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Chapitre CCXXXII


Succès de mes « Scènes historiques ». – Clovis et Hlode-Wig. – Je veux me mettre à étudier sérieusement l'histoire de France. – L'abbé Gauthier et M. de Moyencourt. – Cordelier-Delanoue me révèle Augustin Thierry et Chateaubriand. – Nouveaux aspects de l'histoire. – Un drame en collaboration avec Horace Vernet et Auguste Lafontaine. – Edith aux longs cheveux.

Mes Scènes historiques sur le règne de Charles VI furent un des premiers succès de La.Revue des Deux Mondes.
Ce succès me décida à faire une suite de romans qui s'étendraient du règne de Charles VI jusqu'à nos jours.
Mon premier désir est toujours illimité ; ma première inspiration est toujours pour l'impossible. Seulement, comme je m'y entête, moitié par orgueil, moitié par amour de l'art, j'arrive à l'impossible. Comment ? J'essayerai de vous le dire, mais je ne le comprends pas bien moi-même : en travaillant comme personne ne travaille, en retranchant de la vie tous ses détails, en supprimant le sommeil.
Ce désir une fois formulé dans ma pensée, je ne fus donc plus préoccupé que de le mettre à exécution.
Ayant trouvé un filon d'or dans le puits que j'avais creusé au commencement du XVème siècle, je ne doutais pas, tant était grande ma confiance en moi- même, qu'à chaque puits que je creuserais dans un siècle plus rapproché de nous, je ne trouvasse un filon, sinon d'or, du moins de platine ou d'argent.
Je mets l'argent en dernier, parce qu'à cette époque le platine avait encore une valeur intermédiaire entre l'argent et l'or.
Pourtant, une chose m'inquiétait : du XIVème au XIXème siècle, c'est-à-dire de Charles VI à Napoléon, j'apprendrais bien l'histoire au public en l'apprenant moi-même ; mais qui me l'apprendrait de Clovis à Charles VI ?
Qu'on me pardonne de dire Clovis. Je le disais alors, je le dis encore aujourd'hui, mais, de 1833 à 1840 j'ai dit Hlode-Wig
Il est vrai que personne ne me comprenait ; c'est pour cela que je suis revenu à dire Clovis, comme tout le monde.
Je résolus de faire, en quelques pages, une manière d'introduction à mon roman d'Isabel de Bavière, roman destiné à ouvrir la série de mes romans historiques.
Vous allez juger de mon ignorance, et apprécier ma naïveté, car je vais vous dire une chose que personne bien certainement n'avouerait.
Pour apprendre l'histoire de France, dont je ne savais pas le premier mot en 1831 – excepté ce qui avait rapport à Henri III – et que, d'après le dire général, je tenais pour l'histoire la plus ennuyeuse du monde, j'achetai l'Histoire de France, par demandes et par réponses, de l'abbé Gauthier, revue et corrigée depuis par M. de Moyencourt.
Et je me mis bravement à étudier l'histoire de France, prenant le plus sérieusement du monde des notes dans le genre de celles-ci, lesquelles résumaient poétiquement tout un chapitre :

          En l'an quatre cent vingt, Pharamond, premier roi,
          Est connu seulement par la salique loi.

          Clodion, second roi, nommé le Chevelu,
          Au fier Aétius cède, deux fois vaincu.

          Francs, Bourguignons et Goths triomphent d'Attila.
          Chilpéric fut chassé, mais on le rappela.

          Clovis, à Tolbiac, fit voeu d'être chrétien ;
          Il défait Gondebaud, tue Alaric, arien ;
          Entre ses quatre fils partage ses Etats,
          Source d'atrocités, de guerres, d'attentats.

          Childebert, en cinq cent, eut Paris en partage ;
          Les Bourguignons, les Goths éprouvent son courage.

Et cela continuait jusqu'à Louis-Philippe, dont voici le distique :

          Philippe d'Orléans, tiré de son palais,
          Succède à Charles Dix, par le choix des Français.

