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Chapitre CCXXIX


Suites des préparatifs de mon bal. – L'huile et la détrempe. – Inconvenients du travail de nuit. – Comment Delacroix fait sa tâche. – Le bal. – Les hommes sérieux. – La Fayette et Beauchêne. – Costumes variés. – Le malade et le croque-mort. – Le dernier galop.

Revenons des peintres aux peintures.
Un onzième décorateur s'était fait inscrire, ­iégler.
On ne comptait pas sur lui, mais on avait prévu le cas : un panneau avait été laissé en blanc. Ce panneau lui fut donné pour y faire une scène de la Esmeralda.
Trois jours avant le bal, tout le monde était à son poste : Alfred Johannot esquissait sa scène de Cinq-Mars ; Tony Johannot, son Sire de Giac ; Clément Boulanger, sa Tour de Nesle ; Louis Boulanger, sa Lucrèce Borgia ; Jadin et Decamps travaillaient en collaboration à leur Debureau, Granville à son Orchestre, Barye à ses Tigres, Nanteuil à ses panneaux de porte, qui étaient deux médaillons représentant, l'un Hugo, l'autre Alfred de Vigny. Delacroix seul manquait à l'appel : on voulait disposer de son panneau, mais je répondis de lui.
Ce fut une chose curieuse que de voir commencer ce steeple-chase entre dix peintres d'un pareil mérite. Chacun, sans avoir l'air de s'occuper de son voisin, suivait des yeux le fusain d'abord, ensuite le pinceau. Ni les uns ni les autres – les Johannot surtout, graveurs, dessinateurs de vignettes, peintres de tableaux de chevalet – ni les uns ni les autres, dis je, n'avaient l'habitude de la détrempe. Mais les peintres aux grandes toiles furent bientôt au courant. Louis et Clément Boulanger, entre autres, semblaient n'avoir jamais fait que cela. Jadin et Decamps trouvaient dans ce nouveau mode d'exécution des tons merveilleux, et déclaraient ne plus vouloir peindre que la détrempe. ­iégler s'y était mis avec une certaine facilité, Barye prétendait que c'était de l'aquarelle en grand, seulement plus facile et plus rapide que l'aquarelle en petit. Granville dessinait avec de la sanguine, du blanc d'Espagne et du fusain, et tirait de ces trois crayons des effets prodigieux.
On attendait avec curiosité Delacroix, dont la facilité d'exécution est devenue proverbiale.
Seuls, comme je l'ai dit, les deux Johannot étaient en retard. Ils comprirent qu'ils n'auraient pas fini s'ils ne travaillaient pas le soir.
En conséquence, tandis qu'on jouait, qu'on fumait, qu'on bavardait, tous deux, la nuit venue, continuèrent l'oeuvre de la journée, se félicitant des tons que leur donnait la lumière, et de la supériorité de la lampe sur le jour pour cette peinture destinée à être vue aux quinquets. Ils ne cessèrent de travailler qu'à minuit, mais aussi avaient-ils rejoint les autres.
Le lendemain, quand vint le jour, Alfred et Tony poussèrent des cris de désespoir : à la lumière, ils avaient pris du jaune pour du blanc, du blanc pour du jaune, du vert pour du bleu, et du bleu pour du vert. Les deux tableaux avaient l'air de deux immenses omelettes aux fines herbes.
Sur ces entrefaites, le père Ciceri entra.
Il n'eut besoin que de jeter un coup d'oeil sur les deux tableaux pour deviner ce qui était arrivé.
- Bon ! dit-il, nous avons un ciel vert et des nuages jaunes ? Ce n'est rien !
En effet, c'était sur les ciels surtout qu'avait pesé l'erreur commise.
Il prit les pinceaux, et, largement, vigoureusement, puissamment, en une minute il eut refait les ciels des deux tableaux : l'un calme, serein tout d'azur, laissant apercevoir les splendeurs du paradis de Dante à travers le bleu du firmament ; l'autre bas, nuageux, tout chargé d'électricité, et près de se déchirer sous la flamme d'un éclair.
Tous ces jeunes gens apprenaient en un instant les secrets de la décoration, qu'ils avaient, la veille, – pour la plupart, cherchés en tâtonnant des heures entières.
Personne ne s'avisa de travailler le soir. D'ailleurs, grâce à la leçon donnée par le père Ciceri, les choses avançaient à pas de géant.
Il n'était pas plus question de Delacroix que s'il n'eût jamais existé.
Le soir du second jour, je lui envoyai demander s'il se rappelait que le bal était fixé au lendemain. Il me fit répondre d'être parfaitement tranquille, et que, le lendemain, il arriverait, à l'heure du déjeuner.
