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Chapitre CLXXX


Mort de Benjamin Constant. – Quelle avait été sa vie. – Honneurs funèbres qu'on lui décerne. – Ses funérailles. – Loi relative aux récompenses nationales. – Procès des ministres. – Grouvelle et sa soeur. – M. Mérilhou et le néophyte. – Le colonel Lavocat. – La cour des pairs. – Panique. – Fieschi.

Le mois de décembre 1830 fut fécond en événements.
Un des plus graves fut la mort de Benjamin Constant.
Le 10 nous reçûmes l'ordre de nous trouver, le 12, en uniforme et en armes, au convoi de l'illustre député. Il était mort, le 8, à sept heures du soir.
Cette mort produisit une grande sensation dans Paris.
C'était une étrange popularité que celle de Benjamin Constant, et il eût été difficile de dire sur quoi elle reposait.
Suisse et protestant, élevé en Angleterre et en Allemagne, il parlait et écrivait la langue anglaise, la langue allemande et la langue française avec une égale facilité ; cependant, ce fut en français qu'il composa et qu'il écrivit.
Jeune, beau, vigoureux de corps, mais faible de caractère, du moment où il était arrivé en France, en 1795, Benjamin Constant n'avait plus rien fait que sous l'inspiration des femmes ; en littérature, elles furent ses maîtres ; en politique, elles furent ses guides. Accaparé par trois de ses plus célèbres contemporaines, madame Tallien, madame de Beauharnais et madame de Stal, il releva constamment d'elles ; la dernière surtout eut une influence énorme sur sa vie. Adolphe, c'est lui ; l'héroïne d'Adolphe, c'est madame de Stal. Aussi la vie de Benjamin Constant fut-elle, non point la vie d'un homme, mais celle d'une femme, c'est-à-dire un composé de contradictions et de faiblesses. Porté au tribunal après le renversement du Directoire, il fit de l'opposition à Bonaparte, premier consul, non pas, comme l'ont dit les historiens, parce qu'il ne croyait point à la durée de la fortune de Napoléon, mais parce que madame de Stal, dont il était, alors, plus que l'ami, haïssait le premier consul. Eliminé du tribunal en 1801, exilé de France en 1802 il s'en alla vivre à Coppet, près de sa maîtresse ou plutôt de son maître. Vers 1806 ou 1807, cette vie d'esclave lui parut trop lourde : si faible qu'il fût, il rompit sa chaîne. Lisez son roman d'Adolphe, et vous verrez ce que cette chaîne lui pesait ! A Hanovre, où il s'était arrêté, il épousa une grande dame allemande, une parente du prince de Hardenberg, et le voilà aristocrate, hantant la plus haute société d'Allemagne, ne quittant plus les princes du Nord, vivant au milieu de la coalition qui menace la France, rédigeant les proclamations étrangères, écrivant sur la table de l'empereur Alexandre sa brochure De l'esprit de conquête et d'usurpation, rentrant enfin en France avec Auguste de Stal, dans la voiture du roi Charles-Jean. – Le moyen de ne pas être royaliste en pareille compagnie !
Aussi Benjamin Constant est-il admis au Journal des Débats ; c'est un des plus ardents rédacteurs de cette feuille. Quand Bonaparte débarque au golfe Juan, et marche sur Paris, le premier mouvement de Benjamin Constant est de s'éloigner. Il commence par se cacher chez M. de Crawford, ancien ambassadeur des Etats-Unis ; puis il part pour Nantes avec un Américain qui se charge de le conduire hors de France. En route, il apprend l'insurrection de l'ouest, revient sur ses pas, et rentre à Paris, après huit jours d'absence.
Au bout de cinq autres jours, sur une invitation de M. Perregaux, il se rendait aux Tuileries, où l'empereur l'attendait dans son cabinet. Benjamin Constant était à toute puissance qui se donnait la peine de le séduire : beauté, génie, pouvoir, avaient prise égale sur lui ; c'était, en politique, en littérature, en moralité, ce que nous appellerons une courtisane, et ce que Thomas du National appelait d'un nom moins élégant. – Le surlendemain, les journaux annonçaient la nomination de Benjamin Constant au Conseil d'Etat. C'est là qu'il rédigea avec M. Molé, que nous venons de heurter ministre de Louis-Philippe, le fameux acte additionnel.