Il y avait, dans ces quatrains et ces distiques, si instructifs qu'ils fussent, une singularité qui m'attristait bien un peu : c'est que, parmi tous ces vers, il ne s'en trouvait que deux qui fussent féminins. A la vérité, il pouvait y avoir une raison à cela : cette Histoire de France étant particulièrement destinée aux collèges, il s'agissait, sans doute, de faire venir le moins possible de mauvaises idées aux écoliers en leur rappelant, même indirectement, un genre qui a perdu la race humaine.
Je prenais donc mes notes avec acharnement, estimant déjà que je savais assez l'histoire pour commencer à l'apprendre aux autres, lorsque, par fortune, Delanoue entra dans mon cabinet de travail.
Si vite que j'eusse caché mon abbé Gauthier, corrigé par M. de Moyencourt, Delanoue vit le mouvement.
- Que lisais-tu donc là ? me demanda-t-il.
- Rien.
- Comment, rien ? Tu tenais un livre !
- Oh ! un livre... Oui.
Sans doute crut-il que c'était un livre obscène, et que je voulais le lui cacher.
Il insista de telle façon, qu'il n'y avait pas moyen de résister.
- Tiens, lui dis-je, un peu humilié d'être surpris dans une lecture élémentaire, c'est une histoire de France.
- Bon ! l'histoire de l'abbé Gauthier... Connu !
Et, sans avoir besoin de jeter le moins du monde les yeux sur le livre :

          Neuf cent quatre-vingt-sept voit Capet sur le trône.
          Ses fils ont huit cents ans conservé la couronne !

dit-il.
- Oh ! tu sais cela par coeur ?
- C'est le pendant des Racines grecques.

          O, se doit compter pour septante ;
          ObeloV, a broche tournante.

Delanoue prenait à mes yeux, comme instruction, des proportions fantastiques.
- Comment, tu ne connais pas l'Histoire de France, par l'abbé Gauthier, et le Jardin des Racines grecques, par M. Lancelot ?
- Je ne connais rien, mon cher !
- 0a doit bien te faire rire.
- Mais pas trop.
- Alors, pourquoi lis-tu cela ?
- C'est que je voudrais avoir des notes précises sur les premiers siècles de notre histoire.
- Et tu cherches cela dans l'abbé Gauthier ?
- Tu vois.
- Ah ! tu es bon ! Est-ce là-dedans que tu as pris tes notes pour Henri III ?

          Henri-Trois, de Pologne, en France est ramené,
          Redoute les ligueurs, et meurt assassiné.

