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Chapitre CXLI


Une affaire pressante. – Un témoin de perdu,. deux de trouvés. Rochefort. – Signol au théâtre des Italiens – Il insulte le lieutenant Marulaz – Les deux épées – Le duel. – Signol est tué. – Victorine et le Chiffonnier. – La part du mort.

Le lendemain, je fus réveillé par Signol.
Comme, un instant après sa rentrée dans le jardin du Palais-Royal, on l'avait forcé, la baïonnette au flanc, de l'évacuer, il me parut – si toutefois la chose était possible – plus exaspéré encore, le lendemain au matin, qu'il ne l'était la veille au soir.
Ce n'était pas seulement un officier du 3e régiment qu'il voulait tuer ; c'était, comme Han d'Islande, tout le régiment qu'il voulait anéantir.
Croyant voir, dans cette monomanie de meurtre, un commencement de folie, je lui parlai de son mélodrame.
Alors, l'homme changea de face : c'était dans le but d'apporter quelque soulagement à sa vieille mère qu'il avait fait ce drame ; toute une année d'espoir, de bien-être reposait sur cette oeuvre. Si je ne la gardais pas pour la relire, si je ne consentais pas à la retoucher, ou tout au moins si je ne lui donnais pas des conseils pour qu'il la retouchât, il sentait bien que, comme elle était incomplète, que, comme il était impossible qu'elle fût jouée ainsi, elle serait refusée, et, le drame refusé, adieu cet espoir, douce lueur qui un instant avait éclairé le fils et la mère !
Je promis de relire Le Chiffonnier, et de faire mon possible pour qu'il arrivât à bonne fin.
Après quoi, j'invitai l'auteur à déjeuner.
Nous nous quittâmes vers midi ou une heure. Il allait au Théâtre-Italien chercher une stalle qui lui revenait comme rédacteur de je ne sais plus quel journal.
On jouait, le soir, La Gazza ladra
Moi, j'avais, le même soir, avec une très jolie femme que j'avais connue chez Firmin, et qui jouait les Mars en province, un rendez-vous où il fut question de choses si intéressantes, que je ne rentrai chez moi que le lendemain, vers midi.
Mon domestique me dit que le jeune homme qui, la veille, avait déjeuné avec moi était venu pour me parler, à sept heures du matin, et avait paru très contrarié de ne pas me trouver à la maison.
Il avait demandé du papier et une plume, et avait écrit quelques mots.
Joseph – c'était le nom de mon domestique – me présenta le papier, et je lus :
« Alphonse Signol, pour affaire pressante. »
Je crus qu'il s'agissait de son drame, et, comme je ne trouvais pas l'affaire aussi pressante que Signol voulait bien le dire, comme j'étais passablement fatigué, je me couchai en recommandant à mon domestique de dire à quiconque viendrait me demander que je n'étais pas chez moi.
Vers cinq heures, je me réveillai et sonnai.
Signol était revenu, et avait écrit de nouveau quelques lignes.
Je me fis apporter le billet ; voici ce qu'il contenait :

« Cher monsieur Dumas,
Je me bats demain matin à l'épée avec M. Marulaz, lieutenant au 3e de la garde.
Je vous avais dit que je vous prendrais pour témoin, et je suis venu ce matin vous prier de me rendre ce service.
Vous n'étiez pas chez vous ; j'ai dû chercher mon affaire ailleurs : je l'ai trouvée.
Si je suis tué, je vous recommande le Chiffonnier ; c'est la seule ressource qui restera à ma mère.
Vale et me ama » Alph. Signol.

