Chapitre XXII
Les deux couleuvres. – M. de Valence et madame de Montesson. Ce que c'était que la petite Hermine. – Le charron Garnier et madame de Valence. – Madame Lafarge. – Apparition fantastique de madame de Genlis.
J'eus un jour une grande peur dans ce beau jardin. A l'un des angles était quelque chose comme une tourelle ruinée et sans toit ; dans les jours d'août, le soleil s'y engouffrait et en faisait une fournaise. Alors, c'était curieux de voir les mouches y bruire et les papillons y voltiger, les beaux lézards gris et verts y courir sur les murailles. Un jour que je jouais aux environs de cette tourelle, j'entendis des sifflements aigus ; je m'approchai, et, par l'ouverture qui avait été autrefois une porte, je vis deux longues couleuvres dressées sur leur queue, le corps en spirale, dardant l'une contre l'autre leur langue noire avec des sifflements d'amour ou de colère. Tels devaient être les deux serpents auxquels Mercure jeta sa baguette, et qui s'enroulèrent à l'entour pour l'éternité.
Mais, moi, je n'étais pas Mercure, je n'avais pas cette baguette enchantée qui pacifiait les haines les plus envenimées ; je me sauvai comme se serait sauvé Laocoon, s'il avait vu les deux serpents de Ténédos roulant sur les dernières vagues des Dardanelles, et s'il eût su que c'était pour l'étouffer, lui et ses enfants, qu'ils quittaient leur île.
Je rencontrai M. Deviolaine, qui, me voyant tout effaré, me demanda ce que j'avais. Je le lui racontai ; mais, à mon grand étonnement, il ne partagea point mon épouvante ; seulement, il arracha de terre un échalas qui servait de tuteur à un jeune arbre, et s'achemina vers la tourelle, d'où, après un combat de cinq minutes, il sortit vainqueur des deux hydres.
Dès lors, M. Deviolaine m'apparut comme Hercule, dompteur des monstres.
Je reviendrai souvent à M. Deviolaine ; il a eu une grande influence sur ma destinée ; c'est l'homme dont j'avais le plus peur, et que cependant j'ai le plus aimé après mon père.
Ceci posé, passons à M. Collard.
M. Collard, homme d'humeur aussi douce et de visage aussi souriant que M. Deviolaine, son ami intime, était d'humeur orageuse et de visage froncé ; M. Collard était le chef d'une famille sur laquelle le terrible et mystérieux procès du Glandier a jeté, depuis, une fatale célébrité.
M. Collard, qui habitait le charmant petit château de Villers-Hellon, situé à trois lieues de Villers-Cotterêts, était de souche aristocratique ; seulement, il avait quitté son nom de Montjouy pour garder purement et simplement celui de Collard, qui effarouchait moins que l'autre les oreilles démocratiques. Depuis, il avait connu M. de Talleyrand au Corps législatif, et, en 1795 ou 1796, avait épousé une jeune fille nommée Hermine, qui habitait chez madame de Valence.
Un jour, M. le duc d'Orléans entra à l'improviste chez madame de Montesson, alors sa femme, et trouva M. de Valence à ses pieds et la tête sur ses genoux. La situation était grave ; mais madame de Montesson était une grande dame qui ne se démontait point facilement : elle se retourna souriante vers son mari, demeuré debout et stupéfait sur le seuil de la porte.
- Venez à mon aide, monsieur le duc, dit-elle, et débarrassez-moi de Valence : il adore Pulchérie, et veut absolument l'épouser.
Pulchérie était la seconde fille de madame de Genlis : la première se nommait Caroline, et a épousé M. de Lawoestine.
Le duc ne demandait pas mieux, surtout après la peur qu'il venait d'avoir, que de marier Pulchérie à M. de Valence. Il donna six cent mille francs à la future, et le mariage se fit.
Maintenant, comment la petite Hermine se trouvait-elle chez madame de Valence, et quelle était cette petite Hermine ? C'est ce que nous allons dire.
Madame de Montesson était la tante de madame de Genlis. Madame de Genlis avait été placée par madame de Montesson chez la duchesse d'Orléans mademoiselle de Penthièvre, comme dame d'honneur. Là, Philippe-Joseph, depuis Philippe-Egalité, l'avait connue, en était devenu amoureux, en avait fait sa maîtresse, et en avait eu une fille.
Cette fille, c'était la petite Hermine.
La petite Hermine était élevée en Angleterre.
Lorsque madame Adélaïde, la soeur du roi Louis-Philippe, eut sept ou huit ans, il fut question de lui donner pour compagne d'étude une jeune Anglaise avec laquelle elle pût constamment parler anglais. C'était un moyen de rapprocher Hermine de son père et de sa mère. Hermine quitta Londres, et vint à Paris.
Lors de l'émigration du duc de Chartres, de MM. de Beaujolais, de Montpensier et de la princesse Adélaïde, Hermine, alors âgée de quatorze à quinze ans, trouva un asile chez madame de Valence, sa soeur ; mais bientôt madame de Valence, arrêtée elle-même, était jetée en prison, tandis que Philippe-Egalité portait sa tête sur l'échafaud, dont n'avait pu le sauver l'infamie jetée par lui sur le nom de sa mère.
Hermine alors demeura avec les enfants de madame de Valence : Félicie, qui a épousé M. de Celles ; Rosamonde, femme du maréchal Gérard.
Les pauvres enfants allaient devenir orphelins ; un miracle sauva madame de Valence.
