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Chapitre CLVII


M. le maire de Soissons. – La poudre de la régie. – M. Jousselin. – La hache de l'entreposeur. – M. Quinette. – J'enfonce la porte de la poudrière. – Sortie triomphale de Soissons. – M. Mennesson tente de me faire arrêter. – Les gardes du duc d'Orléans. – M. Boyer. – Retour à Paris. – Ces diables de républicains !

Cette fois, grâce au bon conseil de M. Quinette, il était impossible d'agir plus légalement que nous n'agissions, puisque nous procédions, comme Bilboquet, avec autorisation de M. le maire. Aussi le lieutenant-colonel d'Orcourt s'empressa-t-il de nous ouvrir la porte du magasin à poudre d'artillerie.
Ce magasin était le pavillon à droite de la porte en entrant.
Nous n'y trouvâmes, en effet, que deux cents livres de poudre, à peu près.
Je m'apprêtais à les emporter lorsque le maire les réclama pour la défense de la ville.
La réclamation était assez juste ; cependant, comme j'étais décidé à rapporter à Paris une quantité quelconque de poudre, peut-être allais-je recommencer avec M. le maire la scène que j'avais eue avec le commandant de place, lorsque le lieutenant-colonel d'Orcourt s'approcha de moi, et me dit tout bas :
- Il n'y a que deux cents livres de poudre dans le magasin de l'artillerie, c'est vrai ; mais, là dans le pavillon en face, il y a trois mille livres de poudre à la ville.
J'ouvris de grands yeux.
- Répétez donc, lui dis-je.
- Trois mille livres de poudre, là...
Et il me montra du doigt le pavillon.
- Alors, ouvrons ce pavillon, et prenons la poudre.
- Oui, mais je n'ai pas la clef.
- Et où est la clef ?
- Chez l'entrepreneur, M. Jousselin.
- Et où demeure M. Jousselin ?
- Un de ces messieurs vous conduira chez lui.
- Très bien.
Je me tournai vers le maire.
- Monsieur le maire, je ne dis ni oui ni non, quant à votre demande : si j'ai d'autre poudre, je vous laisserai vos deux cents livres ; si je n'en ai pas, je vous les prendrai... Maintenant, ne perdons pas de temps, et distribuons- nous les rôles. Mon cher monsieur Moreau, chargez-vous de nous trouver chez des voituriers de la ville une voiture et des chevaux de transport : on payera voiture et chevaux ce qu'il faudra ; seulement, que, dans une heure, ils soient ici. Aussitôt la poudre chargée, nous partons... Est-ce dit ?
- Oui.
- Allez.
M. Moreau partit ; il était impossible de mettre plus d'entrain qu'il n'en mettait.
- Bard, mon ami, vous voyez que la situation se complique : reprenez votre position près de la pièce de quatre ; rallumez votre cigarette, et plus de prunes vertes, n'est-ce pas ?
- Soyez tranquille : à peine en ai-je mangé deux ou trois, et j'ai les dents horriblement agacées !... Aussi, pour toutes les poudres de M. Jousselin, je ne mordrais pas dans une quatrième !
- Vous, Hutin, allez chez M. Missa, afin de savoir ce qu'il a fait de son côté, et, s'il n'a rien fait, reprenez-lui la proclamation du général La Fayette ; elle peut nous être utile près des autorités civiles, qui déclineront peut-être la validité des ordres du général Gérard.
- J'y cours !
- Vous, monsieur Quinette, ayez la bonté de me conduire chez M. Jousselin.
- C'est loin.
- Bah ! qu'importe !... Avec un peu d'ensemble, ca marchera !... Dans une demi-heure ou trois quarts d'heure au plus tard, tout le monde ici !
Bard reprit son poste ; Hutin partit de son côté ; M. Quinette et moi, nous partîmes du nôtre.
Nous arrivâmes à la porte de M. Jousselin.
- C'est ici, me dit M. Quinette ; mais, vous comprenez ma susceptibilité, n'est-ce pas ? comme je suis de la ville, et que j'y reste après vous, je désire que vous entriez seul chez M. Jousselin.
- Oh ! qu'à cela ne tienne !
J'entrai chez M. Jousselin.
J'avoue que je n'étais, pour le moment, possesseur ni d'un physique ni d'un habit propres à inspirer la confiance. J'avais perdu mon chapeau de paille, je ne saurais dire où ; j'avais le visage brûlé de soleil et couvert de sueur ; j'avais la voix tantôt éclatant en notes tromboniques, tantôt filant des sons d'une ténuité presque insaisissable ; ma veste, surchargée de mes pistolets à deux coups, continuait de perdre le peu de boutons dont elle était ornée. Enfin, la poussière de la route n'avait pu faire disparaître le sang qui tachait ma guêtre et mon soulier.