Le lendemain, on commença l'oeuvre avec le jour. La plupart des travailleurs, au reste, en étaient aux trois quarts de leur besogne. Clément Boulanger et Barye avaient fini. Louis Boulanger n'avait plus que trois ou quatre heures de travail. Decamps donnait les dernières touches à son Debureau, et Jadin à ses coquelicots et à ses bleuets ; Granville en était à ses dessus de porte, quand, ainsi qu'il l'avait promis, Delacroix arriva.
- Eh bien, où en sommes-nous ? demanda-t-il.
- Mais vous voyez, dit chaque travailleur en s'effaçant pour laisser voir son oeuvre.
- Ah çà ! mais c'est de la miniature que vous faites là ! Il fallait me prévenir : je serais venu il y a un mois.
Et il fit le tour des quatre chambres, s'arrêtant devant chaque panneau, et trouvant le moyen, grâce au charmant esprit dont il est doué, de dire un mot agréable à chacun de ses confrères.
Puis, comme on allait déjeuner, il déjeuna.
Le déjeuner fini :
- Eh bien ? demanda-t-il en se tournant vers le panneau vide.
- Eh bien, voilà ! lui dis-je ; c'est le tableau du Passage de la mer Rouge : la mer est retirée, les Israélites sont passés, les Egyptiens ne sont point arrivés encore.
- Alors, je profiterai de cela pour faire autre chose. Que voulez-vous que je vous bâcle là-dessus ?
- Mais, vous savez, un roi Rodrigue après la bataille :
          
          Sur les rives murmurantes
          Du fleuve aux ondes sanglantes,
          Le roi sans royaume allait,
          Froissant, dans ses mains saignantes,
          Les grains d'or d'un chapelet.

- Ainsi, c'est bien cela que vous voulez
- Oui.
- Quand ce sera à moitié fait, vous ne me demanderez pas autre chose ?
- Parbleu !
- Va donc pour le roi Rodrigue !
Et, sans ôter sa petite redingote noire collée à son corps, sans relever ses manches ni ses manchettes, sans passer ni blouse ni vareuse, Delacroix commença par prendre son fusain ; en trois ou quatre coups, il eut esquissé le cheval ; en cinq ou six, le cavalier ; en sept ou huit le paysage, morts, mourants et fuyards compris. Puis, faisant assez de ce croquis, inintelligible pour tout autre que lui, il prit brosse et pinceaux, et commença de peindre.
Alors, en un instant, et comme si l'on eût déchiré une toile, on vit sous sa main apparaître d'abord un cavalier tout sanglant, tout meurtri, tout blessé, traîné à peine par son cheval, sanglant, meurtri et blessé comme lui, n'ayant plus assez de l'appui des étriers, et se courbant sur sa longue lance ; autour de lui, devant lui, derrière lui, des morts par monceaux, au bord de la rivière, des blessés essayant d'approcher leurs lèvres de l'eau, et laissant derrière eux une trace de sang, à l'horizon, tant que l'oeil pouvait s'étendre, un champ de bataille acharné, terrible, sur tout cela, se couchant dans un horizon épaissi par la vapeur du sang, un soleil pareil à un bouclier rougi à la forge ; puis, enfin, dans un ciel bleu se fondant à mesure qu'il s'éloigne, dans un vert d'une teinte inappréciable, quelques nuages roses comme le duvet d'un ibis.
Tout cela était merveilleux à voir : aussi un cercle s'était-il fait autour du maître, et chacun, sans jalousie, sans envie, avait quitté sa besogne pour venir battre des mains à cet autre Rubens qui improvisait tout à la fois la composition et l'exécution.
En deux ou trois heures, ce fut fini.
A cinq heures de l'après-midi, grâce à un grand feu, tout était sec, et l'on pouvait placer les banquettes contre les murailles,
Le bal avait fait un bruit énorme. J'avais invité à peu près tous les artistes de Paris ; ceux que j'avais oubliés m'avaient écrit pour se rappeler à mon souvenir. Beaucoup de femmes du monde en avaient fait autant, mais elles demandaient à venir masquées : c'était pour les autres femmes une impertinence que je laissai à la charge de celles qui l'avaient faite. Le bal était costumé, mais non masqué ; seulement, la consigne était sévère, et j'avais loué deux douzaines de dominos à l'intention des fraudeurs, quels qu'ils fussent, qui tenteraient de s'introduire en contrebande.
