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Chapitre CLXIII


Envoi de quatre commissaires à Charles X. – Le général Pajol. – Il est nommé commandant des volontaires parisiens. – Charras s'offre à lui comme aide de camp. – La carte de Seine-et-Oise. – Les espions. – Le loueur de voitures. – Les rations de pain. – D'Arpentigny. – Enlèvement de l'artillerie de Saint-Cyr. – Halte à Cognières. – M. Detours.

Maintenant, qu'on me permette de laisser pour un instant ma pauvre petite individualité se perdre au milieu du mouvement général qui poussait, d'un seul élan, trente mille hommes, quarante mille peut-être, vers Rambouillet.
Dès la veille, en recevant l'acte d'abdication de Charles X, le lieutenant général, nous l'avons dit, avait trouvé le moyen de se débarrasser le plus promptement possible de cet incommode voisin.
Or, voici ce qu'il avait fait :
Il avait décidé que, pour protéger Charles X contre l'effervescence de la colère publique qui éclaterait le lendemain, il lui enverrait quatre commissaires.
Ces quatre commissaires étaient : le maréchal Maison, le colonel Jacqueminot, M. de Schonen, qu'on voulait rallier, et Odilon Barrot, qu'on n'avait pas eu besoin de rallier, puisqu'il avait été un des plus puissants soutiens du pouvoir qui venait de s'élever.
Il y avait cela de particulier dans le maréchal Maison, qu'après avoir été chercher Louis XVIII à Calais, il s'apprêtait à reconduire Charles X à Cherbourg.
Du reste, en se rendant à Rambouillet, les quatre commissaires croyaient être appelés par Charles X.
Le 2 août, à quatre heures ils étaient partis ; à neuf heures, ils avaient atteint les avant-postes. Ils traversèrent l'armée royale éclairée par les feux du bivouac, et gagnèrent Rambouillet, non sans avoir vu quelques éclairs jaillir des yeux, quelques épées sortir du fourreau.
Par bonheur, le duc d'Orléans avait eu l'idée de leur adjoindre M. de Coigny, dont le nom se rattachait, dans la personne de son père et de ses deux aïeux, à l'ancienne monarchie par des traditions de gloire et d'amour.
Le nom de M. de Coigny les protégea et leur fit ouvrir les portes.
Mais Charles X, qui ne comprenait rien à leur présence à une pareille heure, répondit à leur demande d'audience que l'heure des audiences était passée, et qu'il leur offrait l'hospitalité au château de Rambouillet.
Charles X, d'ailleurs, attendait encore la réponse du duc d'Orléans à la lettre qu'il lui avait envoyée le matin par M. de Latour-Foissac, que le duc d'Orléans avait prise des mains de M. de Mortemart, mais sans consentir à recevoir le messager.
L'hospitalité au château de Rambouillet ! ce n'était point là ce qu'étaient venus chercher les quatre commissaires ; aussi remontèrent-ils immédiatement en voiture, et reprirent-ils immédiatement le chemin de Paris.
Ils revinrent plus rapidement qu'ils n'étaient allés, et rentraient au Palais Royal à minuit et demi.
Le roi futur n'était pas si fier que le roi déchu : il recevait à toute heure, surtout quand les nouvelles en valaient la peine.
Celle qu'apportaient les quatre commissaires le poussait à une résolution ; il n'y avait pas de temps à perdre pour la prendre ; il fallait, dès le lendemain, forcer Charles X à quitter Rambouillet.
Une grande démonstration patriotique devenait donc nécessaire.
Cette démonstration, le colonel Jacqueminot reçut la mission de la provoquer.
Au point du jour, deux ou trois cents hommes de la police furent lâchés dans les rues de Paris, courant dans tous les quartiers, et criant :
- Charles X marche sur Paris... A Rambouillet ! à Rambouillet !
Ils étaient chargés, en outre, de mettre sur pied tous les tambours de leur connaissance, et de leur faire battre le rappel.
De là le tapage infernal qui venait de réveiller Paris.
Il y avait en ce moment, à la disposition du gouvernement, un homme sur le courage duquel on pouvait compter ; c'était le général Pajol.
