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Chapitre CCXXXVII


L'épée et le pistolet. – D'où vient ma répugnance pour cette dernière arme. – La poupée de Philippe. – La statue de Corneille. – Un autographe « in extremis ». – Le bois de Vincennes. – Une toilette de duel. – Question scientifique posée par Bixio. – Les conditions du combat. – Procès-verbal des témoins. – Comment Bixio eut la solution de son problème.

J'avais désiré que la rencontre eût lieu à l'épée ; M. Gaillardet insista pour qu'elle eût lieu au pistolet.
Je répugne fort à cette arme ; elle me paraît brutale et plutôt celle du voleur qui attaque le passant au coin d'un bois que celle du loyal combattant qui défend sa vie.
Ce que je crains surtout au pistolet au reste, je ne me suis battu que deux fois à cette arme, c'est encore plus la maladresse que l'adresse.
Et, en effet, deux ou trois ans avant l'époque où se passaient les faits que je raconte – c'est-à-dire avant 1834 – j'avais eu un duel au pistolet ; je n'en ai point parlé, ne pouvant nommer l'homme contre lequel je me battais, ni dire les causes pour lesquelles je me battais.
Dans ce duel, qui avait eu lieu à sept heures du matin au bois de Boulogne, aux environs de Madrid, nous avions été placés, mon adversaire et moi, à vingt pas de distance.
On avait tiré à qui ferait feu le premier, et l'avantage avait été pour mon adversaire.
Je m'étais donc placé, le pistolet tout armé, à une distance de vingt pas, et j'avais attendu le feu, le bout du canon de mon arme en l'air.
Mon adversaire avait fait feu. J'avais vu sa main trembler, j'avais vu la balle frapper à six pieds devant moi, et, en même temps, néanmoins, j'avais senti comme un violent coup de fouet à la jambe.
C'était la balle aplatie qui, en ricochant, venait de me frapper au mollet, me faisant une blessure de deux pouces de profondeur, et entraînant avec elle dans ma blessure un morceau de mon pantalon et de ma botte.
La douleur avait été telle, que, malgré moi, j'avais appuyé sur la détente de mon arme, et que le coup était parti en l'air.
Les témoins avaient alors décidé que le coup était bon, et que tout pistolet déchargé dans un duel était déchargé contre l'adversaire.
J'avais demandé à continuer, et les témoins s'étaient mis à recharger les armes ; mais, pendant cette opération, soit ébranlement de nerfs, soit sang perdu, je m'étais à peu près évanoui. Il avait été impossible de continuer le combat.
J'étais, en conséquence, remonté dans ma voiture, et, comme je ne voulais pas rentrer chez ma mère dans l'état où je me trouvais, je m'étais fait conduire à l'école de natation de Deligny, où mon ami le père Jean m'avait fait donner un cabinet, et avait envoyé chercher, rue de l'Université, Roux, l'habile chirurgien.
Roux n'était pas chez lui, mais on avait ramené un de ses élèves.
Le jeune homme examina la blessure, et, comme la balle transparaissait presque du côté opposé à celui par lequel elle était entrée, il avait jugé plus court de l'aller chercher à l'aide d'une blessure nouvelle qu'en fouillant l'autre ; ce que l'enflure, d'ailleurs, rendait à peu près impraticable.
Il avait été fait comme il avait été dit ; le jeune homme m'avait ouvert le mollet, et, par cette ouverture, avait tiré la balle d'abord, le fragment de botte ensuite, et enfin le fragment de pantalon ; puis on m'avait proprement mis une couche de charpie à l'endroit et à l'envers de ma blessure ; on m'avait bandé la jambe, et j'étais rentré à la maison à cloche-pied, disant à ma pauvre mère qu'en me baignant, je m'étais déchiré la jambe à un éclat de bois.
J'étais donc payé – si bien que je tirasse le pistolet, et, à cette époque, je tirais d'une façon remarquable – j'étais donc payé pour ne pas avoir de sympathie pour le pistolet.
