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Chapitre CCXXXVIII


La mascarade du Budget à Grenoble. – M. Maurice Duval. – Les charivariseurs. – Exploit du 35ème de ligne. – Soulèvement qu'il excite. – Arrestation du général Saint-Clair. – Prise de la préfecture et de la citadelle par Bastide. – Bastide à Lyon. – L'ordre règne à Grenoble. – Casimir Périer, Garnier-Pagès et M. Dupin. – Rapport de la municipalité de Grenoble. – Acquittement des émeutiers. – Restauration du 35ème. – Protestation d'un fumeur.

Ce serait avec un grand bonheur que j'abandonnerais le côté littéraire de ma vie, qui vient de me forcer, bien malgré moi, d'être désagréable peut-être à un homme contre lequel je n'ai conservé nulle rancune, et qui, d'ailleurs, vers le temps où nous sommes arrivés, renonça au théâtre, et, après avoir publié un livre remarquable, à ce qu'on assure, La Chevalière d'Eon, partit pour l'Amérique, et rendit cet immense service à la littérature française, de la répandre et de la populariser dans la patrie de Washington Irving et de Cooper ; ce serait, dis-je, avec un grand bonheur que j'abandonnerais le côté littéraire de ma vie pour reprendre la suite des événements politiques qui agitèrent l'année 1832, si ces événements n'avaient pas ensanglanté Paris, et jeté un voile de deuil sur la France.
Qu'on nous permette de les reprendre d'un peu plus haut que le mois de juin, qui les vit éclater : nous reviendrons toujours trop tôt à ce terrible moment.
Après ce procès de l'artillerie dont j'ai rendu compte, les vieilles sociétés secrètes, qui avaient pour principe le carbonarisme de 1821, s'étaient réorganisées, et, en même temps, il s'était créé des sociétés nouvelles. Nos lecteurs connaissent de nom la société des Amis du peuple et la société des Droits de l'homme : c'étaient en quelque sorte les sociétés mères ; mais, à côté d'elles, deux autres sociétés avaient pris naissance ; la société Gauloise, qui, au moment du combat, se montra l'une des plus ardentes à courir aux armes ; et le comité organisateur des Municipalités, lequel se rattachait, par des liens invisibles mais réels, à cette fameuse société des Philadelphes, qui, sous l'Empire, qu'elle faillit renverser, eut pour chefs principaux Oudet, Pichegru et Moreau.
Bastide était affilié à cette dernière société, dont les principes étaient babouvistes ; aussi, lors de l'insurrection de Lyon, qui, causée par la misère, avait un caractère socialiste, Bastide avait été envoyé dans la ville insurgée pour voir ce que le parti républicain pouvait en tirer.
Lorsqu'il arriva, tout était fini ; mais, dans l'insurrection expirante, il crut voir le germe de nouvelles insurrections, et il revint avec l'idée que l'on pouvait faire quelque chose de ce côté-là.
Aussi ne resta-t-il à Paris que peu de temps, et repartit-il presque aussitôt pour les départements de l'Ardèche et de l'Isère.
Là, il trouva cette ardente population du Dauphiné, qui la première, en 1788, tint ses états à Vizille ; qui, dès 1816, conspira contre les Bourbons, et, dès 1832, contre Louis-Philippe.
Le 13 mars, il revenait d'une tournée dans les montagnes avec les deux frères Vasseur, tous deux morts depuis, et dont l'aîné fut représentant du peuple à la Législative ; lorsque, en approchant des portes de Grenoble, ils apprirent que la ville, qu'ils avaient laissée parfaitement calme, était en feu.
Voici ce qui était arrivé :
Le 11 mars, les jeunes gens avaient organisé une mascarade qui représentait le Budget et les deux Crédits supplémentaires. De nouveaux règlements interdisaient cette mascarade ; mais l'ancien usage l'avait emporté sur les règlements nouveaux, et le cortège satirique était sorti de Grenoble par la porte de France, et s'était dirigé droit sur l'esplanade, où le général Saint Clair passait justement à cette heure la revue de la garnison.
Le général connaissait l'interdiction portée contre cette mascarade ; mais, homme d'esprit, il avait fait semblant de ne pas la voir. Malheureusement, M. Maurice Duval, préfet de l'Isère, fut moins indulgent. – C'est ce même M. Maurice Duval, que nous retrouverons trois ou quatre mois plus tard, parlant à madame la duchesse de Berry le chapeau sur la tête.
