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Chapitre XV


Mon père est échangé contre le général Mack. – Ce qui s'était passé pendant sa captivité. – Il demande en vain à être compris dans la répartition des cinq cent mille francs d'indemnité accordés aux prisonniers. – L'arriéré de sa solde lui est également refusé. – On le met en non-activité, malgré ses énergiques réclamations.

Mon père venait d'être échangé contre le fameux général Mack, prêté par l'empereur d'Autriche aux Napolitains, le même qui plus tard devait, pour la troisième fois, être repris à Ulm, et sur lequel on fit ce quatrain :

          En loyauté comme en vaillance,
          Mack est un homme singulier :
          Retenu sur parole, il s'échappe de France ;
          Libre dans Ulm, il se rend prisonnier.

Pendant la captivité de mon père, qui avait duré du 27 ventôse an VII 17 mars 1799 au 15 germinal an IX 5 avril 1801, de grands événements s'étaient passés.
Bonaparte, après avoir échoué devant Saint-Jean-d'Acre, voyant ses projets gigantesques sur l'orient échouer devant une bicoque ; Bonaparte, sans nouvelles d'Europe depuis dix mois, apprend tout à coup par une gazette égarée nos revers d'Italie, la reprise de Mantoue, la bataille de Novi, la mort de Joubert. Il quitte l'Egypte, arrive à Fréjus, après une traversée de quarante jours à bord de la Muiron, arrive à Paris le 16 octobre 1799, renverse le Directoire un mois après, dans la fameuse journée du 18 brumaire, se fait nommer premier consul, marie sa soeur Caroline à Murat, part pour l'Italie le 6 mai 1800, passe le mont Saint-Bernard avec son armée dans les journées du 19 et du 20, et bat les Autrichiens à Marengo, le 14 juin 1800, le même jour où Kléber est assassiné au Caire par Soliman.
Le 12 janvier 1801, Murat avait quitté Milan pour envahir Naples et délivrer Rome.
Le 18 février, l'armistice dont nous avons parlé, et auquel mon père devait sa liberté, avait été conclu entre la France et le roi de Naples.
Enfin, comme nous l'avons vu, mon père était arrivé le 5 avril au quartier général de Florence, d'où il avait expédié au premier consul le rapport qu'on vient de lire, et que j'ai copié sur le manuscrit écrit de sa main, signé de son nom.
En arrivant à Ancône, le 23 germinal an IX, mon père s'était empressé d'écrire aux consuls la lettre suivante :

« Citoyens consuls,
J'ai l'honneur de vous informer que nous sommes arrivés hier dans cette ville, avec quatre-vingt-quatorze prisonniers, tant officiers, sous-officiers que soldats et marins, pour la plupart aveugles ou estropiés. Nous nous bornons, dans ce moment, à vous dire que les traitements que nous avons éprouvés du gouvernement de Naples le déshonorent aux yeux de l'humanité et de toutes les nations, puisqu'il a, pour se débarrasser de nous, employé les moyens les plus affreux, même celui du poison.
J'aurai, du reste, l'honneur de vous envoyer au quartier général de Florence le rapport détaillé de toutes les infamies dont le gouvernement napolitain s'est rendu coupable à notre égard.
Agréez, citoyens consuls, l'assurance de nos respects. »

Le mois de juillet suivant, il écrivait à Murat :

« Si plus tôt, mon cher Murat, je n'ai pu m'entretenir avec toi, cherches-en la cause dans ma misérable santé, qui, toujours chancelante, me rappelle cruellement et continuellement les traitements affreux que le roi de Naples m'a fait souffrir.
J'aurais désiré, mon cher Murat, savoir quelque chose de positif sur les cinq cent mille francs que tu m'as dit que le gouvernement napolitain était forcé de payer, par forme d'indemnité, à ceux des prisonniers de guerre qui ont survécu au séjour qu'ils ont fait dans ses prisons. Je me suis adressé à beaucoup de personnes à ce sujet ; mais aucune ne m'a pu dire ce qui existait réellement à propos de cette indemnité. Toi seul, mon cher Murat, es probablement chargé d'en traiter avec le roi de Naples, et je ne doute nullement, en ce cas, que tu ne penses à moi pour cette double raison : de l'intérêt que tu as paru prendre à mes malheurs, et de l'amitié éternelle que nous nous sommes mutuellement vouée depuis longtemps. Je te prie de ne pas oublier la réclamation des objets qui m'ont été volés par ce roi, ainsi que le portent les déclarations qui m'ont été remises par ses agents, lors de mon départ de Brindisi, et qui sont dans les pièces que je t'ai laissées. Presse donc la remise de tous ces objets, s'ils ne sont déjà en ton pouvoir, et surtout celle de mes deux chevaux. Tu sais combien je suis attaché à la jument que tu m'as donnée, puisque, faisant jeter neuf chevaux sur onze à la mer, j'ai gardé celle-là.
Le premier consul a été indigné, m'a-t-on dit, de la conduite tenue par le roi de Naples à mon égard, et m'a promis de me faire restituer tous les objets qui m'ont été enlevés, et particulièrement le sabre qu'il m'a donné à Alexandrie, et qui est entre les mains de ce misérable de Cesare.
Je désire beaucoup que tu l'aies devancé.
Tout à toi. »