Le général Pajol était le vrai type du soldat : courage, honneur, franchise, loyauté, spontanéité dans la décision, persistance dans la volonté, il avait tout.
Je ne sais à quelle bataille, colonel ou chef d'escadron d'un régiment, comme il était sous les yeux de l'empereur, un obus entra dans le ventre de son cheval, et y éclata.
Pajol sauta à quinze pieds de hauteur.
Napoléon vit l'étrange ascension à laquelle il se livrait.
- Pardieu ! dit-il, si ce b.... – là en revient, il aura l'âme chevillée dans le corps !
Quinze jours après, un officier supérieur, boitant légèrement, se présenta devant l'empereur.
- Qui êtes-vous ? demande Napoléon.
- Je suis le b.... qui a l'âme chevillée dans le corps, lui répondit Pajol.
De là un avancement rapide dans une admirable carrière militaire qu'était venu interrompre Waterloo.
Pajol faisait de l'opposition ; Pajol était même presque républicain.
Trois jours auparavant, au moment où la Chambre jetait les premiers fondements d'une monarchie nouvelle, Pajol, qui voyait la tournure que prenaient les choses, suivait tristement la rue de Chabrol, en compagnie de Degousée, qui lui-même déplorait la voie où l'on poussait la révolution.
Tout à coup Pajol s'arrête.
- Vous me disiez, il y a un instant, que vous meniez à l'attaque du Louvre des hommes dévoués ? demanda-t-il.
- Sans doute.
- Eh bien, pouvez-vous toujours compter sur ces hommes ?
- Je le crois.
- Assez pour qu'ils exécutent à la lettre, et sans le discuter, un ordre que vous leur donneriez ?
- Quel ordre ?
- Celui d'arrêter les députés, par exemple.
- Oh ! je ne réponds pas de cela !
- En ce cas, la révolution a fait fausse couche !...
Et il rentra chez lui, rue de la Ferme-des-Mathurins, pour y attendre les événements.
Les événements étaient arrivés ; on le chargeait de commander l'insurrection du 3 ; on comptait sur lui pour se mettre à la tête de l'armée populaire ; il s'y mettait.
Que lui importait, à lui ! c'était toujours servir la France.
Charras avait entendu crier dans les rues que c'était le général Pajol qui commandait en chef l'expédition. Il avait couru chez le général Pajol.
Commençons par dire qu'auparavant, il avait été prendre le meilleur cheval de l'écurie de Kausmann, cheval qu'il lui avait fallu disputer à un premier amateur qui, se connaissant apparemment en chevaux, l'avait choisi. L'amateur était ce même Charles Ledru, qui m'avait quitté rue Saint-Honoré, en refusant la place que je lui offrais dans mon fiacre, pour aller enfourcher le cheval qui l'attendait chez Kausmann.
Au moment où il entrait dans le manège, Charras en sortait au galop sur le cheval que lui, Charles Ledru, avait choisi. Il en trouva un autre, et se mit, avec le second, à courir après le premier. Heureusement, il s'aperçut que le second était bon ; ce qui fit que, lorsqu'il rejoignit Charras, il lui donna tout simplement une poignée de main.
Charras, sans introducteur aucun, se présenta chez le général Pajol. Le général, habitué aux précautions à prendre dans les expéditions militaires, faisait descendre deux énormes sacoches : l'une, pleine de jambons, de gigots et de poulets ; l'autre, pleine de pain.
A la quatrième parole que lui disait Charras, et au premier regard qu'il arrêtait sur lui :
- Tiens, dit-il, vous me plaisez, vous !
- Tant mieux, dit Charras.
- Vous m'avez l'air d'un bon b... !
- On ne laisse pas sa part aux chiens.
- Voulez-vous être mon aide de camp ?
- Je crois bien, je viens pour cela !
- Alors, c'est dit.
Et il tendit la main au jeune homme.
- Maintenant, reprit-il, voulez-vous manger un morceau ?
- Je ne demande pas mieux, je crève de faim.
- Passez dans la salle à manger... Madame Pajol ! madame Pajol ! La femme du général entra.