- Non, c'est dans l'Estoile, dans Brantôme, dans d'Aubigné, dans la Confession de Sancy ; mais je ne sache pas qu'il y ait quelque chose de pareil sur Mérovée ou Clovis.
- D'abord, on ne dit pas Mérovée et Clovis.
- Comment dit-on ?
- On dit Méro-Wig et Hlode-Wig ; ce qui signifie éminent guerrier et guerrier célèbre.
- Où as-tu vu cela ?
- Parbleu ! dans les Lettres sur l'histoire de France, par Augustin Thierry.
- Les Lettres sur l'histoire de France, par Augustin Thierry ?
- Oui.
- Où les trouve-t-on ?
- Partout.
- Combien cela coûte-t-il ?
- Peut-être dix francs, douze francs, je ne sais pas bien.
- Te charges-tu de m'acheter cela, et de le faire envoyer en sortant ?
- C'est la chose du monde la plus facile.
- Connais-tu d'autres livres sur cette époque-là ?
- Il y a les Etudes historiques, de Chateaubriand, puis les sources.
- Quelles sources ?
- Les auteurs de la décadence, Jornandès, ­ozime, Sidoine Apollinaire, Grégoire de Tours.
- Tu as lu tous ces auteurs-là ?
- Oui, en partie.
- Et l'abbé Gauthier ne les avait pas lus ?
- D'abord, il n'avait pas pu lire Augustin Thierry, qui a écrit surtout depuis sa mort. Quant à Chateaubriand, il était son contemporain, et les historiens ne lisent jamais leurs contemporains. Enfin, quant à Jornandès, à ­ozime, à Sidoine Apollinaire et à Grégoire de Tours, je soupçonne l'abbé Gauthier de n'avoir pas même connu leur existence.
- Mais avec quoi donc a-t-il fait son histoire ?
- Mais avec les abbés Gauthier qui ont écrit les mêmes histoires avant lui.
- Te charges-tu de m'acheter Chateaubriand, en même temps que Thierry ?
- Parfaitement.
- Tiens, voici de l'argent... Je ne te renvoie pas.
- Non ; mais tu voudrais avoir ton Augustin Thierry et ton Chateaubriand ?
- Je te l'avoue.
- Dans un quart d'heure, tu les auras.
Un quart d'heure après, je les eus.
J'ouvris au hasard. J'étais tombé sur Augustin Thierry.
Je lus – je me trompe – je ne lus pas, je dévorai le merveilleux travail de l'auteur de la Conquête des Normands sur les rois de la première race ; puis ces espèces de scènes historiques intitulées Récits mérovingiens.
Alors, sans même avoir besoin d'ouvrir Chateaubriand, tous les spectres de ces rois, debout au seuil de la monarchie, m'apparurent à partir du moment qu'ils s'étaient faits visibles aux yeux du savant chroniqueur, depuis Clodio, à qui ses éclaireurs rapportent que la Gaule est la plus noble des régions, remplie de toute espèce de biens, plantée de forêts d'arbres fruitiers, et qui porte le premier sur le territoire des Gaules la domination des Francs, jusqu'au grand et religieux Karl, se levant à table plein d'une grande crainte, se mettant à une fenêtre qui regardait l'orient, et y demeurant très longtemps et les bras croisés, pleurant et n'essuyant pas ses larmes, parce qu'à l'horizon il voyait apparaître les vaisseaux normands.
Je vis ce dont je ne me doutais pas enfin, un monde tout entier vivant à la distance de douze siècles, dans l'abîme sombre et profond du passé.
Je restai anéanti.
J'avais cru jusque-là Clovis et Charlemagne des ancêtres de Louis XIV ; mais voilà que, sous la plume d'Augustin Thierry, une espèce de géographie nouvelle se faisait, chaque race coulait isolément, suivait son véritable cours à travers les âges : Gaulois, immenses comme un lac, Romains, majestueux comme un fleuve, Francs, terribles comme un inondation, Huns, Burghunds, West-Goths, dévorants et rapides comme des torrents.
Quelque chose de pareil à ce qui s'était passé en moi chez le général Foy se manifesta de nouveau. Je vis que, pendant les neuf années qui venaient de s'écouler, je n'avais rien ou presque rien appris ; je me rappelai mes conversations avec Lassagne ; je compris qu'il y avait plus à voir dans le passé que dans l'avenir ; j'eus honte de mon ignorance, et je serrai presque convulsivement ma tête dans mes deux mains.
