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Chapitre CLXXII


Le drame de Saint-Leu. – La bravoure du duc d'Aumale. – Arrestation de MM. Peyronnet, Chantelauze, Guernon-Ranville et Polignac. – Le domestique de madame de Saint-Fargeau. – Thomas et M. de Polignac. – Les ex-ministres à Vincennes. – L'abolition de la peine de mort à la Chambre. – La Fayette. – M. de Kératry. – Salverte. – Mort aux ministres. – Vive Odilon Barrot ! et vive Pétion !

Avant de revenir à tous ces replâtrages de murailles – qui ont bien leur importance, comme on le verra tout à l'heure – finissons-en avec le sombre drame de Saint-Leu, et avec ce dernier des Condé que l'on trouva pendu un matin, comme une vieille épée rouillée, à une espagnolette de fenêtre.
Je dis finissons-en avec le sombre drame de Saint-Leu, parce que dans le chapitre précédent, j'ai fait allusion, je crois, à la mort mystérieuse du prince de Condé.
Oui certes, cette mort est mystérieuse ; mais qu'on ne donne pas à l'épithète un autre sens que celui que je lui donne moi-même.
Un de mes amis, de mes amis intimes – le même qui, le matin du 17 août 1847, après sa sortie de la chambre à coucher de madame la duchesse de Praslin, déjeunant chez moi, où il venait de laver pour la seconde fois ses mains tachées du sang de cette malheureuse femme ; le même qui, ce matin- là, me disait : « Je vous atteste que c'est le duc de Praslin qui a tué sa femme ! » - cet ami, le célèbre chirurgien Pasquier, savant comme Dupuytren, probe comme Larrey, m'a répété dix fois :
- C'est moi qui ai dépendu le prince de Condé de sa fenêtre ; eh bien, sur mon âme et conscience, je déclare qu'il s'y était pendu lui-même !
Et je l'interrogeais sur ce sujet avec d'autant plus d'insistance, que j'avais connu ce pauvre prince à Villers-Cotterêts, que j'avais mangé à la même table que lui chez M. Deviolaine, et qu'il avait été bon pour moi, tout enfant, tout étranger, tout inconnu que je lui étais.
Eh bien, sur mon honneur, à mon tour, je crois à la lettre ce que Pasquier m'a dit tant de fois, et me répétait encore exactement dans les mêmes termes quand, il y a deux ans à peine, nous allions tous deux, traversant la mer, rendre les derniers devoirs à ce roi mort à Claremont – devoirs que, par je ne sais quelle susceptibilité de sa famille, j'ai eu le regret de ne pouvoir lui rendre pour mon compte – je le crois, et, s'il n'était pas mort, lui aussi, mort avant l'âge, comme tant de mes amis, comme celui à qui sont dédiés ces Mémoires, j'invoquerais son témoignage, et ce témoignage, dénué de toute affection à cette famille royale dont si souvent il a eu à se plaindre, et dont si souvent il s'est plaint à moi – son témoignage, dis-je, ne me manquerait pas.
Or, je crois qu'il est bon de dire, d'écrire, d'imprimer cela, en adjurant le mort comme j'eusse adjuré le vivant, à l'heure où, dans cette retraite que je me suis volontairement choisie sur une autre terre que la terre de France, le bruit m'arrive qu'on veut mettre en doute cette question de suicide.
Du reste, peu importe ! Madame de Feuchères eût-elle été condamnée à l'expier sur l'échafaud ; madame de Feuchères, enfin, dans une dernière confession, eût-elle accusé de complicité morale ou matérielle ceux que de basses haines ont voulu souiller de cette complicité ; madame de Feuchères eût-elle proféré cet infâme mensonge, eût-elle proclamé cette odieuse calomnie, que, pour tous les esprits élevés, pour toutes les âmes honnêtes, l'ombre d'un soupçon ne pouvait point rejaillir jusqu'à ceux qu'elle tentait d'atteindre. Malheur aux partis qui saisissent de pareilles armes pour en frapper leurs ennemis ! Comme le dauphin essayant d'arracher l'épée au duc de Raguse, ils se blessent eux-mêmes, et n'ensanglantent que leurs propres mains !
Pour quiconque tient une plume, et écrit en face de l'histoire, c'est un devoir de dire la vérité : je crois l'avoir toujours dite.