A la seconde Restauration, cela vaut à Benjamin Constant d'être proscrit ; cette proscription lui refait une popularité, tant était grande la haine contre les Bourbons ! Alors, il va en Angleterre, et publie Adolphe. En 1816, les portes de la France lui sont rouvertes ; il fonde la Minerve, écrit au Courrier, au Constitutionnel et au Temps. C'est alors que je le vois, chez Châtelain et chez M. de Leuven. C'était un homme grand, bien constitué, nerveux outre mesure, pâle, avec de longs cheveux qui donnaient à son visage un caractère étrange de puritanisme, irritable comme une femme, joueur jusqu'à la folie ! Depuis 1819, il était député ; chaque jour, il arrivait un des premiers à la Chambre, strictement vêtu de l'uniforme aux fleurs de lis d'argent, tenant, été comme hiver, une redingote sous son bras ; son autre bras était chargé de livres et d'épreuves d'imprimerie ; il entrait clopin- clopant, appuyé sur une espèce de béquille, trébuchant deux ou trois fois avant d'arriver à son banc. Une fois arrivé à son banc, une fois assis, il se mettait à faire sa correspondance et à corriger ses épreuves, employant, les uns après les autres, tous les huissiers de la Chambre à faire ses mille commissions.
Ambitieux de toutes choses, sans avoir pu arriver à rien, pas même à l'Académie, où il échoua, la première fois contre Cousin, la seconde contre M. Viennet ! Tour à tour irrésolu et courageux, servile et indépendant, c'est en hésitations de toute nature qu'il passe ses dix ans de députation. Le lundi des ordonnances, il était à la campagne, où l'on venait de lui faire une grave opération ; il reçoit une lettre de Vatout ; elle était courte et significative :
« Mon cher ami, il se joue ici un jeu terrible où les têtes servent d'enjeu. Soyez beau joueur comme toujours, et venez apporter la vôtre. »
Cétait tentant ; aussi part-il. Le jeudi, il arrive à Montrouge, où les barricades le forcent à descendre de voiture ; il traverse Paris au bras de sa femme, qui s'effraye en voyant quels hommes gardent l'hôtel de ville, et effraye son mari en s'effrayant.
- Partons à l'instant même pour la Suisse ! s'écrie Benjamin Constant. Cherchons un coin du monde où ne pénètre pas même la bande d'un journal !
Et il allait partir, en effet, quand il est reconnu. On crie : « Vive Benjamin Constant ! » on l'enlève dans les bras, on lui fait un triomphe. Son nom, placé le dernier sur la liste de la protestation des députés, se trouve à la queue de l'acte du 30 qui confère la lieutenance générale au duc d'Orléans ; les deux signatures, appuyées par son immense réputation, par sa popularité toujours croissante, le portent encore une fois au Conseil d'Etat. En attendant, il se débat contre la misère, et Vatout obtient du roi qu'il lui donne deux cent mille francs. Benjamin Constant les prend, à la condition, dit-il à celui qui les lui donne, de conserver toujours son franc parler.
- C'est bien comme cela que je l'entends ! lui dit le roi.
Et ils s'embrassent.
Au bout de quatre mois, les deux cent mille francs sont joués, et Benjamin Constant se retrouve plus pauvre que jamais. Quinze jours avant sa mort, un ami entre chez lui, à dix heures du matin, et le trouve trempant une croûte de pain séché dans un verre d'eau. Cette croûte de pain, c'était tout ce qui lui restait de la veille ; ce verre d'eau, il le devait à l'Auvergnat qui, le matin, avait empli sa fontaine.
Le 9 décembre, on annonça sa mort à la Chambre des députés.
- De quoi est-il mort ? demandèrent plusieurs membres.
Une voix lugubre, une voix accusatrice, une voix que personne n'osa contredire, répondit :
- De faim !
Ce n'était pas tout à fait vrai, mais ce l'était un peu, ce qui était déjà trop.
Alors, on se mit à lui décréter toute sorte de fêtes funéraires ; on proposa une loi sur les honneurs à rendre aux grands citoyens par la patrie reconnaissante, et, comme cette loi ne pouvait être rendue le lendemain, on lui acheta provisoirement une tombe au cimetière de l'Est.
