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Chapitre CCXXVII


Granville.

Sourire fin et moqueur, yeux pétillants d'esprit, bouche railleuse, petite taille, grand coeur, mélancolie charmante répandue sur tout cela ; c'est vous, cher Granville ! Venez ! Je commence à avoir autant d'amis sous terre que dessus, venez ! Dites-moi que l'amitié est plus forte que la tombe, et je ne craindrai plus de descendre où vous êtes, puisque, en mourant, on réjouit ses amis morts, sans quitter ses amis vivants.
Vous rappelez-vous, cher Granville, le temps où j'allais vous voir dans votre mansarde de la rue des Petits-Augustins, mansarde d'où je ne sortais jamais sans emporter de merveilleux croquis ? Que de bonnes et longues causeries ! Que de fins aperçus ! – Je ne pensais pas à vous demander, alors, d'où vous veniez, ni où vous alliez. Vous souriiez tristement à la vie, à l'avenir, car toujours vous avez eu un peu de tristesse extravasée au fond du coeur. C'était tout simple, que vous fussiez un trait d'union entre Molière et La Fontaine.
Ce que je ne songeais pas à demander à l'artiste plein de vie, de verve et de santé, je le demande aujourd'hui à l'artiste mort et couché dans le tombeau. – Vous avez oublié, dites-vous, cher Granville ? Je comprends cela. Mais il y a un de vos amis, homme de coeur, homme de talent, qui n'a pas oublié : prenez Charles Blanc, et, à ce dont il s'est souvenu, ajoutez ce dont vous vous souviendrez.
Votre vie est trop simple, dites-vous ? Soit ; mais le public prend autant d'intérêt à l'humble vicaire de Wakefield dans sa cure de village qu'au brillant Raleigh à la cour de la fière Elisabeth.
Vous vous souvenez ? Bien ! – Moi, je raconte.
Granville est né à Nancy. Il est le successeur, le compatriote, on dirait presque l'élève de Callot. Son véritable nom était Gérard ; mais son père, peintre en miniature distingué, avait quitté son nom de famille pour prendre le nom de théâtre de son grand-père, excellent comédien qui avait plus d'une fois appelé le sourire sur les lèvres de ces deux exilés, Stanislas Leczinski et Marie Leczinska, dont l'un avait été roi et dont l'autre devait devenir reine.
Ce grand-père s'appelait Granville.
L'enfant qui devait créer un monde à lui, moitié animal, moitié humain ; qui devait expliquer la cause du parfum des fleurs, en faisant de la fleur l'enveloppe de la femme ; qui devait donner matériellement aux étoiles ces yeux charmants qui scintillent dans l'ombre, et avec lesquels elles sont censées regarder sur la terre, cet enfant naquit le 13 septembre 1803.
Il naquit si débile, que l'on crut un instant qu'il ne naissait que pour mourir ; sa mère le prit dans ses bras, et le cacha si bien sur son coeur, que la Mort, qui le cherchait, passa sans le voir.
L'enfant la vit, lui, et c'est pour cela que, depuis, il la fit, tant de fois, si ressemblante.
Jeune, il était taciturne mais observateur, regardant toute chose avec ses grands yeux mélancoliques, et semblant chercher et trouver dans chaque chose une face inconnue et invisible aux autres yeux.
C'est cette face sous laquelle il nous a montré tous les êtres et toutes les choses créées, depuis le géant jusqu'à la fourmi, depuis l'homme jusqu'au mollusque, depuis l'étoile jusqu'à la fleur.
D'autres raillent le monde du bon Dieu, mais, impuissants à le refaire se contentent de le railler ; toi, non seulement tu l'as raillé, mais encore tu l'as refait.
A douze ans, il entra au lycée de Nancy, d'où il sortit à quatorze. Qu'importaient à Granville le latin, le grec, et même le français ! Il avait une langue à lui, qu'il parlait bas avec un maître invisible qu'on appelle le génie, et que, plus tard, il devait parler à haute voix à la création tout entière.
Quand j'entrais chez Granville, et que je le trouvais tenant dans sa main un lézard, sifflant un serin dans une cage, ou émiettant du pain dans un bocal de poissons rouges, j'étais toujours tenté de lui demander :
- Que vous disait donc ce poisson rouge, ce serin ou ce lézard ?
A quatorze ans, Granville se mit donc au dessin ; je me trompe, il y avait toujours été. Les thèmes et les versions étaient rares sur ses cahiers collège. Mais que d'illustrations – comme on a appelé la chose depuis – dans le thème de rose, rosa, et dans la version Deus creavit coelum et terram ! C'était merveilleux !
Aussi les maîtres montrèrent-ils, un jour, au père les cahiers de thèmes et de versions. Ils croyaient faire gronder l'enfant ; le père vit ce que les maîtres ne voyaient pas : les maîtres voyaient un pauvre latiniste ; le père vit un grand artiste. – Tous voyaient juste. C'est que chacun, se tournant le dos, regardait d'un côté opposé.