M. Maurice Duval, furieux de ce que les jeunes gens de la ville eussent transgressé l'ordonnance, requit de M. de Saint-Clair de faire prendre les armes aux soldats.
Il résulta de cet ordre que, lorsque nos masques voulurent rentrer dans la ville, ils trouvèrent non seulement la porte fermée, mais encore, devant cette porte fermée, une centaine de grenadiers les attendant l'arme au pied.
Les masques, qui n'étaient pas plus de dix ou douze, ne pouvaient croire à un tel déploiement de force ; en conséquence, ils marchèrent résolument sur les grenadiers, qui croisèrent la baïonnette. Par malheur, la foule qui les suivait crut comme eux à une plaisanterie, et résolut de rentrer aussi ; il en fut de même des cavaliers et des voitures ; mais les grenadiers ne connaissaient que leur consigne : ils tinrent bon. La foule, poussée sur les baïonnettes commença à se plaindre que les baïonnettes lui entraient dans le ventre ; aux plaintes succédèrent les cris de : « A bas les grenadiers ! », à ces cris, quelques volées de pierres.
Une collision devenait imminente. Le colonel Bosonier de l'Espinasse prend sur lui d'ordonner que les portes soient ouvertes. Les grenadiers se retirent ; la foule s'engouffre dans la ville ; et, au milieu de ce mouvement, les masques, cause première de tout le bruit, disparaissent.
Au lieu d'être satisfait de ce dénouement qui conciliait tout, M. Maurice Duval cria à la faiblesse, et prétendit que le gouvernement tomberait dans le mépris s'il ne prenait point sa revanche.
Un bal masqué était annoncé pour le soir ; M. Maurice Duval le défendit. Le maire, homme de sens, courut à la préfecture, et fit observer à M. Maurice Duval que cette défense allait produire le plus mauvais effet sur des gens qui, la tête déjà montée, se trouveraient privés d'un plaisir sur lequel ils comptaient.
- Eh bien ? repartit, à ce qu'on assure, M. Duval.
- Eh bien, il y aura émeute !
- Bon ! et les émeutiers jetteront des pierres aux soldats ; mais, si les émeutiers jettent des pierres aux soldats, les soldats enverront des balles aux émeutiers, voilà tout.
Ce propos, dont rien ne constatait la véracité, s'était répandu par la ville.
Le soir, au spectacle, il y eut des cris pour réclamer le bal défendu par le préfet ; mais tout se borna là.
Le lendemain, la ville paraissait calme ; cependant, un bruit transpirait : on devait donner le soir un charivari à M. le préfet.
Les charivaris du Dauphiné sont célèbres ; quelque temps auparavant, on en avait donné un à Vizille qui avait fait époque.
Dans la matinée, M. Maurice Duval fut prévenu du projet. Aussitôt il envoya au maire l'ordre de faire mettre sous les armes un bataillon de garde nationale ; or, la dépêche – pour quelle cause et pour quelle raison ? on l'ignora toujours ! – la dépêche, partie de la préfecture à midi, n'arriva à la mairie qu'à cinq heures moins un quart du soir.
C'était trop tard : la convocation ne pouvait plus avoir lieu.
Le charivari n'était point une vaine menace. Vers huit heures du soir, un rassemblement commença de se former ; il n'avait rien de bien hostile, car, pour un tiers à peu près, il se composait de femmes et d'enfants. Ce rassemblement qui n'avait aucune arme, ni même, en ce moment du moins, aucun des instruments nécessaires pour donner un charivari, se contentait d'éclater en rires, de pousser des huées, et de jeter de temps en temps le cri de : « A bas le préfet ! » Tout cela était fort désagréable, mais rentrait, cependant, dans les avanies auxquelles étaient exposés non seulement les fonctionnaires publics, mais encore les députés conservateurs.
Une sommation pouvait faire cesser le rassemblement ; pour M. Duval, ce n'était point assez de rétablir l'ordre : il fallait punir ceux qui l'avaient troublé.
Il donna l'ordre à MM. Vidal et Jourdan, commissaires de police, d'aller à la caserne, où les soldats étaient consignés depuis quatre heures, d'y prendre chacun une compagnie, et de cerner les perturbateurs.
