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Chapitre CLXXXIX


L'abbé de Lamennais. – Sa jeunesse. – Son entrée dans les ordres. – L'Empire jugé par lui. – Casimir Delavigne royaliste. – Deux vers de M. de Lamennais. – Sa vocation littéraire. – Essai sur l'indifférence en matière de religion. – Accueil fait à ce livre par l'Eglise. – L'académie du château de La Chesnaie.

Qu'on nous permette, maintenant, d'aborder un sujet plus grave, et de consacrer ce chapitre – ne fût-ce que pour faire opposition avec ceux qui précèdent – à l'un des plus beaux et des plus grands génies modernes, à l'abbé de Lamennais.
C'était deux mois après la révolution de 1830.
Du fond de la Bretagne, c'est-à-dire du château de La Chesnaie, arrivait un prêtre d'une quarantaine d'années, petit, nerveux, pâle, avec les cheveux en broussailles, le front à pic, la tête serrée aux coins, comme si elle était fermée par ces murailles osseuses qui, selon Gall, abolissent chez l'homme la convoitise, la ruse et l'acquisivité ; avec le nez long et dilaté aux ailes, signe de grande intelligence, selon Lavater ; enfin, avec le regard incisif et le menton résolu. Tout, dans les traits extérieurs de l'homme décelait une origine celtique.
Cet homme, c'était l'abbé de La Mennais, dont le nom s'écrira de trois façons différentes, comme celui de M. de La Martine, et indiquera, par les différentes façons dont il s'écrira, les différentes évolutions de son esprit, et les différents progrès de son opinion.
Nous disons de son opinion, et non pas de ses opinions. Car, dans ces trois phases, il y a, comme dans les trois manières de Raphal, non pas un changement de manière, mais un perfectionnement dans la manière.
Au milieu de l'agitation des idées et des paroles, l'austère Breton venait dire au monde un mot auquel on ne s'attendait pas ; en effet, M. de La Mennais passait alors pour un des soutiens du trône et de l'autel.
Le trône venait de tomber, et l'autel tremblait fort sous le mouvement que 1830 avait imprimé aux institutions sociales.
Or, on se trompait sur les intentions du grand écrivain, et, cela, parce que l'on ne voyait en lui que l'auteur de l'Essai sur l'indifférence en matière de religion, livre étrange où cette virile imagination s'était débattue avec son siècle, et avait lutté avec l'esprit du temps comme Jacob avec l'ange.
On oubliait qu'en 1828, sous le ministère Martignac, le même M. de La Mennais avait jeté dans la discussion un livre qui annonçait un certain revirement intellectuel : Du progrès de la Révolution et de la guerre contre l'Eglise.
Dans ce livre, la révolution de 1830 était prédite comme inévitable, et M. de La Mennais appelait de tous ses voeux « l'alliance des catholiques et des libéraux sincères ». Ce livre est donc en quelque sorte le gond sur lequel tourne la porte par laquelle M. de La Mennais passe de sa première phase politique dans la seconde.
M. de La Mennais était né à Saint-Malo, dans la maison contigu à celle où naquit Chateaubriand, et à quelques pas de celle où naquit Broussais. Ainsi, cette vieille et paisible ville devait nous donner, en moins de quinze ans, Chateaubriand, Broussais, La Mennais, c'est-à-dire la meilleure partie de la poésie, de la science et de la philosophie de la première moitié du XIXème siècle.
Comme Chateaubriand, M. de La Mennais avait passé son enfance au bord de la mer, écoutant le bruit de l'océan, suivant les vagues, qui vont se perdre aux horizons infinis, et qui reviennent éternellement se briser contre la falaise comme la vague humaine revient éternellement se briser contre la fatalité. Il conservait, je me le rappelle – car un coin de mon existence a touché à celle de l'auteur des Paroles d'un croyant – il conservait, dis-je, de ce premier âge de l'enfant, des souvenirs à la fois vifs et lumineux, qu'il rattachait à la nature vaste et sévère de sa chère Bretagne.
- J'entends encore, nous disait-il à un dîner dont les principaux convives étaient lui, l'abbé Lacordaire, M. de Montalembert, Liszt et moi, j'entends encore le cri de certains oiseaux de mer qui passaient au-dessus de ma tête en aboyant.
Quelques-uns de ces rochers qui regardent en pitié, depuis tant de siècles, mourir à leur pied le flot colère et impuissant, sont peuplés d'antiques légendes. M. de La Mennais a raconté une de ces légendes dans une voix de prison : c'est celle d'une jeune fille qui, surprise par la marée au milieu des récifs, attache ses cheveux aux branches et aux herbes marines pour ne point être entraînée, par le mouvement des vagues, loin de son pays natal.
La jeunesse de M. de La Mennais avait été orageuse et indisciplinée. Il aimait les exercices du corps, la chasse, l'escrime, la course, l'équitation. C'étaient de singulières tendances vers l'état ecclésiastique. Aussi ne fut-ce pas de lui-même et de son propre mouvement, mais poussé par les familles nobles du pays, qu'il entra dans les ordres. De son côté, l'évêque du diocèse, qui distinguait dans le jeune homme une suprême intelligence, un caractère altier, un penchant à la rêverie et à la réflexion, l'attira lui par toute sorte de séductions. On lui épargna les épreuves du séminaire, auxquelles son humeur insoumise se serait peut-être refusée ; mais, prêtre, M. de La Mennais n'en continua pas moins à monter les chevaux les plus fougueux de la ville, et à faire des armes. On était alors sous l'Empire, régime de gloire et de despotisme, froissant les fibres sensibles du jeune prêtre, esprit farouche, coeur royaliste. La Bretagne se souvenait de ses princes exilés, et la famille de M. de La Mennais était une de ces familles qui gardent fidèlement le culte du passé ; non que cette famille fût de noblesse ancienne : le chef de la maison était un armateur qui s'était enrichi dans des voyages de long cours, et qui avait été anobli, vers la fin du dernier siècle, pour des services rendus à la ville de Saint-Malo.
L'Empire était tombé, et M. de La Mennais, jetant un coup d'oeil sur cette ruine gigantesque, écrivait en 1815 :
« Les guerres d'extermination renaissaient ; le despotisme calculait ses dépenses en hommes, comme on suppute le revenu d'une terre ; on fauchait les générations comme l'herbe, et les peuples journellement vendus, achetés, échangés, donnés comme de vils troupeaux, ignoraient même souvent de qui ils étaient la propriété, tant une politique monstrueuse multipliait ces indignes transactions ! On mettait les nations entières en circulation comme des pièces de monnaie ! »
Professer ces principes, c'était se tourner naturellement vers la Restauration, cette aurore sans soleil. Il ne faut pas oublier, au reste, qu'alors toute la jeune littérature était prise par cet enivrement des souvenirs monarchiques. Les poètes sont comme les femmes – je ne sais même plus qui a dit que les poètes étaient des femmes : ils fêtent le malheur heureux. Cet enthousiasme pour la personne du roi était partagé à des degrés différents, même par des hommes dont le nom se rattacha plus tard au libéralisme. Dieu sait pourtant si jamais roi fut moins fait que Louis XVIII pour provoquer l'attendrissement et l'idolâtrie ! Cela n'empêchait pas Casimir Delavigne de s'écrier :