Mais cette réclamation de mon père, toute juste qu'elle parût d'abord au premier consul lui-même, n'allait pas toute seule, ainsi que le prouve cette lettre, adressée à Bonaparte lui-même :

« Le général Lannes m'a fait part que vous ne pouviez m'accorder d'indemnité, avant que vous ne sachiez si le général Murat avait réellement exigé du gouvernement napolitain cette même indemnité. Personne cependant ne connaît mieux que vous les souffrances que j'ai éprouvées, et combien a été complète la spoliation de mes effets.
Le général Murat m'écrit que le ministre des relations extérieures est chargé de la répartition d'une somme de cinq cent mille francs, que le gouvernement napolitain s'est obligé de payer aux Français qui ont été victimes de sa barbarie. Je me contenterai donc, citoyen, de vous prier de vouloir bien donner des ordres pour que je sois compris dans l'état de répartition de cette somme.
J'espère que vous voudrez bien vous intéresser, dans cette juste demande, à un homme à qui vous avez donné tant d'assurances verbales et tant de témoignages écrits de votre estime et de votre amitié. »

On le voit, les nuages de l'Egypte, ces nuages qui, au dire de Bonaparte, ne duraient que six heures, avaient passé la Méditerranée et s'épaississaient sur la tête de mon pauvre père.
Il l'avait cependant dit lui-même : il n'avait pas longtemps à vivre, et ne devait pas tarder à débarrasser Napoléon d'un de ces derniers généraux républicains que Bonaparte avait rencontrés sur sa route.
Hoche était mort empoisonné ; Joubert avait été tué à Novi ; Kléber avait été assassiné au Caire ; mon père éprouvait les premières atteintes d'un cancer à l'estomac, suite naturelle de l'arsenic qui lui avait été donné.
Il va sans dire que mon père ne fut pas compris dans cette répartition des cinq cent mille francs, accordés comme indemnité aux prisonniers.
Mon père, alors, avait au moins compté sur sa solde pendant ces deux ans de captivité.
Il s'était adressé à ce sujet à Bonaparte ; cette lettre fut la dernière, je crois, qu'il lui écrivit : c'était quelques jours après ma naissance.

« 7 vendémiaire an X.
Je croyais, ainsi que vous me fîtes l'honneur de me le dire, être rappelé de mes appointements arriérés à compter du 30 pluviôse an VII. Les revues ont établi le décompte de ce qui m'était dû pour ce temps. J'ai été soldé des trois premiers trimestres de l'an IX ; mais le ministre de la guerre me dit, par sa lettre du 29 fructidor dernier, que je ne puis recevoir ce qui me revient pour une partie de l'an VII et de l'an VIII, en entier, attendu que l'arrêté que vous avez pris en ma faveur porte textuellement que je ne serai rappelé que pour ce que la loi m'accorde c'est-à-dire deux mois de traitement d'activité.
Mais, général consul, vous connaissez les malheurs que je viens d'éprouver ! Vous savez mon peu de fortune ! vous vous rappelez le trésor du Caire !
J'espère donc assez en votre amitié pour croire que vous voudrez bien ordonner que je sois soldé de ce qui me reste de l'an VII et de l'an VIII. C'est tout ce que je demande.
Les empoisonnements successifs que j'ai subis dans les prisons de Naples ont tellement délabré ma santé, qu'à trente-six ans, j'éprouve déjà des infirmités que je n'aurais dû ressentir que dans un âge plus avancé.
J'espère donc, général consul, que vous ne permettrez pas que l'homme qui partagea vos travaux et vos périls languisse au-dessous de la mendicité, quand il est en votre pouvoir de le mettre au-dessus du besoin en lui accordant un témoignage de la générosité nationale dont vous êtes l'organe.
J'éprouve un autre chagrin, général consul, et qui, je l'avoue, m'est plus terrible encore que ceux dont je me suis plaint. Le ministre de la guerre m'a prévenu, par une lettre du 29 fructidor dernier, que, pour l'an X, j'étais porté au nombre des généraux en non-activité. Eh quoi ! je suis, à mon âge et avec mon nom, frappé d'une espèce de réforme ! Mes services passés devaient m'en garantir... Cependant, en 93, je commandais en chef les armées de la République... Je suis le plus ancien officier général de mon grade ; j'ai pour moi des faits d'armes qui ont puissamment influé sur les événements. j'ai toujours conduit à la victoire les défenseurs de la patrie. Dites ! qui, plus que moi, reçut de votre part des témoignages d'estime ? Et voilà mes cadets de toute manière qui sont employés, et moi, je me trouve sans activité !... Voyons, général consul, j'en appelle à votre coeur ; permettez que j'y dépose mes plaintes et que je remette entre vos mains ma défense contre les ennemis que je puis avoir. »

