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Chapitre CLXX


Le déjeuner sur le pont. – Saint-Nazaire. – A quoi ne pensent jamais les maris. – Noirmoutiers. – Belle-Ile. – Je quitte les deux Pauline. – L'échelle de corde. – Le canot. – Un bain complet. – L'auberge de Saint-Nazaire. – Je jette l'argent par les fenêtres. – Une fournée d'habits. – Retour à Paris.

Pendant que la manoeuvre s'exécutait, je rejoignis nos deux époux.
- Eh bien, monsieur, me dit la jeune femme, voici le moment de retourner à terre, et vous allez me quitter.
- Pas encore, madame, lui dis-je.
Son regard s'arrêta sur moi.
- Pas encore ?. répéta-t-elle.
- Non, madame ; j'ai obtenu du capitaine de ne vous quitter qu'au dernier moment. Je déjeune avec vous, et nous avons encore quelques bonnes heures à parler ensemble de la France.
- Merci, monsieur, me dit à son tour le mari.
En ce moment, toutes les personnes venues à bord soit pour affaires de commerce, soit pour affaires de coeur, firent leurs adieux, descendirent dans les barques, et s'éloignèrent du bâtiment.
L'ancre fut tirée hors de l'eau, puis caponnée, et la Pauline commença d'obéir au double mouvement du courant et de la brise.
Ce mouvement, tout insensible qu'il était, fut un nouveau sujet de douleur pour la jeune femme.
J'allai au capitaine.
- Capitaine, lui dis-je, je crois que vous feriez un grand plaisir à vos passagers... à deux du moins... en ordonnant qu'on serve le déjeuner sur le pont.
- Pourquoi cela ?
- Parce que voici là-bas une jeune femme qui désire prendre tout ce qu'elle pourra de la France avant de la quitter, et que, pendant tout le temps qu'elle sera dans l'entrepont, elle ne verra pas la France.
- Rien n'est plus facile, dit le capitaine, je n'ai que cinq passagers à ma table.
- Alors, c'est dit ?
- C'est dit.
Nous étions à la hauteur de Saint-Nazaire, qui s'élève tristement au milieu des sables et des bruyères sans un arbre où puisse se reposer la vue. Et, cependant, la jeune femme embrassait des yeux l'aride paysage avec autant d'avidité que si ses regards eussent flotté sur une prairie suisse ou un lac écossais.
- Madame, lui dis-je, je vous préviens de la part du capitaine, que nous allons déjeuner.
- Oh ! moi, dit-elle, je ne mangerai pas.
- Laissez-moi vous dire que je suis sûr du contraire, madame...
Elle secoua la tête.
- Attendu, continuai-je, que nous déjeunons, non pas dans l'entrepont, mais sur le pont.
- C'est vous qui avez demandé cela au capitaine ! s'écria-t-elle, comme si je venais de réaliser un désir auquel son esprit n'osait pas même s'arrêter.
- Mais oui, lui dis-je en riant.
- Oh ! mon ami, reprit-elle en se retournant vers son mari, vois donc comme monsieur est bon !
- Ma foi, dit-il, aie-lui-en toute reconnaissance ; je n'y eusse pas pensé, moi.
Comment se fait-il que les maris, même les plus amoureux, même les plus nouveaux mariés, ne pensent jamais aux choses auxquelles pensent les étrangers !
Je livre cette réflexion à la sagacité des psychologistes qui, par hasard, liront ce livre.
La table fut mise sur le pont ; la jeune femme mangea peu, mais ne perdit pas un instant de vue les deux bords de la Loire, qui allait sans cesse s'élargissant.
Au fur et à mesure que nous approchions de la mer, l'eau changeait de couleur, et, de jaune, devenait verdâtre ; puis on voyait moutonner un commencement de vagues.
Dès que nous eûmes doublé Saint-Nazaire, nous nous trouvâmes au fond d'une espèce de V gigantesque qui, par sa partie la plus évasée, nous montrait l'horizon infini de la mer.
C'était la première fois que cette mer qu'elle allait traverser apparaissait aux yeux de la jeune femme, et il était facile de voir qu'elle lui produisait une profonde impression de terreur.
Sans qu'il y eût gros temps, la mer était houleuse ; mais ce n'était point cette houle qui impressionnait la mélancolique voyageuse, ce n'étaient point ces vagues blanchissantes à leur cime qui la faisaient pâlir ; c'était cette idée de l'infini, c'était ce sentiment de l'espace qui s'attache aux océans.
Vers deux heures de l'après-midi, nous entrions en pleine mer.
