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Chapitre CCXXXVI


A quoi servent les amis. – Le « Musée des familles ». – Un article de M. Gaillardet. – Ma réponse à cet article. – Cartel de M. Caillardet. – Je l'accepte avec empressement. – Mon adversaire demande un premier répit de huit jours. – Je l'assigne devant la commission des auteurs dramatiques. – Il décline cet arbitrage. – Je lui envoie mes témoins. – Il réclame un délai de deux mois. – Lettre de Janin aux journaux.

Quoique de grands événements s'amassent comme un orage terrible à l'horizon, et soient près de passer à travers la mesquine discussion dont nous écrivons l'histoire, je crois qu'il est mieux, puisque nous l'avons entamée, de la suivre jusqu'au bout que d'y revenir plus tard.
M. Gaillardet persista dans son procès, et le gagna. – J'ai dit que j'avais complètement refusé de seconder Harel dans sa défense.
Les étoiles malapprises qui avaient usurpé le pas sur M. Gaillardet furent forcées de marcher à la suite ; mais, comme l'avait désiré Harel, tout Paris savait que j'étais de la Tour de Nesle.
Cela fit-il grand bien au drame ? J'en doute ; j'ai déjà exprimé mon opinion sur le plaisir qu'éprouve le public à faire une réputation à un jeune homme inconnu aux dépens des réputations établies.
Deux ans s'écoulèrent pendant lesquels la Tour de Nesle obtint deux ou trois cents représentations, plus ou moins. Je ne pensais plus à cette vieille querelle ; j'avais seulement, dans ces deux années, publié Gaule et France – ouvrage bien incomplet au point de vue de la science, mais singulièrement remarquable au point de vue de la prédiction qui le termine – et fait jouer Angèle, lorsqu'un matin, un de mes amis – les amis servent surtout à ce que l'on va voir – lorsqu'un matin, un de mes amis entra dans ma chambre comme j'étais encore couché, et, après quelques paroles échangées, me demanda si j'avais lu le Musée des familles.
Je le regardai d'un air passablement stupéfait.
- Le Musée des familles ? lui demandai-je. Et à quel propos aurais-je lu le Musée des familles ?
- C'est qu'il y a un article de M. Gaillardet.
- Tant mieux pour le Musée des familles
- Un article sur la Tour de Nesle.
- Ah ! sur le drame ?
- Non, sur la tour.
- Eh bien, qu'est-ce que cela me fait ?
- C'est que, dans cet article sur la tour, M. Gaillardet parle du drame.
- Eh bien, que dit-il du drame ? Achevons.
- Il dit que c'est son meilleur drame, à lui.
- Il n'est pas dégoûté ! C'est presque un de mes meilleurs à moi.
- Vous devriez lire cela.
- A quoi bon ?
- Parce qu'il faudrait peut-être y répondre.
- A l'article de M. Gaillardet ?
- Oui.
- Croyez-vous ?...
- Dame ! lisez.
J'appelai Louis.
Le domestique que j'avais alors s'appelait Louis ; c'était un drôle que je retrouvais de temps en temps ivre, en rentrant le soir, et qui donnait pour prétexte qu'ayant un duel le lendemain matin, il avait besoin de s'étourdir.
Je l'expédiai chez le directeur du Musée des familles, Henry Berthoud, avec un mot par lequel je priais celui-ci de m'envoyer le numéro où se trouvait l'article de M. Gaillardet.
Louis revint avec le numéro demandé.
Voici ce que je lus :

La Tour de Nesle
Un soir, le soleil couchant enluminait le ciel d'un rouge pourpre, et encadrait d'un ruban de feu l'horizon que bornent Sèvres et Saint-Cloud ; j'étais sur le pont des Arts, l'Ermite de M. de Jouy à la main. Guidé par l'académicien, je m'étais rendu là comme un observateur au centre d'un point de vue ; car cette place est pour l'oeil un foyer où viennent aboutir et converger mille rayons. En face de moi, la Cité, ce berceau de Paris, avec ses maisons entassées en forme de triangle, et rapprochées l'une de l'autre comme un corps de bataille ; à la tête de la Cité, le pont Neuf avec ses vieilles arches et ses neuf rues aboutissantes. A gauche, le Louvre, qui n'est plus le vieux Louvre avec sa grosse tour et son beffroi ; les Tuileries, ce royal pied-à-terre dont le nom s'est anobli de la noblesse du temps et des révolutions qui ont passé sur sa tête ; monument dont on peut dire ce que Milton dit de Satan : « La foudre l'a frappé et l'a marqué au front ! ». A droite, la Monnaie, le seul édifice de Paris qui, joint au Timbre-Royal et à la Morgue, possède une physionomie propre, et, pour ainsi dire, le caractère de sa destination. Au dessous, l'Institut et la bibliothèque Mazarine.
J'en étais là de ma circum-spection, lorsque mon cicerone c'est toujours de M. de Jouy que je parle m'apprit, en note, qu'à cette place existait jadis la tour de Nesle, du haut de laquelle, suivant les chroniqueurs, plusieurs reines ou princes faisaient précipiter dans la Seine, afin de s'en débarrasser plus sûrement et plus vite, les malheureux qu'ils y avaient attirés. Cette anecdote me frappa. Jeune encore, et sur les bancs de mon collège, j'avais lu Brantôme et ce qu'il contait de la tour de Nesle ; mais le souvenir s'en était effacé de ma mémoire : il y rentra vif et soudain. Empruntant une double puissance à l'heure et aux lieux où j'étais, sa force fut doublement impressive, elle m'étreignit des pieds à la tête... Pour la première fois, je devinai le drame ; et mon premier, mon meilleur drame fut fait !
C'est qu'il y a quelque chose d'attachant et de terrible à la fois dans cette histoire de débauches et de tueries princières, consommées le soir, à minuit, entre les murs épais d'une tour, et n'ayant pour témoin que les lampes qui brûlent, les assassins qui attendent, et Dieu qui veille ! Il y a quelque chose qui saisit l'âme dans l'égorgement de ces jeunes hommes ils étaient tous jeunes et beaux ! venus là sans armes et sans défiance... Curée vraiment royale, et qu'envieraient les hyènes et les tigres ! Mais je me laisse aller à des réflexions de poète, et j'oublie que je suis et ne veux être qu'un conteur.
Parlons du monument, d'abord ; ensuite, je parlerai de ses mystères.
Au temps du roi Philippe le Bel et de ses fils, Paris avait pour limite, en descendant la rive gauche de la Seine, une enceinte élevée par Philippe Auguste, qui lui donna son nom. Cette enceinte, dont les murailles correspondaient, à peu près, aux dernières tours du Louvre, avait pour défense extérieure un fossé qui communiquait avec la Seine, et en conduisait les eaux jusqu'à la porte de Bussy.
Au-delà de l'enceinte étaient le grand et le petit Pré-aux-Clercs, ainsi nommés parce qu'ils servaient de promenade, les jours de fête, aux écoliers de l'Université. Ils embrassaient l'espace occupé maintenant par les rues des Petits-Augustins des Marais-Saint-Germain, du Colombier, Jacob, de Verneuil, de l'Université des Saints-Pères, etc.
En deçà, et adossé à l'enceinte, était l'hôtel de Nesle, qui présentait une façade de onze grandes arcades, avec enclos planté d'arbres, et dont l'extrémité, du côté du quai, était attenante à l'église des Augustins. Cet hôtel occupait l'emplacement du collège Mazarin, de l'hôtel de la Monnaie et autres lieux contigus : sa cour spacieuse, ses bâtiments et ses jardins étaient à peu près circonscrits par les rues Mazarine, de Nevers, et le quai Conti, autrefois nommé quai de Nesle.
Amaury de Nesle, propriétaire de cet hôtel le vendit en 1308, à Philippe le Bel pour la somme de cinq mille livres ; Philippe le Long le donna à Jeanne de Bourgogne, sa femme, et celle-ci, par son testament, en ordonna la vente pour que le prix fut appliqué à la fondation d'un collège qui fut appelé collège de Bourgogne. En 1381, Charles VI le vendit au duc de Berry, son oncle. Trouvant les jardins trop circonscrits, ce dernier leur adjoignit, en 1385, sept arpents de terre situés au-delà des fossés de la ville, et, pour établir la communication, il fit construire un pont sur le fossé. Cette partie extérieure fut nommée petit séjour de Nesle.
Des mains du duc de Berry, l'hôtel passa encore entre celles de plusieurs princes, et fut, enfin, aliéné par Henri II et Charles IX, en 1552 et 1570. Sur son terrain s'élevèrent différentes constructions telles que l'hôtel de Nevers, l'hôtel de Guénégaud qui, depuis, a pris le nom de Conti. plus tard, enfin ce qui restait de cet hôtel fut démoli pour faire place au collège Mazarin, aujourd'hui palais de l'Institut.
A l'extrémité occidentale de l'hôtel, à l'angle formé par le cours de la Seine et le fossé de l'enceinte de Philippe Auguste, étaient la porte et la tour de Nesle, les seules qui soient représentées sur la gravure placée en tête de cette notice.
La porte, espèce de bastille, se composait d'un édifice flanqué de deux tours rondes, entre lesquelles était l'entrée de la ville. On y arrivait par un pont en pierre assis sur quatre arches, et qui rétablissait la communication interceptée par le fossé, très large en cet endroit.
Il paraît que, pendant longtemps, cette porte fut fermée au public ; car je lis des lettres patentes du 13 avril 1550 adressées aux prévôt et échevins, et les autorisant à « faire ouvrir la porte de Nesle, pour la commodité du fauxbourg, et pour gens de pied et de cheval seulement, sans que charrettes et chevaux chargés de marchandises sujettes à imposition y puissent passer ». Je lis encore dans ces lettres que « le fauxbourg avoit esté ruiné par les guerres, réduit en terres labourables ; et, ayant commencé à se restablir sous François Ier, qui l'avoit ainsi permis, il estoit un des plus beaux fauxbourgs des villes de France. Sur quoy, requeste estant présentée à la ville, est ordonnée l'ouverture de la dite porte ».
Ce fut par cette porte de Nesle qu'Henri IV pénétra dans Paris, après avoir assiégé ce côté de la ville, en 1589 – Elle existait encore sous le règne de Louis XIV.
Quant à la tour, située à quelques toises et au nord de la porte, sur la pointe de terre que formait le fossé en se réunissant à la Seine, la rivière en baignait le pied. De forme circulaire, elle avait cent vingt pieds de hauteur environ, et dominait le comble de la galerie du Louvre. Elle était accouplée à une seconde tour contenant l'escalier à vis, moins forte en diamètre, mais plus haute encore. A les voir, on eût dit deux soeurs dont l'une avait en partage la force et la maturité de l'âge, l'autre la légèreté et les grâces de la jeunesse. Plus élancée plus svelte, celle-ci avait l'oeil au guet ; plus consistante et plus posée, celle-là se confiait en sa force, et attendait. Réunies toutes deux à la porte voisine, par un mur leur allié, elles formaient à elles trois un ensemble qui se présentait au sud-ouest, et se continuait par une suite de remparts dont plusieurs autres ouvrages complétaient la défense.
En face d'elles, sur la rive opposée, s'élevait le Louvre, et, à l'angle du Louvre et de la muraille de Paris, une tour pareille à elles, et qu'on appelait la tour du Coin. Dans les temps de danger, une chaîne de fer, dont une extrémité était fixée à la tour de Nesle, traversait la Seine, et, soutenue de loin en loin par des bateaux, allait se rattacher à la tour du Coin, et fermait, de ce côté de la rivière, l'entrée de la ville de Paris.
Dans l'origine, la tour et la porte de Nesle avaient le nom de Philippe Hamelin, leur constructeur ou leur premier propriétaire, je ne sais. Plus tard elles empruntèrent leur nom de l'hôtel, devenu considérable. Les fenêtres de la tour et une terrasse de l'hôtel donnaient sur la rivière.
Brantôme c'est à lui que je reviens maintenant, dans le discours deuxième art. 1er de ses Femmes galantes, raconte qu'une reine de France dont il ne dit pas le nom se tenait là d'ordinaire, « laquelle faisait le guet aux passants, les faisoit appeler et venir à soy ; et les faisoit précipiter du haut de la tour qui paroît encore, en bas, en l'eau, et les faisaot noyer... Je ne veux pas dire, ajoute-t-il, que cela soit vrai ; mais le vulgaire, au moins la plupart de Paris, l'affirme... et n'y a si commun qui, en lui montrant la tour seulement, et en l'interrogeant, de lui-même ne le die. »
Jean Second, poète hollandais, mort en 1536 appuie l'assertion de Brantôme dans une pièce de vers latins qu'il a composée sur la tour de Nesle Epigram. libro pag. 140, edit. Lugd. Batav..
Mayerne en fait mention dans son Histoire d'Espagne, t. I, p. 560.
Villon, qui écrivait ses vers au XVe siècle, dans un temps plus rapproché de l'événement, y ajoute son témoignage. Donnant quelques détails nouveaux, il nous apprend que les malheureuses victimes étaient renfermées dans un sac puis jetées dans la rivière. A la seconde strophe de sa Ballade des Dames du temps jadis, il se demande :