          Henri, divin Henri, toi qui fus grand et bon,
          Qui chassas l'Espagnol, et finis nos misères,          
          Les partis sont d'accord en prononçant ton nom ;
          Henri, de tes enfants fais un peuple de frères !
          Ton image déjà semble nous protéger :
          Tu renais ! avec toi renaît l'indépendance !
          O roi le plus Français dont s'honore la France,
          Il est dans ton destin de voir fuir l'étranger !
          Et toi, son digne fils, après vingt ans d'orage,
          Règne sur des sujets par toi-même ennoblis ;
          Leurs droits sont consacrés dans ton plus bel ouvrage.
          Oui, ce grand monument, affermi d'âge en âge,
          Doit couvrir de son ombre et le peuple et les lis.
          Il est des opprimés l'asile impénétrable,
          La terreur du tyran du ministre coupable,
          Le temple de nos libertés !

          Que la France prospère en tes mains magnanimes ;
          Que tes jours soient sereins, tes décrets respectés,          
          Toi qui proclames ces maximes :
          « O rois, pour commander, obéissez aux lois !
          Peuple, en obéissant, sois libre sous tes rois ! »

Il est vrai que, quinze ans plus tard, l'auteur de la Semaine de Paris chantait, presque dans les mêmes vers, l'avènement au trône du roi Louis-Philippe. Voyez plutôt :

          O toi, roi citoyen, qu'il presse dans ses bras,
          Aux cris d'un peuple entier dont les transports sont justes.
          Tu fus mon bienfaiteur... je ne te louerai pas :
          Les poètes des rois sont leurs actes augustes.
          Que ton règne te chante, et qu'on dise après nous :
          « Monarque il fut sacré par la raison publique ;
          Sa force fut la loi ; l'honneur, sa politique ;
          Son droit divin, l'amour de tous ! »