M. Gaillardet insista, et j'acceptai son arme.
Néanmoins, je voulus prouver aux témoins de M. Gaillardet que, si j'insistais pour l'épée, ce n'était point faute d'habitude à l'arme que préférait mon adversaire.
J'invitai, en conséquence, Soulié et Fontan à venir chez Gosset.
Chose singulière ! les témoins avaient tiré au sort leur filleul, ou plutôt M. Gaillardet et moi avions tiré au sort nos parrains, et le sort m'avait donné à moi de Longpré et Maillan, qui étaient de simples connaissances, et il avait donné à M. Gaillardet Soulié et Fontan, qui étaient deux de mes amis.
Nous allâmes donc, Soulié, Fontan et moi, la veille du duel, chez Gosset. C'était un garçon nommé Philippe qui chargeait d'habitude mes pistolets.
Il alla, en conséquence, enlever la poupée, et mettre la mouche.
- Non, lui dis-je, Philippe, laissez la poupée.
- Ce n'est pas l'habitude de monsieur de tirer à la poupée.
- Je ne tirerai que dix balles, Philippe ; c'est seulement pour faire voir à ces messieurs que je ne suis pas un de vos mauvais tireurs.
Philippe laissa la poupée.
Je lui mis ma première balle à un pouce au-dessus de la tête ; la seconde, à un pouce au-dessous des pieds ; la troisième, à un pouce de son côté droit ; la quatrième, à un pouce de son côté gauche.
- Et, maintenant qu'elle ne peut plus se sauver ni par en haut, ni par en bas, ni à droite, ni à gauche, je vais la casser avec ma cinquième balle.
Et, avec la cinquième balle, je la cassai.
Je jetai la sixième balle à terre ; elle s'arrêta à dix pas à peu près.
Je la chassai avec celle qui était dans mon pistolet.
En ce moment, une hirondelle vint se poser sur une cheminée, et je tuai l'hirondelle.
Fontan et Soulié se regardaient.
Un de mes principes était de ne jamais tirer ni l'épée ni le pistolet devant personne ; cette fois, j'avais fait une exception en leur faveur.
Soulié lui-même tirait très bien ; j'avais été son témoin, quatre ou cinq ans auparavant, dans un duel qu'il avait eu avec Signol, et, dans un essai pareil à celui que je faisais, je lui avais vu casser l'une après l'autre, à quinze pas, la petite et la grande aiguille d'un coucou.
- Philippe, dis-je en sortant, j'ai un duel demain, je désire que les choses se passent carrément. Prenez dans votre arsenal des pistolets dont je ne me sois jamais servi, de la poudre et des balles, et trouvez-vous à midi à Saint Mandé.
Philippe promit de faire la chose demandée.
Nous partîmes.
L'affaire prenait un sérieux auquel je n'avais pas cru jusque-là. Je me fis conduire chez Bixio, le priant, comme d'habitude, d'assister au combat, non pas en qualité de témoin, mais à titre de chirurgien.
Le rendez-vous était pour midi à Saint-Mandé.
Nous devions aller en poste. Du champ de bataille, si je n'étais pas blessé ou tué, nous partions immédiatement pour Rouen, où l'on inaugurait la statue de Corneille.
Fontan, Dupeuty et moi avions été nommés à la majorité des voix pour représenter les auteurs dramatiques.
Bixio accepta, bien entendu ; il devait venir me prendre rue Bleue, où je demeurais à cette époque.
Je rentrai pour prendre certaines mesures de précautions concernant, en cas de mort, mon fils et ma fille.
Quant à ma mère, comme la pauvre femme savait que j'allais faire un voyage d'une certaine longueur, je laissai une vingtaine de lettres écrites de différentes villes d'Italie, si j'étais tué, on devait lui cacher la vérité, lui laisser croire que je vivais toujours, et lui remettre de temps en temps une lettre, comme si cette lettre venait d'arriver.