Pour quiconque tient une plume, et écrit en face de l'histoire, c'est une lâcheté de ne pas repousser la calomnie, et je la repousse.
Certes, il eût été beau, il eut été grand, il eût été sublime que le duc d'Orléans, déjà si riche de sa propre fortune comme prince, si riche encore de sa liste civile comme roi ; il eût été sublime, répéterai-je, que le duc d'Orléans renonçât à cette succession fatale, et en fit, à quelque établissement de bienfaisance, à quelque fondation artistique à quelque infortune nationale présente ou à venir, un legs gigantesque, mais ceux qui ont lu ces Mémoires connaissent la stricte économie du roi, cette économie qu'on a pu me reprocher de mettre au jour ; on comprend ce que je veux en induire aujourd'hui. Eh bien, le caractère du prince donné, son tempérament admis, nous déclarons qu'il était au-dessus des forces de l'homme qui couvrait six pages de chiffres pour trouver un boni de 66 centimes, de renoncer à une succession de 66 millions, au moment où cette succession, si longtemps attendue, venait, pour ainsi dire, d'elle-même au-devant de lui.
Passons donc vite sur tout cela, comme nous avons dit, en commençant ce chapitre, que notre intention était de le faire, et gardons-nous surtout de rendre responsable de cette fortune qui lui a été léguée, le jeune et noble héros de la smala.
Hélas ! tant de calomnies, tant d'indifférence, tant d'oubli, suivent les exilés, qu'il faut bien que, de temps en temps, quelques voix rappellent au pays qui les a nommés ses enfants bien-aimés, qu'ils n'étaient pas indignes de cet amour !
Un officier ne m'a-t-il pas répondu un jour – il est vrai que cet officier avait reçu ses premières épaulettes du duc d'Aumale – un officier ne m'a-t-il pas répondu, à moi qui vantais en sa présence la bravoure de ce pauvre banni :
- Brave ?... Parbleu ! brave comme tout le monde !
Brave comme tout le monde ! Quand j'ai entendu dire à Yousouf – on ne contestera pas la bravoure de celui-là, j'espère ! - quand j'ai entendu dire à Yousouf, qui est prêt à le répéter, j'en suis sûr :
- Lorsque nous nous sommes trouvés, avec nos deux cent cinquante hommes, en face des quarante mille âmes dont se composait la smala ; que j'ai demandé au prince : « Monseigneur, que faut-il faire ? » et qu'il m'a répondu : « Entrer là-dedans, pardieu ! » lorsqu'il m'a répondu cela, me disait Yousouf, j'ai cru avoir mal entendu ; je l'ai fait répéter, et, lorsqu'il eut répété : « Entrer la dedans, vous dis-je ! » le frisson m'a pris ; j'ai mis le sabre à la main, parce que je suis un soldat, mais je me suis dit à moi même : « C'est fini ! Nous sommes tous flambés ! »
Brave comme tout le monde ! quand Charras – on n'accusera pas celui-là d'être orléaniste ; on ne l'accusera pas non plus d'avoir peur : c'est un de ces rares tempéraments qui aiment le danger pour le danger, un soldat de nuit, comme les appellent les connaisseurs ; – quand Charras me disait, en parlant de cette même prise de la smala :
- Pour entrer, comme l'a fait le duc d'Aumale, avec deux cent cinquante hommes au milieu d'une pareille population, il fallait avoir vingt-deux ans, ne pas savoir ce que c'est que le danger, ou bien avoir le diable dans le ventre ! Les femmes seules n'avaient qu'à tendre les cordes des tentes sur le chemin des chevaux pour les culbuter, et qu'à jeter leurs pantoufles à la tête des soldats pour les exterminer tous, depuis le premier jusqu'au dernier !
Non, le duc d'Aumale n'a pas été brave comme tout le monde : il a été brave comme personne ne l'eût été, même les plus braves.
Je raconterai en son lieu et place ce qu'il me dit lui-même à cette époque, la première fois que je le vis après son retour.
Et, maintenant, revenons aux replâtrages des murailles, dont nous avons été écartés par cette digression sur la mort du prince de Condé et sur la bravoure du duc d'Aumale. J'écris, je le répète, avec mes sensations, et surtout avec mes convictions, et je proclame d'une voix aussi impartiale l'avarice et la ruse du père que le courage et la loyauté des enfants.