Il n'était donc pas étonnant qu'en m'apercevant ainsi accoutré, et mon fusil à deux coups sur l'épaule, M. Jousselin reculât, lui et le fauteuil sur lequel il était assis.
- Que me voulez-vous, monsieur ? me demanda-t-il.
Je lui exposai le plus succinctement possible l'objet de ma visite ; je n'avais pas de temps à perdre ; d'ailleurs, j'eusse voulu faire des phrases, qu'il y eût eu impossibilité : je ne pouvais plus parler.
M. Jousselin me fit plusieurs objections que je levai les unes après les autres ; mais, l'une levée, l'autre arrivait ; je vis que nous n'en finirions pas.
- Monsieur, lui dis-je, terminons. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas me donner ce que vous avez de poudre dans votre magasin, pour mille francs que j'ai sur moi, et que voici ?
- Monsieur, impossible ! il y en a pour douze mille francs.
- Voulez-vous ou ne voulez-vous pas recevoir mes mille francs à-compte, et accepter, pour le reste, un bon payable par le gouvernement provisoire ?
- Monsieur, il nous est défendu de vendre à crédit.
- Voulez-vous ou ne voulez-vous pas me donner pour rien la poudre de la régie, c'est-à-dire la poudre du gouvernement, c'est-à-dire ma poudre, et non la vôtre, puisque j'ai un ordre du gouvernement pour la prendre, et que vous n'avez pas d'ordre pour la garder ?
- Monsieur, je vous ferai observer...
- Oui ou non ?
- Monsieur, vous êtes libre de la prendre ; mais je vous préviens que vous en répondrez au gouvernement.
- Eh ! monsieur, il fallait commencer par me dire cela, et la discussion serait finie depuis longtemps !
Je m'approchai de la cheminée, et m'emparai d'une hache à fendre le bois qui, depuis longtemps, me tirait l'oeil.
- Mais, monsieur, s'écria l'entreposeur stupéfait, que faites-vous ?
- Monsieur, je vous emprunte cette hache pour enfoncer la porte de la poudrière... Vous la retrouverez à Saint-Jean, monsieur Jousselin.
Et je sortis.
- Mais, monsieur, cria l'entreposeur en me suivant, c'est un vol que vous commettez là !
- Et même un vol avec effraction, monsieur Jousselin.
- Je vous préviens que je vais en écrire au ministre des finances.
- Ecrivez-en au diable, si vous voulez, monsieur Jousselin ! Tout en dialoguant, nous étions arrivés à la porte de la rue. M. Jousselin continuait de crier ; la populace s'amassait.
Je revins sur mes pas.
- Ah ! taisons-nous un peu, monsieur l'entreposeur, lui dis-je en empoignant solidement le manche de la hache.
- Au meurtre ! à l'assassin ! hurla-t-il de plus belle.
Et, me fermant la porte au nez, il la verrouilla en dedans.
Je ne voulais pas m'amuser à enfoncer la porte de M. l'entreposeur.
- Allons, allons, dis-je à M. Quinette, l'ennemi quitte la place ; en route !
Et je me mis à courir, la hache à la main, du côté de l'église Saint-Jean.
Je n'avais pas fait cent pas, que je reconnus la voix de M. Jousselin, dont les malédictions m'arrivaient à travers l'espace.
Il était à sa fenêtre, et essayait d'ameuter la population contre moi.
M. Quinette avait prudemment disparu.
Je ne l'ai revu qu'en 1851 à Bruxelles. – Si, à Soissons, je trouvai qu'il était parti trop tôt, en revanche, à Bruxelles, il me sembla qu'il restait trop tard, quand, après le 2 décembre, il attendit qu'on lui envoyât sa démission d'ambassadeur de la République...
Je ne m'inquiétai ni des cris de l'entreposeur, ni de l'attitude hostile de la population ; je continuai mon chemin vers la poudrière.
Cette fois, Bard était à son poste.
- Eh bien, me demanda le lieutenant-colonel d'Orcourt, avez-vous l'autorisation de M. Jousselin ?
- Non, répondis-je ; mais j'ai la clef de la poudrière !
Et je montrai la hache.
En ce moment, Hutin arriva.
- Eh bien, lui dis-je, votre docteur Missa, qu'a-t-il fait ?
- Comprenez-vous ! me répondit Hutin, ce chef des patriotes, il n'a pas osé mettre le nez dehors !... C'est tout au plus s'il voulait me rendre la proclamation du général La Fayette !
