens.
C'étaient les deux sixièmes de la nourriture générale.
Le prince ordonna qu'on servirait chaque jour à Boudoux une portion à part, et que cette portion serait celle de quarante chiens.
Voilà ce qu'était Boudoux, quant à l'appétit.
Nous allons dire ce qu'il était, quant au physique ; puis nous dirons ce qu'il était, quant au moral.
Au physique, Boudoux était le rebut de la création : Quasimodo, près de Boudoux, aurait pu avoir des prétentions à la beauté. Boudoux avait le visage non pas grêlé, mais couturé, mais sillonné, mais bouleversé par la petite vérole ; l'oeil, tiré hors de son orbite par une excavation de la paupière, semblait descendre, plein de larmes et de sang, jusqu'au milieu de la joue ; le nez, au lieu d'être saillant, se déprimait au-dessous du cartilage, et s'aplatissait sur la lèvre supérieure ; cette lèvre, d'où suintait éternellement une salive noircie par la chique, formait l'arche supérieure d'une bouche qui, pareille à celle des serpents, se fendait jusqu'aux oreilles pour laisser passer un gigot tout entier ; le reste était complété par des cheveux qu'eût enviés Polyphème, par une barbe rouge et grasse, poussant dans les rares intervalles laissés intacts par la petite vérole.
Cette tête était supportée par un corps de cinq pieds neuf pouces, dont on ne pouvait jamais apprécier la grandeur réelle, à cause d'une jambe qui, à chaque pas qu'il faisait, pliait en cédant ; à ce point que le bas de la jambe et le haut de la cuisse étaient égaux aux deux pointes d'un compas ouvert en triangle.
Avec tout cela, Boudoux possédait une de ces forces qui n'ont pas de mesure. Dans les déménagements, Boudoux était un homme précieux : il plaçait sur sa tête bahuts, buffets, lits, tables, et, de son pas claudicant, qui mesurait un mètre et demi à chaque enjambée, il transportait en un tour de main l'ameublement tout entier d'une maison à une autre maison.
Et, pourtant, Boudoux, qui eût pris, comme Alcidamas, un cheval par les sabots de derrière, et qui lui eût arraché les sabots ; Boudoux, qui, comme Samson, eût arraché de leurs gonds les portes de Gaza, et qui les eût emportées sur son dos. Boudoux, qui, comme Milon de Crotone, eût fait le tour du cirque avec un boeuf sur ses épaules, eût assommé le boeuf et l'eût mangé le même jour ; Boudoux, avec la force d'un éléphant, avait la douceur d'un agneau.
Voilà pour le moral.
Aussi, tout laid, tout repoussant, tout hideux à voir qu'il était, Boudoux n'avait partout que des amis ; il logeait chez une tante à lui, mademoiselle Chapuis, directrice de la poste ; mais il mangeait chez tout le monde. Trois fois par jour, Boudoux faisait sa tournée par la ville, et, comme les frères quêteurs des anciens monastères, il récoltait de quoi nourrir un couvent.
Seulement, comme il n'avait pas de moines à nourrir, il mangeait la récolte à lui tout seul.
Cela ne le rassasiait pas, mais cela le nourrissait.
Puis Boudoux avait une industrie, ou plutôt deux industries : Boudoux allait à la marette et à la pipée.
Indiquons à MM. les Parisiens, qui pourraient bien ne pas savoir ce que c'est, quelles sont ces deux industries que nous venons de désigner sous le nom de marette et de pipée.
Commençons par la marette.
Il n'y a point de forêts, de bois, de remises, qui ne possèdent quelques-unes de ces flaques d'eau que l'on désigne sous le nom de mares.
Témoin la mare d'Auteuil, qui, autant que je puis m'en souvenir, jouissait, de son vivant, d'une certaine célébrité.
A ces mares, situées dans la forêt, dans les bois, dans la remise, les oiseaux vont boire, à certaines heures. On enfonce dans la terre molle et détrempée qui les borde, de petites branches de bouleau enduites de glu, et, lorsque les oiseaux viennent pour boire, ils se prennent à ces gluaux.