Qu'on relise les vers que nous venons de citer – ceux qui étaient adressés à Louis XVIII, bien entendu, – et l'on verra que Victor Hugo, Lamartine et La Mennais n'ont jamais exprimé leur joie du retour des Bourbons en termes plus caressants que ne le faisait Casimir Delavigne. D'où vient donc que les libéraux d'alors et les conservateurs d'aujourd'hui ont si amèrement reproché aux trois premiers ces gages d'amour à la branche aînée, et qu'ils ont toujours ignoré ou feint d'ignorer l'envers royaliste de l'auteur des Messéniennes ? Et ! mon Dieu, c'est que les uns étaient sincères dans leur jeune et aveugle enthousiasme, tandis que l'autre, disons-le, ne l'était pas. On pardonne un mensonge politique, mais on ne pardonne pas un consciencieux retour sur soi-même et sur les folles illusions de la pitié généreuse. Dans la pitié généreuse que l'on portait, alors, à la famille des Bourbons, il y avait une larme pour Marie-Antoinette et une larme pour Louis XVII.
M. de La Mennais hésita un instant sur sa vocation littéraire, ou, du moins, sur la direction qu'il lui donnerait ; la solitude dans laquelle il avait vécu, au bord de la mer, avait peuplé son âme de rêves flottants comme ces beaux nuages qu'il avait si souvent suivis des yeux dans les profondeurs du ciel. Peu s'en fallut qu'il n'écrivit des romans et des oeuvres d'imagination ; il lui arriva même de faire des vers que, bien entendu, il ne publia jamais.
En voici deux qui entraient, autant que je puis me le rappeler, dans le portrait de la théologie scolastique :
          Elle avait deux grands yeux stupidement ouverts,
          Dont l'un ne voyait pas ou voyait de travers !
M. de La Mennais devint donc écrivain religieux et philosophe plutôt par état que par inclination. Son goût, nous assurait-il dans ses heures d'épanchement, dont nous avons gardé un souvenir de respect et de fierté, son goût l'aurait entraîné de préférence vers la poésie en prose, que Bernardin de Saint-Pierre avait mise à la mode dans Paul et Virginie, et Chateaubriand dans René.
Il se recueillit pourtant, et, d'un doigt que dirigeait l'implacable génie de l'observateur, il toucha la plaie de son siècle : l'indifférence en matière de religion. Certes, le cri poussé par ce sombre oiseau des tempêtes : « Les dieux s'en vont ! Les dieux s'en vont ! » avait, alors, lieu de surprendre les dévots et les hommes d'Etat. les églises n'étaient-elles pas remplies de missions, et les grands chemins couverts de missionnaires ? N'y avait-il pas la croix de Migné, les miracles du prince de Hohenlohe, les apparitions et les extases de Martin de Gallardon et autres ? Que venait donc dire cet homme ?
M. de La Mennais prit pour épigraphe de son livre ces mots de la Bible : Impius, cum in profundum venerit, contemnit. Le dédain, tel était, selon lui, le signe auquel il reconnaissait le déclin du sentiment religieux. Le XVIIème siècle croyait, le XVIIIème niait, le XIXème doutait.
Le succès du livre fut immense. La France, agitée de si grands et si tumultueux problèmes ; cette Babel où tant de voix parlaient en même temps toutes les langues ; la France de l'Empire, de la Restauration, du carbonarisme, du libéralisme, du républicanisme, se tut devant la parole grave et inspirée de cet inconnu ; et siluit terra in conspectu ejus ! Cette voix venait du désert ; qui avait vu, qui connaissait cet homme ? Il tombait de la région des aigles ; son nom se plaça sur toutes les bouches à côté du nom de Bossuet. L'Essai sur l'indifférence fut peu lu, mais beaucoup admiré ; les poètes – il n'y a guère que ceux-là qui lisent – y reconnurent une imagination forte, parfois alarmée, qui, dans ses énergies et ses erreurs, étreignait le cadavre des croyances, et le secouait rudement, espérant, mais en vain, lui redonner la vie.
De tous les prosateurs, celui que l'abbé de La Mennais affectionnait le plus, c'était Tacite ; de tous les poètes, celui qu'il relisait le plus souvent, c'était Dante ; de tous les livres, celui qu'il savait par coeur, c'était la Bible.
Sans doute va-t-on croire, maintenant, que cette citadelle, destinée à couvrir les côtés faibles du catholicisme, l'Essai sur l'indifférence en matière de religion, fut vue d'un oeil favorable par le clergé français ; point ! Tout au contraire, un cri partit des entrailles de l'Eglise, non pas un cri de joie ou d'admiration, mais un cri d'épouvante.