Alors, nous avions, à gauche, l'île de Noirmoutiers nigrum monasterium, laquelle doit son nom à un monastère de bénédictins, qui y fut fondé au VIIème siècle par saint Philibert, et que détruisirent, au XIème ces Normands dont la vue avait attristé les dernières années de Charlemagne ; – à droite, Belle-9le, l'île de Fouquet, qui devait donner, plus tard, son nom à l'héroïne d'une de mes comédies, et, plus tard encore, devenir le théâtre du dénouement de la triple épopée des Mousquetaires, et fournir à mon pauvre ami Porthos une tombe digne de lui. Alors, ces différents noms me frappaient comme des sons indifférents ; mais, restés néanmoins au fond de ma mémoire, ils devaient en sortir un jour avec tout cet échafaudage des rêves de mon imagination, Délos flottantes qui s'arrêteront plus ou moins avant dans les espaces de l'avenir.
En face de nous s'étendait la mer aux crêtes dentelées, se joignant, vers l'horizon, à un ciel tout assombri de nuages dans lesquels le soleil commençait à s'ensevelir. Nous étions à trois lieues du port à peu près, à la hauteur de cet écueil qu'on appelle les Piliers ; les mauvaises passes étaient franchies, le vent tournait au sud-sud-ouest, et fraîchissait. Le pilote déclara que sa besogne était finie, qu'il remettait le commandement au capitaine, et qu'il allait regagner la terre.
Quant à moi, je regardai avec une certaine inquiétude, je l'avoue, les moyens de descente qui m'étaient offerts pour passer du bâtiment dans la barque.
Ces moyens se réduisaient à une simple échelle de corde collée aux flancs arrondis du navire.
Et, par-dessus tout cela, le navire filait ses sept noeuds à l'heure.
Il y eut un moment où j'eus bien envie de ne descendre qu'à la Guadeloupe.
Par bonheur, le capitaine comprit ce qui se passait en moi ; il réfléchit qu'un petit retard de dix minutes n'était rien sur un voyage de six semaines.
- Allons, me dit-il, faites vos adieux, tandis que je vais mettre le bâtiment en panne.
Puis il cria :
- La barre dessous !
A l'instant même, les voiles fasièrent. On exécutait pour moi la même manoeuvre que pour un homme tombé à la mer.
- Carguez la grande voile ! reprit le capitaine, les voiles du grand mât sur le mât !
Le navire s'arrêta, ou à peu près. Le pilote était déjà dans son canot.
Je m'approchai de la pauvre exilée ; ses larmes coulaient silencieusement le long de ses joues.
- Vous vous acquitterez de ma commission, n'est-ce pas, monsieur ? me dit-elle d'une voix entrecoupée.
Je la saluai en signe d'adhésion.
- Vous embrasserez ma mère pour moi, n'est-ce pas ?
- Je vous le promets, madame.
- Mais, dit le mari, si tu veux que monsieur embrasse ta mère pour toi, il faut d'abord que tu l'embrasses lui-même.
- Oh ! oui, s'écria la jeune femme avec effusion, je ne demande pas mieux.
Et elle me jeta ses bras autour du cou.
Chose étrange ! cette femme et moi ne nous étions jamais vus la veille au soir. Le matin, nous étions encore des étrangers l'un pour l'autre ; au moment du départ, nous étions des connaissances ; le déjeuner nous avait faits amis ; la séparation nous faisait presque frère et soeur. O mystères du coeur, incompris de la foule, et qui font de ceux à qui Dieu les a révélés des êtres privilégiés pour la souffrance. J'avais plus de peine à quitter ces amis d'un jour que je ne me promettais de plaisir à revoir des amis de vingt ans !
- Vous vous rappellerez mon nom, n'est-ce pas, monsieur ? me dit la jeune femme.
- Tâchez de lire les prochains livres que je ferai, madame, et je vous promets que vous retrouverez ce nom dans un de mes premiers romans.
Il y avait bien aussi peut-être, au fond de cette attraction du bord la préoccupation de la descente tant soit peu périlleuse à laquelle j'allais être obligé de me livrer...
Heureusement, j'avais bon nombre de spectateurs de mes manoeuvres gymnastiques, et l'on sait combien, en pareil cas, double le courage l'idée que l'on vous regarde.
Je m'avançai donc bravement vers la muraille ; je m'accrochai tout à la fois aux bas haubans du grand mât et à l'échelle, que, pour plus de facilité, le pilote – dans la crainte peut-être que je ne tombasse à la mer avant de lui avoir payé son petit écu – raidissait d'une main, tandis que, de l'autre, à l'aide d'une corde passée par un sabord, il maintenait la barque à portée du bâtiment.