- Fais-moi bien déjeuner ce gaillard-là... Il vient de m'offrir ses services comme aide de camp, il ne se doute pas de la besogne que je lui taille.
Charras s'attabla, mit les bouchées doubles, les gorgées triples, et fut prêt au bout de dix minutes.
- Allons, en route ! dit le général.
On descendit, on sauta en selle, et, du milieu de la cour, où attendaient trois ou quatre personnes, le général partit au galop, tournant court à l'angle de la porte cochère, et faisant changer de pied à son cheval en cavalier consommé.
Charras, excellent cavalier lui-même, subit victorieusement cette première épreuve.
Mais le cheval d'un second élève de l'Ecole, forcé de prendre le trottoir, s'abattit sur la main gauche.
C'était devant la boutique d'un pharmacien. L'élève et le cheval disparurent dans la boutique, dont ils enfoncèrent la devanture.
L'accident ne valait pas la peine qu'on s'en occupât. On continua le chemin sans même détourner la tête.
Arrivé à la barrière de Passy, le général prit le commandement de la colonne.
Notre fiacre était un des premiers après l'état-major du général. Cet état- major se composait de Jacqueminot, de Charras, de Charles Ledru, d'Higonnet, et de M. de Lagrange, de Vernon et de Bernadou.
Vernon et Bernadou étaient en élèves de l'Ecole. Charles Ledru, en garde national à cheval, ancien uniforme, avec le casque ; Higonnet portait l'uniforme d'élève de l'Ecole d'équitation de Saumur ; enfin M. de Lagrange portait celui des chasseurs.
Au-delà du quai de Billy, le général Exelmans était apparu.
- Me voici, Pajol, dit-il en se faisant jour jusqu'à celui-ci.
- C'est un peu tard... Mais n'importe, avait répondu Pajol, vous commanderez l'arrière-garde.
- Bien, avait répondu Exelmans.
Et il avait passé, en effet, à l'arrière-garde, où il trouva justement les Rouennais qui venaient d'arriver.
Au Point-du-Jour, Pajol arrêta son cheval.
- Mordieu ! dit-il, je parie une chose !
- Laquelle ? demanda-t-on.
- C'est que personne ici n'a une carte du département de Seine-et-Oise... Hé ! quelqu'un a-t-il une carte du département de Seine-et-Oise ?
Personne ne répondit.
- Voulez-vous que j'aille en chercher une ? demanda Charras.
- Où cela ?
- Est-ce que je sais !... Où il y en a, parbleu !
- Mais si vous ne savez pas où il y en a ?...
- Bon ! en cherchant, on trouve toujours.
Charras partit au galop. Il avait son idée.
Il entra à la manufacture de Sèvres ; il lui semblait impossible qu'il n'y eût pas de carte de Seine-et-Oise à la manufacture de Sèvres.
Il ne s'était pas trompé ; il y en avait deux.
Elles lui furent remises par mon homonyme, M. Dumas, le chimiste, naguère ministre, aujourd'hui sénateur.
A un quart de lieue avant Sèvres, Pajol recevait les deux cartes.
- Maintenant, Jacqueminot, dit Pajol, il nous faut du pain, et beaucoup... Partez pour Versailles et commandez dix mille rations.
Jacqueminot partit.
- Puis il faudrait aussi des espions, dit Pajol ; qui se charge de me trouver des espions ?
- Moi, dit Charras.
- Ah çà ! mais vous vous chargez donc de tout trouver ? dit Pajol.
- Eh ! sacrebleu ! dit Charras, il faut bien que je m'utilise.
- Et où allez-vous me trouver cela ?
- A Versailles.
- Vous y connaissez quelqu'un ?
- Personne... Mais ne vous inquiétez pas de cela.
- Je vais avec toi, dit Bernadou.
- Viens.
Les deux jeunes gens s'éloignèrent de toute la vitesse de leurs chevaux.
Ils arrivèrent à la mairie de Versailles enragés de soif. On avait eu l'idée de défoncer dans la cour, en plein soleil, une douzaine de tonneaux de bière ; ils essayèrent de boire, et se crurent empoisonnés.