Oh ! la belle chose que la reconnaissance des peuples ! Avec elle, on n'est pas toujours sûr de ne pas mourir de faim, c'est vrai ; mais, au moins, on est sûr, une fois mort, d'être glorieusement enterré – quand toutefois on ne meurt pas en prison ou en exil.
Nous eûmes l'honneur de contribuer à la pompe de ce convoi formé de cent mille hommes, ombragé par des drapeaux voilés de crêpes, conduit par des tambours aux funèbres roulements et par des tam-tams aux vibrements sourds. Un instant, le boulevard tout entier fut inondé par une mer houleuse comme la marée qui monte ; bientôt, au-dessus de cette mer, l'orage gronda. En sortant de l'église, les étudiants voulurent s'emparer du cercueil, et crièrent : « Au Panthéon ! » Mais Odilon Barrot s'avança ; le Panthéon n'était pas dans le programme ; il s'opposa à cet enthousiasme, et, comme une lutte commençait :
- Force restera à la loi ! dit-il.
Et il appela autour de lui cette force que les hommes du pouvoir appliquent, en général, bien moins au maintien de la loi qu'à l'exécution de leur volonté ; ce qui, malheureusement, n'est pas toujours la même chose.
Dix-huit mois après, ces mêmes mots : « Force restera à la loi ! » étaient prononcés sur un autre cercueil ; mais, cette fois, force ne restait à la loi qu'après deux jours d'effroyable tuerie.
Sur le bord de la fosse de Benjamin Constant, La Fayette pensa s'évanouir d'émotion et de fatigue ; on fut obligé de le soutenir et de le tirer en arrière, sinon il se couchait prématurément à côté du mort.
Nous raconterons comment même chose faillit lui arriver – mais pour ne pas se relever, cette fois – sur le cercueil de Lamarque.
Chacun rentra chez soi à sept heures du soir, emportant un peu de cette électricité orageuse qui avait plané dans l'air toute la journée.
Le lendemain, la Chambre rendit une loi qui, à son tour, amena de graves conflits. C'était la loi relative aux récompenses nationales.
Le 7 octobre, M. Guizot était monté à la tribune, et avait dit :
« Messieurs, il tardait au roi comme à vous de sanctionner par une mesure législative le grand acte de reconnaissance nationale que la patrie doit aux victimes de notre révolution ; j'ai l'honneur de vous présenter un projet de loi à cet effet. Nos trois grandes journées ont coûté à plus de cinq cents orphelins leurs pères, à plus de cinq cents veuves leurs maris, à plus de trois cents vieillards l'affection et l'appui de leurs enfants. Trois cent onze citoyens resteront mutilés et incapables de reprendre leurs travaux, et mille cinq cent soixante-quatre blessés auront à supporter une incapacité temporaire.»
Une commission avait été nommée pour rédiger le projet de loi, et, le 13 décembre, la loi dite des récompenses nationales avait été votée.
Elle fixait les rentes à accorder aux veuves, aux pères, aux mères et aux soeurs des victimes ; elle déclarait que la France adoptait les orphelins qu'avaient faits les trois jours de combat, et contenait, entre autres dispositions :
« Art. 8. Pourront être nommés sous-officiers ou sous-lieutenants dans l'armée ceux qui, s'étant particulièrement distingués dans les journées de juillet, seront, d'après le rapport de la commission, jugés dignes de cet honneur, sans que, par régiment, le nombre de sous-lieutenants puisse excéder le nombre de deux, et celui des sous-officiers le nombre de quatre.
« Art. 10. Une décoration spéciale sera accordée à tous les citoyens qui se sont distingués dans les journées de juillet ; la liste de ceux qui doivent la porter sera dressée par la commission, et soumise à l'approbation du roi ; les honneurs lui seront rendus comme à la Légion d'honneur. »
Cette loi parut le 17 au Moniteur.
De même que le projet de loi avait été présenté le lendemain de la proposition de M. de Tracy sur la peine de mort, la loi était adoptée la veille du procès des ministres.
