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Chapitre CCXLI


Entrevue de MM. Berryer et de Bourmont. – Les guides de l'envoyé. – La colonne mobile. – M. Charles. – La cachette de Madame. – Madame refuse de quitter la Vendée. – Elle appelle aux armes ses partisans. – Mort du général Lamarque. – Les députés de l'opposition se réunissent chez Laffitte. – Ils décident qu'ils publieront un compte rendu à « La Nation ». – MM. Odilon Barrot et de Cormenin sont chargés de la rédaction de ce compte rendu. – Cent trente-trois députés le signent.

A peine M. Berryer fut-il arrivé à Nantes, qu'il apprit que M. de Bourmont y était depuis deux jours. Il alla le voir sur-le-champ.
M. de Bourmont avait reçu l'ordre du 15 mai, relatif à la prise d'armes, fixée au 24 ; mais il pensa, comme M. Berryer, d'après ce qu'il avait vu et entendu dans son court séjour à Nantes, qu'il n'y avait aucun espoir à fonder sur cette insurrection, qu'il regardait comme une déplorable échauffourée. C'était tellement son avis, qu'il avait pris sur lui d'envoyer un presque contrordre aux chefs vendéens, espérant que, lorsqu'il verrait Madame, il parviendrait à la faire renoncer à ses projets. Ce contrordre avait été transmis par M. Guibourg à M. de Coislin père, qui devait à son tour le faire connaître à ceux qu'il intéressait. Voici la lettre de M. Guibourg et la copie de l'ordre de M. de Bourmont :

Monsieur le marquis,
J'ai l'honneur de vous adresser copie de l'ordre que je suis chargé de vous transmettre de la part de M. le maréchal.
Retardez de quelques jours l'exécution des ordres que vous avez reçus pour le 24 mai, et que rien d'ostensible ne soit fait avant de nouveaux avis, mais continuez à vous préparer.

                    Le maréchal comte de Bourmont..
Le 22, à midi.