Ces préparatifs me prirent toute la nuit.
Je m'endormis seulement vers cinq heures du matin.
A dix heures, quand mes deux témoins entrèrent, ils me trouvèrent dormant encore.
L'affaire tenait toujours.
Nous devions déjeuner au café des Variétés. Là, ma calèche viendrait nous chercher, et nous mènerait et nous ramènerait avec mes chevaux ; puis, au retour – s'il y avait retour – nous prendrions des chevaux de poste, et partirions, comme je l'ai dit, pour Rouen.
J'envoyai Maillan et de Longpré en avant pour commander le déjeuner.
Dix minutes après eux, je descendis. J'avais, à tout hasard, pris des épées de combat sous mon manteau ; j'espérais toujours que l'affaire finirait par là.
Sur l'escalier, je rencontrai Florestan Bonnaire, que j'ai déjà nommé à propos de madame Sand. Il tenait un album à la main.
- Tiens, dit-il, vous sortez ?
- Oui.
- Etes-vous pressé ?
- Pourquoi cela ?
- Parce que, si vous n'étiez pas trop pressé, je vous prierais de remonter, et de mettre quelques vers sur mon album.
- Bon ! portez l'album en haut ; laissez-le. A mon retour, je vous y mettrai une scène de Christine ou de Charles VII.
- Vous ne pouvez pas tout de suite ?
- Non, en vérité.
- Allons donc !
- Parole d'honneur ! Je suis pressé, : et, pour rien au monde, je ne voudrais être en retard.
- Où allez-vous donc ?
- Je vais me battre avec Gaillardet.
- Bah ?
- Mieux vaut tard que jamais.
- Oh ! alors, cher ami, écrivez-moi mes vers tout de suite, je vous en prie.
- Pourquoi ?
- Si vous alliez être tué, voyez donc comme ce serait curieux pour ma femme d'avoir les dernières lignes que vous auriez écrites !
- Vous avez raison, je n'y pensais pas. Je ne veux pas priver madame Bonnaire de cette chance ; remontons, cher ami.
Nous remontâmes. J'écrivis dix vers sur l'album, et Bonnaire me quitta enchanté.
J'étais, en effet, un peu en retard près de mes témoins ; mais j'avais une si bonne excuse à leur donner, qu'ils me pardonnèrent.
Bixio vint nous rejoindre au café.
A midi, nous étions à Saint-Mandé. Nous trouvâmes le garçon de chez Gosset, qui nous attendait avec des pistolets nouvellement repassés, et dont personne ne s'était encore servi.
Je ne sais plus à quelle allée du bois on avait rendez-vous ; le garçon monta près du cocher. Nous partîmes.
En regardant par-dessus la calèche, nous vîmes qu'un fiacre nous suivait. Nous nous doutâmes que c'était notre adversaire et ses témoins.
Arrivés au lieu désigné, nous mîmes pied à terre. Le fiacre s'ouvrit, mais nous n'en vîmes descendre que Soulié et Fontan.
M. Gaillardet avait dit qu'il viendrait de son côté.
Ils accoururent à moi. J'ai déjà noté ce fait étrange, qu'ils connaissaient à peine M. Gaillardet, tandis que nous étions de vieux amis. Aussi toutes leurs sympathies étaient-elles pour moi.
Je les invitai à faire un dernier effort pour obtenir de M. Gaillardet qu'on se battît à l'épée, les prévenant que, si, au premier feu, l'échange des balles n'avait rien amené, j'exigerais que l'on rechargeât les pistolets.
Ils promirent de s'employer à ce changement.
En ce moment, une voiture parut et s'arrêta à quelques pas de nous.
M. Gaillardet en descendit.
Il avait une véritable toilette de duel : redingote, pantalon et gilet noirs, sans un seul point blanc sur tout le corps ; pas même le col de sa chemise.
