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Chapitre CCXI


L'édifice féodal et l'édifice industriel. – Les ouvriers de Lyon. – Mr. Bouvier-Dumolard. – Le général Roguet. – Discussion et signature du tarif réglant le prix de façon des tissus. – Les fabricants refusent de s'y soumettre. – « Besoins factices » des canuts. – Insurrection de Lyon. – Dix- huit millions de liste civile. – Calculs de Timon. – Un mot malheureux de Mr. de Montalivet.

Pendant ce temps s'accomplissaient trois événements politiques des plus graves : Lyon se mettait en insurrection. On discutait la liste civile ; la Chambre votait la loi sur l'abolition de l'hérédité de la pairie.
Nous passerons aussi rapidement que possible sur ces trois événements. Cependant, nous devons au plan de ces Mémoires d'en consigner ici les principaux détails. Il faut qu'on sache que, chaque fois que le pays a jeté un cri, nous l'avons entendu.
Commençons par Lyon.
Tout le monde connaît Lyon, pauvre ville de boue avec un dais de fumée, entassement de richesses et de misères, dont on n'ose parcourir les rues en voiture, non pas de peur d'écraser le peuple, mais de peur de l'insulter ; où, pour quarante mille malheureux, les vingt-quatre heures de la journée ont dix-huit heures de travail, de râle et d'agonie.
Vous rappelez-vous la belle comparaison d'Hugo dans le quatrième acte d'Hernani :

Un édifice avec deux hommes au sommet,
Deux chefs élus auxquels tout roi-né se soumet.
................................. Etre ce qui commence,
Seul, debout au plus haut de la spirale immense,
D'une foule d'Etats l'un sur l'autre étagés
Etre la clef de voûte, et voir sous soi rangés
Les rois, et sur leurs fronts essuyer ses sandales,
Voir, au-dessous des rois, les maisons féodales,
Margraves, cardinaux, doges, ducs à fleurons ;
Puis évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons ;
Puis clercs et soldats ; puis, loin du faîte où nous sommes,
Dans l'ombre, tout au fond de l'abîme, les hommes.

Eh bien, en face de cette pyramide aristocratique, couronnée par ces deux moitiés de Dieu, le pape et l'empereur, et resplendissante d'or et de diamants à chacun de ses étages, mettez la spirale populaire à l'aide de laquelle nous allons essayer de vous faire comprendre ce que c'est que Lyon, et vous aurez, non pas un pendant exact, mais, au contraire, une terrible opposition.
Donc, supposez une spirale composée de trois étages : au faîte, huit cents fabricants ; au centre, dix mille chefs d'atelier ; à la base, supportant ce poids immense qui pèse tout entier sur eux, quarante mille compagnons. Puis, bourdonnant, glanant, grappillant autour de cette spirale comme des frelons autour d'une ruche, les commissionnaires, parasites des fabricants, et fournisseurs des matières premières.
Or, le mécanisme commercial de l'immense machine est facile à comprendre.
Ces commissionnaires vivent des fabricants ; ces fabricants vivent des chefs d'atelier ; ces chefs d'atelier vivent des compagnons.
Joignez à cela l'industrie lyonnaise, la seule qui fasse vivre ces cinquante ou soixante mille personnes, attaquée sur tous les points par la concurrence ; l'Angleterre produisant à son tour, et ruinant doublement Lyon, d'abord parce qu'elle cesse de s'y approvisionner, ensuite parce qu'elle produit. ­urich, Bâle, Cologne et Berne, dressant des métiers, et se faisant rivales de la seconde ville de France.
Il y a quarante ans, quand le système continental de 1810 forçait la France entière de s'approvisionner à Lyon, l'ouvrier gagnait de quatre à six francs par jour. Alors, il nourrissait avec facilité sa femme et cette nombreuse famille qui éclôt presque toujours sur la couche imprévoyante de l'homme du peuple.
Mais, depuis la chute de l'Empire, c'est-à-dire depuis dix-sept ans, le salaire n'avait fait que descendre, de quatre francs à quarante sous, puis à trente cinq, puis à trente, puis à vingt-cinq.
Enfin, à l'époque où nous sommes arrivés, le simple compagnon tisseur d'étoffe unie gagnait dix-huit sous par jour pour un travail de dix-huit heures. Un sou par heure !... De là, impossibilité de vivre.