- Vous la lui avez reprise, j'espère ?
- Tiens, parbleu ! la voici !
- Donnez... Bon ! Maintenant, à l'ouvrage !
- Et vous, qu'avez-vous fait ?
- J'ai cueilli cette hache à la cheminée de M. Jousselin... Nous allons enfoncer la porte de la poudrière, charger la poudre sur la voiture que Moreau amènera, et nous filerons... Comptez-vous sur Moreau ?
- Comme sur moi !... A propos, et Quinette ?
- Disparu ! évanoui ! volatilisé !... Mais, voyons, ne nous occupons plus de lui. A l'oeuvre !...
Ce n'était pas chose facile, non de se mettre à l'oeuvre, mais d'en venir à nos fins. La serrure qu'il fallait faire sauter se crochait dans la muraille même ; la muraille était bâtie en moellons de silex. Chaque coup mal dirigé qui, au lieu de porter sur la serrure ou sur le bois, portait sur la muraille, faisait voler des millions d'étincelles.
C'était un brave que le lieutenant-colonel d'Orcourt. Mais, au deuxième ou troisième coup de hache, quand il eut vu jaillir les étincelles, il secoua la tête, et, se tournant vers ses compagnons ; :
- Ne restons pas ici, c'est inutile... Il faut être fou pour faire le métier que font ces messieurs.
Et il s'éloigna avec eux autant que les murs de l'enclos le lui permirent.
Au bout de cinq minutes, je fus obligé de passer la hache à Hutin, qui se mit à travailler la porte à son tour.
Et, comme, à mon avis, la chose n'allait pas encore assez vite, je soulevai jusqu'à la hauteur de ma tête la plus grosse pierre que je pus trouver ; puis, prenant la posture d'Ajax, je criai gare à Hutin, je lançai la pierre, et, sous ce dernier effort, la porte, déjà ébranlée, vola en morceaux.
Nous étions, enfin, devant les trois mille livres de poudre !
J'avais tellement peur qu'elles ne m'échappassent, que je m'assis sur un tonneau comme Jean Bart, et que je priai Hutin d'aller presser Moreau et ses voituriers.
Hutin partit ; c'était, de son côté, une vigoureuse nature, toute de nerfs, un chasseur infatigable, un admirable tireur, peu parleur, mais qu'il fallait voir à l'oeuvre, quelle que fût cette oeuvre, pour l'apprécier.
Un quart d'heure après, il revenait avec la voiture, mais sans Moreau.
Qu'était devenu Moreau ?
Moreau avait soulevé une vingtaine de jeunes gens de la ville et tout le corps des pompiers. Pompiers et jeunes gens allaient m'attendre et me faire escorte jusqu'à Villers-Cotterêts.
De plus, Moreau m'envoyait son cheval pour faire ma sortie.
Nous chargeâmes la poudre sur la voiture ; je payai le prix convenu – quatre cents francs, je crois ; nous étions libres de prendre la poste ; le voiturier devait suivre la voiture ; il la ramènerait comme il pourrait, c'était son affaire : il recevait quatre cents francs pour cela.
La poudre chargée, nous fîmes une halte chez madame Hutin. Il était quatre heures de l'après-midi, et nous étions encore à jeun.
Bard, seul, avait mangé trois prunes.
Bard mourait d'envie d'emmener la pièce de quatre, et, moi, je mourais d'envie de lui en faire cadeau ; mais les braves gardiens de la poudrière me prièrent tant de la leur laisser, que je n'eus pas le courage de la leur prendre.
Un bon dîner nous attendait chez Hutin. Si grand besoin que nous en eussions nous le mangeâmes en hâte, et pendant qu'on attelait les chevaux de poste au cabriolet.
Enfin, à cinq heures, nous nous mîmes en route : Hutin, Moreau et Bard, derrière la voiture, dans le cabriolet ; moi, sur le cheval de Moreau, marchant le long des roues, une main à la fonte, et tout prêt à faire sauter la voiture, moi et une partie de la ville, si l'on tentait de s'opposer à notre sortie.
Personne ne nous fit obstacle ; quelques cris patriotiques retentirent même derrière nous.
Il fallait savoir gré à la population de pousser ces cris, quelque rares qu'ils fussent, car, en vérité, en 1830 on ne savait quels cris pousser.
L'endroit dangereux à franchir était la porte de la ville. Une fois que nous serions engagés sous la porte, la herse pouvait tomber devant nous, tandis qu'on nous attaquerait par les deux corps de garde.
Ces Thermopyles furent dépassées sans accident, et nous nous trouvâmes de l'autre côté de la muraille, et en rase campagne.
