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Chapitre CLXXXVIII


Attaque de la barricade. – Un pendant à Malplaquet. – La Grenadier. – Les philanthropes chartrains. – Sac de l'évêché. – Un habit de fantaisie. – Comment l'ordre se rétablit. – Les petits et les grands coupables. – Mort de l'abbé Ledru. – Scrupules de conscience des anciens schismatiques. – Le Dies irae de Koscinsko.

Comme, à cette époque, on faisait encore des sommations, le préfet somma les insurgés de se retirer. Ils répondirent par une grêle de pierres, dont une atteignit le général.
Pour le coup, la patience échappa à celui-ci ; il cria : « En avant ! » et les chasseurs, le sabre à la main, s'élancèrent sur la barricade.
Les Lévois firent une magnifique résistance ; cependant, une douzaine de chasseurs parvinrent à franchir l'obstacle ; mais, arrivés de l'autre côté de la barricade, ils furent écrasés de pierres, renversés, désarmés !
Le sang avait coulé des deux parts ; les esprits étaient échauffés : il eût pu arriver malheur aux douze prisonniers, si quelques hommes, moins irrités ou plus prudents que les autres, ne se fussent emparés d'eux, et ne leur eussent sauvé la vie.
Avouons-le sans aucune intention de blesser l'armée, ce dont nous nous garderions en tout temps, et aujourd'hui plus que jamais ! à partir de ce moment, tous les efforts des chasseurs vinrent expirer au pied de la barricade ! Que voulez-vous ! C'est de l'histoire, comme Poitiers, comme Azincourt, comme Malplaquet !
Il tombait une grêle de pierres près de laquelle celle qui extermina les Amalécites n'était qu'une giboulée de mars.
Le préfet et le général se décidèrent donc à abandonner l'entreprise ; on sonna la retraite, et l'on reprit la route de Chartres.
Comme les insurgés ne savaient que faire de leurs prisonniers, qu'ils craignaient un siège, et ne voulaient pas s'encombrer de bouches inutiles, les chasseurs furent relâchés sur parole.
On ne pouvait croire à la retraite des troupes ; l'homme du clocher avait beau crier : « Victoire ! » la conviction n'entra dans l'âme des Lévois que lorsque leur vigie leur eut affirmé que le dernier soldat était rentré à Chartres.
Dans ce cas, du doute à l'audace il n'y a qu'un pas : on commença par porter secours aux blessés ; puis, comme aucun uniforme ne reparaissait sur la grande route, on s'enhardit peu à peu, et on arriva à ce degré de chaleur qu'un des insurgés, ayant hasardé la proposition d'aller promener l'abbé Dallier autour des murs de Chartres, comme Achille avait promené Hector autour des murs de Pergame, la proposition fut accueillie avec enthousiasme.
Seulement, comme le vaincu était vivant, et non pas mort, on lui passa la corde autour du cou, au lieu de la lui passer dans les talons, et l'extrémité de cette corde fut mise aux mains d'une des pénitentes les plus exaltées de l'abbé Ledru. Cette pénitente s'appelait la Grenadier.
Il est inutile de dire que, pareil au nom de l'abbé Ledru, celui de sa pénitente ressortait des qualités physiques et morales de la virago.
Chacun emplit ses poches de pierres, afin d'être prêt à l'attaque comme à la défense, et l'on s'achemina vers Chartres, faisant escorte au patient, lequel marchait au martyre avec une répugnance visible.
Il y a une demi-lieue de Lèves à Chartres ; cette demi-lieue fut pour le pauvre prêtre une véritable voie douloureuse.
Les Lévois avaient parfaitement calculé ce qu'ils faisaient en confiant le bout de la corde à la Grenadier. Quand les sauvages des Florides veulent infliger à quelqu'un de leurs prisonniers de suprêmes douleurs, ils confient le soin de son supplice aux femmes et aux enfants.
En arrivant à Chartres, les vainqueurs ne trouvèrent point la résistance à laquelle ils s'attendaient ; mais, en échange, ils en trouvèrent une à laquelle ils ne s'attendaient pas : on ne vit ni préfet, ni général, ni chef de gendarmerie, ni procureur du roi, ni substituts, ni juges ; mais quelques philanthropes vinrent au-devant des Lévois, et leur firent entendre ce qu'à la fin du dernier siècle on appelait le langage de la raison :
Ce n'était pas la faute du pauvre prêtre s'il avait été désigné par l'évêque pour remplacer l'abbé Ledru ; il ignorait la vénération dont celui-ci était l'objet de la part de ses paroissiens. Il n'était ni plus ni moins coupable que son prédécesseur l'abbé Duval ; et, quand l'un avait abordé un troupeau de moutons, pourquoi l'autre serait-il tombé dans une bande de tigres ?... C'était la faute de l'évêque, qui avait tout d'abord et brutalement destitué l'abbé Ledru, et qui avait eu l'audace de lui nommer un premier, puis un second successeur !
A ce discours plein de raison, les écailles tombèrent des yeux des habitants de Lèves, et, comme saint Paul, ils commencèrent à voir les choses sous leur véritable jour.
Le résultat de ce retour à la lumière fut qu'on dénoua la corde, et qu'on lâcha l'abbé Dallier en lui faisant toute sorte d'excuses. Seulement, on décida à l'unanimité que, puisqu'on avait une corde toute préparée, il fallait aller pendre l'évêque.
Quand on a de si bonnes idées, il faut se hâter de les mettre à exécution. On se dirigea donc rapidement vers la splendide demeure de M. Clausel de Montals.
Mais, quelque diligence qu'eussent faite les justiciers, M. Clausel de Montals avait fait plus grande diligence encore. Si bien que, lorsque les pendeurs arrivèrent à l'évêché, ils n'y trouvèrent plus celui qu'ils venaient y pendre : monseigneur l'évêque était parti, et il avait eu grandement raison de le faire !
On sait comment cela se passe en pareille circonstance : les choses payent pour les hommes. L'évêché paya pour l'évêque.
C'était l'époque des sacrilèges ; le sac de l'archevêché de Paris avait mis à la mode la destruction des maisons saintes. On cassa les vitres des fenêtres et les glaces des cheminées. On déchira les rideaux, et on les transforma en bannières. Enfin, on arriva à la salle de billard, on s'escrima avec les queues, et l'on se jeta les billes à la tête, tandis qu'un tailleur coupait proprement le drap du billard, qu'il roulait en ballot et mettait sous son bras. Trois ou quatre jours après, il s'en était fait un habit, un gilet et une culotte, et se promenait dans les rues de Lèves, aux grandes acclamations de ses concitoyens, tout vêtu de drap vert, comme un archer du comté de Lincoln !