Granville fut, dès lors, installé dans l'atelier de son père, et eut le droit de faire des croquis, sans être obligé de faire des thèmes et des versions.
Lorsqu'un client venait poser pour une miniature dans l'atelier de M. Granville, le client posait en même temps pour le père et pour le fils.
Seulement, jamais le client ne voyait que l'ouvrage du père, parce que l'ouvrage du père était un portrait léché, blaireauté, embelli, tandis que l'ouvrage du fils était une belle et bonne caricature dont le père riait bien fort quand le client était parti, mais qu'il recommandait à son fils de cacher dans les profondeurs de ses cartons, s'étonnant toujours que chaque face d'homme eût son analogue dans une tête d'animal.
Sur ces entrefaites, un peintre nommé Mansion passe à Nancy, et va voir son confrère Granville, qui lui montre ses miniatures ; l'artiste voyageur les regarde assez dédaigneusement ; mais, arrivé aux dessins du jeune homme, dans lesquels il puise à pleines mains, il regarde sans jamais se lasser de regarder, répétant : « Encore ! » quand il n'y en avait plus.
- Donnez-moi cet enfant, dit-il au père, et je l'emmène à Paris.
On donne difficilement son enfant, même à un confrère ; et, cependant, le père de Granville savait bien qu'on ne devient un grand artiste que dans les grands foyers de civilisation.
Il adopta un terme moyen qui apaisait sa conscience, et consolait son coeur.
Il promit d'envoyer l'enfant à Paris.
Six mois s'écoulèrent avant que cette promesse fût mise à exécution. Enfin, reconnaissant que l'enfant perdait son temps en province, le père se décida.
On mit au jeune artiste cent écus dans une poche, une lettre pour un cousin à lui dans l'autre, on le recommanda au conducteur d'une diligence, et voilà le futur grand homme parti pour Paris.
Le cousin s'appelait Lemétayer, et était régisseur de l'Opéra Comique.
C'était un homme d'esprit que nous avons tous connu, fort répandu dans le monde artistique, lié avec Picot, Horace Vernet, Léon Cogniet, Hippolyte Lecomte et Féréol.
On me demandera pourquoi je mets Féréol, c'est-à-dire un chanteur, avec Picot, Horace Vernet, Léon Cogniet, Hyppolyte Lecomte, c'est-à-dire avec quatre peintres ? Eh bien c'est que de même que M. Ingres, qui est un grand peintre, a la prétention d'être un virtuose, de même Féréol, qui était un excellent comédien, avait la prétention d'être un peintre.
Hélas ! nous en connaissons d'autres que M. Ingres et que Féréol qui ont les mêmes prétentions !
Or, il arriva, un jour, que, Féréol ayant apporté une de ses compositions chez Lemétayer, Granville vit cette composition.
Et Granville, dans son irrévérence pour la peinture de Féréol, se mit à redessiner cette peinture, comme Féréol eût pu se mettre à rechanter un air de M. Ingres.
Hippolyte Lecomte entra sur ces entrefaites.
Nous ne savons pas si Hippolyte Lecomte a, comme M. Ingres et comme Féréol, quelque tic en dehors de son art ; mais ce que nous savons, c'est qu'il est homme de bon sens et de bon conseil.
C'était justement ce qu'il fallait au jeune homme, qui passa de l'atelier de M. Mansion dans celui de Lecomte.
D'ailleurs, l'élève de M. Mansion conservait une vieille grippe contre son maître.
Voici à quelle occasion :
Granville, avec son charmant esprit, déjà aussi pittoresque chez l'enfant que chez l'homme, avait inventé tout un jeu de cinquante-deux cartes. Mansion trouva ce jeu si remarquable, qu'il le publia sous son nom, avec le titre de La Sibylle des salons. J'ai vu ce jeu chez Granville, un jour qu'il était de bonne humeur, et retournait le fond de ses cartons ; c'était quelque chose de fantastique.
Chez Hippolyte Lecomte, il ne s'agissait plus de dessiner, il fallait peindre.
Mais la peinture n'était pas le fait de Granville ; le crayon, la plume, à la bonne heure ! Granville peint comme Callot, avec une pointe d'acier. Le crayon, la plume, le stylet parlent si bien la langue de l'artiste, et disent si bien ce qu'il veut dire !
C'est alors qu'apparaît tout à coup la lithographie : Granville s'approche, regarde, examine le procédé, jette un cri de joie : voilà ce qu'il lui faut.
Granville, comme Clément Boulanger, était un chercheur, toujours mécontent de ce que l'on avait trouvé pour lui, parfois de ce qu'il avait trouvé lui-même.
Callot avait substitué dans ses gravures le vernis des luthiers au vernis mou. Granville exécute, lui, ses lithographies à la manière des gravures : il tranche la pierre avec un crayon dur, ombre avec des hachures, précise ses formes, et ne dessine plus, mais grave ; c'est à cette époque que remontent cette suite de dessins représentant les Tribulations de la petite propriété, et la série des Dimanches d'un bon bourgeois.