Un charron, nommé Garnier, qui demeurait rue Neuve-des-Mathurins, était amoureux d'elle. Ce Garnier était municipal. Au péril de sa vie, il brûla deux fois le cahier de notes envoyées au tribunal révolutionnaire par le directeur de la maison d'arrêt, et dans lesquelles madame de Valence était dénoncée comme la plus aristocrate de la prison. Ce dévouement mena madame de Valence jusqu'au 9 thermidor. Le 9 thermidor la sauva.
Tous les ans, au 1er janvier, le charron Garnier venait voir madame de Valence. On se souvenait que c'était à lui qu'on devait cette vie précieuse, et chacun l'embrassait comme mérite d'être embrassé un sauveur.
A la mort de mon père, M. Collard fut nommé mon tuteur.
J'ai donc pu voir madame Collard encore jeune, c'est-à-dire à l'âge de trente à trente-deux ans, à peu près. Il était impossible de réunir à une si parfaite distinction de manières, à une si haute dignité de gestes et de façons, plus de grâce hospitalière que ne le faisait madame Collard.
Elle avait un fils et trois filles :
Maurice ; qui s'est fait gentilhomme campagnard ;
Caroline, qui avait épousé le baron Cappelle, et dont la fille Marie est devenue, sous le nom de madame Lafarge, l'héroïne du drame le plus émouvant qui depuis longtemps se soit déroulé devant une cour d'assises.
Hermine, qui a épousé le baron de Martens, ambassadeur de Prusse en Portugal, et qui a hérité de l'esprit, de l'aristocratie et de l'inaltérable jeunesse de sa mère.
Enfin, Louise, qui a épousé Garat, l'homme dont la signature est la mieux appréciée de toutes les signatures commerciales.
Louise a été et est encore une des plus jolies femmes de Paris.
J'ai parlé du jardin de ville et du jardin de campagne de M. Deviolaine ; mais qu'étaient-ce que ces jardins, auprès du parc de Villers-Hellon, avec ses grands arbres, ses beaux massifs et sa petite rivière, verte comme un collier d'émeraudes, se tordant au milieu de tout cela !
Aussi, dans mon égoïsme d'enfant, celle des trois maisons que je préférais, c'était celle de M. Collard. La maison Darcourt avait un bien beau Buffon ; mais elle n'avait pas de jardin. La maison Deviolaine avait un bien beau, et même deux bien beaux jardins ; mais M. Deviolaine avait une terrible figure, tandis que M. Collard avait beau jardin, bon visage, et, en outre, une Bible magnifique.
C'est dans cette Bible que j'ai appris mon histoire sacrée, encore aujourd'hui si présente à ma mémoire, que je ne crois pas avoir eu besoin de la relire depuis.
J'ai parlé de deux grandes terreurs déjà éprouvées dans ma vie. La troisième date de Villers-Hellon.
Un soir que j'étais, selon mon habitude, occupé à feuilleter les gravures de ma belle Bible – j'avais quatre ou cinq ans à cette époque –, nous entendîmes s'arrêter une voiture devant le perron, puis pousser de grands cris dans la salle à manger. Chacun se précipitait vers la porte, lorsqu'elle s'ouvrit, et donna passage à la plus étrange Meg Merrilies que l'imagination d'un Walter Scott quelconque ait jamais pu inventer.
Cette sorcière – et, au premier aspect, l'être qui nous apparaissait avait tout droit de réclamer ce nom – ; cette sorcière était vêtue de noir, et, comme elle avait perdu son bonnet, son tour de faux cheveux avait profité de la liberté qui lui était offerte pour s'envoler, de sorte que ses véritables cheveux tombaient grisonnants de chaque côté de son visage, et s'allongeaient flottants sur ses épaules.
Cette fois, c'était bien autre chose que le fameux serpent d'Amiens et les deux couleuvres de Saint-Rémy ; d'ailleurs, le serpent d'Amiens, je ne l'avais jamais vu qu'avec les yeux de l'imagination, les deux couleuvres de Saint-Rémy, j'avais de l'espace pour leur échapper ; mais la sorcière, je la voyais avec les yeux du corps, et nous nous trouvions dans le même salon.
Je jetai ma Bible, et, profitant du tumulte qu'occasionnait cette apparition, je m'enfuis ma chambre, me fourrai dans mon lit tout habillé, et tirai les couvertures par-dessus ma tête.
Le lendemain, j'appris que la cause de mon effroi était l'illustre madame de Genlis, qui, en venant faire une visite à madame Collard, sa fille, avait été perdue par son cocher dans la forêt de Villers-Cotterêts, et s'y était, dans sa terreur profonde des revenants, laissé prendre d'une panique dont elle n'était pas encore remise, quoiqu'elle m'en eût communiqué la meilleure partie.
Ce fut dans ces trois maisons que s'écoula la première partie de mon enfance, première partie tout émaillée de riants souvenirs, parce qu'elle est douce et franche comme toutes les aurores.
En effet, à part la figure rébarbative de M. Deviolaine, et les apparitions fantastiques de madame de Genlis, tout était souriant dans ces deux maisons. Les jardins étaient pleins d'arbres verts et de fleurs aux couleurs brillantes ; les allées étaient pleines de jeunes filles blondes et brunes, têtes gracieuses et souriantes, presque toutes roses et fraîches, au moins, quand elles n'étaient pas jolies.
Puis, de temps en temps, apparaissait, au milieu de cette rieuse et juvénile génération, quelque femme dont la réputation de beauté datait du siècle qui venait de s'éteindre, et qui, ayant conservé quelque chose des modes du Directoire, semblait, au milieu des efflorescences printanières, quelque splendide statue de l'Eté.
Ces femmes, c'étaient madame de Valence, madame Menin ou madame Dusauloy.
J'ai parlé plus haut de la princesse Pauline Borghèse, et j'ai dit les souvenirs qu'elle avait laissés dans mon esprit.
Revenons à moi.
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