                    ... Où la royne
          Qui commanda que Buridan
          Fust jeté, en ung sac, en Seine ?

Ce Buridan dont parle Villon échappa au piège, on ne sait comment. Il se retira à Vienne en Autriche, où il fonda une université, et son nom devint célèbre dans les écoles de Paris, au XVème siècle.
En 1471, un maître ès arts de l'université de Leipzig composa un petit ouvrage sous le titre de Commentaire historique sur les jeunes écoliers parisiens que Buridon, etc.
Comme on le voit, la chronique de la tour de Nesle était devenue européenne.
Cette reine dont parlent à la fois Brantôme, Jean Second, Mayerne et Villon, passa successivement pour être Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel, puis Marguerite de Bourgogne, première femme de Louis X, ainsi que ses deux soeurs, Jeanne et Blanche ; toutes trois les brus de Philippe le Bel.
Mais Robert Gaguin, historien du XVème siècle, s'est porté le défenseur de Jeanne de Navarre. Après avoir parlé de la conduite des trois princesses épouses des trois fils de Philippe le Bel, et de leur châtiment, il ajoute que « ces désordres et leur suite épouvantable donnèrent naissance à une tradition injurieuse pour la mémoire de Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel. Suivant cette tradition, elle faisait jeter, de la fenêtre de sa chambre, dans la rivière, les écoliers qu'elle attiroit. Un seul de ces escaliers, Jean Buridan, eut le bonheur d'échapper au supplice qu'il avoit encouru ; c'est pourquoi il publia ce sophisme avant de s'exiler : Ne craigner pas de tuer une royne ; cela est quelquefois bon Reginam interficere nolite timere ; bonum est
Ainsi Gaguin ne consteste pas le fait ; il le confirme, au contraire, et le développe, se plaignant seulement – et ce n'est pas sans raison – qu'on l'attribuât à Jeanne de Navarre, qui ne vivait pas du temps de Buridan.
Quant à Marguerite de Bourgogne et à ses soeurs Jeanne et Blanche, elles n'ont pour sauvegarde ni la protection d'une date, ni le verdict de l'histoire. Tout le monde sait, au contraire, que les trois soeurs se livraient à la conduite la plus scandaleuse ; deux d'entre elles avaient pour complices les deux frères Philippe et Gaultier d'Aulnay ; la tour de Nesle, appartenant alors à la princesse Jeanne, était le lieu de leurs entrevues.
Mais, un jour, dit Godefroy de Paris,

          Tout chant et baudor et leesce
          Tornés furent à grand destrèce
          Du cas qui lors en France avint ;
          Dont escorcher il en convint
          Deux chevaliers joli et gaie
          Gaultier et Philippe d'Aulnay.

En effet, ces deux jeunes hommes furent tout à coup arrêtés, ainsi que la reine et les princesses, ses soeurs.
Philippe avoua qu'il était l'amant de Marguerite, femme de Louis X, et Gaultier celui de Blanche, comtesse de la Marche.
La confession ainsi faite, dit Godefroy,

          L'eure ne fut pas moult retraite
          Que donnée fust la sentence.
          Si furent jugiés sans doutance
          Les deux chevaliers de leur paire,
          D'une sentence si amère.
          Por leur traïson et péchié,
          Que ils furent escorchié,
          ..................................
          Et puis entraîné et pendu !

Marguerite et Blanche furent conduites aux Andelys, où on les jeta, dit Godefroy, dans une espèce de basse-fosse.

          Longuement en prison là furent,
          Et de confort moult petit urent
          L'une ne l'autre ni et aise ;
          Mais toutes voies plus à mal aise
          Fut la royne de Navarre,
          En haut estoit, et à la terre
          La comtesse fut plus aval,
          Dont elle souffroit moins de mal,
          Car elle estoit plus chaudement.
          Ce fut justice voirement.
          Car la royne cause estoit
          Du péché que elle avoit fait.

De cette prison, on les transféra au Château-Gaillard, forteresse de Normandie. Là, par ordre de Louis X, Marguerite fut étranglée avec une serviette, selon les uns ; avec ses propres cheveux, selon les autres. Blanche, épargnée et divorcée, prit le voile à l'abbaye de Maubuisson, où elle termina sa vie.
Mais Jeanne fut plus heureuse encore ; elle avait été arrêtée comme ses soeurs :

          Et, quand la comtesse ce vit,
          Hautement s'écria et dit :
          « Por Dieu, oiez moi, sire roi ;
          Qui est qui parle contre moi ?
          Je dis que je suis preude fame,
          Sans nul crisme, sans nul diffame ;
          Et sé nul ne veut contre dire,
          Gentil roy, je vous réquier, sire,
          Que vous m'oiez en deffendant,
          Se nul ou nulle demandant
          Me fait chose de mauvestie,
          Mon cuer sens si pur, si traille,
          Que bonnement me deffendrai,
          Ou tel champion baillerai,
          Qui bien saura mon droit deffendre,
          S'il vous ples à mon gage prendre. »

Elle parvint, en effet, à se justifier tant bien que mal, et son mari Philippe le Long la rappela près de lui.