Les malheureux ouvriers luttèrent longtemps en silence, essayant, à chaque trimestre, de se retirer dans des chambres plus étroites, dans des quartiers plus méphitiques ; essayant, chaque jour, de retrancher quelque chose sur leurs repas et sur ceux de leurs enfants.
Mais, enfin, quand ils se virent en face de l'asphyxie faute d'air, en face de la famine faute de pain, il s'éleva de la Croix-Rousse – il y a des noms caractéristiques, n'est-ce pas ? – il s'éleva de la Croix-Rousse, c'est-à-dire de la cité ouvrière, un immense sanglot pareil à celui que Dante entendit en traversant le premier cercle de l'enfer. C'était la plainte de cent mille souffrants.
Deux hommes commandaient à Lyon, l'un représentant le pouvoir civil, l'autre la force militaire : un préfet et un général.
Le préfet se nommait Bouvier-Dumolard ; le général se nommait Roguet.
Le premier, dans ses fonctions administratives, qui le mettaient en contact avec toutes les classes de la société, avait été à même d'étudier cette sombre et profonde misère ; misère d'autant plus terrible que non seulement on n'y voyait pas de remède, mais encore qu'elle allait s'aggravant tous les jours.
Quant au général, qui ne connaissait que ses soldats à cinq sous par jour, et qui savait que chacun d'eux avait une ration avec laquelle un canut eût pu nourrir sa femme et ses enfants, il ne s'inquiétait pas d'autre chose.
Le cri de douleur des pauvres affamés vint donc frapper bien différemment le général et le préfet.
On s'informa de part et d'autre de ce que voulait dire ce cri de douleur.
Les ouvriers demandaient un tarif.
Le général Roguet assembla les prud'hommes et leur demanda une mesure de compression.
M. Bouvier-Dumolard, au contraire, voyant les prud'hommes assemblés, leur demanda une augmentation de salaire.
Le 11 octobre, le conseil des prud'hommes prit cet arrêté :
« Considérant qu'il est de notoriété publique que beaucoup de fabricants payent réellement des façons trop minimes, il est utile qu'un tarif au minimum soit fixé pour le prix des façons. »
En conséquence, il y eut, le 15 octobre suivant, réunion à l'hôtel de la préfecture.
Le tarif devait être discuté contradictoirement entre vingt-deux ouvriers délégués par leurs camarades, et vingt-deux fabricants que la chambre de commerce avait désignés.
Cette mesure, en supposant qu'elle eût besoin d'antécédents pour être légale, avait été autorisée en 1789 par l'Assemblée en 1793 par la Convention, enfin en 1811 par l'Empire.
Rien ne fut décidé dans cette première réunion.
Le 21 octobre, une nouvelle assemblée fut convoquée au même endroit, et dans le même but.
Les fabricants étaient moins pressés que les ouvriers ; cela se conçoit : ils devaient donner, et les ouvriers recevoir ; ils devaient perdre, et les ouvriers gagner.
Les fabricants dirent qu'ayant été nommés d'office, ils ne pouvaient engager leurs confrères.
Une troisième réunion fut indiquée pour que les fabricants eussent le loisir de nommer leurs fondés de pouvoir.
Pendant ce temps, les ouvriers mouraient de faim.
Cette réunion fut fixée au 25 octobre.
La vie ou la mort de quarante mille compagnons, celle de leurs pères, de leurs mères, de leurs femmes et de leurs enfants, l'existence de plus de cent mille personnes, allait se discuter dans cette séance.
Aussi, spectacle inconnu, lamentable, effrayants, vit-on, à dix heures du matin, descendre ce peuple de malheureux, qui venait attendre son arrêt sur la place de la préfecture.
Au reste, parmi ces milliers de suppliants, pas une arme ! Une arme les eût empéchés de joindre les mains, et ils ne voulaient que prier.
Le préfet, effrayé de cette multitude, effrayante même dans son silence, s'avança vers elle.
Au milieu de ces soixante ou quatre-vingt mille personnes de tout âge et de sexes différents, il y avait à peu près trente mille hommes.
- Mes enfants, leur dit le préfet, retirez-vous, je vous en prie, au nom de votre propre intérêt. Si vous restez là, le tarif aura l'air d'être imposé par votre présence. Or, pour être valable, il faut que la délibération soit deux fois libre : libre en réalité, et libre en apparence.
Toutes ces voix affamées, toutes ces poitrines sans haleine retrouvèrent de la force pour crier :
- Vive le préfet !