Nos hommes nous attendaient à cinquante pas de la porte.
Alors, seulement, je l'avoue, je respirai à pleine poitrine.
- Sacrebleu ! mon cher ami, dis-je à Hutin, rentrez donc dans la ville, et faites-nous venir une vingtaine de bouteilles de vin, afin que nous buvions à la santé du général La Fayette... Nous l'avons bien gagné !
Un quart d'heure après, nous levions nos verres, et nous buvions à la santé du général, toast que nous renvoyèrent en acclamations les habitants de la ville qui, pour assister à notre départ, encombraient les murailles.
Les vingt bouteilles vidées, nous nous remîmes en route.
A la Verte-Feuille, c'est-à-dire à moitié chemin de Soissons à Villers- Cotterêts, je laissai le cheval de Moreau chez le maître de poste ; il m'eût été impossible de rester en selle dix minutes de plus : je tombais de fatigue.
Tandis qu'on mettait quatre chevaux de poste à la charrette – car je commençais à m'apercevoir qu'avec les chevaux du voiturier nous n'arriverions jamais – je me couchai au bord d'un fossé, et je m'endormis si profondément, qu'on eut toutes les peines du monde à me réveiller au moment du départ.
Moreau, alors, reprit son cheval ; il voulait nous accompagner jusqu'à Villers-Cotterêts. Je montai à sa place dans le cabriolet, et à peine y étais-je installé, que je m'endormis de nouveau.
Je dormais depuis une heure probablement, lorsque je me sentis vigoureusement secoué.
Je rouvris les yeux ; j'avais affaire à Hutin.
- Eh ! réveillez-vous donc ! me dit-il.
- Pourquoi ? demandai-je en baillant. Je dors si bien !
- Mais parce qu'il paraît que votre ancien notaire, M. Mennesson, a révolutionné la ville, sous prétexte que vous faites les affaires du duc d'Orléans – et on ne veut pas nous laisser passer.
- Moi, les affaires du duc d'Orléans ?... Ah çà ! mais il est fou ou saoul !
- Fou, soit ; mais, en attendant, il parait qu'il va falloir en découdre.
- En découdre ! et avec qui ?
- Avec les gardes de la forêt d'abord.
- Avec les gardes de la forêt ? Entendons-nous... Comment faudra-t-il en découdre avec les gardes de la forêt, qui sont au duc d'Orléans, parce que je fais les affaires du duc d'Orléans ?
- Oh ! moi, je n'y comprends rien... Je vous préviens, voilà tout. Maintenant que vous êtes prévenu, marchons.
J'achevai de me réveiller. Nous étions au bas de la montagne de Dampleux, et c'était un de mes amis de Villers-Cotterêts qui était accouru nous avertir de ce qui se tramait contre nous.
J'appelai Moreau, qui composait à lui seul toute notre cavalerie.
- Moreau, lui dis-je, faites-moi le plaisir, pour achever votre cheval, de le mettre au galop, et d'aller voir jusque chez Cartier ou même jusque chez Paillet, ce qu'il y a de vrai dans ce qu'on nous annonce. Si vous rencontrez M. Mennesson, prévenez-le que j'ai deux balles dans mon fusil, et que, s'il ne veut pas faire connaissance avec elles, il se tienne hors de portée.
Moreau partit au galop ; je me mis à l'avant-garde avec Hutin et six ou huit hommes qui me parurent prêts à tout et je laissai Bard avec les vingt-cinq ou trente autres, pour faire escorte à la voiture ; après quoi, nous continuâmes notre chemin.
Au bout de dix minutes, nous vîmes revenir Moreau. Il y avait, en effet, un attroupement devant la porte de M. Mennesson ; M. Mennesson pérorait au milieu de l'attroupement. mais Moreau s'était approché de lui, lui avait parlé à l'oreille, et il avait disparu.
Restaient les gardes, que l'on disait commandés par un ancien officier nommé M. Boyer.
Cette résistance des gardes commandés par M. Boyer me paraissait d'autant plus étonnante que les gardes, comme je l'ai dit, étaient attachés à la maison d'Orléans, pour laquelle on m'accusait de faire des émeutes en province, et que M. Boyer, ancien officier destitué par la Restauration, devait tout à M. le duc d'Orléans.
Nous arrivâmes à la porte de Paillet ; nous étions attendus comme la première fois ; le souper était servi ; nous l'expédiâmes rapidement. Tous nos hommes soupaient dans la cour de Cartier.
Cependant, comme nous nous attendions à être attaqués d'un moment à l'autre, chacun soupait avec son fusil entre les jambes.
Le souper se passa sans encombre.