Cependant, la vie que les Lévois menaient à l'évêché était trop joyeuse pour durer longtemps ; l'autorité s'en émut. On fit de nouveau sortir les chasseurs de leur caserne, on battit le rappel, et, un certain nombre de gardes nationaux ayant pris les armes, on dirigea les forces combinées sur l'évêché.
L'attaque était trop inattendue pour que les dévastateurs songeassent à faire résistance. Il y eut plus : au lieu de la savante retraite que l'on eût pu attendre d'hommes qui avaient vaincu ces troupes que l'on est habitué à appeler les premières du monde, on n'assista qu'à une fuite des plus rapides ; chacun sauta des fenêtres dans le jardin, escalada les murailles, et regagna Lèves en grand désordre et à travers champs.
Le même soir, toute trace de barricades avait disparu. Le lendemain, chaque habitant de Lèves vaquait à son travail, à son plaisir ou à ses affaires.
Personne ne pensait plus à rien, quand, tout à coup, on vit arriver à Chartres toute une armée venant de Paris, de Versailles et d'Orléans.
Cette armée traînait avec elle vingt pièces d'artillerie. Le général Schramm la commandait. Elle venait rétablir l'ordre.
Depuis quinze jours, l'ordre s'était rétabli tout seul !
N'importe ! Comme l'ordre avait été troublé, on marcha sur Lèves pour y opérer une razzia.
Le village menacé regarda tranquillement venir cette justice boiteuse ; ses onze ou douze cents habitants se tenaient modestement sur leurs portes ou à leurs fenêtres ; la paix et l'innocence régnaient de l'orient à l'occident, du sud au septentrion ; on eût dit qu'on entrait dans la vallée de Tempé, au temps où Apollon gardait les troupeaux du roi Admète.
Les habitants de Lèves avaient l'air des acteurs de cette pièce – je ne me rappelle plus laquelle – où Odry avait à contretemps envoyé chercher le commissaire : le commissaire arrivait quand tout le monde était d'accord ; de sorte que chacun se demandait, avec le plus profond étonnement : « Qui donc a envoyé chercher un commissaire ? Est-ce vous ? Est-ce vous ? Est-ce vous ?... – Non... J'ai demandé un commissionnaire, répondait Odry, un simple commissionnaire ; voilà tout ! » et le commissaire s'en allait fort penaud et les mains vides.
Cela se passait ainsi dans la pièce, mais ne devait pas se passer précisément de la même façon à Lèves. Une vingtaine de personnes furent arrêtées. Ces vingt personnes furent divisées en deux catégories : les petits coupables et les grands coupables.
Les petits coupables furent déférés à la police correctionnelle ; les grands coupables renvoyés devant la cour d'assises.
Il résulta de cette disjonction un fait assez curieux. A cette époque, la police correctionnelle condamnait toujours, tandis que le jury acquittait avec acharnement. Les petits coupables, qui comparaissaient en police correctionnelle, furent condamnés – les grands coupables, qui comparaissaient devant le jury, furent acquittés.
Le tailleur vêtu de vert faisait partie des grands coupables ; il fut offert au jury comme une pièce à conviction vivante. Le jury déclara qu'il n'y avait point que les billards qui eussent le droit d'être habillés en vert, et que, s'il plaisait à un citoyen de s'habiller comme un billard, les opinions politiques étant libres, à plus forte raison les fantaisies somptuaires devaient-elles l'être.
Quant à la question religieuse, elle fut jugée en faveur de l'Eglise française, et la chose dura autant que dura l'abbé Ledru lui-même, c'est-à-dire quatre ou cinq ans. Pendant cette période de temps, la paroisse de Lèves fut, sans que cela produisit grande sensation en France, détachée du culte général du royaume.
Au bout de ce temps, l'abbé Ledru fit la sottise de se laisser mourir. Je ne sais dans quelle langue et avec quel rite il fut enterré ; mais je sais que, le lendemain de sa mort, les Lévois demandèrent un autre desservant à l'évêque, et que l'évêque, bon père pour ces nouveaux enfants prodigues, leur en envoya un.
Le troisième fut reçu avec autant d'honneurs qu'on avait amassé d'ignominies pour recevoir les deux premiers. L'église du culte français fut fermée ; l'église du culte romain fut rouverte ; le nouveau desservant rentra dans l'ancien presbytère ; la Grenadier se constitua sa plus fervente et sa plus humble pénitente, et la langue de Cicéron et de Tacite redevint la langue dominicale des Lévois, rentrés dans le giron de la sainte Eglise.
Seulement, Barthélemy m'écrivait, il y a quelque temps, qu'il restait à certains esprits faibles un grave scrupule : les enfants baptisés, les adultes mariés, les vieillards enterrés par l'abbé Ledru, pendant son schisme avec Grégoire XVI, étaient-ils bien baptisés, bien mariés, bien enterrés ? Ce n'était rien pour les baptisés, qui pouvaient revenir chercher le baptême d'une main orthodoxe ; ce n'était rien pour les mariés, qui n'avaient qu'à se faire dire une seconde messe, et à repasser sous le pole, mais c'était énorme pour les morts, qu'on ne savait plus où aller chercher, ni reconnaître les uns des autres. Heureusement, Dieu reconnaîtra bien, lui, ceux que la faiblesse des yeux des hommes ne leur permet pas de reconnaître, et je suis certain qu'il pardonnera aux Lévois leur hérésie momentanée en faveur de leur bonne intention.
Cet événement, et l'adhésion de Casimir Delavigne au culte de la religion française, fut le point culminant de la fortune de l'abbé Châtel, primat des Gaules.
Casimir Delavigne, qui donnait sa sanction à tout nouveau pouvoir, qui sanctionna le pouvoir de Louis XVIII dans sa pièce intitulée : Du besoin de s'unir après le départ des étrangers ; qui sanctionna le pouvoir de Louis- Philippe dans son immortelle ou plutôt dans son éternelle Parisienne ; Casimir Delavigne sanctionna le pouvoir du primat des Gaules en traduisant pour lui le Dies irae, dies illa, qui fut chanté par les choristes de l'abbé Châtel lors de la messe que celui-ci dit en français pour le service funèbre de Kosciusko.
L'abbé Châtel avait cela de bon qu'il s'était déclaré franchement pour les peuples contre les rois.
Voici cette pièce, assez peu connue, et qui mérite de l'être davantage. C'est donc dans l'espoir d'accroître sa réputation que nous la mettons sous les yeux de nos lecteurs. Elle fut chantée à l'église française le 23 février 1831 :