Au reste, la discussion qui s'était élevée pour savoir si les murailles de Paris resteraient mutilées ou non ; si elles porteraient, comme une empreinte immuable, la date des 27, 28 et 29 juillet, ou si cette date serait effacée sur les pierres, ainsi qu'on voulait l'effacer dans les coeurs ; cette discussion, disons-nous, avait une portée bien autrement haute que les gratteurs de maisons et les recrépisseurs de monuments ne voulaient l'avouer.
Il s'agissait tout simplement de sauver les têtes des ministres de l'ex-roi, têtes vigoureusement menacées par la vindicte publique.
Quatre de ces ministres avaient été arrêtés. C'étaient, pour les nommer dans leur ordre d'arrestation, MM. de Peyronnet, de Guernon-Ranville, de Chantelauze et de Polignac.
Donnons quelques détails sur ces différentes arrestations ; ces détails, les Journaux du jour les enregistrent, on s'en préoccupe dans le moment, on se les transmet, oh les répète ; puis, peu à peu, on les oublie ; le fait reste, le fait brutal et bête ; puis arrive l'histoire, qui se borne à consigner ce fait dépouillé de tous ses détails, c'est-à-dire de tout son pittoresque.
Mais qu'importe à l'histoire ? N'est-elle pas le squelette des événements, et pas autre chose ?...
Quant à nous, nous aimons mieux le personnage vivant que la momie, et la momie que le squelette. En conséquence, nous tâcherons toujours de faire de l'histoire vivante, et ce ne sera que bien malgré nous que nous ferons de la momie ou du squelette.
M. de Peyronnet avait été arrêté le premier, à Tours.
Le lundi 6 août, à deux heures de l'après-midi, une chaise de poste qui traversait cette ville, ayant éveillé des soupçons, fut entourée par la garde nationale. Un seul homme se trouvait dans cette chaise de poste, et affectait de parler allemand. Il se donna d'abord pour un courrier de la maison Rothschild, et refusa de répondre aux autres questions, sous prétexte qu'il ne comprenait pas ; mais les postillons, interrogés à leur tour, déclarèrent qu'un second voyageur était descendu de la voiture, à un kilomètre des premières maisons, avec intention probablement de tourner la ville.
Deux gardes nationaux se détachèrent à l'instant et se dirigèrent vers la route de Bordeaux ; bientôt ils aperçurent un homme marchant à grands pas sur la levée de Grammont. Un garde champêtre qui venait à la rencontre de cet homme comprit, aux signes des gardes nationaux qu'il fallait l'arrêter. Sommé de dire qui il était, l'étranger exhiba un passeport au nom de Cambon ; malgré ce passeport, on le fouilla, et la lettre P. brodée sur son mouchoir et gravée sur sa tabatière, acheva d'éveiller des doutes au sujet de son identité.
En ce moment, deux autres personnes survinrent, et l'une d'elles ayant regardé l'étranger attentivement, déclara qu'elle le reconnaissait pour M. de Peyronnet.
L'ex-ministre jouait de malheur : celui des nouveaux arrivants qui le reconnaissait était un ancien magistrat qu'il avait destitué.
L'autre, sans le connaître personnellement, avait eu affaire à lui à propos d'un jeune homme de Tours, nommé Sirjean, condamné pour délit politique ; il avait demandé à M. de Peyronnet la grâce de ce jeune homme, ou tout au moins un adoucissement à sa peine, et il n'en avait tiré qu'un refus brutal.
Tous deux haïssaient donc particulièrement M. de Peyronnet, et l'ayant pris par le collet de son habit, ils le ramenèrent ainsi dans là ville.
Conduit à la prison de Tours, sans que les injures et les mauvais traitements qu'il avait subis eussent en rien altéré le calme de sa physionomie, M. de Peyronnet y avait été écroué.
Le même jour, une autre arrestation eut lieu à Tours : c'était celle de MM. de Chantelauze et de Guernon-Ranville. La veille déjà, ils s'étaient présentés au haut de la tranchée Barthélemy ; mais, apprenant que l'on fouillait les voitures et que l'on visitait les voyageurs, ils se retirèrent. Le lendemain matin, les paysans, rencontrant dans la campagne deux hommes qui semblaient égarés, les arrêtèrent, les conduisirent à un petit village nommé la Membrole, et les remirent à la gendarmerie, qui les amena tous deux garrottés à Tours.