Parmi les perturbateurs, un jeune homme ivre se faisait remarquer par ses gestes excentriques et par ses cris exagérés.
Les agents de police pénétrèrent dans la foule, et vinrent, au milieu de ses rangs, arrêter le charivariseur.
La foule les laissa faire ; le jeune homme fut pris et emmené au corps de garde. Mais, l'arrestation à peine faite, tous ces hommes qui s'étaient tus, et qui avaient cédé devant deux sergents de ville, se reprochèrent leur couardise, s'exaltèrent les uns les autres, et réclamèrent à grands cris le prisonnier.
Alors, le charivari commença de changer d'aspect : il tournait à l'émeute.
Ce fut en ce moment, et comme le premier adjoint au maire allait rendre à la liberté le prisonnier – qui, ne se doutant pas qu'il fût la cause de tout ce bruit, s'était endormi dans le corps de garde – ce fut en ce moment que parurent les grenadiers et les voltigeurs : les grenadiers, conduits par M. Vidal, et s'avançant à travers la place Saint-André ; les voltigeurs, conduits par M. Jourdan, et s'avançant par la rue du Quai.
C'étaient les deux seules issues.
Les soldats avaient cet air sombre qui indique les résolutions arrêtées. Ils marchaient par files, s'avançaient en silence, les tambours ayant leur caisse sur le dos.
Tout à coup, M. Vidal disparaît, et, sur la place Saint-André, cet ordre se fait jour à travers les dents serrées des officiers :
- Soldats, en avant !
Les grenadiers, à cet ordre, abaissent le fusil, croisent la baïonnette et s'avancent au pas de charge, tenant toute la largeur de la rue.
La foule fuit par la rue du Quai, seule issue qui lui paraisse ouverte ; mais, dans cette rue, elle rencontre et heurte une autre foule qui fuit devant les voltigeurs.
Alors, il se fait dans cette foule ainsi menacée de tous côtés un épouvantable tumulte que domine la voix d'un officier donnant cet ordre laconique :
- Piquez !
Presque aussitôt, les cris de douleur succèdent aux cris d'effroi. On les distingue à cet accent qui déchire : « Grâce !... Au secours !... Au meurtre ! » Par bonheur, les fenêtres d'un cabinet littéraire s'ouvrent, et une trentaine de personnes se précipitent dans l'asile qui leur est offert. M. Marion, conseiller à la cour royale de Grenoble, se jette dans l'allée du magasin Bailly, et y heurte un homme couvert de sang. Un étudiant nommé Ruguet veut protéger une femme menacée par la baïonnette d'un grenadier, se jette au-devant d'elle, et reçoit à travers le bras le coup qui lui était destiné. Un ébéniste nommé Guibert, acculé à la muraille, et voyant le cercle des baïonnettes se rapprocher de lui, crie : « Ne me frappez pas ! Je ne fais pas de bruit ! » Il reçoit trois coups de baïonnette, dont l'un dans l'aine, et va rouler près de la statue de Bayard.
Supposez cette statue, après trois cents ans, voyant des mêmes yeux que le chevalier sans peur et sans reproche, et jugez de son étonnement !
Ce fut au milieu de ce conflit que Bastide et les deux frères Vasseur arrivèrent.
L'occasion que cherchait l'intrépide envoyé de la société des Municipalités s'avançait d'elle-même au-devant de lui.
Les deux frères Vasseur échangèrent quelques mots avec des affiliés, et, pendant la nuit, tout ce qu'il y avait de jeunes gens enrégimentés dans les compagnies secrètes accourut trouver Bastide.
Chacun fut d'avis que le moment était venu de faire le coup. Il y avait, à cette époque, une telle ardeur dans toutes ces jeunes têtes, un tel courage dans tous ces jeunes coeurs, que la première conviction non pas que l'on ressentait, mais que l'on essayait d'imposer aux autres, c'est que le moment était venu d'agir.
Chacun croyait que l'atmosphère de flamme qu'il respirait était l'atmosphère de toute la France.
Il fut donc résolu que, le lendemain, on profiterait de toutes les circonstances, et que l'on tâcherait d'engager une lutte plus sérieuse.
C'était déjà beaucoup que l'on attendît au lendemain.