Un monsieur en bourgeois, représentant le maire, était là, suant comme un boeuf – au reste, maire, adjoints, conseillers municipaux, tout le monde fondait en eau.
- Allons, vite, dit Charras : des espions, des chevaux, une voiture !
- Plaît-il ? demanda le bourgeois suant.
- Vous n'entendez pas ?... Je vous demande des espions, des chevaux et une voiture !
- Et où voulez-vous que je vous trouve cela ? reprit le bourgeois suant de plus en plus.
- Cela ne me regarde pas... Trouvez-les, il me les faut. Voilà tout ce que j'ai à vous dire, moi.
- Mais enfin, monsieur, qui êtes-vous, vous ?
- Je suis M. Charras, premier aide de camp du général Pajol, commandant en chef l'armée expéditionnaire de l'ouest.
Charras avait, en courant, inventé cette phrase ; et, la jugeant passablement ronflante, il l'avait adoptée vis-à-vis du bourgeois.
- Tout ce que je puis faire, dit celui-ci, c'est de vous donner des adresses de loueurs de voitures.
- Donnez... On trouvera le reste, d'autant plus que vous ne me paraissez pas fort, vous !
Le bourgeois donna les adresses de deux ou trois loueurs de voitures.
On quitta la mairie, qui était située à gauche, en entrant dans la ville, à trois cents pas à peu près avant le château.
On revint du côté de Paris.
Une magnifique enseigne rôtissait au soleil de midi. Elle représentait une calèche attelée de quatre chevaux, et deux chevaux de selle tenus par des grooms.
L'eau en vint à la bouche de Charras.
- Holà ! hé ! le patron ! cria-t-il.
- C'est moi, monsieur, dit un individu d'assez mauvaise humeur. – Une voiture et deux chevaux tout de suite.
- Pour qui ?
- Pour les personnes que j'aurai à mettre dedans.
- Et quelles sont ces personnes ?
- Je ne les connais pas encore.
- Je n'ai pas de voitures.
- Ah ! vous n'avez pas de voitures ?
- Non.
- Et celles-là, qui sont dans la cour ?
- Elles sont retenues.
- Ah ! c'est bien.
Charras regarda autour de lui : plus de cent personnes étaient déjà amassées ; parmi les spectateurs se trouvaient une douzaine de gardes nationaux et un sergent.
- Sergent, dit Charras, faites-moi donc le plaisir d'empoigner monsieur.
Le Français, surtout lorsqu'il est revêtu d'un habit de garde national, est naturellement empoigneur. Le sergent Mercier, qui refusa d'empoigner Manuel, fut une exception : voilà pourquoi on lui rendit de si grands honneurs.
Le sergent se rua sur le loueur de voitures, et le saisit au collet. – Bon ! dit Charras, tout à l'heure nous allons voir ce qu'il faut faire de ce citoyen-là.
- Mais, enfin, monsieur, dit le loueur de voitures, qui êtes-vous ?
- Je suis M. Charras, premier aide de camp du général Pajol, commandant en chef l'armée expéditionnaire de l'ouest.
- Monsieur, que ne disiez-vous cela tout de suite !... C'est autre chose.
- Faut-il le lâcher ? demanda le sergent.
- Pas avant qu'il ait donné une voiture et deux chevaux... Bernadou choisis deux bons chevaux et une bonne voiture.
- Sois tranquille.
Bernadou, le sergent et le loueur disparurent sous la grande porte, et s'enfoncèrent dans les profondeurs de la cour et la pénombre des écuries.
- Et, maintenant, dit Charras, deux patriotes de bonne volonté.
- Pour quoi faire ? demandèrent vingt-cinq voix.
- Pour aller examiner la position de l'armée royale, et venir nous en rendre bon compte.
- Où cela ?
- Où nous serons.. Où sera l'état-major... Où sera le général Pajol ; on n'aura pas de peine à trouver.
- Nous ! dirent deux hommes.
Charras les regarda.
- Mais je ne vous connais pas, dit-il ; qui me répondra de vous ?
