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Chapitre CCXVIII


Horace Vernet

Vernet était alors un homme de quarante-deux ans.
Vous connaissez Horace Vernet, n'est-ce-pas ? Je ne vous dirai pas comme peintre – parbleu ! je voudrais bien savoir qui ne connaît pas l'auteur de la Bataille de Montmirail, de la Prise de Constantine, de la Déroute de la smala ! – non, je dis comme homme.
Vous l'avez vu vingt fois passer, soit courant le cerf ou le sanglier, en costume de chasseur ; soit traversant la place du Carrousel, ou paradant dans la cour des Tuileries, en brillant uniforme d'officier d'état-major.
C'est un élégant cavalier, mince, svelte, à la figure allongée, aux yeux vivants, aux pommettes marquées, à la figure mobile, aux moustaches et à la royale Louis XIII. Figurez-vous quelque chose comme d'Artagnan.
Aussi Horace a-t-il bien plus l'air d'un mousquetaire que d'un peintre ; ou, alors, c'est un peintre comme Velasquez, comme Van Dyck et comme le cavalier Tempesta, à la moustache retroussée, à l'épée battant les talons, au cheval soufflant le feu par les naseaux.
On a toujours été comme cela dans la famille.
Joseph Vernet, le grand-père, se faisait attacher au mât d'un vaisseau pendant une tempête.
Karl Vernet, le père, eût donné bien des choses, j'en suis sûr, pour avoir été emporté, comme Mazeppa, à travers les steppes de l'Ukraine par quelque cheval furieux, suant l'écume et le sang.
Car, vous savez cela, Horace Vernet ferme une quadruple série, clôt une quatrième génération de peintres : il est le fils de Karl, le petit-fils de Joseph Vernet, l'arrière-petit-fils d'Antoine.
Puis, comme si ce n'était point assez, il a pour aïeul maternel Moreau le Jeune, c'est-à-dire à la fois un des premiers dessinateurs et des premiers graveurs du XVIIIè siècle.
Antoine Vernet peignait des fleurs sur les chaises à porteurs. Il y a à Marseille deux chaises peintes et signées par lui.
Joseph Vernet a illustré tous les musées de France avec ses marines.
Il est au Havre, à Brest, à Lorient, à Marseille et à Toulon, ce que Canaletto est à Venise.
Karl, qui a commencé par remporter le grand prix de Rome avec sa composition de l'Enfant prodigue, se fait, en 1786, peintre anglomane. Le duc d'Orléans a acheté, à prix d'or, les plus beaux chevaux de l'Angleterre : Karl Vernet devient fou des chevaux, dessine des chevaux, peint des chevaux ; c'est sa spécialité, et, de cette spécialité, il se fait une célébrité.
Quant à Horace, il naît en 1789, l'année où meurt son grand-père Joseph, et où son père Karl est nommé académicien. – Enfant de la balle, comme on dit, ses premiers pas se sont essayés dans un atelier.
- Quel est votre maître ? lui demandai-je un jour.
- Je n'en ai pas eu.
- Mais qui vous a appris à dessiner et à peindre ?
- Je ne sais pas... En marchant à quatre pattes, j'ai ramassé des crayons et des pinceaux. Quand je trouvais du papier, je dessinais ; quand je trouvais une toile, je peignais, et, un beau jour, il s'est trouvé que j'étais peintre.
A dix ans, Horace vend son premier dessin à un marchand : c'est une tulipe commandée par madame de Périgord. Il touche le premier argent qu'il ait gagné, vingt-quatre sous ! Et le marchand lui paye ses vingt-quatre sous d'une de ces pièces blanches comme on en voyait encore en 1816, mais comme nous n'en verrons probablement plus.
Cela se passe en 1799.
A partir de ce moment, Horace Vernet fait de la marchandise, des dessins, des pochades, des toiles de six.
En 1811, le roi de Westphalie lui commande ses deux premiers tableaux : la Prise du camp retranché de Galatz, et la Prise de Breslau. – Je les ai vus vingt fois chez le roi Jérôme ; ce ne sont pas vos meilleurs, mon cher Horace ! – Au reste, ils lui sont payés seize mille francs. C'est la première somme un peu ronde qu'il touche ; c'est la première sur laquelle il met quelque chose de côté.
Puis arrivent 1812, 1813, 1814, la chute de tout le grand édifice napoléonien. Le monde tremble sur sa base : l'Europe n'est plus qu'un volcan ; la société semble dissoute. Plus de peinture, plus de littérature, plus d'art !
Devinez ce que fait Vernet, qui ne trouve de ses tableaux, non plus huit mille francs, non plus quatre mille, non plus mille, non plus cinq cents, non plus cent, non plus même cinquante !