Huit jours auparavant, mon père avait écrit au ministre de la guerre :

« J'ai reçu votre lettre du 29 du mois dernier, qui m'annonce que, me trouvant sans destination, je suis compris au nombre des officiers généraux en non-activité, et que je jouirai du traitement de sept mille cinq cents francs, à partir du Ier vendémiaire an X.
Les services que j'ai rendus à la nation me font croire sans peine que le gouvernement s'empressera de m'employer à la première occasion qui se présentera, lorsque vous lui mettrez sous les yeux le tableau de ces mêmes services.
Je ne parle pas des malheurs récents que je viens d'éprouver : Français, je les ai cependant supportés pour la France ! et, à ce titre, ces malheurs devraient me donner des droits à la reconnaissance nationale. On sait, d'ailleurs, que j'ai successivement passé par tous les grades militaires, depuis celui de soldat jusqu'à celui de général en chef, après les avoir tous gagnés à la pointe de mon épée, sans que l'intrigue y ait eu aucune part.
Le mont Cenis ; le mont Saint-Bernard ; la défense opiniâtre du 27 nivôse an VII devant Mantoue, où j'ai eu deux chevaux tués sous moi ; le passage de la Weiss, qui a été mis sur le compte des généraux Baraguey-d'Hilliers et Delmas, et qui m'appartient ; le trait d'Horatius Coclès renouvelé dans le Tyrol, et qui m'a valu l'honneur d'être présenté sous ce nom au Directoire exécutif par le général Bonaparte, et qui, dans ce temps, avait fait jeter les yeux sur moi pour commander l'armée du Tyrol ; enfin, l'insurrection du Caire, que j'ai apaisée en votre absence à tous, vous le savez bien, citoyen ministre, voilà mes droits imprescriptibles aux égards de mes anciens compagnons d'armes et à la reconnaissance de mon pays.
Dès 1793, citoyen ministre, j'ai commandé en chef les armées de la République. Dans ces temps malheureux et difficiles, je n'ai jamais été vaincu ; au contraire, la victoire a constamment couronné mes entreprises.
Maintenant, je suis le plus ancien officier général de mon grade ; compagnon du général consul dans presque toutes les guerres en Italie et en Egypte, nul plus que moi n'a concouru à ses triomphes et à la gloire de nos armes ; ses lettres, lettres que je possède, font foi de son estime, quand elles ne font plus foi de son amitié. Vous-même, à mon retour des prisons napolitaines, vous m'avez prodigué les marques du plus vif intérêt, et voilà que maintenant je subis une espèce de réforme !
Citoyen ministre, je ne devais pas m'y attendre ; je vous prie, en conséquence, de faire part de cette lettre au premier consul, et de lui dire que j'attends de son ancienne amitié des ordres pour être employé.
L'honneur a toujours guidé mes démarches : la franchise et la loyauté sont les bases de mon caractère, et l'injustice est pour moi le plus cruel supplice. »

J'ai sous les yeux le registre de la correspondance de mon père ; le registre s'arrête là et n'offre plus que des pages blanches.
Ces deux lettres, au ministre de la guerre et au premier consul, sont les dernières qu'il ait écrites.
Sans doute, elles étaient restées sans réponse.
Alors le découragement l'a pris ; il s'est affaissé sur lui-même, et, enseveli dans l'ombre de sa non-activité, comme dans cette chambre des morts où les condamnés faisaient une dernière halte avant que de marcher à l'échafaud, il a attendu, dans un engourdissement mêlé d'accès de désespoir, ce moment suprême que la plupart de ses compagnons d'armes, plus heureux que lui, ont vu venir couchés sur le champ de bataille.

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