Tout cela signifiait : « Morts, que réclamez-vous ? on fait des pensions à vos veuves, à vos pères, à vos mères, à vos soeurs !... Vivants, que vous faut-il de plus ? on vous nomme sous-officiers, sous-lieutenants, et l'on vous donne la croix ! Vous n'eussiez pas joui de ces avantages, si les ministres de Charles X n'eussent pas fait les ordonnances : glorifiez-les donc, au lieu de les accuser ! »
Mais les esprits n'étaient point à la glorification de Polignac et de ses complices : on battait des mains à la révolution belge ; on battait des mains à l'insurrection polonaise.
C'était sur le Luxembourg surtout que les yeux étaient fixés. Les ministres acquittés ou condamnés à toute autre peine que la peine de mort, la révolution de juillet était reniée, aux yeux de l'Europe, par le roi des barricades.
Mauguin, l'un des juges instructeurs, interrogé sur le châtiment que l'on devait infliger aux coupables avait répondu sans hésitation :
- La mort !
Aussi tous ces événements : violation de notre territoire par l'armée espagnole, mort de Benjamin Constant et refus de le laisser conduire au Panthéon, révolution belge et insurrection polonaise, étaient autant de vapeurs isolées venant grossir l'orage qui s'amoncelait au-dessus du Luxembourg.
Le 15 décembre, deux jours après le vote de la loi des récompenses nationales, deux jours avant sa promulgation au Moniteur, les débats s'ouvraient.
Le procès dura du 15 au 21.
Pendant ces six jours, nous ne quittâmes point notre uniforme.
Qu'attendions-nous ? Nous n'en savions rien. Plusieurs fois nous nous étions réunis, tantôt chez Cavaignac, tantôt chez Grouvelle, pour prendre un parti quelconque ; mais rien de sérieux n'avait été proposé, et il avait été convenu que le Louvre, c'est-à-dire l'endroit où étaient nos pièces et nos munitions, resterait le centre commun, que l'on recevrait l'inspiration des circonstances, et que l'on agirait selon l'impulsion.
J'ai déjà eu l'occasion de nommer Grouvelle. Arrêtons-nous un instant sur lui et sur sa soeur : s'étaient deux figures admirables, deux coeurs dévoués comme des coeurs spartiates ou romains à la cause de la république.
Nous les retrouverons toujours et dans tout, jusqu'à ce que Grouvelle disparaisse de la scène politique, en même temps que sa soeur mourra folle à l'hospice de Montpellier.
Tous deux étaient fils et fille de Grouvelle, qui avait fait la première édition collective des Lettres de madame de Sévigné, de celui-là même qui, en qualité de secrétaire de la Convention, avait lu à Louis XVI la sentence de mort que lui apportait Garat.
Grouvelle avait, à l'époque où je l'ai connu, trente-deux ou trente-trois ans ; sa soeur, vingt-cinq.
Lui n'avait rien de remarquable physiquement : mise très simple, figure douce, des cheveux rares et blonds sur un crâne cerclé d'un bandeau noir cachant, sans doute, les traces du trépan.
Elle aussi était blonde avec les plus beaux cheveux du monde ; des yeux bleus abrités sous des cils albinos donnaient une suprême expression de douceur à sa physionomie, qui, cependant, prenait une grande fermeté lorsque, des lignes supérieures, on descendait aux lignes de la bouche et du menton.
Elle avait son portrait chez elle, un charmant portrait, oeuvre de madame Mérimée, la femme du peintre qui a fait le beau tableau de L'Innocence et le Serpent, la mère de Prosper Mérimée, l'auteur du Vase étrusque, de Colomba, de la Vénus d'Ille et de vingt romans qui ont tous une valeur de premier ordre.
La mère de Laure Grouvelle était une Darcet, soeur, je crois, de Darcet le chimiste, qui avait inventé la fameuse plaisanterie de la gélatine ; par conséquent, elle était cousine du pauvre Darcet qui est mort si malheureusement, brûlé par une essence nouvelle qu'il essayait de substituer à l'huile de sa lampe ; cousine aussi de la belle madame Pradier qui n'était encore, à cette époque, que mademoiselle Darcet ou tout au plus madame.
Tous deux vivaient d'une petite fortune suffisant à leurs besoins, car Laure Grouvelle n'avait aucune des coquetteries de la femme : c'était quelque chose comme Charlotte Corday.