Vernet fait des dessins pour le Journal des Modes – trois pour cent francs : 33 fr. 33 c. la pièce !
Un jour, il me montrait tous ces dessins, dont il a gardé la collection ; j'en ai compté près de quinze cents avec un attendrissement profond. Les 33 fr. 33 c. me rappelaient mes 166 fr. 65 c., le plus haut chiffre qu'aient jamais atteint mes appointements.
Vernet était un enfant de la Révolution. mais le jeune homme n'avait connu que l'Empire. Ardent bonapartiste en 1815, plus ardent peut-être en 1816, il donna force coups d'épée et force coups de pinceau en l'honneur de Napoléon, le tout le plus en cachette possible.
En 1818, le duc d'Orléans eut l'idée de commander des tableaux à Vernet. La proposition fut transmise au peintre de la part du prince.
- Volontiers, dit le peintre, mais à la condition que ce seront des tableaux militaires...
Le prince accepta.
- Que ces tableaux, ajouta le peintre, seront du temps de la République et de l'Empire...
Le prince accepta encore.
- Enfin, ajouta le peintre, à la condition que les soldats de l'Empire et de la Révolution porteront des cocardes tricolores.
- Dites à M. Vernet, répondit alors le prince, qu'il mettra la première cocarde à mon chapeau.
Et, en effet, le duc d'Orléans décida que le premier tableau qu'exécuterait pour lui Vernet le représenterait en colonel de dragons, sauvant un pauvre prêtre réfractaire : bonne fortune qu'avait eue le prince en 1792.
Horace Vernet fit le tableau, et eut le plaisir de mettre ostensiblement la première cocarde tricolore à un casque.
Vers ce temps, le duc de Berry voulut absolument visiter à son tour l'atelier du peintre, dont la réputation grandissait avec la rapidité du géant Adamastor. Mais Vernet n'aimait point les Bourbons, surtout ceux de la branche aînée. – Avec le duc d'Orléans, cela allait encore : il avait été jacobin.
Horace refusa l'entrée de son atelier au fils de Charles X.
- Eh ! mon Dieu ! dit le duc de Berry, s'il ne s'agit, pour être reçu de M. Vernet, que de mettre une cocarde tricolore, dites à M. Vernet que, quoique je ne porte pas dans mon coeur les couleurs de M. Laffitte je les placerai, s'il le faut, à mon chapeau le jour où je me présenterai chez lui.
La proposition n'eut pas de suites, soit que le peintre n'eût point accepté, soit que, le peintre ayant accepté, le prince ne voulût plus se soumettre à cette exigence.
En moins de dix-huit mois, Vernet fit pour le duc d'Orléans – la condition des cocardes tricolores toujours respectée – cette belle série de tableaux qui sont ses meilleurs : Montmirail, où il mit plus que des cocardes tricolores, où il mit l'empereur lui-même passant à l'horizon sur son cheval blanc ; Hanau, Jemmapes et Valmy.
Mais toutes ces cocardes tricolores qui fleurissaient sur les toiles d'Horace comme des coquelicots, des bleuets et des marguerites dans un pré, et surtout ce maudit cheval blanc, quoiqu'il ne fût pas plus gros qu'une tête d'épingle, effrayèrent le gouvernement de Louis XVIII. L'exposition de 1821 refusa les tableaux d'Horace Vernet.
L'artiste fit une exposition chez lui, et eut à lui seul plus de succès que les deux mille peintres qui avaient exposé au salon.
Ce fut le moment de sa grande popularité. Nul ne se fût permis à cette époque, même ses ennemis, de contester son talent. Vernet était plus qu'un peintre célèbre : c'était une chose nationale répondant, comme artiste, au même besoin d'opposition qui commençait à faire, comme poètes, la réputation de Béranger et de Casimir Delavigne.
Il logeait rue de la Tour-des-Dames. Tout ce quartier venait de sortir de terre ; c'était la ville des artistes : Talma, mademoiselle Mars, mademoiselle Duchesnois, Arnault logeaient là. On appelait ce quartier la Nouvelle Athènes.
Tout cela faisait de l'opposition à qui mieux mieux : mademoiselle Mars avec ses violettes, M. Arnault avec ses fables, Talma avec sa perruque de Sylla, Horace Vernet avec ses cocardes tricolores, mademoiselle Duchesnois avec ce qu'elle pouvait.
Une consécration manquait à la popularité d'Horace Vernet, il l'obtint, c'est- à-dire qu'il fut nommé directeur de l'Ecole française de Rome. Peut-être était-ce un moyen de l'éloigner de Paris. Au reste, l'exil, si c'en était un, ressemblait si fort à un honneur, que Vernet accepta avec joie.
