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Chapitre CCXXIV


Apprêts de mon bal costumé. – Je m'aperçois que mon logement est trop dans le goût de Socrate. – Mes peintres-décorateurs. – La question du souper. – Je vais aux provisions à La Ferré-Vidame. – Vue de ce chef-lieu de canton, la nuit, par un temps de neige. – La chambre de mon neveu. – Mon ami Dondon. – Chasse au chevreuil. – Retour à Paris. – J'invente la banque d'échange avant M. Proudhon. – Les artistes à l'oeuvre – Les morts.

On avançait vers le carnaval, et cette proposition que m'avait faite Bocage de donner un bal, répandue dans le monde artistique, rebondissait à moi de tous côtés.
Une des premières difficultés qu'il s'agissait de lever était l'exiguïté de mon logement.
Mon logement, composé d'une salle à manger, d'un salon, d'une chambre à coucher, d'un cabinet de travail, et suffisamment grand pour l'habitation, devenait bien étroit pour une fête.
Un bal, donné par moi, nécessitait trois ou quatre cents invitations ; et le moyen de tenir à trois ou quatre cents dans une salle à manger, un salon, une chambre à coucher et un cabinet de travail ?
Heureusement, j'avisai, sur le même palier, un logement de quatre pièces, non seulement libre, mais encore vierge de décoration – à part les glaces qui étaient placées au-dessus des cheminées, et le papier gris-bleu qui tapissait les murs.
Je demandai au propriétaire la permission d'utiliser ce logement au profit du bal que je comptais donner. Cette permission me fut accordée.
Maintenant, il s'agissait de décorer l'appartement.
C'était l'affaire de mes amis les peintres.
A peine surent-ils le besoin que j'avais d'eux, qu'ils vinrent m'offrir leurs services.
Il y avait quatre pièces à peindre ; on se partagea la besogne.
Les décorateurs étaient tout simplement Eugène Delacroix, Louis et Clément Boulanger, Alfred et Tony Johannot, Decamps, Granville, Jadin, Barye, Nanteuil, nos premiers artistes enfin.
Les Ciceri se chargeaient des plafonds.
Il s'agissait de tirer un sujet d'un roman ou d'une pièce de chacun des auteurs qui seraient là.
Eugène Delacroix se chargea de peindre le roi Rodrigue après la défaite du Guadalété, sujet tiré du Romancero, traduit par Emile Deschamps ; – Louis Boulanger choisit une scène de Lucrèce Borgia, – Clément Boulanger, une scène du Sire de Giac ; – Tony Johannot, une de Cinq-Mars, – Decamps promit un Deburau dans un champ de blé émaillé de coquelicots et de bleuets. Granville prit un panneau de douze pieds de long sur huit de large, où il s'engagea à reproduire toutes nos charges dans un tableau représentant un orchestre de trente ou quarante musiciens, les uns froissant des cymbales, les autres secouant des chapeaux chinois, ceux-ci soufflant dans des cors et des bassons, ceux-là raclant des violons et des basses. En outre, il devait faire des danses d'animaux au-dessus de chaque porte.
Barye prit pour lui les supports des fenêtres : des lions et des tigres de grandeur naturelle formeraient ces supports. – Nanteuil faisait les encadrements, les ornementations, les panneaux des portes.
Ce point arrêté, il fut convenu que, quatre ou cinq jours avant le bal, Ciceri ferait tendre les toiles. sur les murailles, et apporterait pinceaux, règles, couleurs.
Les artistes, une fois à la besogne, ne devaient quitter l'oeuvre commencée que pour aller se coucher : ils seraient nourris et abreuvés à la maison.
L'ordinaire fut fixé à trois repas.
Restait une chose de la plus haute importance, qu'il s'agissait de régler. Cette chose, c'était le souper.
Je songeai à en faire la base avec du gibier que je tuerais moi-même ; ce qui serait à la fois un plaisir et une économie.
J'allai trouver M. Deviolaine, qui me donna une autorisation pour chasser dans la forêt de La Ferté-Vidame.
C'était d'autant plus charmant, que mon vieil ami Gondon en était l'inspecteur, et que j'étais bien sûr que celui-là ne grognerait pas pour un ou deux chevreuils de plus ou de moins.
Du reste, la permission s'étendait à moi et à quelques amis.
J'invitai Clerjon de Champagny, Tony Johannot, Géniole et Louis Boulanger.