Puis, humblement, sans plaintes, sans observations, ils se retirèrent.
Le tarif fut signé.
Il en résultait une augmentation de vingt-cinq pour cent – pas tout à fait cinq sous par jour. Mais cinq sous par jour, c'était la vie de deux enfants.
Aussi ce fut une grande joie dans toute cette pauvre multitude : les ouvriers illuminèrent leurs fenêtres, et bien avant dans la nuit, ils chantèrent et dansèrent entre eux.
Cette joie était bien innocente.
Les fabricants crurent que ces chants étaient des chants de triomphe, et ces danses des carmagnoles présageant un second 93.
C'était un acheminement pour arriver à refuser le tarif.
Huit jours ne s'étaient pas écoulés, que l'on comptait déjà dix ou douze refus.
Le conseil des prud'hommes condamna ceux qui avaient refusé.
Les fabricants se réunirent et décidèrent qu'au lieu de refus partiels, on ferait une protestation en masse. Cent quatre fabricants protestèrent, en effet, déclarant qu'ils ne se croyaient pas obligés de venir en aide à des hommes qui s'étaient créé des besoins factices.
Des besoins factices, avec dix-huit sous par jour ! Quels sybarites !
Devant cette protestation, le préfet, coeur bon, mais esprit irrésolu, recula.
Les prud'hommes, voyant reculer le préfet, reculèrent eux-mêmes.
Prud'hommes et préfet déclarèrent que le tarif n'était point obligatoire, et que ceux des fabricants qui voulaient se soustraire à l'augmentation imposée en avaient le droit.
Sur huit cents fabricants, six ou sept cents profitèrent de la permission.
Alors, les malheureux tisseurs résolurent de cesser tout travail pendant huit jours. Pendant ces huit jours, ils se promèneraient désarmés et suppliants dans la ville, ne faisant d'autre démonstration que de saluer avec affectation et reconnaissance ceux des fabricants qui, plus humains que les autres, avaient observé le tarif.
Cette humilité rendit les fabricants de plus en plus dédaigneux : un d'eux reçut une députation d'ouvriers avec des pistolets sur sa table ; un autre, à des malheureux qui lui disaient : « Il y a deux jours qu'il ne nous est rentré un morceau de pain dans le ventre », répondit :
- Eh bien, nous y fourrerons des baïonnettes !
De son côté, le général Roguet, malade et, par conséquent, de mauvaise humeur, fit placarder la loi sur les attroupements.
Le préfet comprit tous les malheurs qui pouvaient résulter d'une pareille mesure, et se rendit chez le général Roguet pour essayer de la faire rapporter.
Le général Roguet refusa de le recevoir.
Il y a des aveuglements étranges, et ce sont surtout les chefs militaires qui sont sujets à ces aveuglements.
Trente mille ouvriers – désarmés, c'est vrai, mais on sait avec quelle rapidité s'arment trente mille hommes – trente mille ouvriers parcouraient les rues de Lyon ; le général Roguet n'avait sous ses ordres que le 66ème de ligne, trois escadrons de dragons, un bataillon du 13ème et quelques compagnies du génie : en tout, trois mille soldats à peine.
Il persista dans ses mesures de provocation.
On était au 19 novembre. Le général, sous prétexte de la réception du général Ordomont, commanda, pour le lendemain, une revue sur la place Bellecour.
Il était difficile de ne pas voir qu'une menace était renfermée dans cet ordre.
Par malheur, ceux qu'on menaçait commençaient à être à bout de patience. Ce qu'avait dit l'un d'eux n'était point une métaphore poétique : beaucoup n'avaient pas mangé depuis quarante-huit heures. Encore deux ou trois jours de patience de la part de l'autorité militaire, et ceux-là n'étaient plus à craindre : ils seraient morts.
Le 21 novembre – c'était un lundi – quatre cents ouvriers en soie se réunirent à la Croix-Rousse. Ils se mirent en marche, leurs syndics en tête, n'ayant d'autres armes que des bâtons. Ils comprenaient qu'il fallait en finir, et ils étaient résolus à aller d'atelier en atelier, et à décider leurs camarades à faire grève avec eux jusqu'à ce que le tarif fût adopté d'une façon sérieuse et définitive.
Tout à coup, au tournant d'une rue, ils se trouvèrent en face d'une soixantaine de gardes nationaux qui faisaient patrouille.
Un officier, emporté par un mouvement belliqueux, s'écria en les apercevant :
- Mes amis, balayons toute cette canaille !