Il est à remarquer que tous les hommes de 1830, carbonari de 1821 et 1822, étaient des hommes, sinon riches, du moins indépendants, soit par leur fortune personnelle, soit par leur industrie, soit par leur talent. Bastide était riche, Thomas était riche, Cavaignac et Guinard vivaient de leurs rentes, Arago et Grouvelle avaient une position, Love-Weymars possédait un talent, Carrel du génie. Je pourrais les nommer tous, et l'on verrait qu'aucun d'eux n'agissait dans un but égoïste, qu'aucun d'eux n'avait besoin de faire une révolution pour s'enrichir, et que tous, au contraire, ont perdu aux révolutions qu'ils ont faites, les uns leur fortune, les autres leur liberté, quelques-uns la vie.
Mademoiselle Grouvelle ne s'était point mariée ; jeune fille, elle avait été recherchée, disait-on, par Etienne Arago ; il y avait déjà longtemps : c'était en 1821 ou 1822.
Etienne Arago était, en 1821, préparateur de chimie à l'Ecole polytechnique ; il avait une vingtaine d'années ; il fit connaissance de Grouvelle chez Thénard. C'était un esprit méridional, un coeur ardent ; on voulait faire de lui un propagandiste, et, par son aide, notamment, introduire dans l'Ecole la charbonnerie, dont Grouvelle était, avec Thénard, Mérilhou et Barthe, un des principaux chefs.
Ce furent les germes de républicanisme déposés par le jeune préparateur de chimie, et aussi, et surtout, pourrions-nous même dire, par Eugène Cavaignac, alors élève de l'Ecole, qui firent plus tard les Vanneau, les Charras, les Lothon, les Millotte, les Caylus, les Latrade, les Servient et toute cette noble race de jeunes gens qui, de 1830 à 1848, se trouva à la tête de tous les mouvements.
Un an après, la charbonnerie s'était recrutée de Guinard, de Bastide, de Chevalon, de Thomas, de Gauja, de tous ces hommes, enfin, qu'on apercevait toujours à la lueur de la première amorce tirée.
Alors, il s'agit d'aller porter la charbonnerie au cordon sanitaire qui enveloppait l'Espagne, et d'établir des relations entre les patriotes de l'armée et ceux qui étaient réfugiés dans la Péninsule.
On jeta les yeux sur Etienne Arago, et, comme il fallait de l'argent pour faire le voyage, on alla chez Mérilhou.
Mérilhou était, comme je l'ai dit, un des chefs du carbonarisme ; il demeurait, alors, rue des Moulins.
Cavaignac et Grouvelle étaient les interlocuteurs d'Etienne.
Mérilhou regarda le néophyte, qui paraissait avoir à peine dix-huit ans.
- Vous êtes bien jeune, mon ami, lui dit le prudent avocat.
- C'est possible, monsieur, répondit Etienne ; mais, si jeune que je sois, j'ai déjà deux ans de charbonnerie.
- Savez-vous à quoi vous vous exposez en vous chargeant de cette mission de propagande ?
- Oui, parfaitement, je m'expose à l'échafaud.
Alors, le futur ministre de Louis-Philippe, le futur pair de France, le futur rapporteur du procès Barbès, lui posa la main sur l'épaule, et, théâtralement, à la manière des avocats :
- Macte animo, generose puer ! lui dit-il.
Et il lui remit l'argent demandé.
Nous retrouverons M. Mérilhou au procès de Barbès, et le macte animo ne sera pas perdu. Pour le moment, revenons au procès des ministres.
La Fayette s'était prononcé définitivement : il avait répondu à la Haute Cour de sa sécurité. Il avait répondu au roi de la tête des ministres, si les ministres étaient acquittés. Aussi se faisait-il, en faveur du vieux général, un revirement curieux : la peur faisait chanter à ses plus grands ennemis ses louanges sur tous les airs ; le roi et madame Adélaïde le comblaient de caresses ; il était devenu l'homme indispensable, il n'y avait pas de monarchie possible sans son appui... Qu'Atlas manque un seul instant à l'Olympe nouveau, et l'Olympe est renversé !
Lui voyait tout cela, et en riait, quand il n'en haussait pas les épaules.
Ce n'étaient point toutes ces caresses, toutes ces flatteries, toutes ces adulations qui le faisaient agir ; c'était sa conscience.