Le génie de l'homme effrayait ; la religion n'était plus habituée à avoir des Origène, des Tertullien et des Bossuet pour la défendre ; elle craignit d'être soutenue par un tel soutien, et peu à peu le frisson de sa peur courut jusqu'à Rome ; le livre fut tout près d'être mis à l'index. Ces ombrages étaient motivés par la nature des arguments dont l'auteur s'était servi, et à l'aide desquels il avait repoussé les coups des philosophes ; au vieil édifice de l'orthodoxie, dont l'abbé de La Mennais entrevoyait, à travers les ténèbres, les causes de ruine, il avait voulu donner pour fondement ou plutôt pour étai le suffrage universel, ou, comme il le disait lui-même, le sens commun ; de là d'incroyables efforts dans le vide pour prouver que le catholicisme était et avait toujours été la religion de l'humanité.
Dans les séminaires, l'abbé de La Mennais fit école, mais cette école était suspecte. On interdisait aux jeunes gens la lecture d'un ouvrage qui, dans le monde, semblait l'oeuvre d'un dieu égaré voulant nier à l'homme le droit de penser. Jamais suicide ne fut plus héroïque, jamais l'intelligence ne mit tant de hardiesse et de logique à se détruire elle-même. Au fond, et à son point de vue, l'abbé de La Mennais avait cependant raison : si vous croyez à une Eglise infaillible, crevez courageusement les yeux de votre intelligence, éteignez la lumière de votre âme, et, vous étant fait aveugle volontaire, laissez-vous conduire par la main.
Mais, si haut que se place une intelligence solitaire, elle est bien vite atteinte par le mouvement de son siècle.
Il y a deux ou trois ans, un aéronaute de mes amis, Pétin, m'annonçait sérieusement de vive voix, et annonçait au monde par l'organe des journaux, qu'il venait de résoudre le grand problème de la navigation aérienne.
Il raisonnait ainsi :
La terre tourne – e pur si muove ! - dans ce mouvement de rotation sur elle-même, elle présente successivement tous les points de sa surface déserte ou habitée. Or, quelqu'un qui s'élèverait jusqu'aux dernières couches de l'air ambiant, et qui trouverait le moyen de s'y fixer, descendrait en ballon sur la ville du globe où il lui plairait de toucher terre ; il n'aurait qu'à attendre que cette ville passât sous ses pieds ; il irait de la sorte aux antipodes en douze heures, et, cela, sans fatigue aucune, puisqu'il ne bougerait pas de sa place, et que ce serait la terre qui marcherait pour lui.
Ce calcul n'avait qu'un tort : il était faux. La terre, dans son vaste mouvement, entraîne avec elle les dernières molécules de son atmosphère agitée. Il en est de même des grands esprits qui visent à l'immobilité ; sans qu'ils s'en aperçoivent, au moment même où ils croient avoir jeté l'ancre dans l'infini, ils se réveillent emportés malgré eux par l'irrésistible mouvement de leur siècle.
Le libéralisme, dont l'atmosphère d'alors était chargée, emporta l'abbé de La Mennais, cette raison superbe, opiniâtre et solitaire. On était aux environs de 1828. Tout en combattant l'école doctrinaire, pour laquelle il montrait un mépris peu ou point déguisé, M. de La Mennais cherchait à unir les besoins de la foi avec les nécessités du progrès ; dans cette vue, il avait installé à son château de La Chesnaie une pépinière de jeunes gens auxquels il inculquait ses idées religieuses. La Chesnaie était un de ces vieux châteaux de Bretagne ombragés par des chênes robustes et centenaires, philosophes de la nature qui rêvent, en murmurant, aux vicissitudes de l'homme, dont ils sont les impassibles témoins. Là, ce prêtre, que tourmentait déjà l'esprit nouveau, élevait et entretenait des disciples qui tenaient de près ou de loin à l'Eglise ; parmi eux étaient l'abbé Gerbet, Cyprien Robert, aujourd'hui professeur de littérature slave au Collège de France, et quelques autres. Le travail – un travail réglé, persévérant, – habitait ces vieux murs, que les vents de la mer fouettaient ou démantelaient. Cette nouvelle académie de Pythagore cherchait la science du siècle pour la combattre. Mais, à chaque rayon nouveau, elle reculait éclairée, et, en reculant, elle rendait les armes à l'ennemi.
L'ennemi, c'était la pensée humaine.

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