- Moi, dit un monsieur qu'il ne connaissait pas davantage.
- Très bien, reprit Charras ; seulement, vous savez, messieurs que pour nous, vous êtes des patriotes, mais que pour l'armée royale vous êtes des espions.
- Après ?
- Et que, si l'on vous prend...
- On nous fusillera... Après ?
- Bon ! si vous aviez commencé par me dire cela, je n'aurais pas demandé de répondant.
On amenait la voiture et les chevaux.
Charras ne s'en alla que lorsqu'il vit la voiture et les deux hommes sur la route de Rambouillet.
La tête de colonne apparaissait sur la route de Paris.
En quelques secondes, Charras fut près de Pajol.
- C'est fait, général, dit-il.
- Quoi ?
- J'ai trouvé les espions.
- Où sont-ils ?
- Partis.
- En vérité, mon cher, vous êtes un homme précieux... Eh bien, maintenant, il vous faudrait partir pour le village de Cognières ; c'est probablement là que nous nous arrêterons.
- Où est-ce, Cognières ?
- Ici... voyez...
Et le général lui montra sur la carte la situation du village, à quatre lieues en avant de Rambouillet.
- Bien ! Et qu'y ferai-je, à Cognières ?
- Vous direz au maire qu'il me faut dix mille rations de foin pour ce soir.
- Dix mille rations de foin ? Il ne les trouvera jamais !
- Comment voulez-vous que nous fassions ? Nous avons deux ou trois mille fiacres, douze ou quinze cents cabriolets, des tilburys, des charrettes, le diable et son train !
- Allons, ne vous désespérez pas, à défaut de foin, nous avons autre chose...
- Quoi ? interrompit impatiemment le général.
- Nous avons des avoines sur pied, donc !
- Bon ! s'écria Pajol ; eh bien, sacrebleu ! vous entendez la guerre vous !... Comment vous appelle-t-on ?
- Charras.
- Je me souviendrai de votre nom, soyez tranquille !... Allez, je compte sur mes dix mille rations comme si je les avais.
- Ah ! vous pouvez y compter.
Et Charras partit.
Pendant ce temps, nous arrivions et nous nous répandions dans Versailles.
Pour mon compte, je courais à la caserne des gardes du corps ; j'y avais, à la compagnie de Gramont, un intime ami, garçon d'une bravoure à toute épreuve, et surtout, ce que j'appréciais autant, d'un esprit merveilleux. On le nommait d'Arpentigny. C'était, si jeune qu'il fût, un ancien soldat de l'Empire, et il a écrit sur sa captivité en Russie un des plus étonnants livres qui se puissent lire.
Il n'y avait plus un seul garde à l'hôtel : tous avaient suivi le roi à Rambouillet ; ils l'accompagnèrent, on le sait, jusqu'à Cherbourg.
Après une halte d'une demi-heure, on donna l'ordre de se remettre en route.
Au moment du départ, le général Pajol apprit que deux régiments étaient casernés à Versailles. Etait-il prudent de laisser ces deux régiments derrière soi ?
On leur envoya trois parlementaires. Les deux régiments se rendirent sans résistance ; leurs armes furent distribuées aux hommes de l'expédition ; mes dix-sept soldats y attrapèrent trois fusils.
En arrivant à Saint-Cyr, Degousée eut l'idée d'enlever l'artillerie de l'Ecole ; il demanda des hommes de bonne volonté : nous nous offrîmes, et, à deux cents à peu près, nous allâmes enlever huit pièces de canon.
On s'y attela pour les traîner jusqu'à la route ; des émissaires envoyés de tous côtés ramenèrent des chevaux et des traits.
L'armée expéditionnaire de l'Ouest avait de l'artillerie ; seulement, elle manquait de gargousses et de boulets.
En ce moment, Georges La Fayette nous rejoignit ; il y avait une place vacante, celle de commandant de l'artillerie : Pajol la lui donna.
Parvint-on à se procurer des boulets et des gargousses ? Je n'en ai jamais rien su.
Arrivée au haut de la montagne de Saint-Cyr, l'armée expéditionnaire commença à trouver la grande route jonchée de sabres, de fusils, de gibernes, de bonnets à poil.