Le lendemain se leva tel que le pouvaient désirer les patriotes : la colère publique était à son comble ; l'indignation générale débordait. On exagérait le nombre des blessés, et l'on disait que l'ouvrier ébéniste Guibert était mort. De tous côtés on réclamait une enquête. Le procureur général, M. Moyne, disait tout haut qu'il poursuivrait les coupables, quels qu'ils fussent.
La cour royale évoqua l'affaire.
Tous ces bruits, toutes ces nouvelles naissaient, se répandaient, se croisaient avec une effroyable rapidité ; quelque chose de pareil à une tempête mugissait dans l'air. Les malédictions de la cité se concentraient sur le préfet et sur le 35ème de ligne – sur celui qui avait orienté et sur ceux qui avaient exécuté.
Vers dix heures du matin, le rappel battait dans toutes les rues de Grenoble : la garde nationale était convoquée par ordre des conseillers municipaux.
Mais, en même temps que les gardes nationaux se rendent à leur poste, les jeunes gens qui ne font point partie de la garde nationale courent çà et là dans la rue, se croisant avec les hommes armés, échangeant avec eux quelques brèves paroles qui leur prouvent que toute la population partage le même sentiment, et, demandant des fusils, propagent la flamme déjà visible de l'insurrection.
Alors, deux autorités bien séparées, bien distinctes, bien tranchées se manifestent : l'autorité municipale, qui procède par la douceur et la conciliation ; l'autorité royale, qui procède par la compression et la terreur.
Deux proclamations paraissent en même temps : une venant de la part du maire, l'autre venant de la part du préfet ; celle du préfet est déchirée avec des imprécations ; celle du maire est applaudie avec enthousiasme.
En ce moment, la voûte de l'hôtel de ville s'emplit de voltigeurs dont on voit briller les fusils dans la pénombre ; on reconnaît les piqueurs de la veille, et de toutes parts ces cris s'élèvent :
- A bas le préfet ! A bas le 35ème de ligne !
Le préfet, qui croyait avoir pris toutes les mesures coercitives nécessaires, attendait à la préfecture, ayant près de lui le général Saint-Clair et tout son état-major.
En ce moment, on annonce à M. Maurice Duval, MM. Ducruy, Buisson et Arribert.
Ces trois noms bien connus, et surtout honorablement connus, appartenaient au conseil municipal de la ville.
Ils venaient demander au préfet la remise à la garde nationale des postes occupés par le 35ème de ligne.
Le général Saint-Clair avait compris la gravité de la situation ; il devinait que quelque chose de plus sérieux qu'une querelle survenue à propos d'un charivari s'agitait là-dessous, il y sentait le contrecoup des émeutes parisiennes : il y avait de la république là-dedans.
Aussi, malgré l'opposition du préfet, déclara-t-il qu'il était prêt à remettre à la garde nationale tous les postes qui s'élevaient à moins de douze hommes.
- Y compris celui qui veille à la porte de votre hôtel ? demanda le préfet.
- C'est celui que je remettrai le premier, répondit le général.
Et, en effet, l'ordre allait être donné, quand on entendit un grand bruit dans la cour de la préfecture.
La foule y avait fait invasion, et des coups redoublés retentissaient frappés sur les portes.
- Que signifie cela ? demanda le général Saint-Clair.
- Parbleu ! répond M. Maurice Duval en riant, cela signifie qu'avec vos belles mesures de conciliation, nous allons être, vous et moi, jetés par les fenêtres !
Il y avait cent à parier contre un que la prophétie allait se réaliser ; aussi le général, son état-major et le préfet, laissant la défense de la préfecture à un détachement de pompiers, se hâtèrent-ils de passer dans la salle de la mairie.
Ils y trouvèrent un grand nombre de gardes nationaux réunis pour défendre l'hôtel de ville et le conseil municipal, si ceux-ci étaient attaqués, mais qui ne paraissaient aucunement disposés à étendre cette protection au préfet et au général Saint-Clair.
Ce dernier ne se trompait pas, lorsqu'il sentait frémir sous ses pieds quelque chose d'inconnu et de plus grave qu'une émeute provinciale. C'étaient Bastide et les frères Vasseur, c'est-à-dire de vieux lutteurs dont le premier chevron remontait au carbonarisme, qui conduisaient le mouvement.