Je n'avais pas descendu deux échelons, que le vent avait emporté mon chapeau. Je n'essayai pas même de le retenir : je n'avais pas trop de mes deux mains pour me cramponner à l'échelle.
Enfin, à ma grande satisfaction, et sans trop de gaucherie, j'arrivai à toucher le fond de la barque.
C'est une des vives joies que j'aie éprouvées de ma vie.
A peine fus-je assis sur un des bancs du canot, que le pilote lâcha en même temps l'échelle et la corde, et que nous nous trouvâmes à trente pieds de la Pauline.
J'entendis aussitôt la voix du capitaine qui criait :
- Faites porter les voiles du grand mât !
A l'instant, les voiles cessèrent de fasier et le bâtiment reprit sa course.
Nos deux jeunes gens étaient à l'arrière, l'homme me faisait signe avec son chapeau, la femme avec son mouchoir.
Pendant ce temps-là, le pilote orientait une petite voile ; je m'aperçus qu'elle était orientée à la façon dont la barque inclina tout à coup ; si je ne me fusse retenu au bordage opposé, je coulais tout bonnement à la mer.
Décidément, la plaisanterie commençait à me paraître mauvaise – d'autant plus que le pilote, qui parlait à peine français, et qui était avare du peu de mots qu'il savait de notre langue, regardait l'horizon avec une ténacité qui m'inquiétait.
C'est qu'à mesure que nous nous approchions des côtes, la mer grossissait.
En outre, la nuit venait rapidement ; je voyais encore le trois-mâts, parce que sa pyramide de voiles se détachait sur l'horizon empourpré du soleil couchant ; mais il était certain que le trois-mâts ne pouvait plus nous voir, ou que, s'il nous voyait, nous avions, pour lui, l'aspect d'une mouette ou d'un goéland perdu dans les vagues.
Ceux qui se sont trouvés dans une frêle barque, au fond d'un de ces abîmes liquides, avec une muraille mouvante à droite et à gauche, l'immensité devant et derrière, et le ciel nuageux au-dessus de leur tête, savent seuls ce que le vent leur a dit en passant à travers leurs cheveux mouillés d'écume.
Au bout d'une demi-heure, le pilote fut obligé d'abattre sa voile. Il prit les avirons, mais les avirons mordaient mal sur les lames.
De place en place, nous voyions les vagues, plus hautes et plus blanches, lancer dans les airs leur embrun, que le vent nous apportait comme une pluie fine et glacée. C'étaient les endroits où la vague se brisait contre les rochers.
Par bonheur, le flux nous poussait vers la terre ; mais, en même temps que le flux nous servait ainsi, le vent nous faisait dévier de l'embouchure de la Loire, et nous jetait le long de la côte du Croisic.
Quant à moi, il m'était impossible de deviner où j'étais ; la nuit venait de plus en plus, le cercle de l'obscurité se rétrécissait. nous avions à peine vingt pas d'horizon.
Je pris le parti de me cramponner au fond du canot, et de ne plus m'occuper de rien, que de ne pas rouler à la mer ; seulement, assis au fond comme je l'étais, je trempais à moitié dans l'eau de mer que nous avions embarquée, alors que nous allions à la voile. Deux heures se passèrent ainsi, qui, je l'avoue, me parurent les deux plus longues heures que j'eusse encore vécues.
Dans un moment où je me soulevais pour regarder, je vis le pilote se donner un grand mouvement ; puis la barque bondit comme si elle eût été folle. Nous passâmes sous une espèce de cataracte qui dominait la crête sombre d'un :rocher... Cette fois, je crus que tout était fini : l'eau était entrée par le col de ma chemise, et ruisselait jusque dans mes guêtres.
Je fermai les yeux, et j'attendis.
Au bout de cinq minutes, comme je me sentais toujours dans la barque, je les rouvris. Nous n'étions ni mieux ni plus mal, et rien n'était changé, si ce n'est qu'on entendait le bruit du ressac contre la côte ; il était évident que nous n'en étions plus éloignés que d'une ou deux encablures. Le pilote se tenait au gouvernail, et, poussé par le flux, laissait toute la besogne à la mer. Son seul travail – et ce travail ne me paraissait pas facile – était de se diriger à travers les rochers.
Tout à coup il se leva en me criant :
- Tenez-vous bien.
La recommandation était plus qu'inutile : je serrais la banquette à y laisser l'empreinte de mes doigts.