Et, tirant son sabre, il s'élança sur les ouvriers.
Les soixante gardes nationaux le suivirent en chargeant à la baïonnette.
Des soixante gardes nationaux, vingt-cinq furent désarmés en un tour de main ; le reste prit la fuite.
Puis, satisfaits de cette première victoire, sans changer la nature toute pacifique de leur manifestation, les ouvriers se reprirent par le bras et, marchant quatre par quatre, commencèrent de descendre ce que l'on appelle la Grande-Côte.
Mais les fuyards avaient jeté l'alarme. Une colonne de gardes nationaux de la première légion, composés entièrement de fabricants, prit les armes en toute hâte, et s'avança résolument à la rencontre des ouvriers.
C'étaient les deux nuages chargés d'électricité, et allant l'un contre l'autre par des courants contraires. Leur choc amène la foudre.
La colonne de la garde nationale fit feu. Huit ouvriers tombèrent.
C'était désormais une sorte d'extermination : le sang avait coulé.
A Paris, en 1830, on s'était battu pour une idée, et l'on s'était bien battu ; à Lyon, en 1831, on allait se battre pour du pain, et l'on se battrait mieux encore.
Un cri terrible, formidable, immense, retentit dans toute la cité ouvrière.
- Aux armes ! on assassine nos frères !
Alors, la colère fit bourdonnante cette immense ruche que la faim faisait muette. Chaque maison jeta dans la rue tout ce qu'elle avait d'hommes en état de combattre : l'un avec un bâton, l'autre avec une fourche, quelques uns avec des fusils.
En un clin d'oeil, construites par des femmes et par des enfants, les barricades s'élèvent ; un groupe d'insurgés amène, avec de grands cris, deux pièces de canon appartenant à la garde nationale de la Croix-Rousse ; cette garde nationale, non seulement les a laissé prendre, mais encore elle les a offertes. Si l'on ne poursuit pas les ouvriers dans leurs retranchements, elle restera neutre ; mais, si l'on attaque les barricades, elle a des fusils et des cartouches, elle les défendra.
Le soir, quarante mille hommes étaient armés, debout, se pressant contre des bannières sur lesquelles étaient écrits ces mots, la plus sombre devise peut être qu'ait jamais tracée la main sanglante de la guerre civile :

                    Vivre en travaillant
                              ou
                    Mourir en combattant !

Pendant toute la soirée du 21, on se battit ; pendant toute la journée du 22, on s'égorgea.
Oh ! comme on se tue bien entre compatriotes, entre citoyens, entre frères ! – D'ici à cinquante ans, la guerre civile sera la seule guerre possible.
A sept heures du soir, tout était fini, et la troupe battait en retraite devant le peuple, vainqueur sur tous les points.
A minuit, le général Roguet, hissé à force de bras sur un cheval où le secouait la fièvre, sortait de la ville, qu'il lui était impossible de tenir plus longtemps.
Il se retira par le faubourg Saint-Clair, sous un dais de feu, à travers une grêle de balles.
L'odeur de la poudre rendit la force au vieux soldat : il se redressa sur son cheval, et se grandit sur ses étriers.
- Ah ! dit-il, voilà enfin que je respire ! Je me sens mieux ici que dans les salons de l'hôtel de ville.
Pendant ce temps, le peuple frappait aux portes de ce même hôtel de ville que lui abandonnaient le préfet et les membres de la municipalité.
Une fois à l'hôtel de ville, ce palais du peuple, le peuple sentit qu'il était le maître.
Mais à peine eut-il senti qu'il était le maître, qu'il s'effraya de son pouvoir.
Ce pouvoir fut divisé entre huit personnes : Lachapelle, Frédéric Charpentier, Perenon, Rosset, Garnier, Dervieux et Filhol.
Les trois premiers étaient des ouvriers qui ne pensaient qu'au maintien du tarif ; les cinq autres étaient des républicains qui voyaient la question politique au-delà de la question pécuniaire.
Le lendemain du jour où les huit délégués du peuple s'étaient établis en administration provisoire, les administrateurs provisoires étaient sur le point de s'égorger.
Les uns voulaient marcher hardiment dans la voie de l'insurrection ; les autres voulaient se rallier à l'autorité civile.
Les derniers l'emportèrent.
On en revint à M. Bouvier-Dumolard.