Pourquoi donc ceux qui savaient ne produisaient-ils pas ?
Oh ! c'est que j'ignorais, à cette époque, avec quelle paternelle bonté Dieu traite les hommes ; comment il fait des uns les mineurs qui tirent de la terre l'or et les diamants, des autres les orfèvres qui les cisèlent et qui les montent.
J'ignorais que Dieu avait fait d'Augustin Thierry un mineur, et de moi un orfèvre.
Je restai sept ou huit jours hésitant devant l'énorme tâche qui me restait à accomplir ; puis, pendant cette halte, mon courage m'étant revenu, je me mis bravement à l'oeuvre, oubliant tout pour cette étude de l'histoire.
Ce fut dans cette période que je fis Teresa et la pièce dont je vais parler.
Horace Vernet avait envoyé de Rome un grand tableau représentant Edith aux longs cheveux cherchant le corps d'Harold sur le champ de bataille d'Hastings.
C'était un tableau appartenant à la catégorie que Vernet appelle en riant sa grande peinture.
Le tableau m'avait singulièrement séduit, non pas à cause du sujet, mais à cause du nom de l'héroïne.
Il me prit fantaisie de faire un drame qui aurait nom Edith aux longs cheveux.
On ne pouvait faire qu'en vers un drame qui portait un titre si poétique.
Charles VII m'avait un peu familiarisé avec ce que l'on appelle encore aujourd'hui à l'Académie la langue des dieux.
Comment tout ce que j'entrevoyais, et dont l'étude était pour moi d'une absolue nécessité, comment tout cela tiendrait-il dans ma pauvre tête sans la faire éclater ?
Et remarquez bien que je n'entrevoyais encore que la première race.
Comment me débrouillerais-je au milieu de Charlemagne et de ses fils, représentant les intérêts et les types de la race franque ? Comment reconnaîtrais-je ces Eudes, ces Robert, rois nationaux, poussant et régnant sur cette terre conquise, dont ils vont être les Camille et les Pélage ?
C'était effrayant de ne rien savoir, à trente ans, de ce que les autres hommes savent à douze.
J'avais étudié le théâtre ; je le savais à être content de moi ; il me fallait étudier l'histoire comme le théâtre, et, derrière cette histoire, barrière placée sur mon chemin, qui me disait qu'il n'y aurait pas une nouvelle étude à faire, plus longue, plus sèche, plus ardue que les précédentes ?
L'étude du théâtre m'avait pris cinq ou six ans. Combien de temps allait me prendre l'étude de l'histoire ?
Hélas ! j'étudierais donc toute ma vie !
Et, si j'eusse étudié à l'âge des autres, je n'aurais donc plus rien à faire qu'à produire !
De mon drame, je n'avais encore que le titre.
Il va sans dire que je ne savais de la bataille d'Hastings que ce que j'en avais lu dans l'Ivanhoe de Walter Scott.
Aussi, je comptais faire, non pas un drame historique, mais quelque chose comme la Cymbeline de Shakespeare.
Sur ces entrefaites, je lus, par hasard, un roman d'Auguste Lafontaine – je voudrais bien vous dire lequel, mais je n'en sais plus rien – tout ce que je me rappelle, c'est que l'héroïne se nomme Jacobine.
On faisait prendre un narcotique à cette Jacobine, on l'endormait, on la faisait passer pour morte, et, grâce à cette mort supposée, qui la déliait des entraves de la terre, elle pouvait épouser son amant.
Cela ressemblait bien un peu à Roméo et Juliette ; mais quelle est ici-bas l'idée qui ne ressemble pas peu ou prou à une autre idée ?
Vous remarquerez qu'il y avait déjà bien longtemps que j'avais ce diable de drame dans la tête ; car je l'avais, au mois d'août 1830 proposé à Harel, au lieu et place de Napoléon, qu'à toute force je ne voulais pas faire.
On a vu comment Harel combattit et vainquit ma résistance.
Quant à Edith au longs cheveux, il l'avait refusée net, et vous allez voir tout à l'heure qu'il n'avait pas si mal fait.