M. de Bourmont applaudissait donc au sentiment qui conduisait M. Berryer près de Madame, et tout fut préparé le même jour pour le départ de celui-ci.
A deux heures de l'après-midi, M. Berryer monta dans un petit cabriolet de louage, et comme, en y montant, il demandait à la personne de confiance que la duchesse avait à Nantes quelle route il fallait prendre, et quel lieu Madame habitait, cette personne lui montra du doigt un paysan qui se tenait au bout de la rue sur un cheval gris pommelé, et lui dit seulement : « Vous voyez bien cet homme ? Vous n'avez qu'à le suivre. »
En effet, à peine l'homme au cheval gris vit-il la voiture de M. Berryer se mettre en marche, qu'il fit prendre à sa monture un trot qui permettait à M. Berryer de le suivre sans le perdre de vue. Ils traversèrent ainsi les ponts, et entrèrent dans la campagne. Le paysan ne retournait même pas la tête, et paraissait s'inquiéter si peu de la voiture à laquelle il servait de guide, qu'il y avait des moments où M. Berryer se croyait dupe d'une mystification. Quant au cocher, comme il n'était pas dans la confidence, il ne pouvait donner aucun renseignement, et comme lorsqu'il avait demandé : « où allons-nous, notre maître ? » le maître avait répondu : « Suivez cet homme », il obéissait strictement à cette injonction, ne s'occupant dès lors pas plus du guide que le guide ne s'occupait de lui.
Après deux heures et demie de marche, qui ne furent pas pour M. Berryer sans inquiétude, on arriva à un petit bourg. L'homme au cheval gris s'arrêta devant l'auberge : M. Berryer en fit autant. L'un descendit de son cheval, l'autre de sa voiture, pour continuer la route à pied. M. Berryer dit à son cocher de l'attendre jusqu'au lendemain six heures du soir, et suivit son bizarre conducteur.
Au bout de cent pas, le guide entra dans une maison, et comme pendant la route, M. Berryer avait gagné du chemin sur lui, il y entra presque en même temps. L'homme ouvrit la porte de la cuisine, où la maîtresse du logis était seule, et, lui montrant M. Berryer, qui marchait derrière lui, il ne dit que ces rnots :
- Voilà un monsieur qu'il faut conduire.
- On le conduira, répondit la maîtresse de la maison.
A peine ces paroles furent-elles prononcées, que le guide ouvrit une porte, et sortit sans donner à M. Berryer le temps de le remercier, ni de paroles ni d'argent. La maîtresse de la maison fit signe au voyageur de s'asseoir, et continua, sans lui adresser un seul mot, de vaquer à ses affaires de ménage, comme s'il n'y eût point eu là un étranger.
Un silence de trois quarts d'heure succéda à la stricte politesse que venait de recevoir M. Berryer, et ne fut interrompu que par l'arrivée du maître ; il salua l'étranger sans manifester ni étonnement ni curiosité, seulement, il chercha des yeux sa femme, qui lui répéta, de la place où elle était, et sans interrompre ce qu'elle faisait, les mêmes mots que le guide lui avait dits :
- Voilà un monsieur qu'il faut conduire.
Le maître de la maison jeta alors sur son hôte un de ces regards inquiets, fins et rapides, qui n'appartiennent qu'aux paysans vendéens ; puis sa figure reprit aussitôt le caractère de physionomie qui lui était habituel, celui de la bonhomie et de la naïveté.
Il s'avança vers M. Berryer, le chapeau à la main.
- Monsieur désire voyager dans notre pays ? lui dit-il.
- Oui, je voudrais aller plus loin.
- Monsieur a des papiers, sans doute ?
- Oui.
- En règle ?
- Parfaitement.
- Et sous son véritable nom, je présume ?
- Sous mon véritable nom.
- Si monsieur voulait me montrer, je lui dirais bien s'il peut voyager tranquille dans notre pays.
- Les voici.
Le paysan les prit et les parcourut des yeux ; son regard ne se fut pas plus tôt arrêté sur le nom de M. Berryer, qu'il les replia en disant :
- Oh ! c'est très bien ! Monsieur peut aller partout avec ces papiers-là.
- Et vous vous chargez de me faire conduire ?
- Oui, monsieur.
- Je voudrais bien que ce fût le plus tôt possible.
- Je vais faire seller les chevaux.
A ces mots, le maître de la maison sortit ; dix minutes après, il rentra. – Les chevaux sont prêts.
- Et le guide ?
- Il attend monsieur.
En effet, M. Berryer trouva à la porte un garçon de ferme déjà en selle, et tenant un cheval de main ; à peine eut-il le pied dans l'étrier, que son nouveau conducteur se mit en route aussi silencieusement que l'avait fait son prédécesseur.
Après deux heures de marche pendant lesquelles aucunes paroles ne furent échangées entre M. Berryer et son guide, on arriva, vers la tombée de la nuit, à la porte d'une de ces métairies qu'on décore du nom de château. Il était huit heures et demie du soir ; M. Berryer et son guide descendirent de cheval, et tous deux entrèrent.
Le garçon de ferme s'adressa à un domestique, et lui dit :
- Il faut que ce monsieur parle à monsieur.