C'est en souvenir de l'effet qu'il me fit ainsi vêtu, que, seize ans plus tard, j'écrivis la scène entre le comte Hermann et Karl, scène où, au moment de laisser partir son neveu pour aller se battre au pistolet, le comte Hermann boutonne l'habit de Karl et fait rentrer dans sa cravate les pointes de son col.
On sait quelle difficulté on éprouve à tirer sur un homme vêtu tout de noir.
Lorsque Carrel, un an ou deux plus tard, fut blessé par Girardin, il le fut à quelques lignes de la pointe de son gilet jaune, qui dépassait son habit noir.
Je fis part de mon observation à Bixio.
- Où viseras-tu ? me demanda-t-il.
- Je n'en sais, ma foi, rien, lui répondis-je.
Tout à coup, je lui serrai le bras.
- Eh bien ? demanda-t-il.
- Il a du coton dans les oreilles, lui dis-je : je tâcherai de lui casser la tête.
Cependant, M. Gaillardet causait vivement avec les témoins, et il était facile de voir que ses gestes étaient ceux de la dénégation.
En effet, il refusait une dernière fois de se battre à l'épée.
Ses deux témoins vinrent m'annoncer que sa résolution sur ce point était inébranlable ; il ne s'agissait plus que de trouver un endroit pour le combat.
Nous laissâmes la voiture où elle était, en recommandant au cocher de venir au feu, et nous nous enfonçâmes dans le bois.
Au bout de cinq minutes de marche, nous avions trouvé une allée convenable : droite et sans soleil.
Il s'agissait de régler les dernières conditions ; cela regardait nos témoins : ils se réunirent et entrèrent en conférence.
Pendant ce temps-là, je remettais à Bixio les lettres destinées à ma mère en cas d'accident.
Mes dernières recommandations lui étaient faites d'une manière si simple et d'une voix si assurée, que Bixio me prit la main, et me la serra en disant :
- Bravo, cher ! Je ne t'aurais pas cru si calme que cela sur le terrain.
- C'est là surtout que je suis calme, lui dis-je ; j'ai assez mal dormi la nuit qui a suivi la provocation de M. Gaillardet ; mais il entre dans mon caractère, dans mon tempérament, si tu veux, en ta qualité de médecin, d'être d'autant moins ému d'un danger que ce danger s'approche davantage de moi.
- Je voudrais bien, au moment où vous serez en face l'un de l'autre, te tâter le pouls.
- Comme tu voudras ; c'est bien facile !
- Nous verrions combien de pulsations de plus te donnerait l'émotion.
- Moi aussi, je le voudrais bien ; c'est une étude à faire sur moi-même.
- Crois-tu que tu le toucheras ?
- J'en ai peur.
- Tâche donc.
- Je ferai mon possible... Tu lui en veux donc ?
- Moi, pas le moins du monde ; je ne le connais pas.
- Eh bien, alors ?
- As-tu lu Le Vase étrusque de Mérimée ?
- Oui.
- Eh bien, il dit que tout homme tué par une balle tourne avant de tomber ; – au point de vue de la science, je voudrais savoir si c'est vrai.
- Je ferai de mon mieux pour t'en donner le plaisir.
Les témoins se séparèrent.
Fontan et Soulié s'avancèrent vers M. Gaillardet. De Longpré et Maillan vinrent à moi.
- Eh bien, me dirent-ils, nous avons prétendu que le choix des armes devait être déterminé par le sort ; mais les témoins de M. Gaillardet nous ont soutenu le contraire ; nous venons vous consulter.
- Vous savez bien quelle est mon opinion ; je me battrai à ce que l'on voudra. cependant, je préférerais me battre à l'épée.
- Fontan et Soulié en réfèrent à M. Gaillardet, comme vous voyez.
- Tenez, ils viennent à nous.
En effet, Soulié et Fontan venaient à nous ; nous fîmes la moitié du chemin.
- M. Gaillardet, dit Soulié, vient de nous déclarer qu'il se battrait au pistolet ou ne se battrait pas.