                    Frédéric Gaillardet.

Il n'y avait dans tout cela rien de bien offensant pour moi. Mais j'avais été tellement irrité à propos de toute cette histoire, que je m'étais bien promis, à la première occasion qui se présenterait d'être désagréable à M. Gaillardet, de ne pas la laisser échapper.
L'occasion se présentait, je la saisis.
J'écrivis ab irato la lettre suivante, et j'eus tort. Je ne puis pas dire mieux que de l'avouer, j'espère.

Monsieur le directeur,
En feuilletant l'un de vos derniers numéros, je tombe sur un article dans lequel M. Gaillardet raconte comment il a fait son drame de la Tour de Nesle. Je n'aurais jamais cru que de pareils détails fussent d'un intérêt bien vif pour le public ; mais, puisque M. Gaillardet en pense autrement, je me range à son avis, et je vais vous raconter à mon tour comment j'ai fait le mien.
Je dois avouer, d'abord, que sa naissance, ou plutôt son incarnation, son idée première, s'infiltra dans mon esprit d'une manière moins subite, moins inspirée, et, par conséquent, moins poétique, qu'elle ne le fit dans le sien. Elle ne me vint point frapper sur le pont des Arts, vers le soir d'un beau jour d'été, à cette heure où les rayons du soleil occidental empourprent l'horizon de la grande cité ; elle ne me vint point, enfin, en regardant le palais mazaréen qu'on appelle vulgairement l'Institut. Voilà pourquoi ma Tour de Nesle, à moi, est si peu académique.
Non ; mais vous vous rappelez peut-être cette époque désastreuse où le choléra, bondissant de Saint-Pétersbourg à Londres, et de Londres à Paris, vint tomber à l'Hôtel-Dieu, étendant comme un drapeau noir ses deux ailes sur la ville maudite. Le riche, dans son égoïsme, espéra d'abord que le souffle empesté du démon resterait enfermé dans l'hôtellerie mortuaire du pauvre, que le fléau aristocrate ne décimerait que l'habitant de la loge ou de la mansarde, et qu'il y regarderait à deux fois avant d'aller frapper, en traînant son linceul, à la porte des hôtels de l'opulente Chaussée ou du noble Faubourg. – Il le crut l'insensé ! Il fit fermer les volets rembourrés de sa fenêtre, afin que les bruits n'arrivassent point jusqu'à lui ; il ordonna à ses valets d'allumer de nouvelles bougies, d'apporter d'autres bouteilles, d'entonner d'autres chants. – Puis, à la fin de l'orgie, il entendit heurter à la porte. C'était l'ange asiatique qui venait, comme le Commandeur après le festin de don Juan, le prendre par les cheveux, et lui dire : « Repens-toi et meurs ! »
Oh ! alors ce fut bien véritablement une désolation universelle, n'est-ce pas ? Et il fut curieux de voir comment le premier cri de mort, parti d'une riche maison, alla retentir du faubourg Saint-Honoré au Luxembourg, et du Luxembourg à la Nouvelle-Athènes ; comment, soudain, tout ce qui se trouvait encadré dans ce triangle élégant s'anima d'une terreur croissante, et, ne songeant plus qu'à fuir, ferma sur soi les portières de ses voitures blasonnées à Crécy, à Marengo ou à la Bourse. Plus d'une de ces voitures heurta avant d'atteindre le bout de la rue, quelque char tendu de noir qui se rendait au cimetière, et plus d'un fuyard rencontra la mort, douanier incorruptible, qui lui défendit d'aller plus loin que la barrière, le reconnaissant comme sa chose, et l'ayant marqué d'avance pour le tombeau.
Puis, au bruit de ces calèches, de ces berlines, de ces chaises de poste se croisant en tous sens, et brûlant le pavé, succéda une rumeur sourde et continue. Une longue file de chariots de toute espèce, qu'une simple draperie noire convertissait en corbillards – car les équipages de la mort manquèrent bientôt aux convives qu'elle invitait – suivit incessamment, et pas à pas, une triple voie au bout de laquelle l'attendait béante la gueule de quelque cimetière. Puis, par une autre, les chariots revenaient vides et impatients de se remplir.
Toute chose disparaît devant la peur incessante de la mort : la Bourse fut muette ; les promenades devinrent solitaires ; les salles de spectacle désertes ; le théâtre de la Porte-Saint-Martin, ce roi des recettes, fit neuf mille francs, pendant tout le mois d'avril.
Un des éclats de la bombe qui venait d'éclater sur Paris m'avait atteint. J'étais encore étendu sur mon lit, fiévreux mais convalescent, lorsque M. Harel vint s'asseoir à mon chevet. La maladie de son théâtre suivait une marche inverse de la mienne.
M. Harel est un des gladiateurs, sinon les plus forts, du moins les plus adroits que je connaisse ; homme de sang-froid par calcul, d'esprit par nature, d'éloquence par nécessité. Depuis cinq ans, je crois que la fortune et lui se sont pris à bras-le-corps, et qu'ils luttent ensemble dans cette lice appelée le parterre : certes, il a touché plus d'une fois la terre ; mais plus d'une fois aussi il a terrassé son adversaire, et, chaque fois que la chose est arrivée, la déesse ne s'est relevée que les poches vides. – Pourtant, cette fois, il l'avouait lui-même, il avait le poignard sur la gorge !
Avec un homme comme M. Harel, les relations peuvent changer du mal au bien et du bien au rnal, et, cela, dix fois en un jour. Mais, dans l'un ou l'autre cas, il vous fait toujours plaisir à voir, parce qu'il est toujours amusant à entendre : donnez-lui pour valets de chambre Mascarille et Figaro, et, s'il ne les joue pas tous deux par-dessous la jambe, je veux être un George Dandin.
Ce fut donc avec le plaisir habituel que me cause sa rencontre, quelle que soit, je l'ai déjà dit, la position où je me trouve vis-à-vis de lui, que je vis arriver M. Harel. Cette fois, d'ailleurs, je crois que nous étions au mieux, et sa visite était une véritable bonne fortune pour un convalescent. Il me raconta le plus spirituellement du monde toutes ses tribulations de théâtre, qui rendraient fou un homme ordinaire, et finit par me dire que, si ma tête était pour le moment aussi vide que sa salle, il était un homme perdu.
Un auteur a rarement la tête tout à fait à sec, et il a toujours, dans l'un des tiroirs de ce meuble merveilleux qu'on appelle le cerveau, deux ou trois idées qui attendent le terme d'incubation nécessaire à chacune d'elles pour sortir viables. Malheureusement ou heureusement peut-être, aucune de ces idées n'était pour le moment prête à éclore chez moi, et il fallait encore à chacune d'elles plusieurs mois de gestation, pour que leur venue au monde ne fût pas traitée de fausse couche. M. Harel me donna huit jours.
Il y a deux manières de travailler les oeuvres littéraires en général, et surtout les oeuvres dramatiques en particulier : l'une consciencieuse, l'autre pécuniaire ; la première artistique, la deuxième bourgeoise. Dans la première hypothèse, on travaille en ne songeant qu'à soi ; dans la seconde, en ne songeant qu'au public ! et le grand malheur de notre métier, c'est que c'est bien souvent l'ouvrage pécuniaire qui l'emporte sur l'oeuvre consciencieuse, et la manutention bourgeoise sur la combinaison artistique. Cela tient à ce que, lorsqu'on travaille pour soi, on sacrifie toutes les exigences du public aux exigences personnelles tandis que, lorsqu'on travaille pour les autres, on sacrifie toutes les exigences personnelles aux exigences du public – ce qui n'empêche pas, quel que soit leur sort, qu'on n'ait ses ouvrages d'indifférence et ses ouvrages de prédilection. Maintenant, il est inutile de dire que ce ne sont pas les ouvrages de prédilection qui se font en une semaine.
Je tenais donc à ne sacrifier aucune des idées que j'avais en ce moment dans la tête ; ce que voyant M. Harel, il m'offrit incontinent une de celles qu'il avait dans les cartons de son théâtre.
- Pardieu ! me dit-il, il y a, dans l'un des trois ou quatre cents drames reçus à la Porte-Saint-Martin, un sujet qui irait admirablement à votre manière de faire, et dans lequel mademoiselle George pourrait avoir un beau rôle.
- Lequel ?
- Une Marguerite de Bourgogne.
- Je ne puis le prendre : j'ai refusé, l'autre jour, de le traiter à quelqu'un qui me l'offrait.
- Et pourquoi cela ?
- Parce qu'un de mes amis, qui, je crois, a beaucoup plus d'esprit que vous, ce qui n'est pas peu dire, en fait un drame.
- Qui donc ?
- Roger de Beauvoir.
- Vous vous trompez ! C'est un roman intitulé : l'Ecolier de Cluny
- Oh ! alors, plus d'inconvénient ! Cela me sourit d'autant plus, que je faisais une pleine eau dans le XIVème siècle, au moment où le choléra est venu me donner une passade, et que, par conséquent, je sais mon Louis le Hutin sur le bout du doigt.
- Ainsi, c'est entendu, je vous envoie le manuscrit demain.
- Mais l'auteur ! La chose lui conviendra-t-elle ?
- La pièce est à moi ; elle m'appartient par un bel et bon traité : j'ai le droit de la faire refaire à mon gré, par qui bon-me semblera. Et, ma foi ! je pense que l'auteur aimera autant que ce soit vous qu'un autre qui la retouchiez... D'ailleurs, je vais tout vous dire, et franchement.
- Je vous préviens que, d'après cette déclaration, je me tiens sur mes gardes.