Le 3 décembre, à midi, le prince royal et le maréchal Soult reprenaient possession de la seconde capitale du royaume, et y rentraient tambour battant et mèche allumée.
Les ouvriers furent désarmés, et retombèrent, pour faire face à leurs nécessités et aux besoins factices qu'ils s'étaient créés, à dix-huit sous par jour. La garde nationale fut licenciée, et la ville mise en état de siège. M. Bouvier-Dumolard fut destitué.
Que faisait le roi, pendant ce temps ?
Ses ministres préparaient, sous sa dictée, une note dans laquelle il demandait à la Chambre dix-huit millions de liste civile – quinze cent mille francs par mois – cinquante mille francs par jour ; sans compter ses cinq millions de rente comme fortune personnelle, et deux ou trois millions de dividende dans des entreprises particulières.
Déjà M. Laffitte, un an auparavant, avait glissé sous les yeux de la commission du budget une note tendant à fixer la liste civile du roi à dix huit millions.
La commission avait lu la note, et, il faut lui rendre cette justice, elle en avait été effrayée au point de ne pas oser la produire. Cette note avait laissé même une très fâcheuse impression ; si fâcheuse, qu'il avait été convenu entre le ministre et le roi que le roi écrirait au ministre une lettre confidentielle dans laquelle le roi dirait que ses désirs ne s'étaient jamais élevés jusqu'au chiffre de dix-huit millions, et qu'il fallait mettre cette demande sur le compte de ces courtisans trop empressés qui compromettent, par leur dévouement, le pouvoir royal qu'ils croient servir.
Cette lettre confidentielle avait été confidentiellement montrée, et avait produit un excellent effet.
Mais, quand on sut à la cour que la révolte de Lyon n'avait rien de politique, et que les canuts ne s'étaient révoltés que parce qu'ils ne pouvaient pas vivre avec dix-huit sous par vingt-quatre heures, on jugea que le moment était venu de donner au roi ses cinquante mille francs par jour.
On demandait, pour un seul homme, ce qui, à cent vingt lieues de là, suffisait à la vie de cinquante-quatre mille hommes.
C'était trente-sept fois plus que n'avait demandé Bonaparte, premier consul, et cent quarante-huit fois plus que ne touche le président des Etats-Unis.
Le temps était d'autant plus mal choisi, que, le 1er janvier 1832 – nous anticipons de trois mois sur les événements – le bureau de bienfaisance du douzième arrondissement publiait la circulaire suivante :
« Vingt-quatre mille personnes inscrites sur les contrôles du douzième arrondissement de Paris manquent de pain et de vêtements. Beaucoup sollicitent quelques bottes de paille pour se coucher. »
Il est vrai que la demande de dix-huit millions de liste civile était motivée sur les besoins royaux. Chaque besoin avait son chiffre.
Ainsi, tandis que cinq ou six mille malheureux du douzième arrondissement sollicitaient quelques bottes de paille pour se coucher, le roi avait besoin de quatre-vingt mille francs, pour les médicaments nécessaires à sa santé ; le roi avait besoin, pour son service personnel, de trois millions sept cent soixante et treize mille cinq cents francs ; le roi avait besoin d'un million deux cent mille francs pour chauffer les fourneaux souterrains de sa bouche.
C'était beaucoup de remèdes, on en conviendra, pour un roi dont la santé était devenue proverbiale, et qui savait assez de médecine pour se passer de médecin, dans ses indispositions ordinaires ; c'était un grand luxe pour un roi qui avait supprimé grand écuyer, grand veneur, grand maître des cérémonies, toutes les grandes charges de l'Etat, et qui avait lancé le programme nouveau en France d'une petite cour moitié bourgeoise et moitié militaire ; enfin, c'était beaucoup de bois et de charbon donné à un roi qui avait à lui, soit comme propriété paternelle, soit comme apanage, les plus belles forêts de l'Etat.
Il est vrai que l'on calcula que la vente de bois que faisait annuellement le roi, et qui suffisait à chauffer le dixième de la France, ne suffisait pas à chauffer les fourneaux souterrains du Palais-Royal.
On calcula bien autre chose.
C'était le temps des calculs. Il y avait, à cette époque-là, un grand calculateur qui est mort depuis, et qu'on appelait Timon le Misanthrope. Ah ! s'il n'était pas mort !...
