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Chapitre XVI


Lettre de mon père au général Brune sur ma naissance. – Le post-scriptum. – Mon parrain et ma marraine. – Premiers souvenirs d'enfance. – Topographie du château des Fossés, et silhouettes de quelques-uns de ses habitants. – La couleuvre et la grenouille. – Pourquoi je demandais à Pierre s'il savait nager. – Suite A Jocrisse.

Je naquis, comme je l'ai dit au commencement de ces Mémoires, le 5 thermidor an X 24 juillet 1802, à quatre heures et demie du matin.
Je me présentais à la vie avec de grandes apparences de force et de vigueur, s'il faut en croire une lettre que mon père écrivait le lendemain de ma naissance à son ami le général Brune.
La lettre est étrange et possède même un post-scriptum assez excentrique ; mais ceux qui ont eu la patience de lire ces Mémoires jusqu'ici connaissent déjà le genre d'esprit de mon père, esprit tout de boutade et de verve, comme on peut voir.
D'ailleurs, ceux qui ne voudront pas avoir sur moi les détails que mon père donnait à Brune peuvent passer par-dessus cette lettre, sans la lire, ni elle ni son post-scriptum.
Telle quelle, la voici :

« Ce 6 thermidor an X.

Mon cher Brune,
Je t'annonce avec joie que ma femme est accouchée hier matin d'un gros garçon, qui pèse neuf livres et qui a dix-huit pouces de long. Tu vois que, s'il continue à grandir à l'extérieur comme il a fait à l'intérieur il promet d'atteindre une assez belle taille.
Ah ça ! tu sauras une chose : c'est que je compte sur toi pour être parrain. Ma fille aînée, qui t'envoie mille tendresses au bout de ses petits doigts noirs, sera ta commère. Viens vite, quoique le nouveau venu en ce monde ne paraisse pas avoir envie d'en sortir de sitôt ; viens vite, car il y a longtemps que je ne t'ai vu, et j'ai une bonne grosse envie de te voir.
Ton ami,
                    Alex. Dumas.

P.-S. – Je rouvre ma lettre pour te dire que le gaillard vient de pisser par dessus sa tête. C'est de bon augure, hein ! »

Qu'on passe quelque chose à l'amour-propre de mon père. Il avait tant désiré ce garçon, depuis dix ans qu'il était marié, qu'il crut que sa naissance, comme celle d'Auguste, devait être précédée, accompagnée et suivie de présages dignes d'intéresser le monde.
En tout cas, ces présages, si satisfaisants pour mon père, parurent, à ce qu'il paraît, moins positifs à Brune ; car voici la lettre qu'il lui répondit, poste pour poste, comme on voit :

Au général Dumas.

« Paris, le 10 thermidor an X de la République.
Mon cher général, un préjugé que j'ai m'empêche de me rendre à tes désirs. J'ai été parrain cinq fois, mes cinq fillots sont morts ! Au décès du dernier, j'ai promis de ne plus nommer d'enfants. Mon préjugé te paraîtra peut-être fantasque. Mais je serais malheureux d'y renoncer. Je suis ami de ta famille, et cette qualité m'autorise à compter sur ton indulgence. Il m'a fallu être bien ferme dans ma résolution pour refuser le compérage avec ta charmante fille. Fais-lui agréer mes regrets ainsi qu'à ta charmante femme, et agrée l'assurance de mon sincère attachement.
                    Brune.