- Parfaitement... Vous savez que Janin a pour moi quelque amitié ?
- Oui.
- Eh bien, je l'ai prié de refaire cette pièce, qui est injouable telle qu'elle est, et que je n'ai recue que lorsqu'il a eu consenti à la remanier...
- Alors, vous n'avez pas besoin de moi.
- Au contraire, car c'est Janin lui-même qui m'a dit de venir vous trouver... Il a sué sang et eau dessus ; il en a fait un morceau de style merveilleux ; mais, enfin, il a compris le premier qu'il n'y avait pas une pièce dans ce qu'il a fait. Ce matin, il est entré dans ma chambre avec une brassée de papiers qu'il m'a jetée au nez, en me disant qu'il n'y avait que vous qui pussiez arranger cela, que je le ferais mourir de chagrin, qu'il avait le choléra, et qu'il allait s'appliquer vingt sangsues.
- Eh bien, envoyez-moi demain toutes ces paperasses ?
- Et vous vous y mettrez tout de suite ?
- Je tâcherai ; mais à une condition.
- Dites.
- C'est que je ne paraîtrai pas aux répétitions, et que mon nom ne figurera pas sur l'affiche ; puisque je fais la chose pour vous, et non pour moi. Ainsi, votre parole d'honneur ?
- Ma parole d'honneur !
J'ai déjà dit qu'au moment où M. Harel vint me trouver, j'avais la fièvre, situation d'esprit, chacun le sait, très favorable à la confection des oeuvres d'imagination. Aussi, dans la journée même, mon caractère de Marguerite de Bourgogne fut arrêté, mon rôle de Buridan tracé, et une partie de l'intrigue combinée.
Le lendemain, M. Harel arriva avec son manuscrit.
- Voici la chose, me dit-il.
- Ma foi ! elle arrive trop tard.
- Comment cela ?
- Votre drame est fait.
- Bah !
- Envoyez-moi ce soir votre secrétaire, il aura le premier tableau.
- Ah ! mon cher ami ! vous êtes...
- Un instant ! occupons-nous des affaires d'intérêt, maintenant.
- Mais vous savez qu'entre nous...
- Aussi n'est-ce pas des miennes que je veux parler, c'est de celles de votre jeune homme... Vous lui avez fait signer un traité, m'avez-vous dit ?
- Oui.
- Sur quelles bases ?
- Mais d'après le marché de la Porte-Saint-Martin : deux louis par représentation, un louis pour lui, un louis pour Janin, et douze francs de billets.
- Janin, renonçant à la collaboration, renonce à son droit ?
- Cela ne fait pas de doute ; il a été le premier à me le dire.
- Alors, il faut que votre jeune homme jouisse du bénéfice de la retraite de Janin, et qu'il touche le traité entier.
- Point !
- Pourquoi ?
- Parce qu'avec vos droits, à vous, qui sont en dehors des règles ordinaires, cela me fera une somme ruineuse par soirée. D'ailleurs, il ne compte que sur un louis, il s'attend à avoir un collaborateur : il touchera son louis il aura son collaborateur ; seulement, celui-ci, au lieu de s'appeler Janin, s'appellera Dumas, et, au lieu de se nommer, ne se nommera point.
- Oui ; mais je veux, cependant, que ce jeune homme soit content de moi.
- Il y a un moyen : qu'il prélève son second louis sur vos droits, à vous.
- Soit ; mais, alors, vous porterez, de votre côté, la somme de billets à vingt francs : cela lui fera un compte rond.
- Je le veux bien.
- C'est chose convenue ?
- Parfaitement.
- Rédigeons.
Je pris une plume et du papier, et le traité fut fait et signé.
- Y a-t-il, du reste, quelque chose à prendre dans ce que vous m'apportez là ? continuai-je en montrant le manuscrit gisant sur mon lit.
- Mais oui, dans le premier acte... Bien entendu que ce manuscrit est celui de Janin ; je ne vous ai pas apporté l'autre, qui est illisible.
- Je verrai cela après avoir écrit le mien.
- Et j'en aurai quelque chose ce soir ?
- Le premier tableau, oui.
- C'est bon ; à dix heures, Verteuil sera chez vous.
Je passai la journée à écraser le bec d'une plume sur du papier. Le soir, Verteuil entra à l'heure convenue ; j'étais mort de fatigue, mais le tableau était fait ; c'était celui de la taverne.
- A quelle heure faut-il que je revienne ? me dit Verteuil.
- Demain, à quatre heures.
- Et j'aurai le second tableau ?
- Vous l'aurez.
- Merveilleux !...
- Seulement, laissez-moi tranquille.
- Je m'en vais.
Verteuil partit.
Je me souvins alors de ce que m'avait dit M. Harel, et des beautés de style qui existaient, selon lui, dans le commencement de l'ouvrage. La première chose qui me frappa en jetant les yeux sur les noms des personnages, c'est que le héros principal s'appelait Anatole, nom qui me parut singulièrement moderne pour un drame du XIVème siècle ; je n'en continuai pas moins ma lecture.
Il y avait une indication de scène dont je profitai, et, comme je l'ai dit, des choses admirables de style. Je n'en pris, cependant, que la tirade des grandes dames. – Ainsi, c'est à Janin, et non à moi, que les marquises du faubourg Saint-Germain doivent jeter la pierre. – Quant aux deuxième, troisième, quatrième et cinquième actes, ils s'écartaient tellement des habitudes du théâtre qu'il était impossible d'en rien tirer ; néanmoins, la magie du style me les fit lire jusqu'au bout ; mais, la lecture achevée, je posai là le manuscrit, et ne le rouvris plus.
Le lendemain, Verteuil fut exact, et, moi, je fus ponctuel. Il emporta son second tableau.
Lorsque les trois premiers actes furent finis, on les lut aux acteurs sans attendre les deux derniers. Selon nos conventions, mon nom ne fut pas prononcé je ne parus point à la lecture, et M. Harel remplace l'auteur présumé, qui était toujours absent de Paris.
Au bout de huit jours, M. Harel eut son drame complètement terminé.
J'écrivis alors au jeune homme pour le prévenir que sa première représentation allait avoir lieu.
Le jeune homme ne me fit pas l'honneur de me répondre. Il prit la voiture arriva à Paris, et trouva chez lui ses billets de répétitions.
Il courut à la Porte-Saint-Martin, entra comme on commençait le deuxième acte, l'écouta assez tranquillement, ainsi que le troisième ; mais, enfin, perdant patience après la scène de la prison, il monta sur le théâtre et demanda si l'on allait bientôt commencer la répétition de sa pièce, ou bien si on l'avait fait venir purement et simplement pour entendre le drame d'un autre.
Les acteurs se mirent à rire. La ressemblance dans les noms lui revint tout à coup à l'esprit, et il vit clairement qu'il avait dit une légèreté.
- Comment, lui dit Bocage, ne connaissez-vous pas votre enfant, ou vous l'aurait-on changé en nourrice ?
Le jeune homme ne savait que répondre.
- Seriez-vous mécontent de la scène de la prison ? continua Bocage.
- Non pas, dit le jeune homme, qui commençait à reprendre son aplomb, au contraire, elle me paraît même à effet.
- Eh bien, vous verrez votre cinquième acte, reprit Bocage ; c'est celui-là qui vous fera plaisir !
Le jeune homme vit son cinquième acte, et déclara qu'il était effectivement de son goût. Seulement, il parut fort regretter qu'on eût changé le nom d'Anatole en celui de Gaultier d'Aulnay.
Le jeune homme suivit avec le plus grand soin les répétitions de son drame faisant à tort et à travers des objections qu'on n'écoutait pas, et des corrections qu'on se gardait bien de suivre.
Le jour de la représentation arriva. Si bien que j'eusse gardé le secret pour mon compte, les indiscrétions intéressées du directeur, les plaisanteries des acteurs, les plaintes même échappées à l'auteur, m'avaient dénoncé au public comme le vrai coupable ; une certaine manière de faire dans la construction de la pièce, des parties de style empreintes d'un cachet individuel, venaient à chaque instant me charger de plus en plus. Enfin, il n'y avait pas une seule personne dans la salle qui ne s'attendît à entendre sortir mon nom de la bouche de Bocage, lorsqu'il vint annoncer, selon l'habitude, que la pièce qu'on avait eu l'honneur de représenter était de monsieur... Il nomma le jeune homme.
Je venais d'accomplir le dernier engagement que je m'étais imposé, et, certes, celui-là était le plus difficile. Entendre toute une salle trépigner, applaudir de ses trois mille mains, demander avec la frénésie du succès votre nom d'auteur c'est-à-dire votre personne, votre vie, votre gloire, et livrer, à la place du sien un nom inconnu à l'auréole de la publicité ; et, tout cela, lorsqu'on peut faire autrement, lorsque aucune promesse ne vous lie, lorsque aucun engagement n'a été pris, c'est, croyez-moi bien, c'est la philosophie de la délicatesse poussée au plus haut degré.
La représentation finie, j'aperçus, en descendant avec le public, notre jeune homme. Il recevait modestement les compliments de tous ses amis, et se rengorgeait au centre d'un groupe. Janin descendait en même temps que moi. Nous échangeâmes un de ces regards qu'aucune parole ne pourrait traduire. Puis nous revînmes bras dessus, bras dessous, riant, tout le long du boulevard du jeune homme, du public, et surtout de nous-mêmes.
Le lendemain, M. Harel, qui prétendait que l'absence de mon nom sur l'affiche lui était préjudiciable, s'ingéra d'un de ces moyens qui n'appartiennent qu'à lui, pour dire tacitement au public ce qu'il lui était impossible de dire tout haut, et rédigea son affiche en ces termes :