Quant au prince de Polignac, on fut quelque temps à le chercher vainement, et l'on croyait déjà qu'il avait passé la frontière, lorsque, le 18 août, l'on apprit par dépêche télégraphique qu'il venait d'être arrêté à Granville.
Voici de quelle façon l'arrestation s'était opérée :
Il voyageait avec la marquise de Saint-Fargeau, passait pour son domestique, et était revêtu d'une livrée. Arrivé aux environs de Granville, il s'était réfugié chez un gentilhomme nommé M. Bourblanc d'Apreville ; puis, par l'entremise d'un M. Semolé, il avait gagné Granville, et s'était logé dans une auberge du port.
Malgré son déguisement, peut-être même à cause de son déguisement, on eut des soupçons ; ces soupçons augmentèrent encore lorsque l'on sut qu'il devait s'embarquer dans la nuit. Au moment où il s'attendait le moins à être reconnu, deux gardes nationaux entrèrent tout à coup dans sa chambre.
Le prince se détourna en les apercevant, et cacha sa tête entre ses mains.
- Avez-vous des papiers ? demandèrent les gardes nationaux.
- De quel droit m'adressez-vous cette question ? répondit le prince.
- Avez-vous des papiers ? demandèrent une seconde fois ces hommes d'une manière plus impérative.
- Non.
- Eh bien, alors vous allez nous suivre en prison.
En ce moment, madame de Saint-Fargeau, prévenue, entra dans la chambre, réclama son domestique, et protesta contre la violence qu'on voulait faire à celui-ci.
Mais, malgré les protestations de madame la marquise de Saint-Fargeau, M. de Polignac fut arrêté, garrotté et conduit dans la prison de la ville.
Le lendemain, il avoua au maire qu'il était le prince de Polignac.
Le même jour, conduit par la garde nationale, il partit de Granville. Son passage à travers Coutances et son arrivée à Saint-Lô faillirent lui être fatals : la population menaçait de le mettre en pièces ; un instant, on crut que les efforts de ceux qui le conduisaient, et qui cherchaient à le défendre, seraient inutiles ; des bras s'allongeaient entre les rangs des gardes nationaux et des gendarmes, et essayaient de le harponner ; un homme arriva à lui mettre un pistolet sur la gorge, et peut-être allait-il tirer ; par bonheur, on lui releva le bras.
Le prince était très pâle ; seulement, on ne pouvait dire si c'était de fatigue ou de terreur.
De Saint-Lô, M. de Polignac avait écrit au ministre de l'intérieur pour protester contre son arrestation, et arguer de sa qualité de pair de France, qui lui donnait le privilège de n'être arrêté que sur un mandat de la Chambre des pairs.
Un singulier hasard m'a fourni sur le voyage de M. de Polignac des détails que seul j'ai recueillis, et dont je me souviens peut-être seul aujourd'hui avec les principaux acteurs de cette scène.
Le prince avait été remis aux mains de Thomas. Quand je dis Thomas, mes lecteurs savent bien de qui je veux parler : c'est de ce brave et loyal ami de Bastide, qui, comme Bastide, a risqué sa vie et sacrifié sa fortune pour la cause de la liberté.
Il avait promis sur sa tête de reconduire le prince sain et sauf à Paris. Dès lors, le prince pouvait être tranquille : ou il y arriverait avec son conducteur, ou ni l'un ni l'autre n'y arriveraient.
La voiture qui conduisait l'ex-ministre à Paris se mit en route dans les ténèbres.
Cependant, de même que Thomas avait répondu de conduire M. de Polignac sain et sauf à Paris, de même il avait résolu de ne pas le laisser fuir en route.
Aussi, le premier dialogue qui s'engagea entre le prisonnier et son conducteur fut celui-ci.
Thomas, avec ce prodigieux sang-froid qui ne le quittait jamais, qu'il menaçât ou fût menacé, tira un poignard et un pistolet de sa poche, et, les montrant au prince :
- Vous le voyez, monsieur dit-il, j'ai pris mes précautions, c'est mon devoir. Mais, du reste, comme, pendant la route, je désire ne gêner en rien votre liberté, ni humilier en aucune façon une infortune que je respecte, donnez-moi votre parole d'honneur de ne faire aucune tentative d'évasion, et vous serez aussi libre que moi.