          Jour de colère, jour de larmes,
          Où le sort, qui trahit nos armes,
          Arrêta son vol glorieux !

          A tes côtés, ombre chérie,
          Elle tomba, notre patrie,
          Et ta main lui ferma les yeux !

          Tu vis, de ses membres livides,
          Les rois, comme des loups avides,
          S'arracher les lambeaux épars ;

          Le fer, dégouttant de carnage,
          Pour en grossir leur héritage,
          De son cadavre fit trois parts.

          La Pologne ainsi partagée
          Quel bras humain l'aurait vengée ?
          Dieu seul pouvait la secourir !

          Toi-même, tu la crus sans vie ;
          Mais, son coeur, c'était Varsovie :
          Le feu sacré n'y put mourir !

          Que ta grande ombre se relève ;
          Secoue, en reprenant ton glaive,
          Le sommeil de l'éternité !

          J'entends le signal des batailles,
          Et le chant de tes funérailles
          Est un hymne de liberté !

          Tombez, tombez, voiles funèbres !
          La Pologne sort des ténèbres,
          Féconde en nouveaux défenseurs !

          Par la liberté ranimée,
          De sa chaîne elle s'est armée
          Pour en frapper ses oppresseurs.

          Cette main qu'elle te présente
          Sera bientôt libre et sanglante ;
          Tends-lui la main du haut des cieux !

          Descends pour venger ses injures,
          Ou pour entourer ses blessures
          De ton linceul victorieux.
          
          Si cette France qu'elle appelle,
          Trop loin, ne peut vaincre avec elle,
          Que Dieu, du moins, soit son appui.

          Trop haut, si Dieu ne peut l'entendre,
          Eh bien, mourons pour la défendre,
          Et nous irons nous plaindre à lui !

Nous ne croyons pas qu'aujourd'hui l'abbé Châtel soit mort ; mais, si nous jugeons de sa santé par les toiles d'araignée qui ornent les gonds et la serrure de l'église française, nous ne craindrons pas d'avancer qu'il est bien malade.

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