Le maître était couché ; il avait passé la nuit précédente à un rendez-vous, et la journée à cheval ; il était trop fatigué pour se lever : un de ses parents descendit à sa place.
Celui-ci reçut M. Berryer, et, dès qu'il eut appris son nom et le but de son voyage, il donna les ordres pour le départ. Il se chargeait lui-même de servir de guide au voyageur.
En effet, dix minutes après, tous deux partirent à cheval. Au bout d'un quart d'heure, un cri retentit à cent pas devant eux ; M. Berryer tressaillit, et demanda quel était ce cri.
- C'est notre éclaireur, répondit le chef vendéen ; il demande à sa manière si le chemin est libre. Ecoutez, vous allez entendre la réponse.
A ces mots, il étendit sa main, la posant sur le bras de M. Berryer, et le forçant ainsi d'arrêter son cheval.
En effet, un second cri se fit entendre, venant d'une distance beaucoup plus éloignée, il semblait l'écho du premier, tant il était pareil.
- Nous pouvons avancer : la route est libre, reprit le chef en remettant son cheval au pas.
- Nous sommes donc précédés d'un éclaireur ?
- Oui, nous avons un homme à deux cents pas devant nous, et un autre à deux cents pas derrière.
- Mais quels sont ceux qui répondent ?
- Les paysans dont les chaumières bordent la route. Faites attention, lorsque vous passerez devant l'une d'elles, vous verrez une petite lucarne s'ouvrir, une tête d'homme s'y glisser, y demeurer un instant immobile comme si elle était de pierre, et ne disparaître que lorsque nous serons hors de vue. Si nous étions des soldats de quelque cantonnement environnant, l'homme qui nous aurait regardés passer sortirait aussitôt par une porte de derrière ; puis, s'il y avait aux environs quelque rassemblement, il serait aussitôt prévenu de l'approche de la colonne qui croirait le surprendre.
En ce moment, le chef vendéen s'interrompit.
- Ecoutez, murmura-t-il en arrêtant son cheval.
- Qu'y a-t-il ? dit M. Berryer. Je n'ai entendu que le cri habituel de notre éclaireur.
- Oui ; mais aucun cri n'y a répondu ; il y a des soldats dans les environs.
A ces mots, il mit son cheval au trot ; M. Berryer en fit autant ; presque au même instant, l'homme qui formait l'arrière-garde les rejoignit au galop.
Ils trouvèrent, à l'embranchement de deux routes, leur guide immobile et indécis.
Le chemin bifurquait, et, comme on n'avait, ni d'un côté ni de l'autre répondu à son cri, il ignorait lequel de ces deux sentiers il fallait prendre ; tous deux, au reste, conduisaient les voyageurs à leur destination.
Après un moment de délibération à voix basse entre le chef et le guide, celui-ci s'enfonça sous la voûte sombre qui était à droite ; cinq minutes après, M. Berryer et le chef se mirent en marche par le même chemin, laissant immobile, à la place qu'ils quittaient, leur quatrième compagnon, qui, cinq minutes après, les suivit à son tour.
A trois cents pas plus loin, M. Berryer et le chef trouvèrent leur éclaireur arrêté ; il leur fit un signe de la main pour commander le silence, et laissa tomber à voix basse ces paroles :
- Une patrouille !
En effet, ils entendirent le bruit régulier de pas que fait une troupe en marche : c'était une colonne mobile qui faisait sa ronde de nuit.
Bientôt le bruit se rapprocha d'eux, et ils virent se dessiner sur le ciel les baïonnettes des soldats, lesquels, pour éviter l'eau qui coulait dans les chemins creux, n'avaient suivi ni l'une ni l'autre des deux routes dont l'embranchement avait causé l'hésitation momentanée du guide, mais avaient gravi le talus, et marchaient de l'autre côté de la haie, sur le terrain qui dominait les deux sentiers creux par lesquels il était encadré. Si un seul des quatre chevaux eût henni, la petite troupe était prisonnière ; mais ils semblaient avoir compris la position de leurs maîtres, et restèrent silencieux comme eux ; les soldats passèrent donc sans se douter près de qui ils avaient passé. Quand le bruit des pas se fut perdu dans l'éloignement, les voyageurs se remirent en marche.
A dix heures et demie, on se détourna de la route, et l'on entra dans un bois. – La petite troupe mit pied à terre ; on laissa les chevaux sous la garde des deux paysans, et M. Berryer et le chef continuèrent seuls leur chemin.
On n'était plus très éloigné de la métairie où se trouvait Madame ; mais, comme on voulait entrer par une porte de derrière, il fallut faire un détour, et passer à travers des marais où les voyageurs enfoncèrent jusqu'aux genoux ; enfin, on aperçut la petite masse sombre que formait la métairie entourée d'arbres, et bientôt l'on fut arrivé à la porte. Le chef frappa d'une manière particulière.
Des pas s'approchèrent, et une voix demanda :
- Qui est là ?
Le chef répondit par un mot d'ordre convenu, et la porte s'ouvrit.
C'était une vieille femme qui remplissait l'office de concierge ; mais elle était accompagnée, pour plus de sûreté, d'un grand et robuste gaillard armé d'un bâton qui, dans de pareilles mains, était aussi dangereux que quelque arme que ce fût.