- Je vous la donne, monsieur, répondit le prince, qui commençait à se croire plus en sûreté avec Thomas que fuyant à travers champs.
Et, à partir de ce moment, le prince put, à sa volonté, descendre de voiture, monter les côtes à pied, et s'écarter à son plaisir.
La conversation, on le comprend bien, ne pouvait guère rouler que sur une chose, c'est-à-dire sur les événements qui venaient de s'accomplir, et où les deux acteurs – l'acteur du palais et l'acteur de la rue – avaient joué chacun un rôle.
Aux réflexions consciencieuses et quelquefois sévères de Thomas sur ce que l'on appelait alors le crime des ordonnances, crime qui avait amené la chute de Charles X et l'arrestation du prince, M. de Polignac répondait avec un soupir !
- O mon pauvre monsieur Thomas, qui aurait jamais pu se douter que les choses tourneraient ainsi ? Qui aurait pu croire à une pareille ruine ?
Et, une fois, le prince, qui connaissait son Corneille, fit suivre cette mélancolique réflexion de ces deux hémistiches :
          Chimène, qui l'eût dit ?
          Rodrigue, qui l'eût cru ?
Le prince soupirait fort du sort qui l'attendait, mais avec résignation ; il avait moins la contenance d'un général vaincu que celle d'un chrétien martyr. Il interrogea Thomas sur l'issue probable du grand procès qui allait s'ouvrir.
- Dame ! répondit Thomas, toute la question est dans le tribunal qui sera appelé à connaître de la cause. Si vous êtes traduits à la barre d'un jury, vous serez condamnés à mort, vous et vos collègues ; si vous êtes jugés par la Chambre des pairs, vous serez condamnés à la prison seulement.
- C'est aussi mon avis, répondit avec calme M. de Polignac.
Cette double conviction amena entre les deux voyageurs un silence pendant lequel commença de s'éclaircir l'obscurité qui avait enveloppé le commencement du voyage.
Alors, Thomas fut frappé de voir se dessiner à vif, dans le clair-obscur, le long et reconnaissable profil de l'ex-ministre. Le pied des chevaux faisait déjà résonner le pavé d'une ville où les boutiques s'ouvraient joyeusement, où les bourgeois, désoeuvrés et avides de nouvelles, se réunissaient en petits groupes sur la place. Thomas crut remarquer que la berline était l'objet d'une certaine attention.
Il fallait relayer à l'hôtel de la Poste, situé sur la place, et, si courte que fût la halte, il suffisait d'un regard pour reconnaître le prince, et allumer dans la ville, comme une traînée de poudre, une émotion dont il était impossible de calculer les suites. Thomas portait une casquette à longue visière ; il la jeta sur l'aristocratique figure du prince, et lui passa autour du cou son cache- nez. Thomas appelait cela éteindre son prisonnier. Les curieux de la ville vinrent, en effet, regarder à la portière de la berline ; mais, voyant d'un côté le visage rond, franc et tranquille de Thomas, et, à côté de lui, une casquette ensevelie dans un cache-nez, ils ne conçurent aucun soupçon, et la berline repartit avec des chevaux frais en brûlant le pavé.
La même manoeuvre se renouvela à peu près à tous les relais.
Lorsque Thomas racontait ces faits, c'était toujours avec une certaine mélancolie. Il n'oubliait pas qu'au bout du voyage était la prison, peut-être même la mort pour son compagnon de berline, lui qui, aussi, devait plus d'une fois affronter, devant un tribunal, la mort ou la prison.
Le 28 août, les trois prisonniers de Tours et le prisonnier de Saint-Lô étaient arrivés presque en même temps à Paris.
Tous quatre avaient été enfermés dans cette partie du château de Vincennes qu'on nomme le pavillon de la Reine.
Trois d'entre eux étaient des hommes nouveaux. En effet, la veille du jour où vint luire sur eux la fatale illustration du malheur, à peine étaient-ils connus.
Ce qui leur avait donné de la popularité ou plutôt de l'impopularité, c'étaient les vers imprimés à cent mille exemplaires de Barthélemy et Méry, et les traductions orales débitées sur l'un d'eux particulièrement, M. de Peyronnet, par l'illustre Chodruc-Duclos.