- Jetez cinq francs en l'air, dis-je à mes témoins, et dressez procès-verbal du refus que feront ces messieurs de s'en rapporter au sort.
De Longpré jeta en l'air une pièce de cinq francs, mais Soulié et Fontan restèrent muets.
- C'est bien, dis-je ; j'accepte les armes de M. Gaillardet, mais je demande qu'un procès-verbal soit dressé.
On déchira une feuille de papier d'un carnet, et, sur le fond d'un chapeau, Maillan écrivit le procès-verbal des faits que je viens de rapporter.
Cette adhésion de ma part coupait court aux pourparlers. Le pistolet était accepté par moi, restaient les conditions à régler.
Je désirais qu'il nous fût permis de marcher l'un sur l'autre, et de ne tirer qu'à volonté.
- M. Gaillardet, dis-je, a fait ses conditions sur les armes. Il me semble qu'en échange de la concession que je lui fais en les adoptant, j'aie à mon tour le droit de régler la manière de nous en servir.
- Mon cher ami, me dit Soulié, les combattants n'ont aucun droit, et tous les droits sont aux témoins choisis par eux.
- Très bien ! Je demande, sinon à titre d'exigence, du moins à titre de proposition, que mon désir soit exposé à M. Gaillardet.
Les témoins s'éloignèrent, et je me trouvai de nouveau seul avec Bixio.
- Sacredieu ! mon cher, lui dis-je, ce garçon-là m'agace tellement, que je meurs d'envie de le faire tourner.
- Ah ! tâche ! Tu auras éclairci un point de science très curieux.
Cinq minutes après, Maillan et de Longpré revinrent à moi.
- Eh bien, me dirent-ils, tout est arrangé.
- Bon !
- On vous place à cinquante pas l'un de l'autre...
- Comment, à cinquante pas ?
- Attendez donc, que diable !... Et vous avez le droit de marcher l'un sur l'autre jusqu'à la distance de quinze pas.
- Ah !
- Vous n'êtes pas satisfait ?
- Ce n'est pas tout à fait ce que je désirais, mais on peut se contenter de cela. Allons, marquez les distances, mes enfants !
- Vous voyez, Soulié et Fontan s'en occupent.
- Voulez-vous qu'on tire le côté où vous serez ?
- Puisque je suis par ici, autant que j'y reste.
Ces messieurs se mirent à mesurer les distances, et, moi, je continuai de causer avec Bixio.
Pendant ce temps, le garçon de tir chargeait les pistolets.
Les derniers quinze pas que nous ne pouvions franchir furent marqués par deux cannes posées en travers du chemin.
On alla porter à M. Gaillardet son pistolet, et l'on m'apporta le mien ; je le pris de la main droite, et tendis la main gauche à Bixio pour qu'il me tâtât le pouls.
M. Gaillardet s'était mis à son poste.
Je lui fis signe d'attendre que Bixio eût fini son expérience.
- Dis-lui donc de ne pas s'occuper de moi, et de tirer tout de même, dit Bixio.
Le caractère de Bixio est tout entier dans ces deux lignes.
Mon pouls battait soixante-huit fois.
- Allons, va ! me dit Bixio, et ne te presse pas.
Puis il entra sous bois avec les quatre témoins.
J'allai prendre mon poste.
Soulié frappa trois fois dans ses mains.
Au troisième coup, M. Gaillardet franchit en courant la distance qui le séparait de la limite, et attendit.
Je marchai sur lui en déviant un peu de la ligne droite, afin de ne pas lui donner l'avantage de s'aider du chemin pour viser.
A mon dixième pas, M. Gaillardet fit feu. Je n'entendis pas même siffler la balle. Je me retournai vers nos quatre amis. Soulié, pâle comme un mort, était appuyé à un arbre.
Je saluai de la tête et du pistolet les témoins pour leur indiquer qu'il n'y avait rien.