Cela s'appelle tendre une mare. Dans cette action de tendre une mare plus ou moins habilement, gisent tout le succès de la chasse et toute l'adresse du chasseur.
Seulement – il faut tout expliquer –, comme il existe plus de petites mares que de grandes, comme les petites mares sont préférables aux grandes, parce qu'elles exigent moins de gluaux, et par conséquent moins de dépense, comme les petites mares s'appellent des marettes, on dit, dans le langage de la chasse aux petits oiseaux : « Aller à la marette. »
Quant à la pipée, elle s'opère par les mêmes procédés, mais avec d'autres détails. On choisit un arbre assez élevé pour dépasser de sa cime la partie de taillis qui l'entoure ; on le dépouille de ses petites branches, on les remplace par des gluaux fichés dans des entailles faites à la serpe ; on se place dans une cabane de feuillage construite autour du tronc de l'arbre, et l'on attire tous les oiseaux des environs par trois moyens.
Le premier est d'attacher un hibou au centre de l'arbre.
Le hibou, avec son plumage fauve et ses gros yeux ronds, joue dans les forêts le rôle que Jean-Jacques Rousseau jouait dans les rues de Paris, quand il sortait habillé en Arménien.
Tous les gamins couraient après le philosophe de Genève.
Tous les oiseaux poursuivent le hibou.
Mais, pour ces malheureuses bêtes, se révèle alors une justice qui n'existe pas pour les hommes : en poursuivant le hibou, les oiseaux s'abattent sur l'arbre où il est attaché ; tout volatile qui se pose sur un gluau est perdu ; il tombe de branche en branche, et passe de la liberté à la cage, bien heureux quand il ne passe pas de la cage à la broche.
Le second moyen d'attraction est de prendre un geai.
Avec un lièvre, on ne fait qu'un civet ; mais, avec un geai, on fait bien autre chose – pourvu cependant que le geai soit vivant : c'est une condition sine qua non.
Le geai a une très mauvaise réputation parmi la gent volatile.
D'abord, il a celle de prendre des plumes de paon, que lui a faite La Fontaine, et qui est peut-être, comme toutes les réputations faites par les hommes, celle qu'il mérite le moins ; son autre réputation, bien autrement grave aux yeux des oiseaux, celle de manger les oeufs de ses confrères plus faibles et plus petits que lui. Aussi la haine que les oiseaux ont pour ce dévorateur est-elle en raison de la quantité des oeufs qu'ils pondent ; les mésanges, par exemple, qui font, parfois, jusqu'à vingt et vingt-cinq petits, sont les plus acharnées contre ce bandit ; puis, après elles, viennent les fourgons, qui en pondent quinze, les pinsons, qui en pondent cinq ou six, enfin les rouges-gorges et les fauvettes, qui en pondent trois ou quatre. On prend donc un geai vivant, on lui étend l'aile et on lui tire les plumes de l'aile.
Ce n'est pas très humain, mais c'est très efficace. On connaît l'affreux cri du geai ; à chacune des plumes qu'on lui tire, le geai pousse un de ces cris-là, et à chaque cri, on voit se précipiter par volées, mésanges, fourgons, pinsons, fauvettes et rouges-gorges, qui viennent jouir du supplice de leur ennemi ; car ils ne s'y trompent pas et reconnaissent ce cri pour un cri de douleur.
Mais, cette fois encore, ils sont punis pour n'avoir pas pardonné à leur ennemi, et les gluaux font justice de leur mauvais coeur.
L'efficacité du troisième moyen dépend entièrement de la faculté plus ou moins grande accordée par la nature au chasseur de filer, à l'aide d'un brin de chiendent ou d'un morceau de taffetas, certains sons imitant le chant des oiseaux. Le musicien doué de cette imitation n'a plus besoin ni de geai ni de hibou ; il se met dans sa hutte, contrefait le cri de détresse des différents oiseaux qu'il veut prendre, et tous les oiseaux de même espèce qui sont dans les environs accourent à cet appel.
Mais, il faut le dire, parmi les pipeurs, et j'en ai connu beaucoup, peu arrivaient à ce degré de perfection.