A ce cri qui s'était élevé dans la ville : « Guibert est mort ! », Bastide avait eu une idée qu'il avait communiquée à ses compagnons : c'était d'aller enlever le cadavre, et de le porter par les rues en criant : « Aux armes ! » – On sait ce qu'une procession semblable, partant du théâtre du Vaudeville, en 1830, avait produit, et l'on vit, depuis, ce que produisit pareille manoeuvre après la fameuse décharge du 14ème de ligne sur le boulevard des Capucines.
En conséquence, Bastide envoya des hommes à la demeure de Guibert. Le mort devait être apporté au seuil de la maison occupée par les frères Vasseur, et le cortège devait, de là, se mettre en marche à travers les rues de la ville.
Pendant qu'on se rendait chez Guibert, Vasseur jeune réorganisait le corps franc avec lequel, en 1830, il avait tenté d'envahir la Savoie.
Chasseur de chamois enragé, il avait alors fait une guerre de montagnes des plus curieuses, et qui mériterait à elle seule un historien. Plus tard, il s'exila de France, parcourut le Mexique et le Texas, et, à son retour, prit le choléra, et mourut.
C'était un homme de haute résolution, adoré à Grenoble, surtout des hommes avec qui il avait fait cette étrange entreprise de soulever et de conquérir la Savoie. :
Comme il accourait annoncer que son corps franc était prêt, les messagers envoyés à la demeure de Guibert pour enlever le cadavre venaient raconter, l'oreille basse, que Guibert était bien malade, mais n'était pas mort.
Ce fut un grand désappointement ; toutefois, en général habile, Bastide changea son plan : les esprits paraissaient préparés aux entreprises hardies ; le corps franc de Vasseur jeune lui offrait une puissance réelle ; il ordonna de marcher sur la préfecture.
C'était le bruit de l'invasion conduite par Bastide qui avait retenti dans les appartements, et qui forçait le général Saint-Clair et M. Maurice Duval à se réfugier à la mairie, pour ne pas être jetés par les fenêtres, comme disait le préfet.
En même temps, Vasseur jeune, avec son corps franc, se rangeait devant les fenêtres de la mairie.
Aussi, lorsque le général Saint-Clair fit la proposition de céder à la garde nationale tous les postes au-dessous de douze hommes, une voix s'éleva-t elle, criant :
- Il est trop tard !
Qu'y a-t-il de fatal et de cabalistique dans ces quatre mots, assemblage de treize lettres ?
Ce qu'exigeaient maintenant les insurgés, c'était l'occupation de tous les postes par la garde nationale, à l'exception des trois portes de la ville, qui seraient gardées à la fois par la garde nationale, l'artillerie et les sapeurs du génie.
Les conditions étaient dures. Le général Saint-Clair paya de sa personne : au lieu d'envoyer un parlementaire, il descendit lui-même dans la cour, et voulut haranguer la foule.
Mais, de cette foule, sortit un jeune homme, le bras en écharpe.
C'était Huguet, blessé la veille.
Il échange avec le général quelques vives paroles qui ne sont entendues que de ceux qui les entourent, mais ceux-là les répètent aux autres ; et c'est ainsi que l'on apprend que Huguet, avec l'énergie d'un homme qui, la veille, a payé de sa personne, réclame le renvoi du 35ème de ligne.
Un applaudissement universel salue cette réclamation de Huguet, tandis que Vasseur, pensant qu'il est temps d'apprendre pourquoi lui et ses corps francs sont là, vient à lui, et l'embrasse aux yeux de tous.
L'effet de l'accolade est électrique. On crie :
- Vive Vasseur ! Vive Huguet ! Vive le maire !... A bas le préfet ! A bas le 35ème de ligne !
Un jeune homme nommé Gauthier étend le bras, saisit le général Saint-Clair au collet, et crie à haute voix :
- Général, vous êtes mon prisonnier !
Le général n'oppose aucune résistance, quoique les soldats soient à la portée de sa voix, et qu'il sache qu'il n'a qu'un mot à dire pour engager une lutte plus terrible que celle de la veille ; mais il hésite devant ce mot, et il suit l'homme qui l'a arrêté.
On conduit le général à son hôtel, et Vasseur place à toutes les portes des factionnaires de sa compagnie franche.