Nous aurons occasion de parler plus tard de ce moderne Diogène il est bien entendu que c'est à Chodruc-Duclos et non à M. de Peyronnet que nous faisons allusion. nous parlerons, disons-nous, de ce moderne Diogène, lequel a ébouriffé, pendant sept ou huit ans, les galeries du Palais-Royal, en y promenant, à toute heure du jour, sa redingote déloquetée, son pantalon cynique, son gilet attaché avec des ficelles, ses bottes en espardilles, son chapeau défoncé, et l'épaisse végétation qui, couvrant le bas de son visage, lui avait fait donner le nom de l'homme à la longue barbe.
Donc, avons-nous dit, à part les vers de Barthélemy et Méry et les légendes bordelaises de Chodruc-Duclos, MM. de Chantelauze, de Guernon-Ranville et de Peyronnet étaient des hommes à peu près inconnus.
La différence était grande avec M. de Polignac : outre la prétention de sa famille de descendre du même tronc que Sidoine Apollinaire, les Polignac ont une illustration historique.
D'abord, ce sont de vieux conspirateurs. Le cardinal Melchior de Polignac, l'auteur de L'Anti-Lucrèce, avait conspiré contre le régent au commencement de l'autre siècle ; le prince Jules de Polignac avait conspiré contre Napoléon au commencement de celui-ci. puis, pendant la Révolution française, les femmes avaient joué leur rôle. On se rappelle la comtesse Diane et la duchesse Jules, ces deux amies inséparables de la reine, la duchesse Jules surtout, à qui Marie-Antoinette donna une layette de cent mille écus et un duché d'un million et demi.
Le comte Jules de Polignac, promoteur des ordonnances, était son second fils ; il avait été fait prince en 1817 ou 1818, par Pie VII, prince romain, bien entendu. Emigré en 1789, il était revenu en 1804 en France, avec son frère aîné Armand, tout exprès pour prendre part à la conspiration de Cadoudal et de Pichegru ; il allait être condamné, il était même, à ce que je crois, condamné à mort, lorsque l'intercession obstinée de Joséphine lui sauva la vie.
Tout cela en faisait un homme à part, l'homme important du procès qu'on allait instruire.
Après vingt-six ans d'exil, de prison, d'ambassade, de pairie, de ministère, il rentrait, en 1830, sous le poids d'une seconde accusation mortelle, dans ce même donjon de Vincennes où – pour la cause monarchique toujours – il était déjà entré en 1804.
L'ordre fut donné de transférer les prisonniers du pavillon de la Reine au donjon.
M. de Polignac sortit le premier. Je l'avais vu quelquefois chez madame du Cayla : c'était un fort bel homme sous ses cheveux blancs, très grand seigneur, de hautes manières et d'une suprême distinction.
Mais, il faut le dire, toutes ces qualités ne touchent pas beaucoup le peuple ; souvent même elles sont des titres de proscription : dans la première révolution, le beau linge et une peau fine furent plus d'une fois cause de mort.
Du pavillon de la Reine au donjon, il y avait plusieurs cours à traverser ; ces cours étaient encombrées de gardes nationaux mêlés aux soldats de la garnison. M. de Polignac parut, et s'avança tête nue entre deux grenadiers : il y avait dans ses vêtements un certain désordre qui ne lui était pas habituel ; arrivé à l'escalier, la force, sinon le coeur, lui faillit : il chancela, et se retint en appuyant sa main sur le bout du fusil d'un grenadier.
La démarche de M. de Peyronnet était tout opposée : très brave, il avait le tort de pousser parfois cette bravoure jusqu'à l'insolence ; aussi avait-il son chapeau sur la tête, et s'avançait-il regardant dédaigneusement à droite et à gauche. Un misérable le coucha en joue en lui criant :
- A genoux, le ministre qui a fait tirer sur le peuple !
M. de Peyronnet haussa les épaules, resta les bras croisés, et ne hâta ni ne ralentit le pas.
M. de Chantelauze était malade, pâle, atterré, et paraissait plier sous le poids de sa situation.
M. de Guernon-Ranville montrait un courage nerveux et de mauvaise humeur.
Les trois commissaires nommés pour interroger les ex-ministres étaient MM. de Bérenger, Madier de Montjau et Mauguin.
Dès le 17 août, c'est-à-dire du moment où l'on avait connu l'arrestation des ministres, l'abolition de la peine de mort avait été proposée à la Chambre par M. Victor de Tracy, et appuyée par La Fayette.