A sept heures, Chevet arrivait avec un saumon de cinquante livres, un chevreuil rôti tout entier, et dressé sur un plat d'argent qui semblait emprunté au dressoir de Gargantua, un pâté gigantesque, et le tout à l'avenant. Trois cents bouteilles de bordeaux chauffaient, trois cents bouteilles de bourgogne rafraîchissaient, cinq cents bouteilles de champagne se glaçaient.
J'avais découvert à la Bibliothèque, dans un petit livre de gravures du frère du Titien, un charmant costume de 1525, cheveux arrondis et pendants sur les épaules, retenus par un cercle d'or ; justaucorps vert d'eau, broché d'or, lacé sur le devant de la chemise avec un lacet d'or et rattaché à l'épaule et aux coudes par des lacets pareils ; pantalon de soie mi-parti rouge et blanc ; souliers de velours noirs à la François 1er brodés d'or.
La maîtresse de la maison, très belle personne, avec des cheveux noirs et des yeux bleux, avait la robe de velours, la collerette empesée, et le feutre noir à plumes noires d'Hélène Fourment, seconde femme de Rubens.
Deux orchestres avaient été établis, dans chaque appartement, de sorte qu'à un moment donné, les deux orchestres jouant le même air, le galop pouvait parcourir cinq chambres, plus le carré.
A minuit, ces cinq chambres offraient un merveilleux spectacle. Tout le monde avait suivi le programme, et à l'exception de ceux qui s'intitulent les hommes sérieux, chacun était venu déguisé ; mais les hommes sérieux avaient eu beau arguer de leur gravité, il n'y avait été fait aucune attention, et force leur avait été de revêtir des dominos des couleurs les plus tendres. Véron, homme sérieux mais gai, avait été affublé d'un domino rose. Buloz, homme sérieux mais triste, avait été orné d'un domino bleu de ciel. Odilon Barrot, homme plus que sérieux, homme grave ! avait obtenu, en faveur de son double titre d'avocat et de député, un domino noir ; enfin, La Fayette, le bon, l'élégant, le courtois vieillard souriant à toute cette folle jeunesse, avait sans résistance endossé le costume vénitien.
Cet homme qui avait pressé la main de Washington, cet homme qui avait forcé Marat de se cacher dans ses caves, cet homme qui avait lutté avec Mirabeau, cet homme qui avait perdu sa popularité en sauvant la vie à la reine, et qui, le 6 octobre, avait dit à une royauté de dix siècles :
« Incline-toi devant cette royauté d'hier qu'on appelle le peuple », cet homme qui, en 1814, avait poussé Napoléon à bas de son trône ; qui, en 1830, avait aidé Louis-Philippe à monter sur le sien ; qui, au lieu de tomber comme les autres, avait incessamment grandi dans les révolutions ; cet homme était là, simple comme la grandeur, bon comme la force, naïf comme le génie. De même qu'il était un sujet d'étonnement et d'admiration pour toutes ces ravissantes créatures qui, pour la première fois, le voyaient, le touchaient, lui parlaient, de même, lui revivait ses jeunes années, regardait de tous ses yeux, touchait de ses deux mains, et répondait avec les plus courtoises paroles de cour à toutes les galanteries que lui faisaient ces charmantes reines de tous les théâtres de Paris.
Vous rappelez-vous avoir été pendant toute une soirée les favorites de cet homme illustre, Léontine Fay, Louise Despréaux, Cornélie Falcon, Virginie Déjazet ? Vous rappelez-vous votre étonnement en le trouvant simple et doux, coquet et galant, spirituel et respectueux, comme il avait été, quarante ans auparavant, aux bals de Versailles et de Trianon ?
Un instant, Beauchêne s'assit près de lui, et ce fut, comme rapprochement, un singulier contraste ; Beauchêne avait le costume vendéen dans toute sa pureté : le chapeau entouré d'un mouchoir, la veste bretonne, la culotte courte, les guêtres, le coeur sanglant sur la poitrine, et la carabine anglaise à la main.
Beauchêne, qui passait pour un royaliste trop libéral sous les Bourbons de la branche aînée, passait pour un libéral trop royaliste sous ceux de la branche cadette.
Aussi le général La Fayette, le reconnaissant, lui dit avec son charmant sourire :
- Monsieur de Beauchêne, dites-moi, je vous prie, en vertu de quel privilège vous êtes le seul qui ne soit pas déguisé ici ?
Un quart d'heure après, tous deux étaient à une table d'écarté, et Beauchêne jouait contre le républicain de 1789 et de 1830, avec de l'or à l'effigie d'Henri V.