P.-S. – Je te fais passer quelques boîtes pour la petite marraine et sa maman. »

Malgré ce premier refus et les craintes qu'il exprimait, mon père insista. Je ne connais pas la seconde lettre ; mais sans doute les présages s'étaient succédé plus heureux encore et plus convaincants que les premiers, car, de cette insistance de mon père, il résulta un mezzo termine : c'est que Brune ne me tiendrait pas de sa personne sur les fonts de baptême, mais que mon père muni d'une procuration en bonne forme, m'y tiendrait en son lieu et place.
Quant à la commère, à laquelle cette cérémonie avait déjà valu force bonbons, et devait en valoir davantage encore, et qui, par conséquent, s'en faisait une fête, rien ne fut changé à son endroit.
Brune, par procuration, et Aimée-Alexandrine Dumas, ma soeur, âgée alors de neuf ans, furent donc mes parrain et marraine.
Au moment du départ pour l'Egypte, il avait été convenu, on s'en souvient, que, si jamais ma mère mettait au monde un garçon, les parrain et marraine du susdit garçon devaient être Bonaparte et Joséphine. Mais les choses étaient tellement changées depuis ce temps, que mon père n'eut pas même l'idée de rappeler au premier consul la promesse du général en chef.
Bonaparte – et il l'a prouvé cruellement à ma mère – n'était pas de ces Louis XII qui oublient les haines du duc d'Orléans.
La première lueur qui se répand dans cette première obscurité de ma vie pour y éclairer un souvenir date de l'année 1805. Je me rappelle la topographie partielle d'un petit château que nous habitions et qui s'appelait les Fossés.
Cette topographie se borne à la cuisine et à la salle à manger, les deux endroits que je fréquentais sans doute avec le plus de sympathie.
Je n'ai pas revu ce château depuis 1805, et cependant je puis dire que l'on descendait dans cette cuisine par une marche ; qu'un gros bloc était en face de la porte ; que la table de cuisine venait immédiatement après lui ; qu'en face de cette table de cuisine, à gauche, était la cheminée, cheminée immense, à l'intérieur de laquelle était presque toujours le fusil favori de mon père, monté en argent, avec un coussinet de maroquin vert à la crosse, fusil auquel on me défendait, sous les peines les plus sévères, de toucher jamais, et auquel je touchais éternellement, sans qu'une seule fois ma bonne mère ait, malgré ses terreurs, réalisé aucune de ses menaces à mon endroit.
Enfin, au-delà de la cheminée, était la salle à manger, à laquelle on montait par trois marches, qui était parquetée en sapin, et lambrissée de bois peint en gris.
Quant aux commensaux de cette maison, à part mon père et ma mère, ils se composaient, et je les classe ici selon l'importance qu'ils avaient prise dans mon esprit – ils se composaient :

1° d'un gros chien noir nommé Truffe, qui avait le privilège d'être bien venu partout, attendu que j'en avais fait ma monture ordinaire ;
2° d'un jardinier nommé Pierre, qui faisait pour moi, dans le jardin, provision de grenouilles et de couleuvres, sorte d'animaux dont j'étais fort curieux ;
3° d'un nègre, valet de chambre de mon père, nommé Hippolyte, espèce de Jocrisse noir, dont les naïvetés étaient passées en proverbe, et que mon père gardait, je crois, pour compléter une série d'anecdotes qu'il eût pu opposer avec avantage aux jeannoteries de Brunet ;
4° d'un garde nommé Mocquet, pour lequel j'avais une profonde admiration, attendu que, tous les soirs, il avait à raconter de magnifiques histoires sur son adresse, histoires qui s'interrompaient aussitôt que paraissait le général, le général n'ayant point de cette adresse une idée aussi haute que le narrateur ;
5° enfin d'une fille de cuisine, nommée Marie.