Mon beau-frère et mon neveu devaient partir de Chartres, et se trouver à heure fixe à La Ferté-Vidame.
Je prévins Gondon deux jours d'avance, afin qu'il pût se procurer les traqueurs nécessaires, et il fut convenu que nous nous arrêterions, le soir, à une auberge dont il me donna l'adresse, que nous y coucherions, que nous chasserions le lendemain toute la journée, et que, selon le plus ou le moins de fatigue que nous éprouverions, nous repartirions le soir même, ou seulement le lendemain matin.
Nous devions faire la route dans une immense berline dont je me trouvais propriétaire, je ne sais plus comment.
Les choses arrêtées furent mises de point en point à exécution.
Nous partîmes vers neuf ou dix heures du matin.
Nous comptions être arrivés de six à sept heures du soir ; mais la neige nous prit au tiers du chemin, et, au lieu d'arriver à sept heures du soir, nous arrivâmes à minuit, n'ayant eu pour nous réchauffer tout le long de la route que l'intarissable verve et le charmant esprit de Champagny, auxquels se joignit, comme accompagnement, le bruit d'une trompette de fer-blanc qu'il avait, je ne sais à quel propos, achetée je ne sais où, et dont le son fantastique avait le privilège de nous faire éclater de rire.
En arrivant, nous trouvâmes naturellement tout le monde couché ; à La Ferté-Vidame, on se couche à dix heures l'été, et à huit heures l'hiver. Nous mîmes pied à terre sur un magnifique tapis de neige qui me rappelait les chasses aux loups de ma jeunesse, avec M. Deviolaine et les gardes, mes vieux amis.
Que de choses s'étaient passées entre les neiges de 1817 et les neiges de 1832, et s'étaient fondues comme elles !
Nous avions, du reste, l'air de frapper aux communs du château de la Belle au bois dormant : personne ne nous répondait et, comme nous nous sentions engourdir de plus en plus, je parlais déjà de dévisser la porte de l'auberge, comme j'avais fait à la maison de campagne de M. Dupont-Delporte, lorsque, de l'autre côté de l'huis, j'entendis la voix de mon neveu.
Il avait juste – pauvre garçon, mort depuis ! – l'âge que j'avais moi-même lorsque autrefois une chasse m'empêchait de dormir.
A moitié réveillé par le plaisir qu'il se promettait à la chasse du lendemain, il se réveilla complètement au tapage que nous faisions, à nos cris désespérés, et surtout. au son de la trompette de Champagny. Il s'efforçait à l'intérieur, comme nous à l'extérieur, de faire sortir les hôteliers de leur lit.
Enfin, tout maussade, tout grognant, tout quinteux, un homme se leva, en adjurant Dieu pour savoir si c'était là une heure à réveiller d'honnêtes gens.
La porte s'ouvrit ; la mauvaise humeur de l'hôte se calma un peu quand il vit que nous étions venus en poste ! Cela lui donnait le droit de mettre le dérangement nocturne sur la carte ; dès lors, nous fûmes les bien reçus.
Mon beau-frère n'avait pas pu venir. Emile, mon neveu, était seul, et il avait naturellement pris, en vertu de son droit de premier arrivé, la plus belle chambre de la maison.
Il lui fut immédiatement signifié qu'étant à l'âge où l'on mange le pilon des poulets et la souris du gigot, il était naturellement aussi à l'âge où l'on prend les lits de sangle et les chambres froides.
La sienne avait une cheminée magnifique dans laquelle brûlait un reste de feu que j'alimentai avec la conscience d'une vestale, jusqu'au moment où l'on apporta une charge de bois.
La chambre était grande ; on tint conseil, et il fut résolu à l'unanimité que l'on apporterait les matelas des petites chambres dans la grande, qu'on les rangerait symétriquement contre la muraille, et que l'on coucherait en compagnie.
Emile réclama deux choses : l'honneur de cette compagnie, et le droit de mettre à terre son matelas tout garni. – Il avait laissé dans ses draps une provision de chaleur qu'il ne voulait pas perdre.
Ces premiers arrangements pris, on procéda au souper. Tout le monde mourait littéralement de faim. Littéralement encore, il n'y avait rien à manger dans l'auberge.
On alla visiter le poulailler : les poules avaient eu l'obligeance de pondre une vingtaine d'oeufs. Cela faisait quatre oeufs pour chacun ; chacun eut un oeuf à la coque, deux oeufs en omelette, et un oeuf en salade. Pain et vin à discrétion.