Cette lettre me préoccupa tristement pendant la journée et pendant la nuit.
J'ignorais entièrement où demeurait Signol – si toutefois Signol demeurait –, je ne pouvais donc envoyer chez lui.
Je pensai tout à coup qu'il me serait possible d'avoir de ses nouvelles au café des Variétés ; il y allait presque tous les jours ; et, un mois auparavant, il y avait eu, avec Soulié, une querelle qui avait fini par l'échange de deux coups de pistolet.
Il était cinq heures de l'après-midi, à peu près.
Rochefort – un de mes amis, garçon d'esprit, qui a fait quelques pièces originales, entre autres Jocko, plus, de charmantes chansons – prenait un verre d'absinthe à une des tables du café.
En m'apercevant, il se leva.
- Ah ! me dit-il en tourmentant son nez, selon son habitude, ce pauvre Signol !...
- Eh bien ?
- Eh bien, il vient d'être tué !
Je poussai un soupir, quoique, au fond, il ne m'apprît rien de nouveau ; mes pressentiments m'avaient déjà dit ce que Rochefort m'apprenait.
Voici comment les choses s'étaient passées :
En me quittant l'avant-veille, Signol était allé chercher sa stalle au Théâtre Italien. Le malheur avait voulu qu'on la lui donnât.
C'était une stalle d'orchestre.
Un autre malheur voulut que ce fussent un officier et des soldats du 3e régiment de la garde qui se trouvassent, ce soir-là, de service aux Italiens.
Une stalle était vide devant Signol.
A la fin du premier acte, un officier vint s'y asseoir.
C'était le fils du général Marulaz, aujourd'hui général lui-même, à ce que je crois.
Ce n'était pas son tour de service : il remplaçait un de ses amis ; cet ami avait un rendez-vous – voyez l'étrange enchaînement de circonstances ! –, il vint prier Marulaz de vouloir bien le suppléer, et Marulaz y consentit.
A peine celui-ci avait-il eu le temps de s'asseoir, qu'il sentit deux mains s'appuyer sur le dossier de sa stalle.
Il pensa qu'il n'y avait là, sans doute, aucune mauvaise intention. aussi ne s'en plaignit-il pas d'abord ;. mais, les deux mains ne se retirant pas au bout de dix minutes, il se retourna.
Ces deux mains étaient celles de Signol.
Marulaz, avec politesse, fit observer à Signol que la place de ses mains n'était pas sur le dossier de sa stalle, et, devant cette première observation, Signol, sans rien répondre, retira ses mains.
Cet incident pouvait être l'effet du hasard, et le jeune officier de la garde n'y attacha, dans ce moment, aucune importance. Mais, cinq minutes après, en s'adossant à sa stalle, il sentit les mêmes mains à la même place.
Cette fois, il n'attendit pas, et, se retournant aussitôt :
« Monsieur, dit-il, j'ai déjà eu l'honneur de vous faire observer que vos mains me gênaient... Ayez la bonté de les mettre dans vos poches, si vous n'avez pas d'autre place ; mais, pour Dieu ! ne les mettez plus sur ma stalle ! »
Signol retira une seconde fois ses mains.
Mais, avant qu'il se fût écoulé deux minutes, le jeune officier sentit, non plus les mains de Signol au milieu de son dos, mais la tête de ce fâcheux voisin sur son épaule.
Cette fois, la patience lui échappa, et, se levant et se retournant :
- Mordieu ! monsieur, s'écria-t-il, si c'est un parti pris, dites-le tout de suite !
- Eh bien, oui, monsieur, répondit Signol en se levant à son tour, c'est un parti pris.
- Et dans quel but ?
- Dans le but de vous insulter ; et, si ce que j'ai fait ne suffit pas, tenez !...
Et le fou, l'insensé donna un soufflet à Marulaz !
Tout étourdi de cette insulte à laquelle il ne comprenait rien, le jeune officier porta machinalement la main à son sabre, et, machinalement encore, le tira à moitié du fourreau.
- Ah ! voyez ! s'écria Signol, il va m'assassiner !
Marulaz repoussa son sabre au fourreau.
- Non, monsieur, dit-il, je ne vous assassinerai pas, mais je vous tuerai !
Et, pour lui rendre avant tout l'insulte qu'il en avait si gratuitement reçue, Marulaz, qui est très fort, enleva Signol comme il eût fait d'un enfant, le fit passer d'une travée dans l'autre et le mit sous ses pieds.