          La Tour de Nesle
          Drame en cinq actes, en prose,
          de MM. *** et Gaillardet

Il avait agi, comme on le voit, en raison inverse des règles de l'algèbre, qui veulent qu'on procède du connu à l'inconnu, et non de l'inconnu au connu. Il était impossible de faire preuve, je crois, d'une ignorance plus savante et d'une bêtise plus spirituelle.
Ce que voyant, le jeune homme écrivit la lettre suivante au rédacteur du Corsaire...
On connaît cette lettre, ainsi que la réponse d'Harel : je les ai citées plus haut.
Cette réponse n'empêcha point le jeune homme, qui était avocat, de faire un procès à M. Harel, mais un singulier procès, vous allez voir.
A faire disparaître les étoiles de l'affiche, il n'y fallait pas songer : il s'agissait donc seulement de changer les étoiles de place. Requête fut présentée, en conséquence, par le jeune homme au tribunal de commerce, pour qu'il eût à rétablir les choses dans la position algébrique ; cette requête réclamait un jugement qui autorisât le jeune homme à faire les jambes de devant du chameau de la caravane.
Jusque-là, tout allait bien, et le jeune homme n'avait pas encore complètement oublié le petit service que je venais de lui rendre, et la manière dont je le lui avais rendu ; témoin la lettre suivante qu'il m'avait écrite en entamant son procès :

« Mon cher maître, je vous renouvelle mes remerciements pour votre bonne et loyale conduite dans mon affaire d'hier ; mais, puisque Harel est intraitable, je ne lui lâcherai pas prise d'une semelle, et je vais l'attaquer. En effet, si l'honneur de son administration est en péril, comme il dit, ma parole, à moi, est compromise ; et je me suis trop avancé avec le public et avec mes amis pour demeurer coi :
Que cette affaire ne vous chagrine pas, mon cher maître, et surtout qu'elle ne vous empêche pas de partir quand bon vous semblera. Seulement, dans ce cas, je réclamerais de votre bonté une petite déclaration afin d'accuser Harel, et de vaincre son obstination par la perspective d'une condamnation certaine.
Mille pardons pour tout le casse-tête que vous donnent toutes ces tracasseries pauvres et misérables. Mille amitiés et remerciements.
4 juin 1832. »

Grâce à ma déclaration, le jugement intervint, et les malheureuses étoiles furent condamnées à faire les jambes de derrière.
Pendant ce temps, il était venu au jeune homme une singulière idée : c'était de vendre le manuscrit sans ma participation. En conséquence, il alla trouver Duvernoy, lui dit qu'il était l'auteur de la Tour de Nesle, et qu'il venait pour traiter avec lui.
Duvernoy, qui savait comment les choses s'étaient passées, accourut chez moi, et me prévînt de la démarche de mon collaborateur. Nous réglâmes, séance tenante, les conditions du marché. La vente fut arrêtée à quatorze cents francs dont sept cents devaient être remis au jeune homme.
Cette somme, sans doute, ne parut pas au jeune homme proportionnée au mérite de son drame ; car il menaça Duvernoy et moi d'un second procès, si nous en arrêtions les bases sur ces conditions. Au bout de quinze jours, il signa cette vente pour une somme totale de cinq cents francs. Le jeune homme aurait mieux fait, vous le voyez, de continuer à me charger de ses affaires d'intérêt. – Il est inutile de dire qu'un seul nom parut sur la brochure comme un seul nom avait paru sur l'affiche..
Vous croyez peut-être que, moyennant ce dernier partage, mon jeune homme me tint quitte ?
Au moment où je m'occupais de la publication de mes oeuvres complètes, je reçus une lettre de lui. Savez-vous ce qu'il me disait dans cette lettre ? Il me disait qu'il venait d'apprendre avec le plus grand étonnement que j'avais la prétention de mettre son drame parmi les miens. La chose, comme on le voit, dégénérait en bouffonnerie.
Je répondis au jeune homme que, s'il continuait à me rompre la tête avec ses balivernes, j'imprimerais son manuscrit dans la préface du mien.
Cette notification fut pour le pauvre diable un véritable coup de foudre. Il ignorait que M. Harel, après la signature de mon traité d'Angèle, m'avait, à titre de prime, fait cadeau de cet autographe.
Le lendemain, je reçus, par huissier, une invitation de remettre mon manuscrit aux mains de son auteur, parce que, disait-il, il venait de traiter de sa verte. La chose paraîtra peut-être bizarre d'abord ; mais on finira par la comprendre, en réfléchissant que, à l'exception d'une scène, le drame était entièrement inédit ; le libraire pouvait donc n'être pas dans son bon sens, mais l'auteur était dans son bon droit.
M. Philippe Dupin, à qui je remis les deux manuscrits, et qui les a encore entre les mains, fit répondre à notre adversaire que nous étions prêts à faire la remise dudit autographe, mais que nous ne la ferions qu'en échange d'une copie collationnée sous les yeux de trois auteurs dramatiques, et certifiée conforme par eux.
Le jeune homme réfléchit quinze jours, puis retira sa demande.
C'était le troisième procès qu'il entamait contre moi, pour lui avoir fait gagner douze mille francs.
Depuis ce temps, je n'ai plus entendu parler du jeune homme, et je ne sais, à l'heure qu'il est, s'il est mort ou vivant.
Voilà comment je fis ma Tour de Nesle.
Quant à celle de M. Gaillardet, j'ignore si c'est, comme il le dit, son meilleur drame, je ne la connais encore que par la lecture, et j'attendrai qu'il la fasse jouer pour juger si elle vaut mieux que George et Struensée.
Agréez, etc.
                    Alex. Dumas.

Les jours s'écoulèrent, et je savais que mon futur adversaire allait au tir tous les matins, et j'étais tenu au courant des progrès qu'il faisait.
Enfin, la fameuse réponse parut.
Qu'on me permette de la reproduire entière avec les injures qu'elle contient.
Il est probable qu'aujourd'hui M. Gaillardet regrette ses injures envers moi, comme je regrette mes violences envers lui.