En même temps, Bastide, qui étudie la situation, pense que le moment est venu de donner l'assaut à la préfecture.
Par un premier effort, les portes sont enfoncées, et, malgré la résistance des pompiers, on se trouve dans le vestibule, on secoue les portes des appartements : elles sont solidement barricadées en dedans.
Un gamin – il y en a partout, et toujours, en tête de toutes les émeutes – parvient à briser et à enfoncer le panneau inférieur d'une porte. Bastide se glisse par l'ouverture, reçoit un coup de baïonnette qui déchire sa redingote et lui égratigne la poitrine, mais il saisit la baïonnette à deux mains et le soldat, en tirant son fusil à lui, tire en même temps. Bastide, qui se trouve dans l'intérieur, arrache le fusil des mains du soldat, et ouvre les deux battants de la porte à ceux qui le suivent.
La. préfecture était prise.
Le bruit s'était répandu que le préfet était caché dans une armoire. Bastide préside lui-même à l'ouverture de toutes les armoires ; elles étaient vides – de préfet du moins. – Il s'agissait, maintenant, de prendre la citadelle.
A Grenoble, la citadelle, comme l'Arx antique, située sur une colline, domine toute la ville.
Bastide demande un homme de bonne volonté pour aller prendre la citadelle avec lui.
Un artilleur se présente, nommé Gervais.
Tous deux montent la rampe rapide ; arrivés à vingt pas du factionnaire, celui-ci crie :
- Qui vive ?
- Le commandant de la place, répond Bastide.
Le factionnaire présente les armes, et laisse passer Bastide avec M. Gervais.
La prise de possession fut aussi rapidement exécutée que l'entrée s'était faite. Bastide, qui se rappelait son métier de capitaine d'artillerie, fit sortir six pièces de canon et les mit en batterie sur la place.
Arrivé là, on est au point culminant du succès.
Rien, en effet, n'était organisé pour donner une suite sérieuse à un pareil coup de main.
Pendant que Bastide entre à la préfecture, et s'empare de la citadelle, les coeurs timides s'effrayent en voyant où les mènent les coeurs ardents.
La réaction commence à s'organiser.
Quand Bastide redescend vers la ville près s'être assuré de la citadelle, il trouve que la garde nationale a relevé les postes de l'hôtel du général Saint Clair.
Il a fallu toute l'influence de Vasseur sur ses hommes pour qu'une collision n'éclatât point entre eux et le corps franc.
Dès lors, Bastide comprend que, si Lyon ne se soulève pas, tout est perdu. Le général Saint-Clair, qui désire ramener la paix qu'il n'a pu conserver, parle d'envoyer au général Hulot une députation chargée de lui demander le renvoi du 35ème.
Il nomme M. Julien Bertrand.
Bastide s'offre et est accepté.
M. Bress, aide de camp du général Saint-Clair, leur est adjoint ; ils partent tous trois pour Lyon.
On comprend que la mission réclamée par Bastide n'était qu'un prétexte. Il voulait s'aboucher avec les républicains de Lyon, et s'assurer de ce qu'on pouvait faire.
Un seul pouvoir, eux partis, reste debout à Grenoble : le pouvoir municipal. Le préfet est réfugié dans une caserne. La garde nationale s'est fait délivrer des cartouches par le maire.
Les trois députés arrivent à Lyon au milieu de la nuit. A l'instant même, ils sont introduits chez le général Hulot.
C'est Bastide qui prend la parole.
- Grenoble est soulevée ; le général Saint-Clair, prisonnier ; le préfet, caché ou en fuite ; trente-cinq mille insurgés occupent la ville, et les paysans des environs commencent à descendre des montagnes.
Ces nouvelles, données avec le caractère de la plus parfaite vérité, et que ne démentent ni M. Bertrand ni M. Bress, effrayent le général Hulot, qui accorde le retrait du 35ème, le renvoi du préfet, donne un reçu de M. Bress, et dépêche celui-ci directement à Paris.
Bastide sort de chez le général Hulot avec M. de Gasparin, maire de Lyon.
M. de Gasparin appartient à l'opinion libérale avancée : il rappelle à Bastide qu'il est fils de régicide, et que toutes ses tendances sont républicaines.
Bastide quitte M. de Gasparin, et se met immédiatement en rapport avec les républicains de Lyon, qu'il a vus à son dernier voyage.