Cette dernière se perd complètement dans les brouillards crépusculaires de ma vie. C'est un nom que j'ai entendu donner à une forme restée indécise dans mon esprit, mais qui, autant que je puis me rappeler, n'avait rien de poétique.
Truffe mourut de vieillesse vers la fin de 1805 ; Mocquet et Pierre l'ensevelirent dans un coin du jardin. Ce fut le premier enterrement auquel j'assistai, et je pleurai bien sincèrement le vieil ami de ma première jeunesse.
Maintenant, mes autres souvenirs sont épars et brillants dans une demi obscurité, sans ordre et sans chronologie.
Un jour que je jouais dans le jardin, Pierre m'appela, je courus à lui. Quand Pierre m'appelait, c'est qu'il avait fait quelque trouvaille digne de mon attention. En effet, il venait de pousser, d'une espèce de pré dans un chemin, une couleuvre qui avait une grosse bosse au ventre. D'un coup de bêche, il coupa la couleuvre en deux, et, de la couleuvre sortit une grenouille, un peu engourdie par le commencement de digestion dont elle était l'objet, mais qui bientôt revint à elle, détira ses pattes l'une après l'autre, bâilla démesurément, et se mit à sauter doucement d'abord, puis plus vivement, puis enfin comme s'il ne lui était absolument rien arrivé.
Ce phénomène, que je n'ai jamais eu l'occasion de voir se reproduire depuis, me frappa singulièrement et est resté si présent à mon esprit, qu'en fermant les yeux, je revois, au moment où j'écris ces lignes, les deux tronçons mouvants de la couleuvre, la grenouille encore immobile, et Pierre appuyé sur sa bêche et souriant d'avance à mon étonnement, comme si Pierre, la grenouille et la couleuvre étaient encore là devant moi.
Seulement, le visage de Pierre est à demi effacé par le temps, comme un daguerréotype mal venu.
Je me souviens encore que, vers la moitié de l'année 1805, mon père, souffrant et se trouvant mal partout, quitta notre château des Fossés pour une maison ou un château situé à Antilly – de ce séjour, je n'ai aucun souvenir –, et que mon déménagement à moi se fit sur le dos de Pierre. Or, il avait beaucoup plu la veille et la surveille, et mon étonnement était grand de voir Pierre, sans se déranger, traverser les flaques d'eau qui coupaient le chemin.
- Tu sais donc nager, Pierre ? lui demandai-je.
Il faut que l'impression que m'a faite le courage de Pierre, traversant ces flaques d'eau, soit bien vive, puisque ces paroles sont les premières que je me rappelle avoir prononcées, et, comme celles de M. de Crac, qui avaient gelé en hiver et qui dégelaient au printemps, je les entends bruire à mon oreille avec l'accent lointain et presque perdu de ma voix enfantine.
Cette interrogation à Pierre : « Pierre, tu sais donc nager ? » venait d'un événement arrivé chez nous, et qui avait laissé une impression profonde dans ma jeune imagination. Trois jeunes gens, dont l'un nommé Dupuis, et que j'ai revu depuis bijoutier à Paris, trois jeunes gens de Villers-Cotterêts étaient venus au château des Fossés, entouré d'eau, pour demander la permission de se baigner dans l'espèce de canal qui l'entourait. Mon père avant d'accorder cette permission avait demandé aux jeunes gens s'ils savaient nager, et, sur leur réponse négative, leur avait assigné un endroit où ils devaient avoir pied, et où, par conséquent, ils ne courraient aucun danger. Nos baigneurs s'étaient d'abord tenus là ; puis, peu à peu, ils s'étaient enhardis, de sorte que tout à coup nous entendîmes de grands cris du côté du canal et qu'on y courut ; c'étaient nos trois baigneurs qui étaient tout simplement en train de se noyer.
Heureusement, Hippolyte était là, et Hippolyte nageait comme un poisson. En un tour de main, il fut à l'eau, et, quand mon père arriva au bord du canal, il était déjà en bonne voie de sauver le premier. Mon père, admirable nageur des colonies, se jeta à l'eau à son tour, et sauva le second. Hippolyte sauva le troisième.