- Nous voudrions M. Charles, dit le chef.
- Il dort, répondit la vieille ; mais il a dit de l'avertir si quelqu'un venait. Entrez dans la cuisine, je vais le réveiller.
- Dites-lui que c'est M. Berryer, arrivant de Paris, ajouta celui-ci.
La vieille les laissa dans la cuisine, et sortit.
Les voyageurs s'approchèrent de la cheminée immense, où luisaient quelques braises, restes du feu de la journée : une planche s'y enfonçait par l'une de ses extrémités, tandis que l'autre serrait dans une espèce de pince produite par une fente un de ces morceaux de bois de sapin enflammé qu'on emploie, dans les chaumières vendéennes, au lieu de lampe ou de chandelle.
Au bout de dix minutes, la vieille rentra et avertit M. Berryer que M. Charles était prêt à le recevoir, et qu'elle venait le chercher pour le conduire près de lui. Il la suivit donc, et, montant derrière elle un mauvais escalier en dehors de la maison, et qui semblait collé le long du mur, il arriva à une petite chambre située au premier étage, la seule, du reste, qui fût à peu près habitable dans cette pauvre métairie.
Cette chambre était celle de la duchesse de Berry. La vieille ouvrit la porte, et, restant en dehors, la referma sur M. Berryer.
L'attention de celui-ci se porta d'abord, et tout entière, sur Madame. Elle était couchée dans un mauvais lit de bois blanc, grossièrement équarri à coups de serpe, dans des draps de batiste très fine, et couverte d'un châle écossais à carreaux rouges et verts ; elle portait sur la tête une de ces coiffes de laine qui appartiennent aux femmes du pays, et dont les barbes retombent sur les épaules. Les murs étaient nus ; une mauvaise cheminée en plâtre chauffait l'appartement, qui n'avait, pour tout meuble, qu'une table couverte de papiers sur lesquels étaient posées deux paires de pistolets : dans un coin de l'appartement, une chaise où avaient été jetés un costume complet de jeune paysan et une perruque noire.
Nous avons dit que l'entrevue de M. Berryer avec la duchesse avait pour but de déterminer cette dernière à quitter la France ; mais, comme nous ne pourrions rapporter les détails de cette conversation sans compromettre, au milieu des intérêts généraux, des intérêts particuliers, nous la passerons sous silence ; au courant, comme nous les y avons mis, des hommes et des choses, nos lecteurs y suppléeront facilement.
A trois heures du matin, mais à trois seulement, Madame se rendit aux raisons dont M. Berryer s'était fait l'organe pour lui-même et pour son parti. Cependant, quoique la duchesse eût pu voir par elle-même qu'il y avait peu de chances de succès à attendre d'une insurrection armée, ce ne fut pas sans cris et sans désespoir qu'elle céda.
- Eh bien, c'est décidé, disait-elle, je vais donc quitter la France ; mais je n'y reviendrai pas, faites-y attention, car je n'y veux pas revenir avec les étrangers ; ils n'attendent qu'un instant, vous le savez bien, et le moment arrive : ils viendront me demander mon fils, non pas qu'ils s'inquiètent beaucoup plus de lui qu'ils ne s'occupaient de Louis XVIII en 1813, mais ce sera un moyen pour eux d'avoir un parti à Paris. – Eh bien, alors, ils ne l'auront pas, mon fils ! Ils ne l'auront pour rien au monde ; je l'emporterai plutôt dans les montagnes de la Calabre ! Voyez-vous, monsieur Berryer, s'il faut qu'il achète le trône de France par la cession d'une province, d'une ville, d'une forteresse, d'une chaumière comme celle dans laquelle je suis, je vous donne ma parole de régente et de mère qu'il ne sera jamais roi !
Enfin, Madame se décida. A quatre heures du matin, M. Berryer prit congé d'elle, emportant sa promesse de le rejoindre à midi dans la seconde maison où il s'était arrêté, et qui était située à quatre lieues de pays de l'endroit où il avait laissé son cocher. Arrivée là, la duchesse devait monter dans la petite voiture de louage, rentrer à Nantes en compagnie de M. Berryer, y prendre la poste avec son passeport supposé, et, traversant toute la France, en sortir par la route du mont Cenis.
M. Berryer s'arrêta à l'endroit convenu, et y attendit Madame de midi à six heures. A ce moment seulement, il reçut une dépêche d'elle ; la duchesse avait changé de résolution.
Elle lui écrivait qu'elle avait enchaîné trop d'intérêts aux siens, entraîné trop d'existences à la suite de la sienne pour se soustraire seule aux conséquences de sa descente en France, et les laisser peser sur les autres ; qu'elle était donc décidée à partager jusqu'au bout le sort de ceux qu'elle avait exposés. Seulement, la prise d'armes, d'abord fixée au 24 mai, était remise à la nuit du 3 au 4 juin.
M. Berryer, consterné, revint à Nantes.
Le 25, M. de Bourmont reçut de la duchesse une lettre qui confirmait celle qu'elle avait écrite à M. Berryer ; la voici :