Voilà ce que c'était qu'Edith aux longs cheveux ; vous la reconnaîtrez sous un autre nom, vêtue d'une autre manière, et, au lieu de marcher en cinq actes, traînant derrière elle une queue de huit tableaux.
Une jeune fille abandonnée vit dans une espèce d'Eden, au milieu des ombrages verts, des oiseaux chantant et des fleurs ; une rivière coule, rongeant un des angles de son jardin, et sur cette rivière, comme sur l'Arno ou sur le canal de la Brenta, passent de beaux jeunes gens qui lui font rêver l'amour, de beaux gentilshommes qui lui font rêver l'ambition.
Un de ces gentilshommes l'aperçoit, s'arrête devant la gracieuse apparition, pénètre dans ce qu'il croit un palais de fée, et trouve une jeune fille qui lui semble la soeur des oiseaux et des fleurs au milieu desquels elle vit ; comme eux, elle chante ; comme elles, elle est blanche, rose et parfumée.
Il aime Edith.
Quant à Edith, elle n'aime rien, que la cour, les bals, les fêtes, la souveraine puissance.
Ethelwood est le favori du roi ; elle se laissera aimer par Ethelwood, en attendant.
Edith est une de ces femmes blanches comme le marbre, froides et sans coeur comme lui, une statue de courtisane antique retrouvée dans les fouilles de Pompéi, et qui s'est animée au jour et au soleil. Elle vit, voilà tout ; mais ne lui demandez pas d'aimer.
Il est assez rare que je crée de ces sortes de rôles dans mes livres ou dans mes drames, mais j'avais alors un exemple sous les yeux. L'exemple m'entraîna. Il y a toujours un peu du monde matériel extérieur dans le monde idéal et intérieur de l'artiste.
Elle a dit à Ethelwood qu'elle l'aimait, mais elle ne l'aime point. Derrière Ethelwood, elle a vu le roi.
Le roi aussi l'a vue ; c'est la fatalité qui veut qu'on ne puisse voir certaines femmes sans les aimer.
Le roi a vu Edith, et l'aime.
Mais qui est-elle, et comment arriver auprès d'elle ? Lui, roi, ne sait rien de tout cela ; il lui faut des ministres pour son amour, comme il lui en faut pour son royaume ; mais, si Ethelwood l'aide à porter la moitié de sa puissance, Ethelwood l'aidera à porter le poids de cet amour.
Ce qu'Ethelwood avait craint arrive : le roi aime la même femme que lui.
Cette femme, c'est sa vie ; il veut la soustraire au roi, à quelque prix que ce soit.
C'est le lendemain qu'il doit venir visiter Edith avec le roi. Il a la nuit devant lui et pour lui – la nuit, cette fidèle alliée des amants, nous devrions dire cette capricieuse amie, car elle en trahit presque autant qu'elle en sert !
Il part ; deux heures après, il est près d'Edith.
Il serre dans sa main un flacon plein de ce puissant narcotique qui n'existe qu'au théâtre, et qu'on ne trouve que chez les pharmaciens de Shakespeare.
En la voyant si belle, si jeune, presque aimante pour la première fois – car elle pense au roi, tout en caressant Ethelwood – l'amant hésite même à endormir ce chef-d'oeuvre de la création. Le Sommeil, disaient les Anciens, est frère de la Mort. Si la soeur allait être jalouse du frère, et allait cueillir, comme une fleur de tombe, l'âme de cette belle enfant pendant son sommeil !
Une ballade que chante Edith sur une vassale épousée par un roi le décide ; le narcotique est versé dans le verre de la jeune fille : à peine l'a-t-elle bu, qu'une langueur mortelle s'empare de toute sa personne ; elle se sent engourdir ; elle crie, appelle, repousse instinctivement Ethelwood, et s'endort désespérée, croyant qu'elle meurt.
Lui, retourne au palais ; le lendemain, quand il reviendra avec le roi, le roi et lui trouveront Edith au tombeau.