Puis je voulus faire les huit ou neuf pas qui me restaient à faire ; mais ma conscience me cloua les pieds au sol en me disant que je devais tirer de l'endroit où j'avais essuyé le feu. En effet, je levai mon pistolet, et cherchai le fameux point blanc que m'avait promis le coton dans les oreilles.
Mais, après avoir tiré, M. Gaillardet s'était effacé pour recevoir mon feu, et, comme il se garantissait la tête avec son pistolet, l'oreille se trouvait cachée derrière l'arme.
Il s'agissait de chercher un autre point ; mais je craignis d'être accusé d'avoir visé trop longtemps, ne pouvant donner pour excuse que je n'avais pas trouvé le point que je cherchais.
Je tirai donc presque au hasard.
M. Gaillardet rejeta la tête en arrière.
Je crus d'abord qu'il était blessé, et, je l'avoue, j'eus alors un vif sentiment de joie d'une chose que je regretterais aujourd'hui de tout mon coeur.
Par bonheur, il n'en était rien.
- Allons, rechargeons les armes, dis-je en jetant mon pistolet aux pieds du garçon de tir, et restons à nos places, ce sera du temps de gagné.
Qu'on me permette, au reste, de substituer le procès-verbal au récit. Arrivé où j'en suis, mes pieds, comme lorsque j'eus essuyé le feu de M. Gaillardet, semblent tenir au sol.

« Bois de Vincennes, 17 octobre 1834, deux heures trois quarts de l'après midi.

Après la rédaction de notre première note, les adversaires ont été placés à cinquante pas, avec la faculté de s'avancer l'un sur l'autre jusqu'à quinze pas. M. Gaillardet, arrivé à la limite, a tiré le premier ; M. Dumas a tiré le second ; aucun des coups n'a porté. M. Dumas a déclaré alors ne pas vouloir s'en tenir là, et exiger que le combat se continuât jusqu'à la mort de l'un des deux. M. Gaillardet a accepté ; mais les témoins ont refusé de recharger les armes. Sur ce, M. Dumas a proposé de continuer le combat à l'épée ; les témoins de M. Gaillardet ont refusé. Alors, M. Dumas a insisté pour qu'on rechargeât les armes. Mais les témoins, après en avoir longtemps délibéré, et avoir tout tenté pour vaincre son obstination, n'ont pas cru devoir prêter leur assistance à une lutte qui ne pouvait manquer d'être mortelle.
En conséquence, les témoins se sont retirés en emportant les armes, et cette retraite a mis fin au combat.
                    Fontan, Soulié, Maillan, de Longpré. »

Les témoins retirés, je me trouvai seul avec M. Gaillardet, Bixio et le frère de M. Gaillardet, qui était arrivé à travers bois au moment des coups de feu.
Je proposai alors à M. Gaillardet, puisqu'il nous restait deux témoins et deux épées, d'utiliser les hommes et les armes.
Il refusa.
Sur ce refus, nous montâmes, Bixio et moi, dans la calèche, et nous reprîmes la route de Paris.
Deux heures après, nous partions en poste pour Rouen avec Fontan et Dupeuty.
Quant à Bixio, il fut encore deux fois mon témoin ; mais l'un des deux combats ayant eu lieu à l'épée, et l'autre n'ayant pas eu lieu du tout, il n'eut pas la chance de s'assurer si l'homme blessé ou tué d'une balle tournait avant que de tomber.
Il devait faire l'expérience sur lui-même.
Au mois de juin 1848, comme, en sa qualité de représentant du peuple, Bixio marchait, avec sa bravoure ordinaire, sur la barricade du Panthéon, une balle tirée du premier étage d'une maison de la rue Soufflot, l'atteignit au-dessus de la clavicule, lui laboura le poumon droit, et, après un trajet de quinze à dix-huit pouces, ressortit près de l'épine dorsale.
Bixio fit trois tours sur lui-même, et tomba.
- Décidément, on tourne ! dit-il.
Le problème était résolu.

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