La critique grogna bien un peu – c'était le moment d'élever la voix ! – les uns, sur ce ton rauque, les autres sur ce ton glapissant, qui composent les deux notes particulières aux envieux, crièrent que c'était un peu bien risqué d'envoyer à Rome le propagateur des cocardes tricolores, que c'était un peu bien hardi de mettre en face les uns des autres Montmirail et La Transfiguration, Horace Vernet et Raphal ; mais ces voix se perdirent dans l'acclamation universelle qui salua l'honneur rendu à notre peintre national.
Ce n'était point les ennemis de Vernet qui devaient récriminer : c'étaient ses amis qui devaient avoir peur.
En effet, en se trouvant en face des chefs-d'oeuvre du XVIème siècle, Horace Vernet, comme Raphal introduit dans la chapelle Sixtine par Bramante, fut pris du frisson du doute. Toute son éducation de peintre fut remise en question par lui-même. Il crut s'être trompé pendant trente ans de sa vie – à trente-deux ans, il y avait déjà trente ans qu'Horace était peintre ! Il se demanda si, au lieu de ces bonshommes d'un pied, vêtus de la capote militaire et du shako, il n'était pas destiné à faire des géants tout nus ; au lieu de l'Iliade de Napoléon, l'Iliade d'Homère. Il se mit, le malheureux ! à faire de la grande peinture.
L'Ecole de Rome était florissante à son arrivée : – Vernet succédait à Guérin ; – sous Vernet, elle devint splendide.
L'infatigable artiste, le créateur éternel, avait communiqué à toute cette jeunesse une portion de sa fécondité. Soleil, il éclairait tout, il chauffait tout, il mûrissait tout de ses rayons.
Un an après son arrivée à Rome, il fallait bâtir dans le jardin de l'Ecole une salle d'exposition. Féron, à qui l'Institut demandait une esquisse de dix-huit pouces, livrait un tableau de vingt pieds, Le Passage des Alpes ; Debay donnait La Mort de Lucrèce ; Bouchot, une Bacchanale ; Rivière, une Peste apaisée par les prières du pape.
Les statuaires, au lieu de faire des statuettes, faisaient des groupes, ou tout au moins des statues : Dumont envoyait Bacchus aux bras de sa nourrice ; Duret, L'Invention de la lyre.
C'était un tel débordement de productions, que l'Académie s'effraya. Elle se plaignit que l'Ecole de Rome produisait trop.
Ce fut le seul reproche qu'on eut à faire à Vernet pendant sa vice-royauté ultramontaine.
Lui aussi travaillait comme un élève, comme deux élèves, comme dix élèves. Il envoyait son Raphal et Michel-Ange, il envoyait son Exaltation du pape, il envoyait son Arrestation du prince de Condé, il envoyait... Heureusement pour Horace, je ne me rappelle plus tout ce qu'il envoyait à cette époque.
Encore une fois, la vue des maîtres l'avait bouleversé – en termes d'atelier, Horace pataugeait !
Je dis cela, parce que je suis bien sûr que c'est son avis à lui-même. S'il est possible qu'Horace fasse de mauvaise peinture, s'il en a jamais fait – et il n'y a que lui qui ait le droit de dire cela – n'est-ce pas, cher Horace, que cette mauvaise peinture que tant de peintres signeraient joyeusement et glorieusement, n'est-ce pas que c'est à Rome que vous l'avez faite ?
Mais cette période d'infériorité relative – car Horace, en faisant ce qu'on appelle de la grande peinture, n'était inférieur qu'à lui-même – cette période ne fut pas sans fruit pour l'artiste ; il but la liqueur de vie à la grande source, à la source éternelle ! Il revint en France puissant d'une force invisible à tous, inconnue à lui-même, et, après sept années passées au Vatican, à la chapelle Sixtine, à la Farnésine, il se retrouva plus à l'aise dans ses casernes, dans ses champs de bataille, que beaucoup disaient, et disaient à tort, qu'il n'eût pas dû quitter.
Ah ! c'est une belle vie que celle d'Horace, sillonnant l'Europe à cheval, l'Afrique à dromadaire, la Méditerranée en vaisseau ! Une belle, noble et loyale vie, à qui la critique a pu faire des réprimandes, à qui la France n'aura point à faire un reproche !
Or cette année-là – nous revenons à nos moutons, comme dirait M. Berger – cette année-là, Horace avait envoyé de Rome deux tableaux que nous avons nommés : L'Exaltation du pape et L'Arrestation du prince de Condé, un des bons parmi ses meilleurs.

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