Les soldats en retraite étaient tellement démoralisés, qu'ils jetaient leurs armes tout le long du chemin.
Cinq autres de mes hommes se trouvèrent armés, grâce à ces épaves du naufrage royal.
Nous arrivâmes à Cognières sur les sept heures du soir, harassés de fatigue et mourant de faim. Nous avions bien, à Versailles, attrapé quelques bribes de pain et quelques verres de vin ; mais, comme disaient mes machinistes, il n'y en avait que pour les dents creuses.
En arrivant à Cognières, il y avait terriblement de dents creuses !
Les chevaux avaient trouvé leurs dix mille rations de foin et d'avoine, mais les hommes n'avaient rien trouvé du tout.
Et, cependant, Jacqueminot avait scrupuleusement rempli sa mission ; on lui avait promis qu'aussitôt le nouveau préfet arrivé – et on l'attendait d'un moment à l'autre – le pain serait expédié.
Chacun, comme le lion de l'Ecriture, se mit à chercher quem devoret.
J'avais établi notre camp autour d'une grande meule de paille placée à droite de la route. Notre drapeau, planté au haut de la meule par un des machinistes, devait nous servir de point de ralliement.
J'avais été fort malheureux dans ma recherche, quand, par bonheur, j'avisai la maison du curé.
J'y entrai, et j'exposai au brave homme mes besoins et ceux de ma troupe.
Il me donna un assez joli morceau de pain qui pouvait peser trois ou quatre livres, et, comme il n'y avait plus de bouteilles dans la maison, du vin plein une telle à mettre du lait.
Pendant que je faisais mon expédition, on s'occupait de deux choses : on plaçait trente paysans de Cognières, armés avec les sabres et les fusils ramassés sur la route, comme poste avancé, à un quart de lieue du village ; et, avec les trois ou quatre mille fiacres, les quinze ou dix-huit cents cabriolets, les tilburys, les charrettes, etc., on établissait une grande ligne de barricades qui coupait la route, s'étendant à droite et à gauche dans la plaine, sur tout le front du camp, et se recourbant des deux côtés sur les ailes.
En chemin, j'avais été harponné par un monsieur en habit noir, en pantalon noir, en gilet blanc : tout cela était gris perle ; il avait rencontré le cortège, et, emporté par le tourbillon, était monté debout derrière un fiacre. D'armes, il n'en avait aucune, pas même un canif. Comme on le voit, celui-là était un véritable amateur.
L'amateur n'avait pas mangé depuis la veille : pour le moment, il demandait à cor et à cri un morceau de pain quelconque.
Il était courtier de commerce de son état, et de son nom s'appelait Detours.
Je lui indiquai notre drapeau, l'invitai à continuer encore quelques instants ses recherches, infructueuses jusque-là, et à venir nous rejoindre autour de notre meule, les mains pleines ou vides.
Au bout d'un quart d'heure, je le vis arriver avec un morceau de pain et une moitié de gigot. Il avait rencontré Charras, qui l'avait pris en miséricorde, et l'avait mis à même de la cantine du général Pajol.
Il s'excusait de ne pas apporter davantage.
Mes hommes, de leur côté, s'étaient répandus dans les fermes environnantes, et avaient décroché quelques poules et une certaine quantité d'oeufs.
On mit les vivres en commun, et, tant bien que mal, on soupa.
Seulement, nous soupâmes – nous, quatre ou cinq cents peut-être – parce que nous étions arrivés les premiers. Mais on entendait rugir de faim ceux qui étaient arrivés les derniers.
Le repas terminé, je creusai une espèce de voûte sous la meule, voûte où nous nous enfournâmes sybaritiquement, Delanoue et moi.
Le reste de nos hommes éparpilla de la paille, et campa à la belle étoile autour de nous.
Quant à M. Detours, je ne sais s'il habite Paris ou la province, s'il vit ou s'il est mort, s'il est bonapartiste ou républicain, je ne l'ai jamais revu. Si je me rappelle son nom, c'est par un véritable miracle de ma mémoire.

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1998-2010
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