Les salons, d'ailleurs, présentaient l'aspect le plus pittoresque.
Mademoiselle Mars, Joanny, Michelot, Menjaud, Firmin, mademoiselle Leverd étaient venus avec leurs costumes d'Henri III. C'était la cour des Valois tout entière ; Dupont, la soubrette effrontée de Molière, la soubrette joyeuse de Marivaux, était en bergère de Boucher ; George, qui avait retrouvé les plus beaux jours de sa plus grande beauté, avait pris le costume d'une paysanne de Nettuno ; Madame Paradol portait celui d'Anne d'Autriche ; Rose Dupuis avait son costume de lady Rochester ; Noblet était en Folie ; Javureck, en odalisque ; Adèle Alphonse, qui faisait son apparition dans le monde, arrivant, je crois de Saint-Pétersbourg, était en jeune fille grecque ; Léontine Fay, en Albanaise ; Falcon, la belle Juive, était en Rébecca. Déjazet, en Du Barry ; Nourrit, en abbé de cour ; Monrose, en soldat de Ruyter ; Volnys, en Arménien ; Bocage, en Didier ; Allan, qui, sans doute lui aussi, comme Buloz et Véron, s'était pris pour un homme sérieux, était venu en cravate blanche, en habit noir, en pantalon noir ; mais, sur toute cette toilette de jeune premier, on avait implacablement passé un domino vert chou.
Rossini avait pris le costume de Figaro, et luttait de popularité avec La Fayette ; Moyne, notre pauvre Moyne ! qui avait tant de talent, et qui, malgré son talent, mourant de faim, s'est tué dans l'espérance que sa mort léguerait une pension à sa veuve, Moyne avait pris le costume de Charles IX. Barye était en tigre du Bengale ; Etex, en Andalou ; Adam, en poupard ; ­immermann, en cuisinière. Plantade, en madame Pochet ; Pichot, en magicien ; Alphonse Royer, en Turc ; Charles Lenormant, en Smyrniote ; Considérant, en dey d'Alger ; Paul de Musset, en Russe. Alfred de Musset, en paillasse ; Capo de Feuillide, en torero ; Eugène Sue, le sixième des hommes sérieux, était en domino pistache ; Paul Lacroix, en astrologue ; Pétrus Borel, qui prenait le nom du Lycanthrope, en jeune France ; Bard, mon compagnon d'expédition à Soissons, en page du temps d'Albert Durer ; Francisque Michel, en truand ; Paul Fouché, en fantassin de la procession des Fous ; Eugène Duverger, en Van Dyck ; Ladvocat, en Henri II ; Fournier, en matelot. Giraud, en homme d'armes du XIe siècle ; Tony Johannot, en sire de Giac ; Alfred Johannot, en Louis XI jeune ; Menut, en page de Charles VII ; Louis Boulanger, en courtisan du roi Jean ; Nanteuil, en soudard du XVIè siècle ; Gaindron, en fou ; Boisselot, en jeune seigneur du temps de Louis XII ; Chatillon, en Sentinelli ; ­iégler, en Cinq-Mars ; Clément Boulanger, en paysan napolitain ; Roqueplan, en officier mexicain ; Lépaule, en Ecossais ; Grenier, en marin. Robert Fleury, en Chinois ; Delacroix, en Dante ; Champmartin, en pèlerin ; Henriquel Dupont, en Arioste ; Chenavard, en Titien, Frédérick Lemaître, en Robert Macaire couvert de paillettes.
Plusieurs épisodes grotesques égayèrent la soirée.
M. Tissot, de l'Académie, avait eu l'idée de s'habiller en malade : à peine était-il entré, que Jadin entra, lui, en croque-mort, et, lugubre, un crêpe au chapeau, le suivit de salle en salle, emboîtant son pas dans le sien, et se contentant, de cinq minutes en cinq minutes, de répéter le mot : J'attends !
M. Tissot n'y tint pas : au bout d'une demi-heure, il était parti.
Il y eut pendant un moment sept cents personnes.
A trois heures, on soupa. Les deux chambres de l'appartement vacant sur mon palier avaient été converties en salle à manger.
Chose étrange ! Il y eut à manger et à boire pour tout le monde.
Puis, après le souper, le bal recommença, ou plutôt commença.
A neuf heures du matin, musique en tête, on sortit, et l'on ouvrit, rue des Trois-Frères, un dernier galop dont la tête atteignait le boulevard, tandis que la queue frétillait encore dans la cour du square.
J'ai souvent songé, depuis, à donner un second bal pareil à celui-là, mais il m'a toujours paru que c'était chose impossible.

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