Le 6 octobre suivant, M. de Bérenger, chargé du rapport, avait demandé l'ajournement de la proposition.
Mais, alors, La Fayette s'était levé une seconde fois, et, avec cette puissance des hommes qui ayant beaucoup vu, beaucoup fait, beaucoup souffert, peuvent dire Moi il s'était écrié :
- On vous propose l'ajournement, messieurs ; sans doute, ceux qui vous le proposent n'ont pas eu le malheur de voir, comme je l'ai vu moi-même, traîner vers l'échafaud leur famille ; leurs amis, les premiers citoyens de la France ; ils n'ont pas eu le malheur de voir des infortunés immolés sous prétexte de fayettisme. Quant à moi, je suis l'ennemi de la peine de mort, surtout en matière politique. Je conjure donc la Chambre de prendre en considération la proposition de M. de Tracy.
Déjà M. de Kératry était monté à la tribune, et avait dit, avec une certaine éloquence qui lui venait d'un coeur plus élevé que son talent :
- Je l'atteste devant vous, s'il était possible de rassembler dans cette enceinte les parents et les amis des courageuses victimes de juillet, et de leur demander : « Voulez-vous du sang pour du sang ? Parlez ! » le jury silencieux agiterait la tête en signe de refus, et retournerait avec sa noble douleur vers ses foyers déserts... Que si je me trompais, j'adjurerais les mânes des nobles victimes elles-mêmes en pensée ; je les appellerais à réformer une sentence aussi peu digne d'elles ; car je sais que les braves qui risquent leur vie pour une sainte cause ne versent le sang que pendant la mêlée.
Ces deux discours, dont je cite seulement les points les plus saillants, avaient soulevé un tel enthousiasme dans l'assemblée, que, séance tenante, elle décida qu'une adresse serait envoyée au roi, ayant pour objet la suppression de la peine de mort, dans les cas indiqués par la commission.
Le soir même, dans une séance extraordinaire, l'adresse fut lue et envoyée.
Mais, il faut le dire, l'enthousiasme qui s'était emparé de la Chambre n'avait pas gagné le peuple, ni ému le moins du monde les républicains.
Pourquoi le peuple, d'ordinaire si généreux ; pourquoi les républicains, si intéressés à l'abolition de cet échafaud sur lequel devaient tomber les têtes de quelques-uns d'entre eux, se déclaraient-ils donc pour la peine de mort ?
C'est qu'ils sentaient bien que cette clémence d'Auguste était factice ; qu'on la proclamerait tant qu'elle serait utile à la politique du moment ; après quoi, l'on en reviendrait aux vieux errements de la place de Grève et de la place de la Révolution.
C'est qu'ils disaient, l'oeil sombre et les lèvres serrées, ce qu'Eusèbe Salverte seul avait eu, avant eux, le courage de dire à la Chambre :
- Un homme poussé par la faim, par la misère, par la vue de sa femme et de ses enfants sans pain ; un homme qui n'a pas mangé pendant trois jours, essaye de voler, et, surpris volant, tue pour échapper aux galères. Cet homme est condamné et exécuté. Alors, la société crie : « Bravo ! c'est bien fait ! Cet homme était un voleur, un assassin, un infâme ; il avait mérité l'échafaud... Vive l'échafaud ! » Mais un homme d'Etat ordonne froidement le massacre de deux mille de ces concitoyens, afin de pouvoir, en montant sur leurs cadavres entassés, parvenir au but de son ambition. Celui-là vous inspire la pitié, et non l'horreur. A celui-là vous dites : « Vous avez voulu faire tomber nos têtes, conservez la vôtre ; allez tranquillement, dans les pays étrangers, jouir des richesses que vous avez amassées. Le temps suivra son vol, les passions seront amorties, les douleurs publiques et particulières seront apaisées ; on ne lira plus sur nos murs l'histoire de nos troubles gravée par les balles et par la mitraille ; alors, la compassion publique s'élèvera contre la longueur de votre exil ; elle demandera que l'on y mette un terme, et, pour la troisième ou quatrième fois, vous ramènerez votre pays sur le bord de l'abîme où vous réussirez peut-être, enfin, à le précipiter. » Et pourquoi cette différence ? A moins que ce ne soit parce que, n'ayant pas eu le courage de frapper vous-même votre victime comme ce malheureux qui avait faim, vous avez payé des soldats pour faire d'eux les instruments de votre crime !