Eh bien, Boudoux, qui ne parlait aucune langue morte, et qui, parmi les langues vivantes, ne parlait que la sienne, et encore assez mal, Boudoux était, à l'endroit des oiseaux, le premier philologue, je ne dirai pas de la forêt de Villers-Cotterêts, mais encore, j'ose l'assurer, de toutes les forêts du monde.
Il n'y avait pas une langue, pas un jargon, pas un patois ornithologique qu'il ne parlât, depuis la langue du corbeau jusqu'à celle du roitelet.
Aussi, comme Boudoux méprisait ceux de ses confrères qui se servaient du brin d'herbe ou du morceau de taffetas, lui que j'ai vu, en imitant le cri du hibou, forcer le hibou à venir se poser sur son chapeau comme sur le casque de Minerve !
J'allai trouver Boudoux, je m'ouvris à lui, et lui demandai de me cacher pendant deux ou trois jours dans une de ses huttes.
Il va sans dire que Boudoux m'accorda ma demande.
Seulement, comme nous entrions en automne, il me prévint qu'il serait bon que je prisse une couverture, attendu que les nuits commençaient à ne plus être chaudes.
Je rentrai chez nous, je me glissai dans ma chambre, je pris une des couvertures de mon lit, et j'écrivis sur un bout de papier :
« Ne sois pas inquiète de moi, bonne mère : je me sauve parce que je ne veux pas être curé. »
Et j'allai rejoindre Boudoux, qui, ayant fait sa récolte du soir, m'attendait à l'entrée du parc.
Boudoux avait justement deux mares tendues, la mare du chemin de Vivières, et la mare du chemin de Compiègne. A la mare du chemin de Compiègne, il avait une hutte ; c'est à cette hutte que j'allai demander un refuge contre le séminaire de Soissons.
Je passai trois jours et trois nuits dans la forêt ; la nuit, je m'enveloppais dans ma couverture, et je dormais, je dois le dire, sans aucun remords ; le jour, j'allais d'une mare à l'autre, et je récoltais les oiseaux pris.
Ce que nous prîmes d'oiseaux pendant ces trois jours, c'est incalculable ; le troisième jour, les deux mares étaient ruinées pour jusqu'aux prochaines couvées.
Nous soulignons le mot ruinées, parce que c'est le mot technique.
Ces trois jours augmentèrent mon antipathie pour le séminaire mais, en même temps, me donnèrent une terrible sympathie pour la marette.
Au bout de ces trois jours, je revins ; mais je n'osai pas rentrer directement à la maison ; j'allai trouver ma bonne amie madame Darcourt, et je la priai d'annoncer à ma mère le retour de l'enfant prodigue, et de ménager sa rentrée dans la maison maternelle.
Hélas ! plus les enfants sont prodigues, mieux ils sont reçus. Quand le véritable enfant prodigue rentra chez son père, après trois ans, on tua un veau, s'il n'était rentré qu'après six ans, on eût tué un boeuf.
Ma mère m'embrassa en m'appelant méchant. Elle me promit qu'il ne serait plus question entre nous du séminaire, enchantée qu'elle était que je ne la quittasse point. Toute sa colère tomba sur Boudoux, et, la première fois qu'elle le vit, tout pauvres que nous étions, elle lui donna cinq francs.
Et cependant, voilà quelle circonstance futile a décidé de ma vie. Si le matin l'épicier avait eu un encrier comme je le désirais, je n'y retournais pas le soir ; je n'y rencontrais pas Cécile ; elle ne me faisait point cette plaisanterie qui m'exaspéra ; je ne me mettais pas sous la protection de Boudoux, et, le lendemain, je partais pour Soissons, et j'entrais au séminaire. Une fois au séminaire, les dispositions religieuses que j'ai de tout temps eues dans l'esprit se développaient, et je devenais peut-être un grand prédicateur, au lieu de ce que je suis, c'est-à-dire un pauvre poète. Cela eût-il mieux valu ? cela eût-il valu moins ?
Ce que Dieu fait est bien fait.
Ce n'est pas le seul danger auquel j'échappai ; on verra plus tard comment je faillis devenir bien pis que séminariste ou curé. On verra comment je faillis devenir receveur des contributions !

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