Ayant pris la ferme détermination de ne pas quitter les provinces de l'Ouest, et de me confier à leur fidélité depuis si longtemps éprouvée, je compte sur vous, mon bon ami, pour prendre toutes les mesures nécessaires pour la prise d'armes qui. aura lieu dans la nuit du 3 au 4 juin. J'appelle à moi tous les gens de courage ; Dieu nous aidera à sauver notre patrie ! Aucun danger, aucune fatigue ne me découragera ; on me verra paraître aux premiers rassemblements.

                    Marie-Caroline
                    Régente de France.
Vendée, 25 mai 1832.

Aussitôt cette lettre reçue, M. de Bourmont écrivit, de son côté, à M. de Coislin un billet dont voici la teneur :

Madame, ayant pris la.résolution courageuse de ne point abandonner le pays et d'appeler à elle tous ceux qui veulent préserver la France des malheurs qui la menacent, fait connaître à tous qu'ils aient à se tenir prêts le dimanche 3 juin, et qu'ils se réunissent dans la nuit suivante, pour agir ensemble, conformément aux directions que vous avez données. Assurez-vous bien si vos avis seront parvenus à tous sur tous les points.

                    Maréchal comte de Bourmont.

Voilà donc où les choses en étaient dans la Vendée quand le bruit de la mort du général Lamarque se répandit à Paris.
Elle suivait de peu de jours celle de Casimir Perier : ces deux vigoureux athlètes s'étaient si rudement étreints dans leurs luttes de tribune, qu'ils semblaient s'être mutuellement étouffés.
Seulement, le soldat avait survécu de quelques jours au tribun.
L'impression produite par ces deux morts fut bien différente : rien ne pouvait se comparer à l'impopularité de l'un, que la popularité de l'autre.
Cette mort coïncidait avec la fameuse affaire du compte rendu. Nous vivons si vite, les événements les plus graves passent si rapides, que l'oubli vient comme la nuit. Pas un jeune homme de trente ans ne sait aujourd'hui, à coup sûr, ce qu'était cette affaire du compte rendu que nous qualifions de grave.
Depuis qu'il avait quitté le pouvoir, M. Laffitte était rentré dans l'opposition, et c'était tout simple, puisque c'était pour faire de la réaction tout à son aise que Louis-Philippe avait éloigné son premier ministre et son ancien ami.
Au reste, l'opposition de M. Laffitte était, au point de vue de la politique intelligente, ce qu'il y avait de plus conservateur au monde. Si quelque chose pouvait ajouter à la durée de ce règne condamné d'avance, c'était le plan exposé par lui à ses coreligionnaires de la gauche : cette théorie, dont M. Laffitte était le grand prêtre et M. Odilon Barrot l'apôtre, consistait à ressaisir le pouvoir à l'aide d'une majorité parlementaire, à faire triompher alors les inspirations de la politique clémente, et à donner définitivement – le mot est de Louis Blanc – la monarchie pour tutrice à la liberté. Rêve étroit mais honnête, qui, forcé de marcher entre la réaction et l'émeute, ne devait jamais devenir une réalité.
Quant aux députés radicaux, ils se divisaient en deux nuances représentées, la plus avancée par Garnier-Pagès, l'autre par M. Mauguin ; leur but était de renouveler une espèce de ligue dans le genre de celle des Guise, dont le but eût été de conduire insensiblement la monarchie des Bourbons, en 1836 ou 1837, où en était la monarchie des Valois en 1585 ou 1586.
En somme, à part ceux que l'on a appelés depuis les centriers, les ventrus et les satisfaits, c'est-à-dire cette espèce ruminante qui vit en tout temps à l'auge du budget et au râtelier de la liste civile, tout le monde était mécontent.