Ceux-ci lui assurent que, si Grenoble tient seulement quarante-huit heures, on commencera un 24 novembre plus terrible que le premier.
En effet, ce 24 novembre éclata en 1834.
Bastide repart pour Grenoble.
En son absence, tout s'est calmé. Le corps franc est licencié ; l'ordre constitutionnel est rétabli partout.
On invite Bastide à se réfugier en Piémont ou en Savoie ; mais il craint, en suivant ce conseil, de passer pour un agent provocateur, et se contente de prendre un bateau, et de descendre le Rhône avec les deux frères Vasseur, qui demeurent dans le département de l'Ardèche.
Arrivés là, les trois conspirateurs seront chez eux, et ils auront mille moyens de se dérober aux recherches.
A Romans, ils sont arrêtés tous trois et reconduits à Grenoble. En même temps qu'eux ont été arrêtés M. Huguet, qui a harangué le général Saint Clair, et M. Gauthier, qui l'a arrêté.
Cependant, les ordres du général Hulot avaient été exécutés : le 16 mars, le 35ème de ligne était sorti de la ville.
Casimir Périer, bilieux et irritable en tous points, plus irritable encore de la maladie à laquelle il devait succomber deux mois plus tard, apprit ces nouvelles avec rage. Casimir Périer était un ministre à grandes haines et à petites vues ; pour lui, la France se divisait en amis et en ennemis.
Il voulait, non pas gouverner la France, mais détruire ses ennemis, à lui.
Homme de banque, il lui fallait la paix avant tout ; il faisait tout son possible pour maintenir la rente, l'impossible pour la faire monter. Chose inouïe, la Bourse porta le deuil de sa mort !
Par son ordre, Le Moniteur publia un article à la louange du 35ème.
Ce n'était rien : au point de vue du gouvernement, le 35ème avait fait son devoir.
Mais, en même temps que des éloges que l'on eût laissés passer, l'article ajoutait que les militaires n'avaient fait que réagir contre l'agression ; que beaucoup étaient blessés déjà lorsqu'ils avaient chargé, tandis qu'au contraire, on a exagéré les blessures des perturbateurs.
Ces inexactitudes étaient à la connaissance de tout le monde ; mais, on le sait, le gouvernement du roi Louis-Philippe ne reculait pas devant ces sortes de moyens.
MM. Duboys-Aymé et Félix Réal, députés de l'arrondissement de Grenoble, écrivirent au Moniteur pour rectifier les faits.
Le Moniteur refusa d'insérer leur lettre.
Dans la séance du 20 mars, M. Duboys-Aymé demande la parole, monte à la tribune, et interpelle les ministres au sujet des événements de Grenoble.
Garnier-Pagès, sentinelle avancée du parti républicain à la Chambre, lui vient en aide.
- Comment le gouvernement peut-il, sans enquête préalable, dispenser le blâme et l'éloge ? Comment lui suffit-il du rapport du préfet pour décider que le préfet a bien fait ; du rapport du commandant militaire, pour décider que la force armée a bien agi ; du rapport du procureur général, pour glorifier le procureur général ? Pour moi, dit l'orateur, je ne précipite pas ainsi mon jugement. Quoique je puisse dire que les correspondances et les deux journaux de Grenoble – journaux d'opinions parfaitement contraires – racontent les faits de la même façon ; quoique nous ayons mille preuves pour une que les sommations n'ont pas été faites, je ne parlerai que par hypothèse, et je dirai : Si ces sommations n'ont pas été faites, les citoyens ont été égorgés !
A ces derniers mots, les centres font de la phrase dubitative une phrase affirmative ; les centres poussent de grands cris ; l'orateur ne peut pas continuer.
M. Dupin monte à la tribune ; les centres se calment. – On le sait, M. Dupin est, en toute circonstance, l'avocat du roi, non seulement devant les tribunaux, mais encore à la tribune.
Voici un échantillon du discours du député de la Nièvre :
- Comment voulez-vous donc que marche un gouvernement, demande M. Dupin, quand, dans le sein de la représentation nationale elle-même, dans cet abrégé de la population, parmi les dépositaires de son pouvoir, le premier mouvement n'est pas en faveur des autorités et des agents de la loi, et quand la première impulsion est de donner tort à l'autorité, et raison au désordre ? on dit que les sommations n'ont pas été faites ; mais quand doivent-elles être faites ? Quand les rassemblements deviennent inquiétants par leurs cris et par leur présence, mais non quand une agression violente s'est manifestée par des voies de fait et des attaques ouvertes.