A M. S-Henry Berthoud
          Monsieur le directeur,
J'ai publié dans le n° XXI du Musée des Familles un article que vous m'avez fait l'honneur de me demander sur l'ancienne tour de Nesle. Dans cet article, j'ai conté, en passant, et sous forme de causerie, sans prétention aucune, comment l'idée m'était venue de faire un drame dont personne ne m'a contesté la pensée première ; drame imprimé, publié depuis plus de deux ans, et représenté aujourd'hui pour la deux centième fois sous mon nom, de l'aveu de M. Dumas lui-même.
Du reste, je n'ai pas dit un mot de M. Dumas, je n'ai fait aucune allusion à la discussion juridique et littéraire qui s'éleva jadis entre lui et moi. On peut s'en convaincre par la lecture de mon article. J'aurais eu scrupule, en effet, de ranimer en quoi que ce fût une querelle depuis longtemps éteinte, et à laquelle une transaction amiable a mis fin ; transaction proposée par M. Dumas lui-même, ainsi que je le dirai dans la suite, et par laquelle fut arrêté, dans son principe, le débat public que j'avais, alors, moi, désiré, provoqué.
Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, M. Dumas revient sur cette affaire. Il en réunit les cendres froides et éparses, les tasse dans sa main, et, les attisant de tout son souffle, en rallume le feu, au risque de s'y brûler les doigts. Puisqu'il m'a jeté le gant, je le ramasse. Il m'a provoqué, je lui réponds. Tant pis pour lui s'il est blessé dans ce jeu, si sa réputation s'y trouve compromise : il ne dépend pas de moi d'éviter le combat... Je suis l'offensé, l'insulté ! Et, si jamais le talion fut permis, c'est à celui qui n'a point recherché l'attaque... A celui-là la vengeance est sacrée et les représailles saintes. Il use du droit de naturelle et légitime défense !
J'arrive donc à l'histoire complète et vraie de la Tour de Nesle. J'appuierai mon récit sur des preuves écrites et signées par les personnages mêmes de cette histoire, et, quand les preuves me manqueront, je mettrai sous les yeux du lecteur les présomptions et les vraisemblances de la cause en lui disant : « Méditez et Jugez ! »
Mais, dans un pareil procès où l'honneur est tout, où la preuve écrite de bien des faits généraux ne peut être rapportée il eût fallu, pour cela, avoir pressenti l'avenir, et deviné ce qui arrive, où chacun des plaidants a besoin d'être cru dans certains cas, parce qu'il a toujours dit vrai dans les autres, où celui qui a menti une fois, au contraire, n'est plus digne de créance, dans une affaire, enfin, où la bonne foi doit l'emporter sur le mensonge, quand tous deux n'ont plus pour garant qu'une parole, je dois et je veux, avant toute chose, convaincre mon adversaire d'inexactitude je serai poli dans les termes, et cette inexactitude prouvée, je la lui cloue au front comme l'écriteau du flétri au faîte de la potence, afin que le stigmate en survive et plane incessamment sur le coupable, aux yeux des juges de ce procès.
M. Dumas déclare je commence par la première phrase de son article ayant rapport à la Tour de Nesle, il déclare qu'ayant reçu la visite de M. Harel, celui-ci lui dit : « La pièce est à moi. elle m'appartient par un bel et bon traité. J'ai le droit de la faire refaire à mon gré, par qui bon me semblera... » Et plus loin : « Vous avez fait signer un traité au jeune homme, m'avez-vous dit ? - Oui. - Sur quelles bases ? - Mais d'après le marché de la Porte- Saint-Martin : deux louis par représentation, un louis pour lui, un louis pour Janin, et douze francs de billets. » Puis, en note, M. Dumas ajoute : « Ce traité est encore entre les mains de M. Harel. » Eh bien, autant de mots, autant d'inexactitudes. Voici le seul traité qui ait jamais existé entre moi et M. Harel. C'est celui qu'on me fit signer, je dirai par quelle manoeuvre, quand on me fit accepter la collaboration de M. Janin.

Suivait le texte de ce traité, que le lecteur connaît.

« Le drame fut joué, dit M. Dumas ; on nomma le jeune homme. M. Dumas a employé d'un bout à l'autre, pour me désigner, cette expression. Entendre toute une salle trépigner, demander votre nom, et livrer, à la place du sien, un nom inconnu à l'auréole de la publicité ; et, tout cela, lorsqu'on peut faire autrement, lorsque aucune promesse ne vous lie, lorsque aucun engagement n'a été pris, c'est la philosophie de la délicatesse poussée au plus haut degré. »
Eh bien, voici la lettre qu'avant la représentation je reçus de M. Dumas et les conditions auxquelles seules je consentis à laisser jouer la pièce.
On n'a pas oublié cette lettre, la première que j'écrivis à M. Gaillardet.
Maintenant, lecteur, parlez. Laquelle est portée plus haut chez M. Dumas, ou la philosophie de la délicatesse, ou bien celle de l'assurance ?...
« Duvernoy vint me trouver, poursuit M. Dumas, et nous réglâmes séance tenante les conditions du marché. La vente fut arrêtée à quatorze cents francs dont sept cents devaient être remis au jeune homme. Cette somme, sans doute, ne parut pas au jeune homme proportionnée au mérite de son drame... Au bout de quinze jours, il signa cette vente pour une somme de cinq cents francs. Le jeune homme aurait mieux fait, vous le voyez, de continuer à me charger de ses affaires d'intérêt. »
Voici une déclaration signée de M. Duvernoy :
« Par le même esprit d'impartialité qui m'a fait donner à M. Alexandre Dumas une déclaration dans laquelle j'ai reconnu que M. Gaillardet m'avait proposé le manuscrit de la Tour de Nesle nous verrons ceci plus tard, je déclare qu'il n'a jamais été question de quatorze cents francs pour le prix dudit manuscrit, mais d'une somme que je crois être de mille francs.
                    Duvernoy.
Paris, 8 septembre 1834. »
J'en ai bien d'autres, et de toutes les philosophies à citer ! Mais elles trouveront place dans mon récit ; car, maintenant, oui, maintenant, je me sens assez fort pour l'entreprendre !
Ce fut le 27 mars que je lus mon drame de la Tour de Nesle à M. Harel en présence de M. Janin et de mademoiselle George. Le drame fut reçu. « Dumas ne ferait pas mieux ! s'écria le directeur avec enthousiasme. Il y a, pourtant, quelque chose à retoucher au style, qui n'est point scénique ; mais ne vous en inquiétez pas ; commencez un autre drame, et Janin nous fera le plaisir, à vous et à moi, de réviser quelques pages. » Je ne compris pas trop comment M. Janin, qui n'avait jamais fait de drame, aurait un style scénique, suivant l'expression du directeur.
« Mais, s'il n'en a pas fait, me dis-je à part moi, il en a beaucoup entendu, ce qui peut-être revient au même. » Je déclarai donc que je serais très flatté et surtout très reconnaissant si M. Janin voulait bien me sabler quelques phrases. M. Janin y consentit de la meilleure grâce du monde, et je sortis joyeux, et de M. Janin et de mademoiselle George. J'étais au septième ciel... L'ivresse ne fut pas longue..
Deux jours après, le 29 mars, j'allai voir ce qu'était devenu mon drame janinisé !... Quelle fut ma surprise en voyant tout un acte récrit ! « Mais c'est un travail bien grand, dis-je à part au directeur. M. Janin fait beaucoup plus que je n'avais désiré ; mais je ne crois pas mon style si mauvais qu'il faille... - Non, non, certainement, me répondit M. Harel. mais Janin y met de l'amour-propre, il veut au moins faire sa part. - Comment, sa part ? - Oui, sa moitié. - Mais c'est donc une collaboration ? Il y a un malentendu ; je vais le dire à M. Janin. - Ah ! qu'allez-vous faire ? Vous allez offenser Janin, Janin le plus puissant des feuilletonistes ! Vous vous créez un ennemi pour la vie. - Bah ? - C'est comme je vous le dis. Vous ne savez pas ce que c'est que le théâtre ! - Mais... - Et puis, d'ailleurs, il y a commencement d'exécution ! Les choses ne sont plus entières. Vous êtes liés de part et d'autre ! etc., etc. » Si bien que M. Harel, me voyant étourdi, prit une feuille de papier, y griffonna le traité que j'ai transcrit plus haut, me le fit signer... Et voilà comment j'eus mon premier collaborateur.