Edith est déposée dans le caveau mortuaire ; le roi et Ethelwood descendent dans le sépulcre ; le roi s'agenouille. Ethelwood reste debout, la main sur le coeur de la jeune fille, craignant que, d'un moment à l'autre, la vie ne reparaisse dans la mort. Il lui semble sentir un léger battement d'artères, il lui semble que le marbre glacé se réchauffe peu à peu... Qu'arriverait-il si Edith allait se réveiller ?
Il se fait un prétexte de la douleur du roi, et l'entraîne juste au moment où le coeur d'Edith commence à tressaillir sous sa main.
Edith, restée seule, se réveille comme Juliette ; mais, en se réveillant, Juliette trouve là Roméo qui l'attend. Edith est seule avec les morts avec les terreurs et les superstitions de la jeune fille : elle crie, elle appelle, elle secoue la porte du sépulcre ; la porte s'ouvre, Ethelwood paraît.
Pour la première fois, elle se jette dans ses bras, avec l'effusion de la reconnaissance. Ce n'est pas un roi qui lui apporte une couronne, c'est quelque chose de bien plus grand, de bien plus précieux, de bien plus providentiel ; c'est un sauveur qui lui apporte la vie.
Pendant quelques secondes, elle l'aime de toute la force de sa vie, qu'elle a cru perdre.
Cette expression est si franche, si vraie, si instantanée, qu'elle trompe le pauvre amant. Il se croit aimé ; il croit pouvoir tout dire à la jeune fille.
Le roi l'a vue et est amoureux d'elle.
Alors, pour le public seulement, sous le masque de la fille aimante, commencent à apparaître un à un les traits de la femme ambitieuse.
Ethelwood avoue donc sa ruse à Edith : il lui apprend comment il lui a fait prendre un narcotique, comment il l'a endormie ; il lui révèle ce qu'il lui avait caché jusqu'alors, c'est-à-dire qu'il est un des premiers seigneurs de l'Etat ; mais cela ne suffit plus à Edith ! Il lui raconte que, pendant son sommeil, le roi est descendu dans son caveau, a prié à genoux près de ce corps adoré qu'il prenait pour un cadavre ; et que lui, Ethelwood, en proie à toutes les angoisses du désespoir, attendait, un poignard à la main, le premier mouvement d'Edith et le premier soupçon du roi pour poignarder le roi.
Au milieu du récit du pauvre fou, Edith ne suit que sa propre pensée. Le roi l'aime ! Pourquoi, au lieu d'être la femme du favori du roi, ne serait-elle pas la femme du roi ?...
Le roi, pendant qu'il était sur cette tombe, ne lui a-t-il point passé au doigt son anneau de fiançailles ?... Un anneau, c'est une couronne en petit !
Cependant, il faut sortir de cette tombe, qui pèse si fort sur la poitrine d'Edith, et profiter de la nuit pour gagner le château d'Ethelwood. Ethelwood va explorer les environs ; puis, si le chemin est solitaire, il reviendra chercher Edith.
Edith reste un instant seule. Cet instant, elle l'emploie à chercher la trace des pieds du roi sur les dalles humides, les traces de sa main sur le marbre glacé. Dans ce court instant, elle dévoile tout son coeur, abîme d'ambition où s'est englouti l'amour.
Ethelwood revient la chercher.
C'est presque à regret qu'elle quitte ce tombeau, où un roi l'a baisée au front, et a passé une bague à son doigt.
A l'acte suivant, on est au château du comte. Edith semble heureuse... Ethelwood est heureux.
On annonce l'arrivée du roi. Que vient-il faire chez le comte ?
Edith le saura ; car, obligée de se cacher pour ne pas être vue du roi, elle se cachera de manière à ne pas perdre un mot de ce qu'il dira au comte.
Le roi est profondément atteint. Comme tout coeur blessé, son coeur cherche la lutte ; la guerre avec la France va lui offrir une diversion à sa douleur ; il passera sur le continent. Mais il a besoin qu'une main ferme et sûre gouverne ses Etats en son absence ; il a pensé à Ethelwood ; Ethelwood sera régent, et, pour le récompenser de son dévouement, bien plus que pour l'attacher aux intérêts du royaume – sûr comme il l'est de sa loyauté – il lui donnera sa soeur pour femme.