A ces mots, le président du conseil se lève, pâle, âme violente et vigoureuse dans un corps malade et débile, et crie :
- Voilà la question ; parlez !
M. Dupin, encouragé par le président du conseil et par les cris des centres, continue :
- Lorsqu'on invoque l'ordre légal, il faut se soumettre soi-même aux règles de la légalité. Si, dans la ville, je suis attaqué par un malfaiteur, j'invoque l'assistance des magistrats, la protection légale de l'autorité ; mais si, tête à tête, je suis attaqué sur le grand chemin, je deviens magistrat dans ma propre cause, et je me défends tout d'abord... Pensez-vous, messieurs, qu'une armée française puisse accepter de quitter ses foyers, sa famille, être à la disposition des magistrats, veiller à la défense et à la protection des citoyens, et, cependant, se laisser insulter, attaquer, tuer au coin d'une rue, du fond d'une allée ? Messieurs, j'en suis sûr, la population entière de Grenoble est indignée.
M. Garnier-Pagès. – Oui, indignée, c'est vrai !
M. Dubois-Aymé. – Indignée, mais contre l'autorité.
M. Dupin. – Elle est indignée contre les auteurs du désordre. Et qui donc a occasionné ces troubles, ces malheurs ? Ce ne sont point des jeunes gens se livrant à un simple divertissement, à une mascarade inoffensive : c'est un crime abominable, c'est le simulacre du meurtre du roi !
Ainsi, un grand aveu vient d'être fait par M. Dupin, l'homme du roi :
Le roi, c'est le budget et les deux crédits supplémentaires ! Railler, par une mascarade, les deux crédits supplémentaires et le budget, c'est simuler le meurtre du roi !
Un ennemi n'aurait pas mieux dit.
O La Fontaine ! Bon La Fontaine ! – Que de pavés M. Dupin a jetés à la tête de son ami Louis-Philippe !
Celui-là fut un des plus lourds.
Quelques jours après arriva un rapport de la municipalité de Grenoble. Ce rapport constatait :
1° Que la mascarade du 11 mars ne figurait en rien l'assassinat du roi ;
2° Que la garde nationale avait été convoquée trop tardivement pour se rassembler ;
3° Qu'aucun cri hostile au gouvernement, ni au roi, n'avait été poussé sous les fenêtres du préfet ;
4° Que M. Duval avait bien donné aux commissaires de police l'ordre, non pas de disperser, mais de cerner le rassemblement ;
5° Qu'aucune sommation légale n'avait été faite ;
6° Que le lieu du rassemblement n'offrait pas de pierres que l'on pût lancer aux soldats ;
7° Que, parmi les blessures faites aux citoyens, quatorze avaient été reçues par derrière ;
8° Qu'un seul militaire était entré à l'hôpital quatre jours après les événements du 12, pour inflammation, suite d'un coup de pied ;
9° Enfin, que les événements du 13 étaient le résultat inévitable de l'exaspération des esprits, causée par une flagrante violation des lois, et que la conduite de la garde nationale de Grenoble avait été non seulement sans reproche, mais encore digne de la reconnaissance des citoyens.
Bien mieux, le tribunal de police correctionnelle, devant lequel on avait envoyé les accusés, faute de pouvoir les déférer à la cour d'assises, décide que leur conduite n'a été qu'imprudente ; en conséquence de laquelle décision, Bastide est mis en liberté, et revient à Paris.
Pas un témoin n'avait voulu le reconnaître, pas même le pompier qui lui avait donné un coup de baïonnette dans la poitrine, et auquel il avait arraché son fusil.
Mais le gouvernement ne pouvait avoir tort, et le 35ème rentra dans la ville, tambour battant, musique en tête, mèche allumée.
Une seule protestation fut faite, qui peindra l'esprit français.
Un ouvrier s'approche, et, comme s'il ignorait dans quel but mortel cette mèche fumait :
- Mon ami, dit-il à l'artilleur, un peu de feu, s'il vous plaît, pour allumer ma pipe.

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