Toute cette pêcherie fut l'affaire de cinq minutes, et cependant l'un des trois baigneurs avait déjà perdu connaissance, de sorte que, le voyant couché, les yeux fermés et sans souffle, je le crus mort. Ma mère, qui savait qu'il n'était qu'évanoui, et à qui mon père assurait qu'il ne courait aucun danger de la vie, profita de ce spectacle, qui m'impressionnait profondément, pour me faire un sermon plein d'éloquence sur le danger d'aller jouer sur les bords du canal. Jamais sermon n'eut un auditoire plus attentif, jamais prédicateur n'eut un converti plus fervent.
A partir de ce moment, on ne m'eût pas, pour tous les trésors de l'enfance, chevaux galopants, moutons bêlants, chiens aboyants, on ne m'eût pas fait cueillir une fleur sur les bords du canal.
Une chose m'avait frappé encore, c'étaient les formes merveilleuses de mon père, ces formes pour lesquelles on semblait avoir fondu dans un même moule les statues d'Hercule et d'AntinoŸs, comparées aux formes grêles et pauvres d'Hippolyte.
Il en résulte que je vois mon père, quand je le vois, nu, ruisselant d'eau, et souriant d'un divin sourire, comme un homme qui vient d'accomplir un acte qui l'égale à Dieu, c'est-à-dire qui vient de sauver un autre homme.
Voilà pourquoi je demandais à Pierre s'il savait nager. C'est que, le voyant s'aventurer dans des flaques d'eau de deux pouces de profondeur, je songeais à ce jeune homme évanoui sur le gazon du canal, et que je ne voyais là, pour nous sauver, ni mon père ni Hippolyte.
Hippolyte, excellent nageur, coureur dératé, assez bon cavalier, était loin d'avoir, comme je l'ai déjà dit, des facultés intellectuelles correspondantes à ses qualités physiques. Deux exemples donneront une idée de son intelligence.
Un soir que ma mère craignait une gelée de nuit, et qu'elle voulait en préserver quelques belles fleurs d'automne placées sur un petit mur d'appui, et dont la vue égayait les fenêtres de la salle à manger, elle appela Hippolyte.
Hippolyte accourut et attendit l'ordre qu'on allait lui donner, ses gros yeux écarquillés et ses grosses lèvres ouvertes.
- Hippolyte, lui dit ma mère, vous rentrerez ces pots-là ce soir, et vous les mettrez dans la cuisine.
- Oui, madame, répondit Hippolyte.
Le soir, ma mère trouva effectivement les pots dans la cuisine, mais empilés les uns sur les autres, afin de prendre le moins de place possible sur les terres de Marie.
Une sueur froide perla au front de ma pauvre mère, car elle comprenait tout.
Hippolyte avait obéi à la lettre. Il avait vidé les fleurs et rentré les pots.
Les fleurs brisées, entassées les unes sur les autres et toutes brillantes de gelée, furent retrouvées le lendemain au pied du mur. On appela Pierre, leur médecin. Pierre en sauva quelques-unes ; mais la plus grande partie se trouva perdue.
Le second fait est plus grave. Je l'avais offert à Alcide Tousez, pour qu'il le plaçât dans la Soeur de Jocrisse ; mais il n'osa l'utiliser.
J'avais un charmant petit friquet que Pierre avait attrapé. Le pauvre petit, volant à peine, avait voulu s'aventurer comme Icare à suivre son père, et était passé de son nid dans une cage, où il avait grossi et où son aile avait pris tout le développement nécessaire.
C'était Hippolyte qui était chargé spécialement de donner du grain à mon friquet et de nettoyer la cage.
Un jour, je trouvai la cage ouverte et mon friquet disparu.
De là, cris, douleurs, trépignements, et enfin intervention maternelle.
- Qui a laissé cette porte ouverte ? demanda ma mère à Hippolyte.
- C'est moi, madame, répondit celui-ci, joyeux comme s'il avait fait l'action la plus adroite du monde.
- Et pourquoi cela ?
- Dame ! pauvre petite bête, sa cage sentait le renfermé.
Il n'y avait rien à répondre à cela. Ma mère n'ouvrait-elle pas elle-même les fenêtres et les portes des chambres qui sentaient le renfermé, et ne recommandait-elle pas aux domestiques d'en faire autant en pareille circonstance ? On me donna un autre friquet, et l'on enjoignit à Hippolyte de nettoyer la cage assez souvent pour qu'elle ne sentît pas le renfermé.
Je ne me rappelle pas s'il obéit bien ponctuellement. D'ailleurs, un autre événement préoccupait la maison.

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