Tous ces mécontents désirant un changement, soit de système, soit de personnes, mais ne voulant arriver à ce changement que par les moyens constitutionnels, s'étaient réunis dans le courant du mois de mai, chez M. Laffitte, pour tenter un dernier et suprême effort.
Les républicains purs, qui n'admettaient, au contraire, que les moyens insurrectionnels, et qui marchaient isolément dans leur force et leur liberté, dormant sur leurs armes, n'assistaient point à cette réunion, dont les chefs étaient MM. Laffitte, Odilon Barrot, Cormenin, Charles Comte, Mauguin, Lamarque, Garnier-Pagès et La Fayette.
Les trois derniers flottaient sur les limites de l'opposition constitutionnelle et du républicanisme, tout près, non point de passer dans notre camp, c'est-à dire dans le camp de la république militante, mais de s'y laisser entraîner.
La réunion Laffitte se composait de quarante députés, à peu près. M. Laffitte prit la parole, résuma la situation avec la double clarté de l'orateur, de l'homme de chiffres et de l'honnête homme, et proposa une adresse au roi.
C'était le vieux moyen, toujours repoussé, mais revenant toujours à la charge, sous le nom de remontrances parlementaires au temps de la monarchie absolue, sous le nom d'adresse au temps de la monarchie constitutionnelle.
Garnier-Pagès, esprit juste et incisif, n'eut que deux mots à dire pour combattre victorieusement la proposition.
Pouvait-on, sans folie, se faire cette illusion que la royauté consentirait à s'avouer coupable, à reconnaître ses erreurs, et à faire amende honorable à la nation ?
Non, la monarchie et la nation étaient en rupture complète. Il fallait en appeler à la nation des erreurs de la monarchie.
Garnier-Pagès allait jusqu'à appeler ces erreurs des trahisons, ce qui faisait passer un frisson dans les vertèbres de certains députés de l'opposition.
Le résultat de la réunion fut que l'opposition présenterait ses griefs à la nation sous la forme d'un compte rendu.
Une commission fut nommée. Cette commission se composait de MM. de La Fayette, Laffitte, de Cormenin, Odilon Barrot, Charles Comte et Mauguin.
MM. de Cormenin et Odilon Barrot reçurent mission de rédiger chacun séparément le compte rendu. On verrait ensuite à choisir l'un ou l'autre ou à fondre les deux ensemble.
L'oeuvre de chacun des deux rédacteurs se présenta avec son cachet particulier : M. de Cormenin rappelait trop le hardi pamphlétaire qui signait Timon le Misanthrope. M. Odilon Barrot, au contraire, semblait trop exclusivement enchaîner l'avenir de la France à la forme monarchique.
Ni l'un ni l'autre des deux projets ne fut donc adopté.
Il fut convenu que MM. de Cormenin et Barrot, de leurs deux projets n'en feraient qu'un, ou plutôt rédigeraient en commun le manifeste, qui allait fort ressembler à une déclaration de guerre.
Tous deux partirent le matin pour Saint-Cloud, et, le soir, revinrent avec le manifeste. Il était de l'écriture de M. de Cormenin ; mais il était facile de voir qu'Odilon Barrot était pour beaucoup dans la rédaction.
Cependant, quelle que fût la mesure apportée par M. Barrot à cette oeuvre, le compte rendu prit le caractère, sinon d'une menace, tout au moins d'un austère et solennel avertissement.
Il parut le 28 mai 1832. Cent trente-trois députés l'avaient signé.
L'impression fut profonde, et la mort du général Lamarque, l'un des signataires principaux du manifeste, vint jeter sur la situation un voile sombre et presque mystérieux qu'étend sur certains jours néfastes la main de la mort.

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