Jamais, je crois, nous ne soupâmes plus gaiement, et ne dormîmes mieux.
Au jour, nous fûmes éveillés par Gondon. Il arrivait, tout harnaché en chasseur, avec ses deux chiens. Quinze rabatteurs, prévenus de la veille, nous attendaient à la porte.
La toilette des chasseurs est vite faite. On alluma un grand feu ; il n'y avait pas moyen de manger les restes du souper de la veille : on se contenta d'une croûte de pain trempée dans du vin blanc.
D'ailleurs, Gondon parla d'un gigot froid qu'on prendrait chez lui en passant, et que l'on mangerait dans la forêt, autour d'un grand feu, entre deux battues ; cette prévenance ramena le sourire sur les lèvres des plus moroses.
Un quart d'heure après, nous étions en chasse.
On a ses jours d'adresse comme ses jours de courage. Champagny, excellent tireur d'habitude, tira, ce jour-là, comme un cocher de fiacre, et attribua sa maladresse à l'exiguïté du canon de son fusil. En effet, je ne sais à quel propos il chassait avec une espèce de pistolet à deux coups.
Tony Johannot était, je crois, un simple amateur en fait de chasse.
Géniole débutait.
On sait que Louis Boulanger chassait, son crayon d'une main, son album de l'autre.
Nous nous trouvions donc, Gondon et moi – vieux chasseurs tous deux, et ayant des armes de longueur – nous nous trouvions donc ainsi les rois de la chasse.
Cette chasse ne mérite pas autrement de description particulière ; cependant, un épisode s'y passa qui, depuis, a donné lieu, dans la forêt de La Ferté- Vidame, à pas mal de gageures entre les gardes de la forêt et les chasseurs parisiens mes successeurs.
Nous étions placés sur une ligne, comme c'est l'habitude en battue, et j'avais choisi pour mon poste l'angle formé par un petit sentier étroit et la grande route.
J'avais devant moi le sentier, horizontalement vu, et, derrière moi, la grande route, transversalement placée.
A ma droite était Tony Johannot, à ma gauche Géniole.
Les rabatteurs poussaient le gibier vers nous. Tout animal chassé, lorsqu'il rencontre une route, et surtout un sentier, a propension à suivre ce sentier, qui lui permet de voir et de courir plus facilement.
Trois chevreuils poussés par les traqueurs suivaient le sentier, et venaient droit sur moi. Tony Johannot, qui les avait hors de portée s'exterminait à me faire des signes, croyant que je ne les voyais pas.
Je les voyais parfaitement, mais je m'étais logé dans la tête l'idée assez ambitieuse de les tuer tous les trois de mes deux coups.
Tony, qui ne comprenait rien à mon inaction, redoublait de signes.
Je laissais toujours s'avancer les trois chevreuils.
Enfin, à trente pas de moi, à peu près, ils s'arrêtèrent court et écoutant, admirablement placés : deux croisaient leurs cous fins et élégants, regardant, l'un à droite, l'autre à gauche ; le troisième se tenait un peu en arrière, caché par les deux premiers.
J'envoyai un coup de fusil aux deux premiers, qui roulèrent sur le coup.
Le troisième sauta le fossé, mais pas-si vite, que je n'eusse le temps de lui envoyer mon second coup. Puis je restai en place afin de recharger mon fusil, ne voulant pas déranger toute la chasse pour moi.
En effet, un instant après, un chevreuil passa à Gondon, qui le tua.
A voir mon immobilité après mes deux coups, mes compagnons crurent que j'avais manqué.
Cependant, Géniole, qui était à ma gauche, et Tony, qui était à ma droite, se demandaient ce que les chevreuils étaient devenus.
L'énigme leur fut expliquée par les rabatteurs, qui, à trente pas de moi, trouvèrent les trois chevreuils morts : deux dans le chemin – ils n'avaient pas bougé ! – l'autre à quatre pas, dans le taillis.
Le soir, en rentrant, à la nuit tombante, un dernier chevreuil mal inspiré nous partit dans une espèce de clairière.
Le soleil, un peu dégagé des nuages, se couchait dans un véritable lit de pourpre ; malgré cette amélioration dans le temps à l'horizon, la neige continuait de tomber autour de nous par épais flocons.
Tout à coup un chevreuil bondit à quinze pas de nous.
Les fusils étaient désarmés ; ce fut au plus agile.