Voilà ce que M. Salverte avait dit ; voilà ce que disaient le peuple et les républicains.
Or, comme on va bientôt se remettre à tirer sur le peuple et sur les républicains ; comme on va recommencer juillet avec un résultat opposé ; comme, durant dix-huit ans, ce sont les vainqueurs des trois journées qui vont être vaincus, il est bon de poser nettement le point de départ, et de ne pas dire simplement, ainsi qu'on l'a fait : « La Chambre et la royauté de juillet voulaient l'abolition de la peine de mort, le peuple et les républicains l'ont pas voulue. »
Vous vous trompez, ils la voulaient, mais comme un principe qui sauvegardât l'humanité en général, et non comme un moyen d'enlever à la justice quelques coupables privilégiés.
Ce qu'ils ne voulaient pas, c'est que, de même qu'on crée des tribunaux exceptionnels pour punir, on ne créât point, cette fois, un tribunal exceptionnel pour absoudre.
Ce qu'ils voulaient, c'est que le peuple aussi fût regardé comme une majesté, et que ceux qui avaient fait tirer sur lui fussent traités comme ceux qui, plus tard, devaient tirer sur le roi.
Pourquoi, en effet, une plus grande indulgence à MM. de Polignac, de Peyronnet, de Chantelauze et de Guernon-Ranville, qui ont fait tuer ou blesser trois mille citoyens qu'à Alibaud, Meunier, Lecomte, qui ont manqué leur coup, et, en tirant sur le roi, n'ont tué ni blessé personne ?
Sans doute, cette différence dans la peine est venue de ce que la sentence a été portée par des tribunaux différents ? Non pas : les sentences qui condamnent les uns à la prison et les autres à l'échafaud émanent d'un même jury : la cour des pairs.
Le peuple avait donc raison, lui qui avait vu condamner à mort le maréchal Ney, de gronder hautement, sachant qu'il allait voir absoudre les ministres.
Ce peuple n'eût pas voulu voir tomber les quatre têtes des accusés, si coupables qu'elles fussent ; non, le peuple eût voulu qu'on fit, en 1830, ce qu'on manqua de faire en 1793.
Il eût voulu que l'on condamnât et qu'on en appelât à lui. Alors, comme le disait M. de Kératry, il eût fait grâce.
Mais on ne le consultait même pas : c'était le roi, auquel le révolution avait valu une couronne, une liste civile de dix-huit millions, dix ou douze châteaux royaux, qui faisait grâce, et non pas le peuple, mitraillé, décimé, assassiné !
Aussi une sourde rumeur planait-elle sur la ville, tandis que la colère qui semblait bouillir au fond de la société montait à la surface en chaudes ébullitions.
Le 18 octobre, des placards affichés pendant la nuit couvrirent de menaces les murailles du Luxembourg.
Deux ou trois bandes de ces hommes qu'on ne retrouve que dans les jours néfastes sortirent, pour ainsi dire, des catacombes, et sillonnèrent la ville en chantant La Parisienne et criant : « Mort aux ministres ! » L'une d'elles faisait plus que crier ; elle portait un drapeau sur lequel était écrit en grosses lettres ce voeu sanglant.
Cette bande partit du Panthéon, traversa le pont Neuf, et se dirigea droit sur le Palais-Royal.
Il y avait conseil des ministres ; au bruit, aux cris, aux rumeurs qui emplissaient la place comme le jour où l'on y plantait, au bout d'une pique, la tête de la princesse de Lamballe, le roi et M. Odilon Barrot s'avancèrent jusque sur le bord de la terrasse.
Le peuple ne poussa pas un seul cri de « Vive le roi ! » mais cria à tue-tête : « Vive Odilon Barrot ! »
M. Odilon Barrot était fort embarrassé de cette popularité qui contrastait si publiquement avec l'impopularité du roi.
Louis-Philippe se mit à rire.
- Oh ! Ne vous préoccupez pas de ces cris, monsieur Barrot, dit le roi ; en 1792, j'ai entendu les pères de ces mêmes hommes crier : « Vive Pétion ! » comme eux crient aujourd'hui : « Vive Barrot ! »

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