Granville habitait, alors, à l'hôtel Saint-Phar, sur le boulevard Poissonnière, la chambre qu'habita depuis Alphonse Karr, cet autre artiste qui de sa plume, lui aussi, a fait un burin, et qui grave, au lieu d'écrire.
Vers 1826, Granville quitta l'hôtel Saint-Phar, et alla habiter cette espèce de mansarde située en face du palais des Beaux-Arts, où je l'ai connu. Hélas ! moi aussi, j'habitais une autre espèce de mansarde ; les vingt-cinq francs que, sur la supplication d'Oudard, M. de Broval venait d'ajouter à mon traitement ne me permettaient point d'habiter un premier étage de la rue de Rivoli ; seulement, ma mansarde enviait celle de Granville : un atelier d'artiste, si pauvre qu'il soit, a toujours quelque chose de plus qu'une chambre d'employé ; un croquis, une statuette, un plâtre, un vieux casque sans visière, quelques morceaux de cuirasse avec les traces de l'or qui la damasquinait, un écureuil empaillé qui joue de la flûte, un goéland suspendu au plafond, les ailes ouvertes, et qui semble encore raser la vague ; un lambeau d'étoffe chinoise drapé devant une porte, donnent aux murailles un air coquet qui réjouit l'oeil, et sourit à l'esprit.
Puis l'atelier du peintre était un lieu de réunion et de causerie. Il y avait là, et dans les ateliers d'alentour, Philippon, qui devait fonder la Caricature et, plus tard, son frère le Journal pour rire. Ricourt, l'obstiné faiseur de charges ; Horeau, l'architecte ; Huet, Forest, Renou. Les jours où l'on était riche, on buvait de la bière ; les autres jours, on se contentait de fumer, de crier, de déclamer, de rire.
Granville riait peu, déclamait peu, criait peu, fumait peu, buvait peu. Il demeurait assis à une table, une feuille de papier devant lui, une plume ou un crayon à la main, souriant parfois, dessinant toujours.
Que dessinait-il ? Lui-même n'en savait rien. Un caprice qui touchait à la folie conduisait son pinceau. C'étaient des oiseaux à tête de singe, des singes à tête de poisson, des visages de bipèdes sur des corps de quadrupèdes : un monde plus fantastique que les tentations de Callot et les diableries de Breughel.
Et, quand deux heures avaient passé, pleines de rire, de bruit et de fumée pour les autres, Granville avait tiré de son cerveau, comme d'une arche fantastique, toute une création nouvelle qui, certes, lui appartenait aussi bien en propre que celle qui a été détruite par le déluge appartenait à Dieu.
Et tout cela si fin, si spirituel, si charmant ; disant si bien ce que cela voulait dire ; parlant, des yeux et des gestes, une langue si comique, qu'au moment de se quitter, on passait toujours quelque chose comme une demi-heure ou une heure à regarder, et à chercher le sens de ces illustrations improvisées de contes d'Hoffmann inconnus.
C'est ainsi qu'il prépare, compose et publie Les Quatre Saisons de la vie, le Voyage pour l'éternité, les Métamorphoses du jour, enfin, la Caricature, où toutes les célébrités politiques du jour posent pour lui et devant lui.
Puis arrive 1832.
Un des premiers, je l'ai dit, Granville s'était offert à moi ; un des premiers il était arrivé ; un des premiers il était sur son échafaudage, peignant son panneau sur une échelle double, et esquissant ses dessus de porte.
Deux mois après, je partais pour un voyage.
L'ai-je revu depuis ? J'en doute.
Seulement, ses travaux énormes arrivaient jusqu'à moi.
C'étaient les Chansons de Béranger, Gargantua au berceau, les Fables de La Fontaine, les Animaux peints par eux-mêmes, les Etoiles, les Fleurs animées. Puis, au milieu de toutes ces gaietés échappées à son crayon et à sa plume, les douleurs les plus profondes, les tristesses les plus amères : sa femme meurt, ses trois enfants meurent les uns après les autres.
Le dernier mort, il tombe malade lui-même.
On eût dit que la voix de ces quatre bien-aimés l'appelait à eux.
Ses conversations alors changent de caractère : elles s'élèvent ; plus de rires d'atelier, plus de plaisanteries juvéniles. Il parle de cette vie future vers laquelle il marche, de cette immortalité de l'âme dont il va savoir le secret ; c'est dans l'éther le plus pur qu'il plane, c'est sur les nuages les plus transparents qu'il flotte.
Le 14 mars 1847, il devient fou ; trois jours après, il meurt dans la maison du docteur Voisin, à Vanvres.
Il est enterré à Saint-Mandé, près de sa femme et de ses trois enfants, et, si les morts sont encore doués de quelque sympathie, il n'a que le bras à étendre pour donner la main à Carrel !

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