Dix ou douze coups partirent presque en même temps. Le chevreuil disparut au milieu des éclairs et de la fumée. Chiens et chasseurs se mirent à sa poursuite. Je n'ai jamais vu de sujet de tableau mieux composé que celui que le hasard venait d'esquisser. Boulanger était dans le ravissement ! Lui qui n'avait pas de fusil avait pu tout voir sans être distrait. Toute la soirée, il fut tourmenté par l'idée de faire un croquis de cette scène : il n'en put venir à bout.
Nous rapportions neuf chevreuils et trois lièvres ; j'avais, pour ma part, tué cinq chevreuils et deux lièvres.
Ce soir-là, nous dînâmes chez Gondon : ce qui nous fit une certaine différence avec le souper de la veille.
Le lendemain, au jour, nous partîmes. A la nuit tombante, nous rentrions dans Paris avec nos neuf chevreuils pendus à l'impériale de notre voiture, comme à l'étal d'un boucher.
Je fis venir Chevet. Il s'agissait d'établir le commerce par échange.
Je voulais un poisson gigantesque ; moyennant trois chevreuils, Chevet s'engagea à me fournir un saumon de trente livres, ou un esturgeon de cinquante.
Je voulais une galantine colossale : un quatrième chevreuil paya la galantine.
Je voulais deux chevreuils rôtis dans toute leur taille : Chevet se chargea de les faire rôtir.
Le dernier chevreuil fut dépecé, et s'éparpilla dans les familles de mes compagnons de voyage.
Les trois lièvres fournirent un pâté.
La chasse, on le voit, outre le plaisir que nous y avions pris, nous donnait les principales pièces du souper.
Il ne s'agissait plus que de s'occuper du détail ; c'était l'affaire de la ménagère de la maison. En notre absence, le père Ciceri, inclinez-vous tous devant le vieillard, encore aujourd'hui gai, vert spirituel, malgré ses soixante et dix ans ; inclinez-vous devant lui, vous tous, Séchan, Diéterle, Despléchin, Thierry, Cambon, Devoir, Moynet, rois, vice-rois et princes de la décoration moderne : c'est le père Ciceri qui a fait le cloître de Robert le Diable ! – en notre absence, dis-je, le père Ciceri avait fait poser les toiles, et coller le papier dessus. Tout était prêt, jusqu'aux couleurs, jusqu'aux brosses, jusqu'aux pinceaux.
On chauffa toutes les chambres à grand feu ; on se procura des chaises, des escabeaux, des tabourets de toutes les hauteurs ; on acheta une échelle double.
Granville, notre bon et excellent Granville, charmant peintre des hommes bêtes et des animaux spirituels, se mit le premier à l'oeuvre.
C'est lui qui, en effet, avait la plus rude besogne sur les bras : on se rappelle qu'il s'était chargé d'un immense panneau, et de tous les dessus de porte.
Mais, hélas ! j'y pense seulement à cette heure, des dix artistes qui avaient mis leurs pinceaux à ma disposition, quatre sont aujourd'hui couchés dans le tombeau ! De ces dix coeurs qui battaient joyeusement à l'unisson de mon coeur, quatre sont éteints !
Qui vous eût dit alors, dans le joyeux atelier que vous couvriez de vos peintures, et que vous emplissiez de vos rires, pendant ces trois jours de causeries où pétilla incessamment ce charmant esprit dont les artistes ont seuls le secret ; qui vous eût dit, morts bien-aimés ! que, jeune encore, je vous survivrais, et que je m'arrêterais tout d'un coup en citant le nom de l'un de vous pour me dire : « Ce n'est point assez pour toi, leur frère, de citer leurs noms ; il faut que tu racontes ce qu'ils étaient comme hommes et comme artistes, comme caractère et comme talent... » ?
Tâche douce et triste à la fois que de parler des morts qu'on aime !
Il est minuit, au reste : c'est l'heure des évocations. Me voilà seul ; aucun regard profane ne luira dans l'ombre, effarouchant votre pudeur sépulcrale. Venez, frères ! Venez ! Racontez-moi, dans cette langue des trépassés, avec ce doux murmure qui ressemble à celui du ruisseau caressant ses rives, avec ce doux bruit des feuilles frémissant dans la forêt, avec ce doux gémissement de la brise pleurant dans les roseaux, racontez-moi votre vie, vos douleurs, vos espérances, vos triomphes, et que ce monde, presque toujours indifférent quand il n'est pas ingrat, sache ce que vous étiez, et surtout ce que vous valiez !

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