L'événement jeta un grand trouble dans la salle, d'autant plus grand que les voisins eux-mêmes ne savaient pas de quoi il était question ; ils avaient entendu une altercation ; ils avaient vu donner un soufflet, ils avaient entendu ces mots : « Il va m'assassiner ! » ils avaient vu, comme un éclair, briller la lame du sabre aussitôt rentrée au fourreau ; enfin, ils voyaient un homme qui en tenait un autre sous ses pieds. Ne sachant pas précisément lequel avait tort ou raison, ils prirent parti pour le faible, entourèrent Marulaz, et tirèrent de ses mains Signol, qui, tout chancelant et à moitié étouffé, gagna le corridor, puis la rue, puis le café du théâtre.
Marulaz l'y suivit ; il ne s'agissait plus ici d'une lutte, il s'agissait d'une réparation. On échangea les cartes, et l'on se donna rendez-vous, pour le surlendemain, au bois de Vincennes.
La journée du lendemain devait être employée par chaque adversaire à réunir ses témoins, et, par les témoins, à régler les conditions du combat.
Le lendemain, à deux heures, les quatre témoins s'étaient réunis, avaient conféré entre eux, et l'épée était acceptée.
Le lieutenant Marulaz avait pris pour un de ses témoins l'ami qu'il avait remplacé dans son service ; cet ami avait des épées de combat ; Marulaz les examina, les trouva à sa main, et pria son ami de les apporter.
- Soit, dit l'ami ; seulement, je te préviens que l'une des deux porte malheur ; elles ont déjà servi trois ou quatre fois, et les combattants qui ont eu celle dont je te parle ont été tués ou blessés.
- Peste ! dit en riant Marulaz, ne me dis pas laquelle !... Si j'ai la mauvaise, je ne veux pas le savoir.
Le lendemain, on se rendit au bois de Vincennes.
Chacun avait apporté ses épées. On tira les épées au sort ; ce furent les épées du témoin de Marulaz qui gagnèrent.
Puis on tira à qui aurait le choix entre les deux épées.
Ce fut Marulaz qui gagna encore.
Il prit au hasard la première venue.
- Bravo ! lui dit tout bas son ami, tu as pris la bonne !
On se mit en garde.
A la deuxième passe, Marulaz désarma Signol.
- Monsieur, s'écria celui-ci en faisant un pas de retraite, je suis désarmé !
- Je le vois bien, monsieur, répondit Marulaz avec calme ; mais, comme vous n'êtes pas blessé, ramassez votre épée, et continuons.
Signol ramassa son épée, tira une ficelle de la poche de son gousset, assura la poignée de l'épée dans sa main, et, avec une rapidité peut-être tant soit peu hors des règles d'un combat régulier, se remit en garde, se fendit, et blessa grièvement son adversaire au bras.
En sentant le froid du fer, en voyant son sang couler, Marulaz s'irrita ; il fondit sur son adversaire, le força de rompre pendant plus de vingt pas, l'accula à une haie, se fendit, et lui passa son épée au travers du corps.
Signol poussa un cri aigu, étendit les bras, et rendit le dernier soupir avant même d'être couché à terre.
- Messieurs, dit Marulaz en se tournant vers les quatre témoins, ai-je fait loyalement ?
Ceux-ci s'inclinèrent et rendirent hommage à la loyauté du jeune officier.
S'il y avait eu quelque chose à redire dans cette fatale rencontre, c'était du côté du mort.
Mais on ne reproche rien à un cadavre...
J'avais, on se le rappelle, hérité du manuscrit de Signol – ce manuscrit, le directeur de la Porte-Saint-Martin en avait un double.
Trois ou quatre mois après, j'assistais à la première représentation de Victorine, ou la nuit porte conseil. C'était la fable du Chiffonnier, enfermée, il est vrai, dans un cadre charmant que n'avait point trouvé Signol.
Un des auteurs était Dupeuty ; les autres étaient Dumersan et Gabriel.
J'allai trouver Dupeuty. je lui remis le manuscrit du Chiffonnier, et je lui demandai s'il était juste que la mère de Signol fût privée du tiers qui, à mon avis, devait lui revenir.
Dupeuty et ses collaborateurs ignoraient complètement l'existence d'un manuscrit primitif ; l'idée de leur vaudeville leur avait été communiquée par le directeur de la Porte-Saint-Martin, et ils avaient travaillé sur cette idée. Mais, en apprenant sa filiation, spontanément, loyalement, généreusement, ils associèrent la pauvre mère à leur succès.
C'est ainsi que mourut Signol, et c'est ainsi que fut faite et représentée Victorine, ou la nuit porte conseil .

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