Il calcula que dix-huit millions de liste civile, c'était :
La cinquantième partie du budget de la France ;
Ce que produit la contribution de nos trois départements les plus peuplés, les départements de la Seine, de la Seine-Inférieure et du Nord ;
Ce que payent à l'Etat, pour l'impôt foncier, dix-huit autres départements ;
Quatre fois plus que ne versent dans les coffres de l'Etat le Calaisis, le Boulonnais, l'Artois et leurs six cent quarante mille habitants, pour les contributions de toute espèce d'une année ;
Trois fois plus que ne rapporte l'impôt sur le sel ;
Deux fois plus que le gain du ministère sur la loterie ;
La moitié de ce que produit le monopole de la vente du tabac ;
La moitié de ce qu'on alloue annuellement pour l'entretien de nos ponts, de nos routes, de nos ports, de nos canaux, entretien qui donne du travail à plus de quinze mille personnes ;
Neuf fois plus que tout le budget de l'instruction publique, avec les encouragements, les subventions, les bourses nationales.
Le double de la dépense du ministère des affaires étrangères, qui paye trente ambassadeurs et ministres plénipotentiaires, cinquante secrétaires d'ambassade et de légation, cent cinquante consuls généraux, consuls, vice- consuls, drogmans et agents consulaires ; quatre-vingt-dix chefs de division, chefs de bureau, sous-chefs, employés, commis, traducteurs, gens de service ; la solde d'une armée de cinquante-cinq mille hommes, officiers de tous grades, sous-officiers, caporaux et soldats.
Un tiers de plus que ne coûte le personnel de toute l'administration de la justice – notez qu'en disant que la justice est payée, nous ne disons pas qu'elle soit rendue.
Enfin, une somme suffisante à donner du travail, toute l'année, à soixante et un mille six cent quarante-trois ouvriers de la campagne !
Ce calcul ne laissa point que de faire réfléchir la bourgeoisie, si enthousiaste qu'elle fût de son roi.
Puis, comme si tous les malheurs dussent s'acharner à cette fatale liste civile de 1832, voilà M. de Montalivet, chargé de trouver de bonnes raisons pour la faire avaler aux contribuables, qui s'avise de dire en pleine Chambre :
- Si le luxe est banni du palais du roi, il le sera bientôt des maisons de ses sujets.
A ces mots, l'explosion fut prompte et immense. On eût dit qu'ils avaient mis le feu à la poudrière de Grenelle.
- Les hommes qui font les rois ne sont pas les sujets des rois qu'ils font ! s'écrie M. Marchal. Il n'y a plus de sujets en France.
- Il y a un roi, cependant, glisse M. Dupin, qui touche un traitement direct de ce roi.
- Il n'y a plus de sujets, répète M. Leclerc-Lasalle. A l'ordre, le ministre ! à l'ordre !
- Je ne comprends pas la valeur de l'interruption, répond M. de Montalivet.
- C'est une insulte à la Chambre, s'écrie M. Laboissière.
- A l'ordre ! à l'ordre ! à l'ordre !
Le président agite sa sonnette.
- A l'ordre ! à l'ordre !
- A l'ordre !! à l'ordre !! à l'ordre !!
Le président se couvre.
- A l'ordre !!! à l'ordre !!! à l'ordre !!!
Le président lève la séance.
Les députés sortent en criant : « A l'ordre ! à l'ordre ! à l'ordre ! »
Tout cela était plus grave qu'on ne l'eût cru au premier abord : c'était une rude atteinte à la renommée bourgeoise qui avait fait Louis-Philippe roi de France.
Le même jour, sous la présidence d'Odilon Barrot, cent soixante-sept membres de la Chambre signèrent une protestation contre le mot sujet.
Quant à la liste civile, elle fut réduite à quatorze millions.
Un douaire fut attribué à la reine en cas de décès du roi ; une dotation annuelle d'un million fut accordée à M. le duc d'Orléans.
C'était un triomphe, mais un triomphe humiliant. Les débats de la Chambre sur le mot sujet, les lettres de M. de Cor.... – peste ! qu'allions-nous faire ? nous allions confondre Timon le Misanthrope avec M. de Cormenin ! – les lettres de Timon, le blâme de Dupont de l'Eure, les railleries des feuilles républicaines, tout cela avait grandement remplacé cette voix de l'esclave antique qui criait derrière les empereurs triomphants : « César, souviens-toi que tu es mortel ! »
En même temps, une voix criait : « Pairie, souviens-toi que tu es morte ! »
C'était la voix du Moniteur, proclamant l'abolition de l'hérédité de la pairie.

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