Alors, j'attribuai cet événement à un malentendu. Aujourd'hui, je l'attribue à un très bien entendu : les idées changent avec le temps !
Mais le jour était venu où M. Janin devait nous lire son travail. Je n'en dirai rien, car je pratique, autant que je le puis, la charité avec mes ennemis mêmes !... Qu'on sache seulement que, d'un commun accord, ce travail fut jugé non avenu. Janin se retira et se désista complètement j'en donnerai la preuve écrite, et M. Harel revint purement et simplement à mon drame.
Or, depuis le jour où j'avais lu ma pièce, j'avais conçu de nouvelles idées et des améliorations dues tant à la discussion et aux critiques du directeur qu'à mes réflexions propres.
Mais, afin d'éclairer le public sur les mystères vrais de l'enfantement de La Tour de Nesle, et de l'initier, pour ainsi dire, aux phases et aux développements du travail par lequel fut engendré ce drame, monstre par son succès et par les querelles qu'il soulève, je vais dire et établir succinctement ce qu'était, en gros et dans ses rapports avec le drame représenté, le drame que je lus à M. Harel, et qui me revint, à l'époque dont je parle. Il sera facile à tous de me comprendre d'abord qui n'a vu La Tour de Nesle ? de me vérifier ensuite, M. Dumas ayant entre les mains le manuscrit primitif, et le montrant à qui le désire ; aussi peut-on être assuré que je dirai plutôt moins que plus. Je cite de mémoire, et mon adversaire tient le livre !
Ici, M. Gaillardet donnait le résumé de son premier manuscrit ; puis il continuait ainsi :
Le lecteur a déjà saisi par quels points se touchent les deux drames. Ces points, dans le peu que j'ai cité, et cité fidèlement, on pense car si j'étais homme à m'affubler audacieusement d'un mensonge, moi, mon adversaire aurait en main de quoi me démasquer !, ces points ne sont-ils pas déjà les bases fondamentales du drame joué ? N'en sont-ce pas et les os et la moelle les matériaux et la charpente ?... Oui, j'ose le dire, n'eussé-je fait que cela dans la pièce, j'aurais fait plus de la moitié du drame, par conséquent dix fois, vingt fois plus que M. Dumas ne m'accorde, puisqu'il ne m'accorde rien. Rien ! Il a osé l'écrire et l'imprimer en toutes lettres ! Mais, d'après ce que nous savons de lui, de quoi pouvons-nous et devons-nous nous étonner ?
M. Harel m'avait exprimé plusieurs regrets : le premier que le drame ne fût pas en tableaux ; ce genre convenait mieux aux allures de son théâtre, et le succès de Richard appuyait cette opinion, le second, que je n'eusse pas fait Buridan père de Gaultier et de Philippe, dont on ne connaissait que la mère Marguerite. « Cela compliquerait l'intrigue », me disait-il.
Enfin, il trouvait invraisemblable que Marguerite, reine et toute-puissante, ne fit pas arrêter et disparaître Buridan dès les premiers mots de sa révélation.
Du rapprochement de ces deux dernières objections jaillit pour moi, soudain, une lumière immense.
Que Buridan soit père, en effet, au moyen d'une intrigue préexistante, et qu'il soit arrêté par Marguerite, qui voudra s'en défaire ; puis, au moment de son plus grand péril, qu'il se fasse reconnaître, et voilà l'occasion d'une scène magnifique, capitale !
La scène de la prison était trouvée.
Deux jours après le jour où Janin avait renoncé au drame, comme l'athlète épuisé à la tâche trop ardue, je portai au directeur de la Porte-Saint-Martin, M. Harel, un scénario qui était, à peu de chose près, celui de La Tour de Nesle.
Je vais pourtant indiquer les différences.
Orsini n'était point tavernier : c'était Landry, quoique tous deux fussent des hommes de la tour de Nesle. Quant à Orsini, c'était un de ces magiciens fort redoutés, dans ce temps, sous le nom d'envoûteurs. Confident de Marguerite il recevait chez lui les seigneurs de la cour, rôle à peu près semblable au Ruggieri d'Henri III ; c'est pour cela, je pense, que M. Dumas l'a fait tavernier à la place de Landry.
Deuxièmement, la scène de la prison était ainsi placée, que Buridan devait terminer son récit en tendant les mains à Marguerite, et lui dire : « Délie ces cordes ! » Marguerite, tombant à genoux, obéissait, et le déliait d'un seul coup.
M. Dumas a triplé cet effet en faisant délier Buridan en trois fois, voilà ce que je dois avouer et dire. Il a été au-dessus de moi de toute la hauteur du talent éprouvé sur la faiblesse qui s'essaye, du faire sur l'inexpérience.
Quant à la vérité de ce que j'avance, elle se trouvera, pour tout lecteur impartial, d'abord dans la précision, la textualité des détails, si je puis m'exprimer ainsi ; je ne cite pas seulement ce qui se trouve dans La Tour de Nesle actuelle, mais ce qui ne s'y trouve pas, entre autres une scène du quatrième tableau. Buridan venait en bohémien, et non en capitaine, chez Orsini sorcier. Celui-ci voulait en imposer au bohémien, qui lui révélait les meurtres de la tour de Nesle comme il les avait révélés à Marguerite ; et bientôt l'envoûteur tombait aux genoux du bohémien, pris aux propres superstitions que lui-même inspirait au vulgaire, à savoir que, peut-être, il y avait de vrais sorciers ! Cette scène a dû disparaître du moment qu'Orsini était fait tavernier.
Ensuite, j'ai pour probabilité, je devrais dire pour preuve de ma parole, la parole même de M. Dumas, dans cette lettre où il me dit : « Harel est venu me demander des conseils pour un drame de vous qu'il désirait monter. Votre pièce... Ce que j'ai été heureux de pouvoir y ajouter..., etc. » on ne parle point ainsi d'un ouvrage dans lequel on a tout fait. Puis un mot de M. Harel, que je reçus avant mon départ après la retraite de Janin, et dans lequel il me dit : « Ecrivez-moi ; soignez votre santé, et surtout travaillez ! » Il y avait donc des modifications, des changements arrêtés, un travail à faire !... On le nie, je l'affirme, et j'affirme avec pièces !... C'est au lecteur à juger.
Et, maintenant, vous concevez qu'il m'importera peu que M. Dumas ait eu, oui ou non, entre les mains mon premier manuscrit.
J'ai démontré qu'il a eu mon second plan ; d'un autre côté, il avoue lui-même avoir possédé et copié en partie le manuscrit de Janin, qui était le mien gâté... Que me faut-il de plus ?
Je reprends donc mon histoire où je l'avais laissée. Les félonies vont s'y succéder comme un feu de file.
Ce fut le 8 avril que je portai à M. Harel mon scenario. Le 9, mon père mourut – mon père, venu tout exprès à Paris pour m'arracher à la contagion qui régnait sur la ville, et que la joie d'assister à ma première pièce fit rester auprès de moi ! Mon coeur se serre à ce souvenir !... Le 10, messager de mort, j'allai consoler ma pauvre mère. Ce fut la veille de ce jour que M. Harel m'écrivit le billet dans lequel il me disait : Soignez votre santé ! Misérable ironie, qui m'était jetée entre un malheur qui m'atteignait, et une spoliation qui allait m'atteindre ! « Partez, m'avait-il dit ; j'ai une pièce avant la vôtre : vous avez trois mois devant vous. Soyez tranquille, et écrivez moi ! »
Il y avait à peine un mois que j'étais parti, quand j'eus besoin d'écrire à M. Janin pour lui demander une annonce relative à La Tour de Nesle. Un livre venait de paraître sur le même sujet L'écolier de Cluny, et je ne voulais pas qu'on crût ma pièce tirée du livre. Janin me répondit :