J'éprouvai un choc violent, comme si le fond de la barque eût ratissé un lit de galets.
Le pilote passa rapidement au-dessus de moi, et sauta dans la mer.
Je ne comprenais rien à cette évolution, lorsqu'en me soulevant je l'aperçus, dans l'eau jusqu'à la poitrine, tirant la barque à lui avec une corde.
A quinze pas de nous était la falaise. J'eus grande envie de sauter à côté de mon homme, mais, comprenant mon intention :
- Non, non, dit-il, tenez-vous tranquille... Nous sommes arrivés. En effet, la première vague poussa la barque si près du rivage, qu'elle s'y engrava.
- Maintenant, me dit le pilote en s'approchant de moi, montez sur mon dos.
- Pour quoi faire ?
- Pour ne pas vous mouiller.
La précaution était bonne, mais venait un peu tard : j'étais trempé comme une éponge.
- Merci de votre obligeance, lui dis-je, mais ce n'est pas la peine.
Et je sautai dans la mer.
En ce moment arriva une vague qui me passa par-dessus la tête.
- Bon ! dis-je, le bain sera complet !... Ah ! sacré imbécile que je suis de faire de pareilles promenades, quand rien ne m'y force !... Ah !...
Cette dernière exclamation m'était arrachée par la satisfaction que j'éprouvais de me retrouver sur la terre ferme.
Nous venions de débarquer dans cette petite anse qui se trouve entre Saint- Nazaire et Le Croisic, à une lieue et demie à peu près de l'une et de l'autre de ces deux villes. J'avais le choix. Seulement, Le Croisic m'éloignait d'une lieue et demie, tandis que Saint-Nazaire me rapprochait d'autant.
Il n'y avait donc pas d'hésitation à avoir : je me décidai immédiatement pour Saint-Nazaire.
Quant au pilote, il restait avec sa barque.
Le vent sifflait aussi sec que sur la plate-forme d'Elseneur, au moment où va apparaître le fantôme du roi de Danemark. Je n'avais qu'un moyen de me réchauffer : c'était de me donner le plus de mouvement possible. J'allongeai cinq francs dans la main du pilote, au lieu de trois que je lui avais promis, et, la tête nue, les deux mains dans mes goussets, n'ayant pas un fil de mes vêtements qui ne fût mouillé de cette charmante eau de mer qui ne sèche jamais, je me mis à suivre le rivage au petit trot.
Une heure après, j'arrivais à Saint-Nazaire, et je frappais à la porte de la seule auberge du lieu, laquelle faisait toute sorte de difficultés pour s'ouvrir et recevoir, à onze heures du soir, un homme sans chapeau.
Le dialogue qui devait amener mon introduction se prolongeant à l'infini, et ne promettant pas de se terminer à ma satisfaction, je pris le parti de jeter à travers la fenêtre du premier étage, de l'appui de laquelle l'hôte me parlait, une pièce de cinq francs. De cette façon l'hôte était sûr que je payerais mon coucher.
La pièce retentit sur le plancher de la chambre, l'aubergiste la ramassa, alluma une lampe, et, s'étant assuré que ma pièce était de bon aloi, se décida à m'ouvrir.
Dix minutes après, j'étais tout nu devant un immense feu de bruyères qui me rôtissait sans me réchauffer ; mais j'étais si heureux de sentir la terre sous mes pieds, que j'avais oublié le trop grand froid, et que je ne pensais pas à la trop grande chaleur.
L'hôte était devenu aussi aimable qu'il avait été rébarbatif d'abord ; il m'offrit une de ses chemises que j'acceptai, bassina mon lit lui-même, et emporta mes habits pour les mettre au four.
Il avait, dans la journée, fait du pain et des galettes, de sorte que son four était encore tiède. Ma défroque y fut enfournée sur une plaque de tôle, et, grâce à cette invention, je retrouvai, le lendemain, mes habits secs comme de l'amadou.
A onze heures du matin, j'étais de retour à Paimboeuf ; le soir, j'étais à Nantes ; le lendemain de ce lendemain, j'étais à Tours, où je m'acquittais près de madame M... de la commission de sa fille.
Le même jour, je trouvai une place dans la malle-poste, et m'en emparai.
J'étais las du langage carliste que j'entendais depuis six semaines ; j'avais besoin de revoir mon soleil de juillet, mon Paris révolutionnaire, mes monuments criblés de balles.
Lorsque j'arrivai, il pleuvait à verse ; M. Guizot était ministre, et l'on grattait la façade de l'Institut.

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