- Général, lui disais-je le 15 décembre, vous savez que vous jouez votre popularité à vouloir sauver la tête des ministres ?
- Mon enfant, me répondit-il, personne mieux que moi ne connaît le prix de la popularité : c'est le plus riche et le plus inestimable des trésors ; c'est le seul que j'aie jamais ambitionné ; mais, comme tous les autres trésors, quand le moment est venu, il faut le dépenser jusqu'au dernier sou, dans l'intérêt du bien public et de l'honneur national.
Certes, c'était très beau, ce que faisait là le général La Fayette, d'autant plus beau que ceux mêmes pour qui il se sacrifiait devaient attribuer à la faiblesse ce qui était le résultat du dévouement.
Le procès des ministres avait amené un effroyable encombrement dans les rues adjacentes au Luxembourg ; à peine les troupes et la garde nationale pouvaient-elles circuler au milieu de cette masse.
Troupes de ligne et garde nationale obéissaient à La Fayette ; tous pouvoirs lui étaient remis : il avait la police du Palais-Royal, du Luxembourg et de la Chambre des pairs. Il avait nommé commandant en second du Luxembourg, avec charge de veiller sur la sûreté des pairs, le colonel Lavocat, qui, par ces mêmes pairs, avait été autrefois condamné à mort. S'il eût pu évoquer le fantôme de Ney, il l'eût mis en sentinelle à la porte du palais !
Le colonel Feisthamel commandait en premier.
Lavocat était un des plus anciens carbonari.
Tous les partis se retrouvaient dans cette foule qui assiégeait les portes du Luxembourg, excepté le parti orléaniste ; nous nous heurtions là, républicains, carlistes, napoléoniens, chacun attendant l'événement pour en tirer profit selon son intérêt, son opinion ou sa conscience.
Nous avions des billets pour les tribunes réservées. J'assistai à l'avant- dernière séance ; j'entendis le plaidoyer de M. de Martignac et celui de M. de Peyronnet ; je fus témoin du triomphe de M. Sauzet et je vis M. Crémieux se trouver mal.
Juste en ce moment, le bruit du tambour pénétra jusque dans la Chambre des pairs.
On battait le rappel avec une espèce de rage.
Je me précipitai hors de la salle. La séance était à peu près suspendue, moitié par l'accident arrivé à M. Crémieux, moitié par le formidable bruit qui venait faire frissonner les accusés sur leur banc, et les juges sur leurs fauteuils.
Mon uniforme d'artilleur m'ouvrit toutes les foules. Je parvins dans la cour ; elle était encombrée.
Un chariot de l'imprimerie royale était entré dans la principale cour, et, à sa suite, la multitude s'était précipitée grondante.
C'étaient ces grondements qui, mêlés aux sourds appels des tambours pénétraient jusque dans la salle.
Il y eut, alors, parmi MM. les pairs, un moment de terreur et de confusion inexprimables ; c'était inutilement que, de la porte, le colonel Lavocat criait :
- Ne craignez rien !... Je réponds de tout... La garde nationale est et restera maîtresse de toutes les issues.
M. Pasquier n'entendait rien, et, de sa petite voix aigre et pointue, criait de son côté :
- Messieurs les pairs, la séance est levée... M. le commandant de la garde nationale me prévient qu'il ne serait pas prudent de tenir une séance de nuit.
C'était tout le contraire de ce que disait le colonel Lavocat ; mais, comme la plupart des pairs n'avaient pas moins peur que leur illustre président, ils se levèrent, sortirent précipitamment de la salle, et la séance fut remise au lendemain.
En sortant, je heurtai un homme qui paraissait un des plus acharnés a l'émeute ; il criait avec un accent étranger, une bouche hideuse et des yeux torves :
- Mort aux ministres !
- Ah ! pardieu ! dis-je au rédacteur en chef du Moniteur, petit homme à cheveux blancs nommé Sauvo, qui le regardait comme moi, je parierais bien vingt-cinq louis que voilà un mouchard !
Je ne sais si je me trompais pour le moment ; mais, ce que je sais, c'est que, cinq ans après, je retrouvai à son tour ce même homme sur la sellette de la cour des pairs.
C'était le Corse Fieschi.

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