« Je ferai volontiers ce que vous me demandez ; mais à quoi bon ? Je vous annonce la prochaine représentation de votre pièce. Je dis votre, et pas notre, parce que je n'y suis plus absolument pour rien : vous le savez, la chose est entre vous et M. Harel ; cela est depuis longtemps convenu, etc.
                    Jules Janin.
10 mai 1832. »

Du reste, pas un mot de plus. J'écris à Paris et j'apprends que M. Dumas a été fait et s'est fait mon collaborateur. Je laisse au lecteur à penser quels sentiments furent les miens !... Hors de moi, tremblant de colère et d'indignation j'écris à M. Harel pour lui défendre de jouer la pièce ; à M. Dumas, pour le prier d'y mettre obstacle. « Sans doute, vous avez été trompé, lui disais-je. La pièce m'appartient en propre et à moi seul ; je ne veux point de collaborateurs surtout de collaborateurs furtifs et imposés ; je vous prie donc, au nom de votre honneur, et vous somme au besoin d'interrompre les répétitions, etc. » Point de réponse, ni de M. Harel, ni de M. Dumas !... Je pars, et, avant de descendre chez moi, j'entre en habit de voyage chez M. Harel. « Je suis un homme ruiné ! me dit-il ; je vous ai trompé, c'est vrai... Maintenant, qu'allez-vous faire ?... - Arrêter la pièce ! - Vous n'y parviendrez pas : j'en change le titre, et je la joue. Vous m'attaquez en contrefaçon, vol, plagiat, tout ce que vous voudrez : vous obtiendrez douze cents francs de dommages-intérêts. Demandez à un agréé ! Si vous laissez jouer, au contraire, vous gagnerez douze mille francs, etc. » Il disait vrai, car telle est la protection que, d'ordinaire, nos juges accordent à l'écrivain qu'on dépouille !... Je rentrai chez moi pâle de rage, et ce fut alors que je trouvai la magnifique lettre de M. Dumas, citée par moi au commencement de cet article. Tels sont les premiers faits.
Que direz-vous, maintenant, de ces lignes de M. Dumas ? « J'écrivis au jeune homme, et le jeune homme ne me fit pas l'honneur de me répondre ! » Cette fois, c'est la philosophie de la véracité à sa quatrième puissance ! on n'y croirait pas, si je n'avais entre les mains les titres et les moyens de prouver ce que j'avance !
M. Dumas n'ayant point accédé à la prière, à la sommation que je lui avais faite d'arrêter les répétitions de la pièce ce qui fut la première, sinon la seconde, de ses fautes, dont il ne se lavera jamais, parce qu'elle prouve sa complicité, et M. Harel me menaçant de jouer malgré moi – ce qu'il était capable de faire moralement et physiquement – il ne me restait plus qu'à laisser représenter mon drame aux conditions stipulées dans la lettre de M. Dumas, et dans laquelle il était dit que son nom ne serait pas prononcé, que je resterais seul auteur, que c'était un service qu'il voulait me rendre et non pas me vendre.
Eh bien, le lendemain de la première représentation, des étoiles parurent sur l'affiche avant mon nom, et, aujourd'hui, M. Dumas veut remplacer mon nom par le sien : on voit qu'il y a progression !
Ce n'est pas tout. Quand il s'agit de paiement, on ne voulut plus me donner qu'une part. Or, écoutez bien : la commission des auteurs avait fait, dans le courant d'avril, avec M. Harel, et avant la représentation de ma pièce, un traité qui stipulait un droit de dix pour cent pour les auteurs, dans les spectacles à venir de la Porte-Saint-Martin. J'avais donc droit au bénéfice de ce traité. M. Dumas en jouissait, et au-delà : aussi touchait-il deux et trois cent francs par soirée. Que me réservait-on, à moi ? Quarante-huit francs, prix d'un ancien traité ! Et M. Dumas m’en prenait la moitié... Voilà le service qu'il avait voulu me rendre et non me vendre !!!
Il n'y avait que les tribunaux à invoquer contre de pareils actes, comme il n'y a que la police correctionnelle contre le vol et la filouterie. C'est donc aux tribunaux que j'eus recours.
Et, si l'on veut encore la preuve de tout ceci, je l'ai en main, tracée et libellée dans les actes juridiques et authentiques qui commencèrent l'instruction de ce procès.
Mais ce procès effrayait un peu la conscience publique de M. Dumas, à ce qu'il parait, car il me proposa de l'arrêter par une transaction.
Dans cette transaction, 1° nous nous reconnûmes de part et d'autre auteurs en commun de La Tour de Nesle ; 2° il fut spécifié que cette pièce serait à tout jamais imprimée et jouée sous mon nom, suivi d'étoiles ; 3° M. Dumas me garantit une somme fixe de quarante-huit francs par représentation, et moitié de ses billets. « A quelle somme s'élèvent-ils ? » lui demandai-je de bonne foi. « A trente-six francs, sur mon honneur ! » répondit-il en regardant M. Harel ; et j'acceptai dix-huit francs de billets.
Le lendemain, M. Harel ne voulut plus exécuter, en ce qui le concernait la transaction ci-dessus, dont il avait été l'instigateur et le témoin. Il fallut un jugement pour l'y contraindre, et M. Dumas le blâma cette fois. J'eus à le remercier... C'était la première fois et la dernière. Aussi a-t-il cité ma lettre.
Peu de temps après, j'appris que M. Dumas, qui m'avait déclaré sur l'honneur n'avoir que pour trente-six francs de billets, en avait pour plus de cinquante ! Mais, en faisant le serment, il avait regardé M. Harel.
Le manuscrit était encore à vendre. Barba, qui en avait donné mille francs et jamais quatorze cents, n'en donna plus que cinq cents francs. La moitié de cette somme devait être payée comptant, à chacun de nous, et le reste à six mois de date.
Au bout de quelques jours, quand j'allai chez M. Barba pour toucher mes cent vingt-cinq francs, j'appris que M. Dumas était venu réclamer ma part de comptant avec la sienne, s'y disant autorisé par moi !
Il y a dans un pareil fait quelque chose de si incroyable, de si petit, de si dégradant pour l'homme de lettres, que je n'aurais osé le citer, si je n'en possédais la preuve écrite, et écrite par M. Dumas lui-même.
En effet, quand Barba m'apprit cela, n'osant y croire, j'écrivis à M. Dumas qui me répondit qu'il avait, en effet, touché deux cent cinquante francs, mais que Barba lui avait dit avoir avec moi des conventions particulières ne dirait-on pas que c'était Barba qui avait voulu payer comptant ? ; que, du reste, il m'avait mis à même d'exiger le même avantage pour moi que pour lui ; que je pouvais me servir de sa lettre pour me faire aussi payer comptant, qu'il m'y autorisait, etc.
C'était se servir d'un premier dol pour en commettre un second ; deux indélicatesses au lieu d'une ! J'aimai mieux être réglé en papier de six mois. Or, savez-vous, monsieur Dumas – vous qui, dans votre lettre, m'avez traité de pauvre diable – savez-vous ce que je pourrais vous répondre ?... Je suis homme de trop bonne compagnie pour vous le dire.
Maintenant et pour sortir au plus tôt de ces indignités dont le tableau fait mal, je dirai que je ne me serais point opposé à l'insertion de La Tour de Nesle dans les oeuvres complètes de M. Dumas quoique ce droit résultât rigoureusement pour moi des termes mêmes de notre transaction, si M. Dumas avait consenti à faire une simple mention de ma collaboration sur cette pièce. Telle est la méthode que suit aujourd'hui M. Scribe. Mais, à une lettre polie M. Dumas répondit par une de ces impolitesses dont il brigue le monopole.
Enfin, si j'ai demandé par huissier à M. Dumas mon manuscrit premier, c'est qu'il y a une déloyauté inouïe, de sa part, à mettre en regard de ce seul et unique manuscrit une pièce qui en eut trois pour le moins !.
Voilà la vérité sur La Tour de Nesle, et la vérité tout entière. Aux documents que j'ai fournis, aux preuves que j'ai données, je dois ajouter qu'appelé devant la commission des auteurs, notre pairie, j'ai cité et énuméré tous ces détails et tous ces faits à la face de M. Dumas lui-même !... Et, là, comme ici, j'ai senti plus d'une fois mes joues se colorer d'une pudeur involontaire. C'est que, naguère encore, M. Dumas était grand et saint à mes yeux, de la grandeur du talent de la sainteté de l'art.
Aussi, quand, à cette lutte qu'il a provoquée, succédera une autre lutte, peut- être ma main tremblera... car il y a dans M. Dumas l'artiste au-dessus de l'homme, et sous une honte une gloire.
P. – S. – A l'appui de ses attestations, M. Dumas a appelé divers certificats à chacun desquels je n'accorderai que ce qui est nécessaire pour en faire apprécier la valeur et le poids.
Je ne dirai rien de M. Harel, M. Harel, le premier coupable dans tout ceci et dont M. Dumas est le complice. Il devrait y avoir pudeur à M. Dumas d'invoquer un tel témoignage...
M. Verteuil, secrétaire de M. Harel, assure « avoir été chercher chez M. Dumas, au fur et à mesure qu'il les écrivait, les cinq actes de La Tour de Nesle très bien !, les avoir recopiés entièrement sur son manuscrit parfaitement bien, qui n'avait aucune ressemblance avec celui lequel ? de M. Gaillardet, manuscrit qui était, depuis trois mois environ, entre mes mains... » Ah ! monsieur Verteuil, je vous arrête !... La Tour de Nesle a été représentée le 31 mai. C'est le 29 mai voir plus haut la date qu'a été reçu mon manuscrit... Je suis parti le 10 avril ; M. Dumas était mon collaborateur le 11... Il déclare avoir fait son travail en huit jours, et vous déclarez, vous, que mon manuscrit était alors depuis trois mois environ entre vos mains ?... Oh ! vous êtes, en effet, monsieur Verteuil, secrétaire de M. Harel.
M. Duvernoy certifie que j'ai voulu vendre le drame je le crois bien ! Il m'a certifié, à moi, que M. Dumas avait cité un prix faux ; c'est un peu plus positif.
Il ne reste plus, maintenant, que l'attestation de M. Janin. Ah ! celle-là, je l'avoue, je ne m'y attendais guère. M. Janin écrit que rien n'est plus vrai que les détails de M. Dumas, dont il croit se souvenir, et qu'en somme, la réponse de M. Dumas est véridique ! Et M. Dumas déclare que Janin, accepté par moi pour collaborateur, lui avait cédé ses droits et envoyé M. Harel !... C'est trop fort ! M. Janin oublie donc qu'il n'avait plus de droits, qu'il s'était désisté, qu'il me l'a déclaré dans une lettre écrite et signée de sa main ?
Ce n'est pas tout, et puisqu'il faut que je vous le dise, apprenez donc, lecteur, qu'après la première représentation de La Tour de Nesle ce fut M. Janin qui m'engagea à réclamer ; ce fut chez lui que j'écrivis ma réclamation ; ce fut lui qui voulut me la dicter, et me la dicta ! Il était furieux contre MM. Harel et Dumas.
Ce n'est pas tout encore : à la suite du procès qui s'éleva entre M. Harel et moi devant le tribunal de commerce, M. Janin écrivit lui-même à M. Darmaing, pour appuyer une réclamation que je fis à la Gazette des tribunaux : « Je prie M. Darmaing d'insérer la petite note ci-jointe, je l'en prie en mon nom et en celui de M. Gaillardet. Je ne comprends pas l'opiniâtreté avec laquelle on cherche à dépouiller ce jeune homme de ce qui lui appartient, etc. » Voir la Gazette des tribunaux du Ier juillet 1832.
Qu'en dites-vous, lecteur ?... J'avais promis de conter les petits secrets de cette apostasie, mais la place me manque ; et puis j'ai réfléchi que cela n'en valait pas la peine !
                    Et je signe : F. Gaillardet.

Après cette réponse, on comprend que M. Gaillardet n'avait aucun droit de retarder notre duel, puisque ayant gardé moins de mesure que moi, c'était moi qui me trouvais l'offensé,
Aussi, sur une nouvelle visite de mes témoins, la rencontre fut-elle fixée au 17 octobre 1834.

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