Ethelwood essaye de repousser ce double honneur : la princesse Eléonor – je crois qu'elle s'appelait Eléonor, je n'en suis pas bien sûr ; mais le nom de la princesse ne fait rien à la chose : en argot de théâtre, cela s'appelle la princesse Bouche-Trou – la princesse Eléonor ne l'aime pas, objecte-t-il. Ethelwood se trompe, la princesse Eléonor l'aime.
Ethelwood refuse tout.
Ce refus étonne d'abord le roi, puis l'irrite... Une querelle s'allume entre le sujet et le roi.
Le sujet porte la main à la garde de son épée.
Dès lors, il a tou.encouru, confiscation, dégradation, mort sur l'échafaud.
Ethelwood sera pauvre, Ethelwood renoncera à la noblesse, Ethelwood bravera la mort, mais il n'épousera pas une autre femme qu'Edith.
Le roi sort, défendant à Ethelwood de le suivre : mais Ethelwood est l'hôte du roi ; il doit le reconduire jusqu'à la porte du château. il doit lui tenir l'étrier ; il doit lui présenter le genou pour monter à cheval.
A peine le roi est-il sorti, et le comte a-t-il disparu derrière lui, qu'une épaisse tapisserie se soulève, et qu'Edith entre en scène.
Elle n'a rien vu, sinon que le roi est jeune et beau : elle n'a rien entendu, sinon qu'il l'aime. Le dévouement d'Ethelwood, son refus d'épouser la soeur du roi, le danger qu'il court, tout cela a glissé sur son coeur comme un souffle sur un miroir.
Elle va à la fenêtre.
Ethelwood, à genoux, présente l'étrier au roi.
Dans ce qui, aux yeux de la noblesse, est un honneur, Edith ne voit, elle, qu'une honte ; et, en regardant ce roi, tout couvert d'or et de pierreries, enveloppé des hommages d'un peuple comme d'un manteau de pourpre, se grandissant de la bassesse de ce qui l'entoure, il lui arrive de murmurer tout bas :
- Si je devenais reine !...
En ce moment, Ethelwood rentre.
Sa résolution est prise, et Edith va la connaître. Il demande une plume, du papier et de l'encre.
C'est son testament de mort qu'il écrit.
- Vas-tu donc mourir ? demande Edith.
- Non ; mais je vais enfin te rendre ce que tu as fait pour moi. Je ne t'ai versé que la moitié de la liqueur contenue dans le flacon ; le reste était pour moi, au cas où cette liqueur, au lieu d'être un narcotique, eût été un poison.
- Eh bien ?
- Eh bien, le reste de la liqueur contenue dans le flacon, je l'ai bu.
Edith pâlit ; elle commence à comprendre.
Ce parchemin, où Ethelwood a rapidement tracé quelques lignes, il dira à tous que, contre la colère du roi, le comte a cherché un refuge dans la mort.
Comme Edith a été déposée dans son tombeau, Ethelwood sera déposé dans le sien ; mais, comme il veillait sur elle, elle, à son tour, veillera sur lui ; comme il avait la clef de la mort, elle aura la clef de la vie.
Edith repousse cette idée ; elle mesure sa faiblesse, elle pressent son ambition, mais il est trop tard : Ethelwood, en quittant le roi, a pris le narcotique. Il chancelle, il pâlit, il se laisse aller entre les bras d'Edith en lui remettant la clef du tombeau, et en lui disant :
- A demain !
Le lendemain, au lieu de rouvrir à son amant les portes de la vie, Edith vient rapporter au roi sa bague de fiançailles. Le roi croit d'abord voir l'ombre de celle qu'il a aimée ; puis, peu à peu, il se rassure. Il touche, joyeux, cette main tiède et vivante, qu'il a touchée morte et glacée ; il renouvelle à Edith pleine de vie les offres qu'il avait faites à Edith couchée sur le tombeau. La jeune fille était venue chercher le vertige ; elle avait besoin de toutes les promesses de l'ambition pour oublier ! Cette clef du tombeau de son amant la brûle comme un fer rouge. Elle s'approche de la fenêtre, demande si la rivière qui coule au-dessous du palais est bien profonde.
- C'est un gouffre qui engloutit tout ce qu'on y jette.
Edith détourne la tête, et, avec un cri étouffé, y laisse tomber la clef en disant :