Pendant que nous étions à table, on avait renouvelé les chevaux du cabriolet et de la charrette. Vers dix heures du soir, nous nous remîmes en route, escortés, cette fois, par la garde nationale tout entière de Villers-Cotterêts.
Nous nous étions séparés avec force embrassades et poignées de main de notre escorte de Soissons, qui avait fait six lieues en moins de quatre heures.
Arrivé au haut de la montagne de Vauciennes, et comme je nageais à plein corps dans ce bon sommeil dont Saverny reproche avec tant de mélancolie au bourreau de l'avoir tiré, je fus une seconde fois secoué par Hutin.
- Alerte ! alerte ! me dit-il.
- Quoi ?
- M. Boyer vous demande ; il veut se battre avec vous.
- Bon ! Et où est-il ?
- Me voici ! dit une voix.
Je me frottai les yeux, et je vis un homme de trente-cinq à quarante ans, sur un cheval ruisselant d'écume.
Je descendis.
- Pardon, monsieur, lui demandai-je, mais il paraît que vous désirez me parler ?
- Monsieur, me dit le cavalier avec une grande animation, vous m'avez insulté !
- Moi ?
- Oui, vous, monsieur ! et vous allez, j'espère, me rendre raison !
- Raison de quoi ?
- De ce que vous avez dit que j'étais soûl ou fou !
- Attendez donc, j'ai dit cela de quelqu'un, c'est vrai, mais de qui donc l'ai je dit ?
- Eh ! parbleu ! s'écria Hutin, vous l'avez dit de M. Mennesson !
- Vous voyez, monsieur, je ne l'ai pas soufflé à M. Hutin... Avez-vous un autre motif de me chercher querelle ?
- Aucun, monsieur.
- Dans ce cas, ce n'était guère la peine de me réveiller.
- Monsieur, je croyais...
- Le croyez-vous encore ?
- Non, puisqu'on me dit le contraire.
- Eh bien, alors ?
- Bon voyage, monsieur.
- Merci !
Et M. Boyer fit faire à son cheval un tête à la queue, et reprit au galop le chemin de Villers-Cotterêts.
Bien souvent nous nous rencontrâmes depuis, et nous rîmes du malentendu.
Mais, pour le moment, j'avais autre chose à faire que de rire. Je laissai à Bard la garde de la poudre, je remontai dans le cabriolet, je chargeai Hutin de payer les relais, je me rendormis, et ne me réveillai que dans la cour du maître de poste du Bourget.
Il était à peu près trois heures du matin.
Je ne pouvais voir le général La Fayette que vers huit ou neuf heures. Nous acceptâmes donc la tasse de café et le lit que nous offrait le maître de poste.
Seulement, comme je me défiais de moi, et que je craignais de dormir vingt- quatre heures, je priai qu'on me réveillât à sept heures, promesse qui me fut faite et qui fut religieusement tenue.
A neuf heures du matin, nous entrions à l'hôtel de ville.
Je trouvai le général à son poste avec son même uniforme bleu, son même gilet blanc, sa même cravate blanche ; seulement, son uniforme était un peu plus ouvert, son gilet un peu plus débraillé, sa cravate un peu plus lâche que quand je l'avais quitté.
Pauvre général ! moins heureux que moi qui parlais encore, lui ne parlait plus du tout. Il ouvrait les bras et embrassait : c'était tout ce qu'il pouvait faire.
Heureusement que, dans les cas secondaires, Carbonnel le suppléait : ainsi, lorsque arrivait la députation de quelque commune, après que le général avait embrassé le maire et les adjoints, Carbonnel embrassait les simples conseillers municipaux.
Cependant, pour moi, le général fit un effort : non seulement il ouvrit les bras et m'embrassa, mais encore il essaya de me féliciter sur ma réussite, et de m'exprimer la satisfaction qu'il éprouvait de me revoir sain et sauf ; malheureusement pour mon amour-propre, la voix s'arrêta dans son gosier.
Le même accident, s'il faut en croire Virgile, était arrivé trois mille ans auparavant à Turnus.
Bonnelier, qui parlait encore, me prit par le bras, et s'écria en levant les yeux au ciel :
- Ah ! mon ami ! quel mal nous ont donné hier vos diables de républicains !... Par bonheur, tout est fini !
C'était de l'hébreu pour moi ; seulement, le par bonheur, tout est fini ! me déplaisait fort, à moi républicain ; il était clair que nous avions perdu quelque bataille.
En effet, les événements avaient rudement marché pendant les quarante quatre heures qu'avait duré mon absence !
Voyons où l'on en était à mon retour et comment on en était venu là.

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