                                        Que pour l'éternité
          L'abîme l'engloutisse, ou le courant l'entraîne !

le roi.
          Que faites-vous, Edith ?

Edith.
                              Moi ? Rien... Je me fais reine !

J'avais réfléchi deux ans au sujet, et j'avais travaillé quelque chose comme trois ou quatre mois au plan de ce bel ouvrage. J'en étais content en raison, non pas de son mérite, mais de la peine qu'il m'avait coûtée : c'est-à-dire que je croyais avoir fait un chef-d'oeuvre.
Ainsi, pour la première fois de ma vie – ce fut en même temps la dernière – invitai-je deux ou trois amis à venir entendre la lecture que j'en devais faire au Théâtre-Français.
J'avais un splendide auditoire.
L'illusion dura jusqu'à la fin du premier acte ; mais, je dois le dire, elle n'alla pas plus loin.
A la fin du-premier acte, je sentais déjà que mon chef-d'oeuvre ne mordait pas sur le public.
Au second acte, ce fut plus froid encore.
Au troisième, c'était glacé !
Un des plus grands supplices qui soient imposés à un auteur, en expiation de ses pièces, c'est de lire devant un comité venu avec des intentions bienveillantes, et de sentir peu à peu ces intentions se faner, jaunir, tomber à la brise de l'ennui, comme tombent les feuilles d'automne aux brises mortelles de l'hiver.
Ah ! qu'on donnerait de choses, dans un pareil moment, pour ne pas aller jusqu'au bout, pour rouler son manuscrit, tirer sa révérence, et sortir !
Mais Point ! Malgré le service que l'auteur rendrait à son auditoire, l'auteur est condamné à lire ; l'auditoire, à entendre. Il faut aller jusqu'au bout ! il faut descendre, marche à marche, l'escalier de ce sépulcre, plus froid que l'escalier de la mort !
C'était, je le répète, la première fois que la chose m'arrivait ; juste punition de mon orgueil !
Je me levai immédiatement après le dernier hémistiche, et je sortis, laissant Edith aux longs cheveux sur la table du comité.
Je sentais que, cette fois, ce n'était point un narcotique qu'elle avait pris, comme Juliette, mais que c'était un bel et bon poison qu'elle avait avalé, comme Roméo.
Cependant je n'eus pas le courage de sortir sans avoir une réponse.
Cette réponse, je l'attendis dans le cabinet du régisseur.
Ce fut mademoiselle Mars en personne qui me l'apporta.
Pauvre mademoiselle Mars ! Elle avait l'air funèbre ; on eût dit qu'elle revenait du convoi d'Ethelwood, après avoir été la veille à celui d'Edith. Elle employait toute sorte de circonlocutions pour m'annoncer que le comité ne trouvait pas ma pièce jouable.
Selon elle, il n'y avait là qu'une moitié de pièce.
« Que devenait Edith après avoir jeté la clef dans le gouffre ? Que devenait Ethelwood, enfermé dans ce tombeau ? Que devenait la soeur du roi, amoureuse de ce mort vivant ?
Etait-il possible que la Providence vît un pareil crime sans s'en mêler ? que la justice divine entendit porter une pareille plainte devant elle, et rendit une ordonnance de non-lieu ? Il y avait certainement une suite à souder à ce commencement, une seconde partie à accrocher à cette première partie.
N'y avait-il pas moyen d'utiliser cette soeur du roi ? Ne pouvait-elle pas représenter le dévouement, comme Edith représentait l'ingratitude ? Ne pouvait-elle pas, de même que le roi avait voulu descendre dans le caveau, pour voir sa fiancée morte, ne pouvait-elle pas, elle, descendre dans ce tombeau, pour voir son fiancé mort ?
Ce qui avait failli arriver pour le roi ne pouvait-il pas arriver pour la soeur, c'est-à-dire qu'Ethelwood... ? »
Je pris la main de mademoiselle Mars.
- La pièce est faite, lui dis-je : elle s'appellera Catherine Howard. Merci ! grâce à vous, je tiens la fin... Où sont mes amis, que je leur annonce cette bonne nouvelle ?
Mes amis étaient loin. Ils s'étaient fait montrer une porte dérobée par laquelle ils fussent sûrs de fuir sans me rencontrer.
Le lendemain, je reçus une lettre du secrétariat de la Comédie-Française, qui m'invitait à venir reprendre le manuscrit.
« Flanquez-le au feu ! » lui répondis-je.
Je ne sais s'il a fait selon mes instructions. mais ce que je sais, c'est que je ne l'ai jamais revu, et que les seuls vers dont je me souvienne sont les deux et demi que j'ai cités.

          On les immola tous, sire : ils étaient trois mille !

Et voilà comment fut enterrée la belle Edith aux longs cheveux.
Nous dirons, dans son lieu et place, comment vint au monde sa soeur, Catherine Howard, qui ne valait pas beaucoup mieux qu'elle, et qui mourut à la fleur de son âge, en l'an de grâce 1834.

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